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Éléments de statistique humaine ou démographie comparée (1855)

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Achille Guillard

Livre II. Développement intellectuel et moral

Chapitre IX.

Progrès de la connaissance

Texte intégral

1Nous voulions ouvrir ce chapitre par un tableau des progrès de la connaissance humaine, tels que l’histoire les constate. Nous ne disons pas, des progrès de l’esprit humain, parce qu’il n’est pas à notre connaissance que l’esprit humain ait, depuis l’origine des choses, changé de nature, de constitution, de facultés, d’étendue ou de méthode. Que nous lisions Homère ou Shakespeare, Hippocrate ou Cabanis, Aristote ou Cuvier, nous buvons toujours aux mêmes sources d’idéalité, aux mêmes sources d’observation et de jugement. Nous retrouvons toujours l’homme et son génie. L’individu n’a donc pas été modifié, que nous sachions. Mais l’état de l’espèce a changé : elle a acquis, elle a perdu ; elle n’a traversé les siècles et les espaces ni impunément ni infructueusement. Les peines qu’elle a souffertes, les richesses qu’elle a acquises, sont le fonds de l’histoire de l’humanité.

2C’est ce capital, incontestablement commun dans sa partie intellectuelle, que l’ordre de notre travail nous oblige à passer maintenant en compte à nos lecteurs. Pour préparer ce tableau, nous avons voulu relire l’Esquisse qu’en a tracée Condorcet aux derniers jours d’une vie si utilement remplie et si déplorablement abrégée. Nous avons relu son ouvrage, et la plume nous est tombée des mains. Que dire, en effet, qui puisse remplacer cette parole mâle et honnête, inspirée par le plus pur amour de l’humanité, uni aux plus hautes lumières de la science ?

3Nous t’exhortons donc, lecteur, si tu es démographe ou si tu aimes assez tes semblables pour aspirer à le devenir, nous t’exhortons à lire l’Esquisse des progrès ; car elle fait partie intégrante de la science démographique, elle est de premier fonds dans la statistique humaine. Si tu as été atteint de cette teigne d’égoïsme que l’on nous a inoculée avec un soin si perfide, tu te sentiras purifié. Si tu as douté de l’avancement du genre humain, de la fécondité des épreuves subies, de la valeur des traditions, tu te sentiras affermi. Nous ne lisons pas assez les écrits marqués au coin de cette époque extraordinaire, terrible et grandiose, dont nous sommes si près par le temps, si loin par les idées et les sentiments. Nous ne savons pas combien l’héroïsme des nobles passions, l’incandescence du patriotisme, ajoutait d’élévation aux idées, d’éclat aux lumières, de largeur aux conceptions. Lis donc Condorcet, ce martyr de la liberté, de la science et de la vertu. Et si tu as le courage de revenir ensuite à ce livre-ci, tu y trouveras le peu qu’il te puisse donner, − quelques chiffres, quelques faits précis, parcimonieusement fournis par des administrations avares de lumières, sur l’état intellectuel des masses en notre siècle.

4Le moyen employé par les démographes pour constater l’instruction du Peuple est de relever le nombre des écoles primaires fonctionnant dans chaque pays, et le nombre relatif des enfants qui les fréquentent. Ces nombres d’étudiants doivent être mis en rapport non avec la Population totale, comme on fait le plus souvent (France stat. tabl. D, p. 26), mais avec cette seule partie qui est en âge de suivre les cours élémentaires, par exemple, V5-15. En effet, on a vu, ch. VII, p. 176, que la proportion des impubères aux adultes varie d’une nation à l’autre y elle varie même dans les divers groupes ou classes formant un seul peuple (p. 178 seqq.). La confrontation serait inexacte, qui renfermerait d’autres éléments que ceux qu’il s’agit de comparer. Par exemple : Si l’on prend le rapport à la Population, la Prusse l’emporte sur la France de plus des 3/4 (79 sur 100) ; si l’on prend le rapport à l’enfance, elle ne l’emporte que d’1/3 (34 sur 100). Le résultat vrai nous est bien assez défavorable sans le surcharger fictivement et injustement.

5Il faut donc comparer les enfants aux enfants, la quantité fréquentant les écoles avec la quantité en âge de les fréquenter, pour bien apprécier, par les écoles, l’activité plus ou moins grande que les Peuples mettent à sortir de l’abîme d’ignorance où on les a retenus trop longtemps. Cette comparaison ne pourra se faire avec exactitude, que lorsqu’on aura de bons dénombrements par âges, et mieux encore, des Tables de P correctement calculées.

6Nous protestons, en conséquence, contre le relevé suivant, que l’on trouve au Monit, univ., 1829, p. 1394, et au Journ. instr. publ., t. v, 1836, et t. vii et viii.

7On peut cependant (et c’est pour cela que nous le rapportons) en tirer parti pour comparer un pays avec lui-même et apprécier jusqu’à un certain point ses progrès. Ainsi, les 10 provinces qui composent proprement les Pays-Bas, ont en 1840, 2 663 731 habitants et 330 000 élèves primaires : c’est 1 élève sur 8 habitants, au lieu de 1 sur 10 qu’elles avaient douze ans auparavant : il y a progrès, − pourvu que la proportion des enfants dans la Population n’ait pas crû autant que le nombre des élèves (Rapp. offic. 1841, Journ. géner., instr. publ. t. xi).

8Le ministre russe de l’instruction publique dans son Rapport pour 1837, totalisant tous les élèves des écoles secondaires et primaires avec ceux des six universités, des manécanteries d’église, des collèges militaires, des gymnases professionnels et des écoles supérieures, arrive à dénombrer, dans la Russie d’Europe qui a 48 millions d’habitants, 467 535 élèves de ces établissements ; et supposant 600000 enfants instruits dans leurs familles, il conclut à 1 élève sur 45 habitants. Mais, si l’on s’en tient aux 89 000 élèves secondaires et primaires (du même Rapport), et quand on admettrait un nombre égal d’enfants instruits au logis, comme le ministre le veut, on n’aurait, malgré cette hyperbole de doublement, que 1 élève sur 270 habitants. Ce rapport, qui est le plus faible de tous les rapports connus, s’amoindrirait encore si, au lieu de P, on prenait V5-15 pour dénominateur (comme nous avons prouvé qu’on doit le faire), la Russie étant, de tous les États de l’Europe, celui qui a la plus forte proportion d’enfants.

9Nous ne sommes point surpris de voir au haut de cette liste une des républiques du Nouveau-monde, et nous pourrions la retrouver en tête d’une liste plus régulière. Les heureux habitants de l’Amérique du Nord, qui se gouvernent eux-mêmes, savent que l’ignorance est la plus mortelle ennemie de la liberté. Aussi leur souveraineté affranchit de toute entrave la circulation de la pensée : leur poste transporte les lettres d’un Océan à l’autre pour 1 cents (5 centimes), et les publications périodiques pour rien (Rapp. offic.)

10Le but social est évidemment celui-ci : que tous les citoyens des deux sexes, sans exception, passent toutes les années de l’enfance à acquérir les notions dont ils ne peuvent être privés sans injustice et cruauté, dont ils ne peuvent rester dépourvus sans détriment pour leur bien-être et leur dignité, sans perte pour eux et pour tous. « De tous les moyens d’ordre intérieur, disait V. Cousin en 1832, le plus puissant est l’instruction générale. C’est une sorte de conscription intellectuelle et morale. En Allemagne, chaque village a son maître d’école. Je suis convaincu qu’un temps viendra où l’instruction populaire sera reconnue aussi parmi nous comme un devoir social imposé à tous dans l’intérêt de tous » (Rapport. 2e part., p. 19).

11En effet, dans la plus grande partie de l’Allemagne, les lois obligent les parents à envoyer leurs enfants à l’école ou à fournir la preuve de l’instruction qu’ils reçoivent au logis. Ces lois datent de l’origine du protestantisme. En Saxe, l’électeur Maurice convertit les grands couvents, en écoles, sans toucher à leurs dotations : la prébende qui nourrissait des moines oisifs et inutiles à l’État, entretient maintenant les fonctionnaires qui lui rendent les plus utiles et les plus laborieux services.

12En Prusse, l’institution d’un ministère de l’instruction publique, qui date de 1819, en faisant « prendre à la science le rang qui lui appartient dans l’État, » donna une impulsion vive à l’enseignement de tous les degrés. Un conseil fut (à l’instar de la France) placé auprès du ministre. L’auteur cité approuve cette institution en ces termes : « Les affaires sont rapportées, discutées ; le Conseil donne son avis : le ministre décide comme il lui plaît, puisqu’il est responsable ; mais il a été averti » (l. c., p. 8).

13C’est parfait, s’il y a toute publicité.

14Ce Conseil « n’a aucun caractère ecclésiastique ; l’esprit de sacerdoce y est remplacé par l’esprit de gouvernement ; c’est l’idée de l’Etat qui domine toutes les autres » (Ib., p. 13). Il n’y a pas d’inspecteurs-généraux, mais beaucoup d’inspections spéciales.

15« Je regarde la France et la Prusse comme les deux pays les plus éclairés de l’Europe, les plus avancés dans les sciences et les lettres, les plus vraiment civilisés, sans excepter l’Angleterre, toute hérissée de préjugés, d’institutions gothiques, de coutumes demi-barbares, sur lesquelles est mal étendu le manteau d’une civilisation toute matérielle. » (Ib.)

16Mais la France abandonne l’instruction des enfants à l’apathie et à l’ignorance des pères et mères. Cette mollesse de notre législation nous tient, sous ce rapport, en arrière des nations voisines.

17Dans ces pays, comme on le voit, c’est seulement 1 enfant sur 2 à peu près, que ses parents font instruire. Parmi tant de pères et de mères, il n’en est sûrement pas un, il n’en est pas une qui ne chérisse son enfant : mais combien il en est encore qui paraissent ignorer à quoi cet amour les oblige !

18En France, les pouvoirs publics, mal disposés et peu éclairés eux-mêmes, ont longtemps résisté aux instances des hommes d’élite qui réclamaient pour le peuple la première culture de l’esprit. Il a fallu, depuis la paix de 1815, agir vingt ans consécutifs sur l’opinion publique, pour qu’elle exigeât et obtînt que l’on songeât à multiplier les instituteurs primaires, et à faire un sort supportable à ces fonctionnaires que leur dévouement rend si dignes de respect, et dont les soins assidus préparent l’avenir de nos générations. L’indifférence des gens du pouvoir se dénotait par un détail, que l’on trouvera peut-être bien minime, mais caractéristique. Jusqu’en 1825, le mot Instruction publique manque aux Tables du Moniteur officiel ; et c’est en 1833 seulement que l’on y trouve pour la première fois l’Instruction primaire.

19L’enseignement primaire, solennellement promis en 1791, fut en vain recommandé aux conseils municipaux par la loi de mai 1802, en vain confié à l’Université par le décret de monopole 17/3/08. Ses progrès furent peu sensibles. En 1816 on envoya des inspecteurs-généraux étudier ce qui se faisait en Hollande. A leur retour et sur leur rapport, des comités cantonaux furent institués ; une nouvelle ordonnance, 2/8/20, leur donna plus d’activité. On put dès lors noter quelque mouvement. Le nombre des élèves qui, en 1817, était à peine de 1 sur 100 habitants, alla en quelques académies à 1 sur 50, même 1 sur 20. Les départements de l’Est se distinguaient déjà : quelques-uns envoyaient aux écoles 1 élève sur 11 habitants. Les villes s’enrichissaient d’écoles mutuelles : on en compta bientôt 1500. La réaction ultra-catholique (comme on l’appelait alors par hyperbole), essaya d’enrayer le progrès : elle obtint l’ordonnance royale 8/4/24, qui ôtait l’instruction primaire à l’Université pour la mettre aux mains des évêques. La rétrogradation se fit sentir aussitôt (Rapport Salvandy). Mais l’opinion publique était saisie de la question : elle résista énergiquement à l’impudente bravade du parti clérical. Ce débat fut certainement une des causes de la victoire libérale remportée en 1830.

20Dès le 16/10/30, les comités cantonaux furent réorganisés. En 1831 le gouvernement publia pour la première fois la statistique de l’instruction populaire, et il prit, par l’ordonnance 5/10/31, l’engagement de renouveler cette publication régulièrement de 3 ans en 3 ans.

21Vint enfin la loi 28/6/33, qui impose à toutes les communes l’obligation d’entretenir au moins une école élémentaire, en leur permettant toutefois, en cas de ressources insuffisantes, de s’associer aux communes voisines. Elle institua un comité de surveillance auprès de chaque école communale. On crut peut-être instituer la liberté de l’enseignement primaire, en l’affranchissant de l’autorisation et lui laissant la double restriction du brevet de capacité et du certificat de moralité.

22Double atteinte portée à la liberté, double usurpation, double faute.

23Le brevet de capacité est un brevet d’asservissement aux méthodes usitées ; c’est une barre au-devant des innovations par lesquelles le génie de l’homme manifeste sa puissance et rajeunit ses voies, innovations sans lesquelles toute science dégénère bientôt en routine et toute profession en métier. Par qui le brevet est-il délivré ? Par ceux qui ont appris comme on apprenait, et qui, n’apprenant plus, ne conçoivent pas et ne veulent pas qu’on apprenne comme on apprendra. Les sciences et les arts, dans leur développement progressif, passant de l’enfance à la jeunesse, de la jeunesse à la virilité, les brevets de capacité mettent l’âge viril sous la loi de la jeunesse, la jeunesse sous la loi de l’enfant.

24Le certificat de moralité est plus absurde encore, s’il est possible. Un certificat de moralité, donné à un homme par un ou plusieurs hommes ! immorale turlupinade ! Qui donc est apte, parmi mes semblables, à certifier mon état moral ? Et qui certifiera la moralité du certificateur ? qui certifiera son désintéressement, son impartialité, la fermeté de son caractère, le zèle de ses investigations, la sûreté de ses lumières et de son jugement ? toutes qualités dont la certitude est indispensable à l’autorité de son attestation ! Un archange n’y suffirait pas : Dieu seul scrute les cœurs. Mais on connaît l’homme par ses œuvres ; et Dieu se manifeste par la publicité.

25La publicité est la seule condition licite et efficace qui puisse être imposée aux actes libres ; et elle suffit pour équilibrer partout la liberté. Que l’instituteur qui vient s’établir dans une commune soit tenu seulement de déclarer son intention au maire. Que le maire soit tenu d’afficher, à la porte de la maison commune et aux piliers de la halle, tout ce qu’il connaît du nouvel instituteur, – les faits déclarés par lui ou par ses parrains, et les antécédents vérifiés sur les registres communaux de P. Plait-il au nouveau-venu de faire connaître toute sa vie an par an, sans solution de continuité ? On saura qui il est, et l’on présumera quel il pourra être et ce que l’on en doit espérer. Lui plait-il de laisser un voile sur une ou plusieurs périodes de sa carrière ? Les lacunes apparaîtront. Elles apparaîtront de même, si le maire néglige quelque partie des vérifications qui lui incombent comme administrateur du Peuple et protecteur-conservateur de la moralité publique. La Commune est donc mise à même de juger, et d’accorder ou de refuser sa confiance. Si elle est réputée ignorante, et s’il s’y trouve un ou plusieurs citoyens aptes à délivrer un certificat de moralité, ils seront aptes à conseiller leurs concitoyens sur le danger ou la sécurité qu’ils ont à envoyer leur enfants à l’école nouvelle.

26Cette institution de liberté qui, comme on le voit, n’ôte rien à l’action des meilleurs (άριστ ων), a, en outre, besoin d’une sanction : elle la trouve dans la surveillance assidue des fonctionnaires communaux, et dans les inspections ordonnées par les administrations centrales, – inspections non périodiques, fréquentes, inattendues, et toujours suivies de rapports publiés et affichés.

27Ainsi, l’autorité constituée a le droit d’information, le droit d’inspection, de surveillance quotidienne ; elle a le devoir de publicité : elle a tout pouvoir pour empêcher le mal, elle n’en a point pour empêcher le progrès et la transformation des méthodes. Elle s’enquiert du passé, surveille le présent, constate tout, fait tout connaître : et l’on juge l’arbre par ses fruits. Si les élèves font des progrès et ne reçoivent que de bons exemples, leurs parents le savent. Si cela n’est pas, ils le savent encore. L’autorité administrative instruit l’affaire, dont l’intérêt est si grave et si universel, elle la débat, elle la rapporte. L’autorité judiciaire connaît des délits, si malheureusement il y a lieu. Mais, pour la question de confiance, l’autorité paternelle, seule, juge souverainement et en dernier ressort.

28Ces mesures acquerront une grande facilité d’exécution et une grande sûreté de résultats, lorsque chaque commune aura son livre de P, tenu comme l’a proposé l’illustre Villermé au congrès statistique de Bruxelles ; et lorsque tout enseignement sera public, vitré, soumis à la surveillance universelle, au contrôle incessant et illimité, comme l’a demandé et lucidement développé Cormenin.

29Les dispositions prises, soit par les particuliers zélés, soit bon gré mal gré par les autorités royales, ont déjà, quoiqu’imparfaites, porté des fruits précieux, constatés par le relevé qui suit,

  • 1 Selon la proportion de 1850.

30Note1

31Ce qui nous plaît surtout en ces résultats, c’est que le sexe qui est le plus arriéré est aussi celui qui fait maintenant le plus de progrès.

32Le tableau qui précède est extrait des Rapports au roi pour 1837 et 1840, et de renseignements officieux mais authentiques. La bibliothèque impériale n’a pas ou ne communique pas les rapports subséquents. Celui de 1840 serait-il le dernier ? Le ministère de l’instruction publique se laisserait-il vaincre par le ministère des cultes ?

33L’inaction des bureaux de l’Université nous laisserait sans lumière sur les progrès de l’instruction populaire depuis 1840, si le ministre de la guerre ne venait à notre secours par les Comptes-rendus du recrutement. Chaque année, en effet, l’autorité militaire constate par des examens individuels l’instruction des jeunes gens qui sont appelés au tirage. Les résultats généraux en sont consignés dans un tableau à colonnes, donnant le nombre total des jeunes gens de la classe qui ont subi l’examen, et les nombres partiels, par départements, de ceux qui savent lire et écrire, – qui savent lire seulement, − qui ne savent pas lire.

34On ne saurait trop louer cette sage mesure. Il est à regretter seulement que l’examen ne porte pas aussi sur les éléments du calcul et de la comptabilité. Car, ils entrent, aussi bien que la lecture et mieux que l’écriture, dans les connaissances indispensablement nécessaires au travailleur libre.

35En 1827, lorsque l’on examina pour la première fois les jeunes gens qui se présentaient au tirage, on constata qu’il y en avait, en moyenne pour toute la France,

36Le progrès est lent, mais il est continu. Espérons que les clameurs nouvelles des vieux et incorrigibles ennemis des lumières ne réussiront point à l’arrêter.

37Il n’y a donc pas à désespérer de notre peuple : loin, loin l’abattement et le découragement ! Voyez comme cette grande masse profite du peu que l’on a fait pour Elle jusqu’à ce jour. Quelle nation pourra la surpasser, lorsqu’avec tous ses autres avantages, elle aura marché encore, pendant quelques périodes, dans cette carrière d’instruction, qui lui a été ouverte si tard ? Quelle superstition pourra la dominer ? Quel joug vieilli ne saura-t-elle pas rejeter ?

38Le tableau suivant montre que tous les départements de France, sans exception, ont participé au progrès, qui plus, qui moins,

DÉPARTEMENTS PAR RANG D’INSTRUCTION POPULAIRE.

DÉPARTEMENTS PAR RANG D’INSTRUCTION POPULAIRE.
  • 2 Ce chiffre est accidentel ou erroné, car dès 1828 il s’abaisse à 250.

39Note2

40La distribution des départements dans ce tableau est remarquable. L’instruction populaire a ses contrées de choix, ou elle se propage avec ardeur, comme fomentée par une bienfaisante contagion ; dans d’autres elle semble atteinte d’une maladie de langueur.

41On voit aux premiers rangs la cohorte compacte de tous les départements de l’Est. Le Doubs est à leur tête. Pas un ne manque à l’appel. Ils s’adjoignent à distance quelques départements du Nord, puis tous ceux qu’habitent les Normands.

42Nous nous plaisons à rappeler ici qu’entre le Doubs et le Jura a séjourné pendant plusieurs années, et séjourne peut-être encore, l’un des fils de l’illustre Joseph Jacotot, ce grand et désintéressé promoteur de l’émancipation intellectuelle.

43On ne s’étonne pas de trouver la Seine bien placée [8]. On s’étonne plutôt que le numéro 1 ne lui appartienne pas : la ville de Paris met tant de zèle, tant de dépenses à entretenir ses écoles et à les multiplier ! Mais l’argent ne suffit pas : il faudrait perfectionner les méthodes, qui sont encore si peu imbues des progrès de la théorie, si pratiquement gothiques, qu’elles ne réussissent que sur les sujets les mieux disposés. Et puis Paris, ce diamant de la civilisation, a sa gangue limoneuse qui le ternit, sa banlieue.

44En reprenant la série en sens inverse, on trouve, aux derniers rangs d’ignorance, les départements spécialement signalés comme insalubres :

  • 3 Legoyt, Fr. Stat. tabl. D, p. xxvi.

45Les cinq premiers forment le marécage central, le cloaca massima de cette France, si renommée pour l’habileté de ses ingénieurs, l’équité de ses lois et le dégagement de son administration. Dans ce sol bourbeux, l’ignorance implante ses racines comme un jonc tenace, et multiplie ses tiges stériles. Elle y fait pendant à la brièveté de la vie. Pressé de vivre, ou plutôt de mourir, l’indolent habitant ne prend pas la peine d’éduquer des organes qui vont se dissoudre. Les rares enfants qu’il envoie aux écoles, expirent en chemin3.

46A ce triste courant se joignent, comme affluents de l’Ouest, la Corrèze [85], la Dordogne [79], la Vienne [72], le Lot [70], la Charente [61].

47Cette première liste ôtée, viennent les départements de l’ancienne Bretagne :

48Finisterre [82], Morbihan [80], Côtes-du-Nord [78], et plus loin,

49Ile-et-Vilaine [69], Loire-inférieure [63], Vendée [50].

50Ceux d’Indre-et-Loire [66], de la Mayenne [64], de Maine-et-Loire [62], de Loir-et-Cher [60] et de la Sarthe [57] participent par voisinage à l’obscurité bretonne, et en forment la pénombre.

51La Bretagne est bien bas placée sur l’échelle d’instruction. Mais elle marche ; voyez les trois nombres mis en regard de chacun de ses départements. Honneur à la Vendée ! Courage au Morbihan ! il y a beaucoup à espérer de la Bretagne ; car le difficile était de l’émouvoir ; et, le premier pas fait, son obstination dans la routine se changera en persévérance dans le progrès. D’ailleurs, la lumière voisine presse et atteint cette presqu’île récalcitrante, sur toute la ligne qui la joint à la terre ferme : la Manche et toute la Normandie avec Eure-et-Loir au nord, les Deux-Sèvres et la Charente-Inférieure au midi, lui forment une enceinte lumineuse, qui la dirige, l’excite au mouvement, comme la miraculeuse colonne qui encourageait les Hébreux dans le désert, mais sans autre miracle ici que l’entraînement du bon exemple.

52Tout ce qui reste du contingent de l’arriéré est formé exclusivement des départements de l’Ouest et surtout du Sud-Ouest : brouillard épais, formidable, immense, qui s’étend de la Nièvre à l’Océan et aux Pyrénées, couvre, sauf de rares éclaircies, cinquante de nos départements, et glace leur progrès social. Le souffle venu du Nord-Est pousse vers l’Océan les noires vapeurs de l’ignorance et de la superstition. Elles s’arrêtent encore, pestilentielles et tenaces, aux dernières terres ; mais elles céderont, le pays en sera purgé.

53Le département du Rhône est fort au-dessus de sa latitude. Il doit ce bonheur aux efforts privés de ses citoyens. En 1827, une société se forma spontanément pour activer l’instruction élémentaire dans la ville de Lyon et le département du Rhône. Un fonds de 130 mille francs fut réuni en quelques jours par les seules souscriptions particulières. On fut ensuite aidé par la caisse municipale et par le conseil général. La société, présidée par François Terme, fonda des écoles d’enfants pour les deux sexes, des écoles d’adultes, une école normale. Partout l’enseignement eut pour base le principe de l’émancipation intellectuelle (méthode J. Jacotot). En récompense de ce zèle éclairé, le département du Rhône a le 18e rang d’instruction populaire. L’Isère, qui lui est contigu, a profité de sa lumière, et s’est élevé avec lui. L’Ain [35] doit quelques progrès à leurs exemples et à sa société d’émulation.

  • 4 Le ministre de l’intérieur dit qu’en /46-50, il est sorti par les Basses-Pyrénées 1l 000 émigrants, (...)

54Les Hautes-Alpes et les Hautes-Pyrénées font encore une flatteuse et singulière exception à l’ignorance apathique du peuple méridional. Est-il que, ne pouvant dormir comme la marmotte tout le temps qu’ils sont ensevelis sous les neiges, le repos forcé du corps les tourne à l’exercice de l’esprit ? Ce serait à bénir les salutaires rigueurs de l’âpre climat, si d’un autre côté elles ne poussaient ces montagnards, à demi instruits, à quitter leur pays et à le priver de leur industrie, au lieu d’y jouir en paix des dons de la nature que pourrait féconder leur laborieuse activité4.

55Les habitants des montagnes du Gard, de la Lozère et du Cantal, sont eux aussi, au-dessus de la moyenne de la France. L’Hérault ne se sépare pas du Gard.

56Un moyen de confrontation nous est fourni, pour quelques départements, par la Caisse publique des retraites pour la vieillesse. Neuf départements ne versent pas à cette caisse ; les voici sous les rangs et numéros d’instruction qu’ils ont, p. 224.

30 Aude,

75 Ariége,

37 Lozère,

78 Côtes-du-Nord,

49 Corse,

83 Indre,

57 Lot-et-Garonne,

84 Corrèze.

73 Landes,

57Ils sont tous du Midi, hors les Côtes-du-Nord (Bretagne) et l’Indre (Berry) ; ils sont tous, hors les deux premiers, au-dessous de la moyenne de la France pour l’instruction.

58Les comptes-rendus du recrutement fournissent encore un intéressant indice de la progression des besoins intellectuels et de l’émancipation des esprits parmi nous.

JEUNES GENS-EXEMPTÉS ANNUELLEMENT

JEUNES GENS-EXEMPTÉS ANNUELLEMENT

59Ces deux progressions ont plus de valeur que celles de Malthus. Ce ne sont hypothèses, or si fait bien double série de faits authentiques : l’une descendante, mais avec des recrudescences qui indiquent une lutte suprême, comme d’un malade qui, sentant que la vie lui échappe, fait pour la retenir des efforts fébriles et impuissants ; l’autre s’élevant par une gradation continue, sans secousse, mais sans arrêt, comme un corps sain qui grandit naturellement et se fortifie par le seul bienfait de l’âge : toutes deux, ainsi rapprochées, peignent bien la marche et l’esprit du siècle rénovateur.

60Nous ne parlerons pas ici des 104 universités de l’Europe, qui en 1837, avaient 70235 étudiants (J. instr. publ., V), ni des 28 universités allemandes, qui en avaient 19 354 en /51 (Monit. univ., 21/1/55). Il faudrait démographier la bourgeoisie ; mais elle ne fournit pas ses pièces. Encore plus tairons-nous l’université de Rome, qui n’est abordable qu’aux seigneurs, puisqu’il faut, pour y être admis, justifier d’un revenu de..... scudi : le nombre nous échappe, qu’importe ? Il suffit que le désir de s’instruire soit taxé et réprimé comme besoin de luxe.

61Encore vaut-il mieux repousser de l’école les pauvres enfants que de les y admettre pour les supplicier. Le fouet a disparu devant les progrès de la raison et de la douceur des mœurs. Mais les traditions des Jésuites ne sont pas perdues pour cela. Un arrêt de la cour royale de Paris, rendu en 1838, constate que, dans l’établissement de Saint-Nicolas, où plus de 300 enfants de 6 à 15 ans étaient réunis sous l’abbé Bervanger, on avait comme instruments de punition des genouillères à bords tranchants, dont « l’usage était fréquent » disent dans leur Rapport les inspecteurs-généraux Demonferrand et Dutrey ; on avait aussi pour les fautes plus graves la genouillère perfectionnée (Journ. gén. instr. publ., t. viii). Détournons nos regards do ces perversités.

62Mais arrêtons-les avec joie sur un monument du progrès que la connaissance a fait dans le genre le plus utile et le plus immédiatement applicable. Nous voulons parler de l’introduction aux Annales d’hygiène publique, qui ouvre cet utile recueil, dont les vingt premiers volumes ont tant contribué à déblayer les voies de la Démographie, grâce aux travaux consciencieux des Villermé, des Quetelet, des Benoiston et de plusieurs autres. L’auteur de cette Introduction, docteur Marc, remonte à l’antiquité, où il trouve les préceptes d’hygiène liés au culte, chez Moïse comme chez d’autres législateurs. Les Grecs, et après eux les Romains, prirent des soins admirables pour la salubrité des habitations et de la voie publique, pour les aliments, les eaux, pour les principales conditions qui intéressent la vie des hommes. Leurs institutions se conservèrent en Gaule ; et l’on rencontre quelques mesures d’hygiène publique dans les capitulaires de Charlemagne. Mais la barbarie et la superstition du moyen-âge détruisirent tout. Au treizième siècle, on trouve, dans les constitutions siciliennes de l’empereur Frédéric II, une ordonnance portant qu’il serait procédé tous les cinq ans à la dissection publique d’un cadavre humain. C’est en 1374 que la faculté de Montpellier obtint pour la première fois la permission d’ouvrir les corps. Déjà depuis quelques années une ordonnance de Jean-le-bon avait créé à Paris la police de santé. On y fit peu de progrès jusqu’au milieu du 17e siècle, où Delareynie réforma la police générale de cette ville. Les provinces commencèrent à imiter la capitale. Il y eut des progrès de détail, à Lyon, à Marseille, pendant le 18e siècle. En 1740 furent institués à Paris les secours aux noyés : le service n’en fut bien organisé que 30 ans après par les soins du bienfaisant échevin Pia. Enfin la création de la société royale de médecine ouvrit l’ère de l’hygiène publique. On commença les topographies médicales, dont quelques-unes (que nous citons en leur lieu) sont de bons morceaux de statistique. En 1802, le préfet Dubois, sur la proposition de Cadet-Gassicourt, institua le conseil de salubrité, dont les travaux ne furent rendus publics que 15 ans plus tard. Lyon, Marseille, Nantes et Lille, eurent bientôt le leur. Mais tous les départements doivent l’avoir. Le zèle des savants a, comme toujours, devancé de beaucoup la lenteur de l’administration. Dès 1580, André Dubreil écrivait sur la police médicale, et Delamarre en donnait un traité en 1705. Mentionnons la thèse soutenue en 1759 par un botaniste qui devait devenir illustre, sur le concert qui doit être formé entre les magistrats et les médecins pour l’allégement de la mortalité (Jussieu). Le premier corps de doctrine est dû au docteur J.-C. Franck : sous l’influence de ses travaux l’hygiène publique entra dans l’enseignement des universités allemandes. L’Allemagne a devancé la France pour le perfectionnement de la médecine légale. Son flegme était moins hostile au progrès que la morgue de l’ancienne faculté de Paris.

63L’ère de l’hygiène publique, selon la belle expression du docteur Marc, date à peine d’un siècle, et elle a déjà opéré une révolution dans l’état des villes. En effet, dans toutes ou dans presque toutes, les Décès surpassaient les Naissances : ce déplorable effet ne se rencontre plus aujourd’hui que par exception.

64En face des éclatants bienfaits que les Populations urbaines doivent à la science sanitaire, il est difficile de contester l’heureuse influence de l’instruction sur le bien-être. Mais les incorrigibles ennemis des lumières, se rejetant d’un autre côté, soutiennent que l’instruction n’influe pas favorablement sur la moralité. Ils trouvent prétexte, à ce dénigrement dans les pays où l’industrie et l’instruction se développent avec rapidité, parce que dans ce mouvement hâtif il y a une espèce d’enivrement temporaire dont les mœurs se ressentent. Mais si l’instruction n’est pas assez pure, assez sévère, qui empêche ceux qui la donnent de l’épurer ? N’est-elle pas aux mains des gouvernants, et comme précepte et comme exemple ? Pourquoi leur police, au lieu de poursuivre les écrivains qui rappellent aux hommes leurs droits, ne poursuit-elle pas ceux qui leur font oublier leurs devoirs ? Estampes, théâtres, romans, nous ne nous plaindrons jamais que l’œil sévère des administrateurs publics se fixe sur tout ce qui blesse les mœurs, et le frappe des coups de la Loi.

Notes

1 Selon la proportion de 1850.

2 Ce chiffre est accidentel ou erroné, car dès 1828 il s’abaisse à 250.

3 Legoyt, Fr. Stat. tabl. D, p. xxvi.

4 Le ministre de l’intérieur dit qu’en /46-50, il est sorti par les Basses-Pyrénées 1l 000 émigrants, et des nombres divers de 20 autres départements (V. Ann. Hyg. xlviii).

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