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La révolution démographique

 | 
Adolphe Landry

PREMIÈRE PARTIE

Pourquoi la mortalité et la natalité ont tellement baissé

Texte intégral

I

1De ces deux baisses que manifestent dans notre époque, depuis un temps plus ou moins long, la mortalité et la natalité, la première est plus étonnante en tant qu’elle n’a aucun précédent dans l’histoire de l’humanité, mais elle est, par ailleurs, beaucoup plus facile à expliquer.

2Tout d’abord, ont été éliminées en très grande partie les causes qui jadis produisaient des mortalités extraordinaires, certaines de ces causes revenant à des intervalles parfois courts, telles autres pouvant exercer leur action funeste pendant des périodes plus ou moins longues.

3La famine sévit encore parfois dans des pays comme la Chine ou l’Inde ; elle a pu désoler en 1921 une partie de la Russie. Mais dans un pays tel que la France par exemple, grâce à la régularité beaucoup plus grande des récoltes qui résulte des progrès de la culture, grâce à l’amélioration des transports intérieurs, à celle des transports internationaux aussi, qui amènent à peu de frais le blé des pays les plus lointains, et à l’augmentation des ressources publiques et privées, qui permet de faire face à des besoins exceptionnels, le souvenir même des disettes s’est, on peut dire, perdu.

4Nous n’avons guère à redouter que les hivers, même les plus durs, augmentent considérablement la mortalité.

5Les épidémies – nous parlons de celles qui viennent des pays lointains, ou qui ont une origine inconnue, et qui seraient susceptibles de causer de grands ravages – ne jouent plus un rôle important dans la démographie, parce qu’on les empêche d’entrer, parce qu’on a des moyens de les combattre, et aussi parce que les conditions de vie actuelles n’en favorisent pas la propagation. La peste – qui est aujourd’hui une maladie définie – existe, paraît-il, en France, mais représentée par quelques cas à peine, si bien qu’on peut, en un sens, dire d’elle qu’elle est la moins redoutable des maladies. Que l’on prenne le tableau des décès annuellement enregistrés en France, quand note-t-on, depuis le début du xixe siècle, des nombres anormalement élevés, résultant d’épidémies ? En 1832, en 1834, en 1854, années de choléra – mais par la suite, quand le choléra fera encore des apparitions en France, les décès causés par lui ne représenteront plus que des chiffres minimes. Après quoi, il n’y a plus à citer que la grippe dite espagnole de 1918.

6Quant aux guerres, étrangères et civiles, elles ont été très souvent, dans l’ancien temps, meurtrières non seulement pour les combattants, mais pour les populations, victimes des sévices de ceux-là et aussi des conditions économiques qu’elles avaient à subir. Mais pour ce qui est des discordes civiles, après la grande Révolution, qui a provoqué des insurrections et comporté des excès sanglants, les mouvements révolutionnaires de 1830, de 1848, de 1871, n’ont été que de brefs épisodes, entraînant des morts relativement peu nombreuses. Dans les guerres étrangères, les populations, depuis deux siècles, souffrent beaucoup moins qu’aux temps anciens. Et les pertes des armées ne se montaient point si haut – même dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, au sujet desquelles étaient produits couramment jadis des chiffres qu’on a reconnus très exagérés – jusqu’à la guerre de 1914, guerre gigantesque, qui a entraîné des hécatombes effroyables et inouïes.

7Les mortalités anormales sont devenues beaucoup plus rares. La mortalité normale, en même temps, a été abaissée dans la mesure qu’on a vue. L’explication principale en est fournie par les magnifiques progrès qu’ont réalisés la médecine et l’hygiène.

8Si l’on s’attache à la médecine, on constate en premier lieu de grands progrès du savoir. Les maladies sont mieux connues dans leurs manifestations, dans leur évolution ; d’autre part, l’étiologie de ces maladies, jadis si imparfaite, a avancé prodigieusement grâce à des découvertes dont les plus célèbres et les plus fécondes furent celles de Pasteur. En conséquence, le diagnostic est beaucoup plus sûr, parce que sont mieux déterminés les symptômes des maladies, parce qu’on a des moyens divers de déceler celles-ci, et tout d’abord parce qu’on en sait mieux les causes – s’il s’agit, par exemple, d’une maladie produite par un certain bacille, la présence reconnue de ce bacille sera décisive. En conséquence aussi, la thérapeutique s’est perfectionnée, puisqu’elle vise à guérir en combattant les symptômes de la maladie, et mieux encore les causes : la connaissance des causes indiquera des directions pour la recherche des remèdes ou des traitements.

9De la chirurgie – qu’on en veuille faire une branche ou un auxiliaire de la médecine –, il est à peine besoin de parler. Chacun sait que le merveilleux développement qu’elle a eu a été rendu possible par les découvertes relatives à l’anesthésie d’une part, à l’antisepsie et à l’asepsie de l’autre.

10Le savoir médical s’est étendu. Mais il faut tenir compte aussi de la diffusion de ce savoir, résultant notamment de l’augmentation du nombre des praticiens et de leur meilleure formation professionnelle. Et il ne faut pas accorder moins d’importance au fait que le savoir est utilisé davantage et mieux : qu’on pense ici au recours plus fréquent des malades aux médecins ; à des lois comme les lois françaises de l’assistance médicale gratuite et des assurances sociales, à la multiplication, à l’organisation améliorée des établissements de cure de toutes sortes.

11Comment distinguera-t-on l’hygiène de la médecine ? Si l’on ne veut pas prendre celle-là dans un sens très général, en telle sorte que la médecine en soit simplement une branche, si l’on veut opposer les deux notions, on dira communément que la médecine guérit et que l’hygiène prévient la maladie. L’usage de la langue manifestera peut-être un peu d’hésitation et de flottement dans l’emploi des mots quand, pour prévenir la maladie, un « traitement » sera suivi, une vaccination sera effectuée, quand on recourra à quelque opération comme la circoncision ou l’ablation de l’appendice. On tend à considérer comme appartenant à la médecine ce qui agit sur le corps dans des conditions exceptionnelles ; l’hygiène, elle, s’occuperait de créer pour nous un environnement favorable, de nous éviter les contacts fâcheux, elle réglerait notre régime alimentaire en choisissant nos aliments et en les déterminant en quantités, elle réglerait la durée de notre sommeil, nos exercices physiques, notre travail intellectuel.

12De quelque manière que l’hygiène soit définie, il y a lieu de répéter pour elle ce qui a été dit pour la médecine. En matière d’hygiène aussi, le savoir a progressé, principalement grâce à l’étiologie mieux connue des maladies – une attention particulière sera donnée ici à la connaissance des conditions de la propagation des maladies. Ce savoir hygiénique s’est diffusé, chez les professionnels et dans le public. Enfin, il en est fait application de plus en plus. Les gens se montrent plus disposés à tenir compte des prescriptions et des recommandations de l’hygiène, même si elles sont gênantes, si elles contrarient leurs goûts ou si elles entraînent de la dépense ; le législateur a édicté des mesures concernant la durée de la journée de travail pour les salariés, l’hygiène des ateliers ; la question de l’alimentation des populations, urbaines et rurales, en eau, et particulièrement en eau potable, celle de l’habitation saine pour la classe populaire, bien d’autres encore sont à l’ordre du jour : un immense effort a été fait dans l’intérêt de la santé, où ont participé les collectivités publiques, des œuvres de toutes sortes, et aussi quantité d’établissements et de particuliers en tant qu’employeurs.

13Voudra-t-on déterminer en détail comment les progrès de la médecine et de l’hygiène ont abaissé la mortalité ?

14Ici, il est assurément instructif de noter la diminution de la mortalité qui accompagne certaines situations, par exemple de la mortalité des femmes en couches, jadis très élevée, aujourd’hui faible – en 1930, en France, 2 017 décès par accidents puerpéraux, soit un décès pour 371 naissances. Il est très instructif aussi de noter les gains réalisés sur la mortalité de tel ou tel âge, par exemple sur celle de la première enfance – en 1861-1870, en France, 17,8 % des enfants nés vivants mouraient dans la première année ; en 1932, 7,6 % seulement.

  • 1 En France, en 1930, ils sont au nombre de 88 157, soit 13,5 % du total.

15L’étude la plus édifiante que l’on pourrait faire, parce qu’elle serait la plus explicative, est celle qui porterait sur les causes des décès, pour comparer la mortalité que chacune de ces causes entraînait jadis, et celle qu’elle entraîne aujourd’hui. Mais les statistiques des décès d’après les causes de ceux-ci ne remontent pas très haut, là où elles existent. Les décès de cause inconnue y tiennent une place trop grande1. Les causes, quand elles sont enregistrées, ne le sont pas toujours avec exactitude. Et à tout cela il faut ajouter cette remarque, que la classification des causes qui est en usage est imparfaite – et que, d’ailleurs, toute autre classification qu’on y voudrait substituer le serait sans doute davantage. C’est qu’il y a pour les décès des causes prochaines et des causes plus ou moins éloignées. La statistique que l’on établit se base sur les premières. Mais une hémorragie cérébrale, une maladie du cœur peuvent avoir des origines diverses : n’est-il pas frappant que la syphilis, le diabète ne figurent pas dans la classification officielle ? Pourtant, provoquant des accidents mortels, ils sont bien des causes de décès, des causes du second degré mais qu’il est important de connaître, parce que c’est en les combattant qu’on empêchera les accidents dont il s’agit, bien mieux qu’en s’occupant de ces accidents eux-mêmes. Et au-delà des causes du second degré, telles que celles qui viennent d’être citées, ou bien encore la tuberculose, on pourra en trouver de plus éloignées, qui ne seront d’ailleurs pas toutes sur le même plan et qui parfois, en outre, agiront et réagiront les unes sur les autres : l’ignorance, la méconnaissance, la négligence de l’hygiène, puis encore les prédispositions héréditaires, la misère, le surmenage, l’alcoolisme, le taudis.

16Telles qu’elles se présentent, les statistiques relatives aux causes de décès nous donnent des vues intéressantes. Il n’est pas sans intérêt, tant s’en faut, de noter, par exemple, qu’en Angleterre, entre la période 1861-1870 et 1931, la mortalité par bronchite et pneumonie est tombée de 3,36 ‰ à 1,47 ‰ – 1,19 ‰ en 1930 –, la mortalité par tuberculose de 3,26 ‰ à 0,90 ‰, la mortalité par rougeole et scarlatine de 1,42 ‰ à 0,1 ‰.

17Les progrès de la médecine et de l’hygiène ont été un grand facteur de baisse de la mortalité. Quel rôle faut-il attribuer, à côté d’eux, à l’augmentation du bien-être ?

  • 2 L. Hersch, « L’inégalité devant la mort », Revue d’économie politique, 1920.

18On a fait des comparaisons, pour certaines grandes villes, entre la mortalité des divers quartiers, riches et pauvres. Un auteur2, classant les arrondissements de Paris en quatre groupes d’après certains rendements fiscaux, a établi qu’en 1911-1913, entre le groupe le plus favorisé et le moins favorisé, la mortalité générale avait varié de 11 ‰ à 22,4 ‰, la mortalité infantile de 5,1 ‰ à 15,1 ‰, la mortalité tuberculeuse de 1,48 ‰ à 5,86 ‰. Et sans doute, pour que des comparaisons de ce genre soient justes, il y a lieu d’apporter aux chiffres sur lesquels on les fonde des corrections multiples, dont la détermination est d’ailleurs délicate : par exemple, il faudra tenir compte que les décès qui se produisent dans les hôpitaux ne concernent que pour une partie, peut-être petite, la population des quartiers où ces hôpitaux se trouvent. Mais les corrections auxquelles on sera amené à procéder ne pourront, en général, qu’atténuer les écarts tout d’abord constatés.

19Ce qui certainement est de nature à abaisser la mortalité, c’est la suppression de la misère. Pour n’être pas séparée de la pauvreté par une démarcation nette, la misère est cependant quelque chose de différent, non pas seulement en quantité, mais qualitativement. La misère comporte la privation du nécessaire : elle ne peut qu’être une cause de mortalité. Or au vieux temps, elle affectait dans les villes une partie de la population souvent importante ; elle existait aussi dans les campagnes, pour y prendre une grande extension dans les périodes malheureuses. De nos jours, grâce, notamment, aux lois d’assistance, la misère est soulagée de plus en plus partout où elle se manifeste, et elle n’éprouve vraiment, même dans les pays qui comptent des millions de chômeurs, que très peu de gens : la nourriture, le vêtement, l’abri sont assurés pour ainsi dire à tous.

20Celui qui n’est que pauvre, sans être misérable, a, par hypothèse, l’indispensable. Sera-t-il tellement désavantagé, en ce qui concerne la santé, par rapport au riche ? La supériorité de celui-ci consistera-t-elle à pouvoir manger et boire davantage, à manger et à boire de meilleures choses ? La santé ne trouve guère de profit là-dedans ; c’est parfois même le contraire.

21En somme, la misère étant supposée éliminée, les infériorités des gens pauvres, au regard de la mortalité, ressortissent principalement à l’hygiène et à la médecine. Les gens pauvres connaissent moins bien l’hygiène ; ils peuvent moins aisément pratiquer celle-ci : qu’on pense à ceux qui sont réduits à se loger dans ces îlots insalubres où sévit la tuberculose – en 1924, à Paris, 17 îlots comprenant 4 290 maisons et 185 000 habitants avaient une mortalité tuberculeuse de 4,8 ‰, double de celle de la ville entière ; il leur est plus difficile d’empêcher la contagion des maladies à l’intérieur de la famille ; s’ils sont malades sans être à l’hôpital, les médecins auxquels ils s’adresseront ne seront pas les meilleurs.

22À propos de tout ceci, il y a lieu de croire que les inégalités provenant de la diversité des conditions ont varié grandement selon les temps. Quand la médecine et l’hygiène étaient en enfance, ces inégalités ne devaient pas être très grandes. Lorsque, au cours du xixe siècle, la médecine et l’hygiène ont progressé à pas de géant, le profit en a été tout d’abord pour les gens riches ou aisés beaucoup plus que pour les pauvres, d’où un avantage considérable de ceux-là sur ceux-ci. Mais avec l’instruction répandue dans les classes inférieures, avec tout ce que la législation, les administrations publiques, l’initiative privée ont fait en faveur des derniers dans le domaine dont il s’agit, l’écart a dû sensiblement diminuer.

23Il ne sera jamais supprimé totalement. Il y aura toujours pour le pauvre des infériorités : les principales concerneront sans doute ce qu’on voudrait appeler l’état de menace de maladie, en tant que cet état réclamerait des soins préventifs, et la cessation ou la réduction du travail, puis encore l’état consécutif à la maladie, lorsque le plein rétablissement demande trop de temps. Mais le nivellement de la mortalité entre les classes sociales pourra aller assez loin.

24Deux faits, se complétant l’un l’autre, appuieront les vues exposées ci-dessus.

25Le premier est le taux relativement bas où la mortalité de la Russie est descendue : 18,9 ‰ en 1928, contre 28,5 ‰ en 1906-1910 et 34,1 ‰ en 1891-1900. Une telle amélioration semble avoir résulté moins de l’augmentation du bien-être considéré en lui-même, car on ne voit pas que le bien-être se soit tant accru en Russie dans les 30 ou 40 dernières années, que des progrès de la médecine et de l’hygiène.

26L’exemple ci-dessus montre que la mortalité peut baisser beaucoup sans que le bien-être ait sensiblement augmenté : elle peut, d’autre part, ne pas être accrue par une diminution, même notable, du bien-être. Il y a en Allemagne des millions de chômeurs ; si on ne les laisse pas mourir de faim, leur niveau de vie n’en est pas moins très sérieusement abaissé. D’autre part, les ouvriers qui travaillent ont subi des diminutions de leurs salaires, non seulement nominaux, mais réels. Des rapports ont été établis où l’on lit que, en conséquence de cette situation, des insuffisances de poids et de croissance ont été constatées chez les enfants des écoles, que chez ces enfants les infiltrations tuberculeuses sont devenues plus fréquentes. Il s’agit, nous dit-on, de maladies de la nutrition, dont les conséquences s’inscriront avec plusieurs années de retard dans les statistiques de la mortalité. Mais la prévision est vague et peu certaine. En attendant, l’Allemagne est descendue, en 1932, au taux de mortalité – 10,8 ‰ – le plus bas qu’elle ait jamais enregistré.

II

27L’explication de la baisse de la natalité est plus difficile à donner que celle de la baisse de la mortalité.

28Pour cette explication nouvelle, qu’on n’aille pas parler, comme certains auteurs ont fait ou font aujourd’hui encore, d’un affaiblissement de la race qui serait d’ordre physiologique. Tout indique que, chez les habitants actuels de l’Europe, la santé et la vigueur se rencontrent aussi fréquemment, pour le moins, que jadis et que les sujets sains et vigoureux ne le sont pas moins que ceux qui, jadis, possédaient ces mêmes qualités. Prétendre établir un antagonisme entre la faculté de reproduction et le développement de la vie cérébrale, qui est assurément une caractéristique de notre époque, c’est avancer une proposition à laquelle on ne voit guère de fondement. Si la natalité a marqué un déclin ou subi un effondrement en France à tel moment, en Belgique, en Allemagne à d’autres dates, comment soutiendrait-on sérieusement qu’à ces dates précisément une décadence physiologique a atteint ces pays ?

29Il n’y a aucune preuve en faveur de la théorie mentionnée ; il n’y a aucune vraisemblance pour elle, ou plutôt elle apparaît contraire à la vraisemblance. Par ailleurs, on n’a nul besoin d’elle, et si des auteurs anciens, traitant de choses qui alors ne se passaient pas dans leur pays, sont excusables de l’avoir imaginée, de nos jours, où la natalité est en baisse, plus ou moins, dans tous les pays d’Europe, pour éprouver le besoin d’y avoir recours, pour pouvoir le faire, il faut que l’on ait fermé ses yeux et ses oreilles à tout ce qui s’imprime, à tout ce qui se dit, à tout ce qui se pratique autour de nous.

30La baisse de la natalité est due – tout le monde le sait maintenant, et aucune contestation sérieuse ne saurait être élevée là-dessus – à la restriction volontaire des naissances – il ne faut pas craindre d’employer une expression pléonastique, pour être tout à fait clair.

31Pour donner une idée du point où est allée cette restriction des naissances, considérons le rapport des naissances aux mariages, au temps passé et aujourd’hui. Ce rapport indique-t-il exactement le nombre des naissances qui résultent de chaque mariage ? Même en admettant que la paternité légale soit toujours la vraie paternité, deux observations doivent être formulées.

32Tout d’abord, les naissances enregistrées dans une année ne résultent pas des mariages célébrés dans la même année. Mais ceci n’a pas beaucoup d’importance. D’année en année, à moins de circonstances extraordinaires, comme celles que constituent une grande guerre et la cessation de celle-ci, la nuptialité varie peu dans notre époque ; elle ne variait pas beaucoup plus à l’époque ancienne. Les naissances venant en moyenne quelques années seulement après les mariages dont ils sont la suite – dans la France d’aujourd’hui, cet intervalle est d’environ 5 ans –, rapprocher, dans un temps normal, les naissances d’une année des mariages de la même année, ce ne peut être, pour l’objet que nous visons, que la cause d’une erreur minime.

33Plus sérieuse, à coup sûr, est l’observation que nécessite le fait des naissances illégitimes. Il conviendrait que l’on pût mettre celles-ci à part : cela est possible pour notre époque mais, pour l’ancien temps, l’insuffisance des données statistiques ne permet pas une telle discrimination. Force est donc, s’agissant de comparer le présent et le passé, d’imputer, en quelque sorte, aux mariages les naissances illégitimes. Les nombres d’enfants par mariage que l’on obtiendra ainsi en seront quelque peu majorés – on notera à ce propos qu’en France, aujourd’hui, les naissances illégitimes font le 8 % des naissances légitimes. Mais il faut remarquer que, dans les campagnes, les naissances illégitimes sont en général moins fréquentes que dans les villes, car ce n’est guère que dans celles-ci qu’on rencontre le « faux ménage » ; et l’on pourrait ajouter que les naissances illégitimes, dans les campagnes, sont souvent des anticipations sur un mariage : ces remarques paraissant être vraies aussi pour le passé, les chiffres qui seront établis auront, par rapport aux campagnes, un degré d’exactitude dont on peut vraiment s’accommoder. Ce qu’il importe surtout de dire, c’est que les chiffres du passé seront majorés, du fait des naissances illégitimes, en même temps que ceux du présent, et vraisemblablement dans une mesure qui ne sera pas très différente. La comparaison qu’il s’agit d’établir n’en sera donc pas sensiblement faussée.

34Dans la France de la fin du règne de Louis XV, le rapport des naissances aux mariages est indiqué comme ayant été environ 4,5. Il est de 4 en 1811-1820, de 3,37 en 1860-1870, de 2,64 en 1900-1910, de 2,44 en 1911-1913, de 2,29 en 1932.

35Le nombre des naissances par mariage descendu, en France, de 4,5 à 2,29, c’est une baisse de 49 %. Mais dans l’ancienne France, le nombre des mariages dissous prématurément par la mort de l’un des conjoints était plus grand qu’aujourd’hui, vu la mortalité plus forte qui existait – chez les adultes jeunes ou d’âge mûr comme dans les autres âges de la vie ; et cette mortalité spéciale avait plus de conséquences pour la fécondité des unions, vu que cette fécondité était moins qu’aujourd’hui concentrée dans les premières années du mariage, autrement dit que l’intervalle moyen était plus grand entre le mariage et les naissances consécutives à celui-ci. Il ne semble pas que l’institution actuelle du divorce – avec, d’après les chiffres de 1930, un divorce pour 16,8 mariages – compense cette influence. Ainsi donc, si l’on pouvait déterminer, pour jadis et pour aujourd’hui, le nombre moyen d’enfants nés d’une personne au cours de la carrière matrimoniale de celle-ci, qu’elle comporte un mariage, deux ou plusieurs, ou encore le nombre d’enfants nés d’un mariage ayant duré assez longtemps pour que les époux aient cessé de pouvoir procréer, l’écart serait vraisemblablement plus grand qu’entre les nombres donnés plus haut.

  • 3 XXXVIII, 9.
  • 4  Dans le Pro Caelio, Cicéron, prenant à partie la célèbre Clodia, accusatrice de son client, la fai (...)

36Comment un changement pareil a-t-il pu se faire ? S’est-il produit à la suite de la découverte de quelque méthode permettant de restreindre les naisOn a fait des comparaisonsances ? Non pas. De tout temps, plusieurs méthodes tendant à ce résultat ont été connues. On n’a pas connu seulement celle de la continence prolongée, celle de la continence pratiquée dans les périodes où l’on croit que la conception est à craindre, celle, encore, dont parle la Genèse3 ; on a su rendre les rapports sexuels inféconds, à tout moment, sans mettre dans ces rapports aucune contrainte4 : n’est-ce pas là, pour les prostituées, une condition indispensable de l’exercice de leur profession ? Mais l’usage de celles de ces méthodes que tout le monde pouvait connaître demeurait limité ; et la connaissance de la dernière ne se répandait pas. D’une manière analogue, l’avortement – qui est aussi une méthode pour la restriction des naissances, mais une méthode à laquelle, généralement, on s’adresse lorsque les autres, préalablement employées, n’ont pas réussi – était peu pratiqué, soit qu’on n’y pensât pas, soit qu’on n’eût pas l’audace ou la possibilité d’y recourir.

37Jadis, en somme, la restriction des naissances semble avoir été rare dans les rapports des époux ; elle devait l’être aussi dans les rapports adultères et dans les ménages illégitimes. Sans doute était-elle plus fréquente chez les filles ne vivant pas en ménage, chez les veuves ; elle devait être pratiquée d’une manière plus ou moins systématique dans certaines catégories professionnelles.

38Un moment est venu cependant, plus tôt ou plus tard selon les pays, où la restriction des naissances a commencé à se généraliser. Pour chaque pays, les statistiques relatives à la natalité déterminent ce moment.

  • 5 Lettres de Mme de Sévigné, éd. Monmerqué, Paris, 1862, t. III, p. 17, 41-42, 128, 147. Les lettres (...)

39On a vu que la France a donné l’exemple. En France, Mme de Sévigné était en avance sur son temps, elle constituait une exception – certainement pas unique – lorsque, dans ses lettres, elle s’inquiétait des grossesses de Mme de Grignan, écrivant par exemple à celle-ci : « Je suis ravie, ma bonne, que vous ne soyez pas grosse. J’en aime M. de Grignan de tout mon cœur. Mandez-moi si on doit ce bonheur à sa tempérance ou à sa véritable tendresse pour vous. » Ou encore : « Je veux vous louer de n’être point grosse, et vous conjure de ne la point devenir. M. de Grignan doit vous donner et à moi cette marque de sa complaisance5. »

  • 6 Voir A. Des Cilleuls, La population de la France avant 1789, 1885, p. 30.

40C’est Paris qui, en France, a marqué tout d’abord une baisse de la natalité. La démographie d’une grande ville, d’une capitale comme Paris offre, comme il a été indiqué déjà, des particularités de nature à fausser les comparaisons que l’on voudrait faire de cette démographie avec celle du pays tout entier ; mais comparons Paris avec Paris, dans une période comme celle qui comprend les règnes de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI : on note que le rapport des naissances aux mariages, qui était de 5 en 1671-1775, n’est plus que de 3,8 en 1786-18886.

  • 7 Cité par Levasseur, La population française, t. I, p. 234-235.
  • 8 J.-B. Moheau, Recherches et considérations sur la population de la France, op. cit., livre II, 2e p (...)

41Pour la France en général, on a vu que la natalité a commencé à décroître dans le dernier tiers du xviiisiècle. Sur le changement dans les mœurs auquel cette décroissance de la natalité correspond, on a des textes intéressants. C’est le subdélégué de Nérac qui écrit en 1764 : « Parmi la bourgeoisie on trouve des célibataires âgés, et même ceux d’entre ces bourgeois qui se marient ont peu d’enfants ; en sorte qu’il semble que ces époux encore jeunes, après avoir eu un ou deux enfants, aient fait un vœu naturel de chasteté. Se contiendraient-ils par la crainte d’avoir des enfants pauvres en les multipliant7 ? » Plus significatif est certain passage de Moheau. Dans son ouvrage sur la population de la France paru en 1778, cet auteur, qui qualifie le mariage de « folie fructueuse » – fructueuse, il précise, pour la société –, écrit : « Les femmes riches […] ne sont pas les seules qui regardent la propagation de l’espèce comme une duperie du vieux temps […] On trompe la nature jusque dans les villages8. »

  • 9 Jacques Bertillon a publié les résultats d’une enquête effectuée, sur ce point, dans quatre départe (...)

42Ainsi, quand Moheau compose son ouvrage, le mouvement est commencé même dans la France rurale. Il ira s’étendant peu à peu à des régions plus nombreuses. De plus en plus nombreux seront ceux qui auront le souci de limiter leur progéniture. Et les moyens employés pour ce résultat seront de plus en plus ceux qui n’imposent ni privation, ni gêne9.

43Entrons donc dans l’étude psychologique à laquelle les faits nous convient.

44Aujourd’hui, dans un pays comme la France, la restriction des naissances est si commune, elle procède de sentiments, elle correspond à des opinions si répandues, que l’on a une certaine peine à comprendre la manière de vivre qui l’exclut. Les gens qui, dans le mariage, acceptent la venue des enfants, si nombreux soient-ils, sans y faire aucunement obstacle provoquent l’étonnement. Il y a encore de grandes familles : on se demande comment elles ont pu se constituer ; et à la création de telles familles on trouvera des explications diverses selon les cas, un même cas pouvant d’ailleurs s’expliquer par plusieurs causes simultanément. Comme causes à citer, il y a l’obéissance à un devoir que la religion impose, ou à un devoir national ; il y a la fierté de pouvoir montrer, contrairement à tant d’autres, une nombreuse progéniture, et le besoin de ces joies, de ces peines aussi, de cette intensité de vie affective que la grande famille procure. Certains, il faut bien le reconnaître, ont de nombreux enfants parce que quelque tare, comme l’alcoolisme, les empêche de faire preuve de prévoyance dans les rapports conjugaux. Il y a aussi ceux que leur naturel porte à agir simplement, et qui par là sont rendus rebelles à la pratique de ces fraudes, quelles qu’elles soient, que la restriction des naissances exige. Il y a ceux qui continuent la tradition de leurs ascendants, perpétuée à travers les générations, et peut-être aussi ceux chez qui, cette tradition ayant été interrompue, l’atavisme fait reparaître les sentiments, les mœurs mêmes des ancêtres lointains – car les mœurs, si elles dépendent beaucoup du milieu, peuvent dépendre aussi de l’hérédité.

45Nous avons une certaine peine à comprendre les grandes familles qui existent parmi nous ; il nous faut faire un effort, pareillement, pour comprendre l’état de choses ancien dont ces grandes familles d’aujourd’hui constituent une survivance.

46Cet état de choses a été dû, pour une bonne part, à l’influence de la religion. Les religions, d’une manière générale, ont été favorables à la reproduction ; si elles n’ont pas fait de celle-ci une obligation, elles y ont du moins donné des encouragements. Toutes, en effet, procèdent d’une inspiration qui dépasse l’individu. Familiales ou nationales, comment ne prescriraient-elles pas ce qui est nécessaire à la perpétuation de la famille ou de la cité, ce qui contribuera à la sûreté de celle-ci et fera sa grandeur ? Universelles, comment seraient-elles insensibles à l’intérêt essentiel que présente la conservation et la croissance de l’humanité ? Par ailleurs, les religions devront combattre la nature en certains points ; mais elles ne pourront pas ne pas s’associer à la tendance que celle-ci manifeste, dans toutes les espèces, non seulement à créer de la vie, pour renouveler les générations successivement condamnées à disparaître, mais à multiplier la vie.

47Pour ce qui est particulièrement du christianisme, orienté vers un idéal de perfection morale, il a été conduit, par réaction contre une affreuse corruption, à exalter la pureté – et la virginité, qui en est la manifestation parfaite. Le spectacle de la décadence du monde antique, plus tard celui du chaos prolongé qui a régné pendant une partie du Moyen Âge, l’ont attaché un temps à l’idée d’une fin du monde qui allait venir ; mais qui s’étonnera qu’une religion qui est devenue celle d’une grande partie de la terre, celle de tant de peuples aptes à une haute civilisation, se soit constitué une doctrine riche, complexe, propre à satisfaire des aspirations diverses, tenant compte des grandes nécessités vitales en même temps que morales ? Ainsi le christianisme a fait sien le précepte de l’Ancien Testament : « croissez et multipliez ». Et cependant que cette parole indiquait aux peuples chrétiens la règle à suivre, la croyance en la providence, dont ils étaient pénétrés, leur facilitait l’obéissance à cette règle en leur persuadant que Dieu les aiderait à pourvoir aux besoins de leur famille.

48À côté de la religion, il y a lieu de mettre non seulement la morale doctrinale – qui dépend étroitement de la religion – et la morale dite courante, mais encore les mœurs. Par ce mot, entendons ici, non pas les façons de vivre, lesquelles imitent et perpétuent ce qui, à travers les générations, a toujours existé – sauf pendant la période où a régné la civilisation grecque et romaine –, mais les façons de sentir et de penser, en tant que, sans être proprement impératives, elles orientent cependant la conduite humaine.

49Dans le domaine qui nous intéresse, les mœurs donnent une pleine adhésion à la coutume, adhésion que motive le respect de l’ordre naturel. Non seulement on ne répugne pas à la venue des enfants, mais on la tient pour désirable. La stérilité est considérée comme une disgrâce : que de vœux prononcés, que de rites superstitieux accomplis pour s’en préserver ! Et l’on se félicite si les enfants sont nombreux : la conclusion ordinaire des contes de fées, « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », est significative à cet égard. Ce n’est pas qu’on ne sente combien lourdes sont parfois les charges de familles. Le bûcheron de La Fontaine est réduit par la misère à appeler la Mort ; et quelles sont les causes des tourments qui l’accablent ?

  • 10 La Fontaine, Fables, I, 16.

« Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée10. »

50Le bûcheron et la bûcheronne de Perrault, après délibération, se déterminent à égarer leurs sept fils dans la forêt. Mais hors les cas désespérés, on s’attache aux satisfactions que les enfants procurent, à l’aide qu’on en peut attendre, à l’élément de puissance qu’ils représentent, à la joie qu’ils mettent dans le foyer, à la fierté que l’on peut éprouver de les avoir créés.

  • 11 Hésiode, Les travaux et les jours, 376-377.
  • 12 Hérodote, Histoires, I, 30.

51Remontons jusqu’à la Grèce antique, pour la considérer avant l’époque de la décadence. Le vieil Hésiode dit qu’avec un seul fils, qui conservera la demeure paternelle, c’est ainsi que la richesse croît dans les maisons11. Mais chez Hérodote, Solon, après que Crésus lui a montré ses trésors, invité par le roi à dire quel est l’homme le plus heureux qu’il a connu, cite Tellos, d’Athènes ; et comme Crésus, déçu dans son attente, veut connaître les raisons de cette désignation, il explique que Tellos a vécu dans une cité florissante et qu’il est mort en combattant victorieusement pour elle ; mais il indique aussi « qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils, et que tous lui ont survécu12 ».

52Voilà donc pourquoi la restriction des naissances était rare jadis. Mais si, pendant tant de siècles, la reproduction, d’une manière générale, n’était pas limitée, pourquoi les choses ont-elles changé ? Et cette question, il faut la compléter : pourquoi les choses ont-elles changé en France à partir d’une certaine époque, dans tel et tel autre pays à d’autres moments ?

53Beaucoup de bonnes gens, quand il s’agit d’expliquer pourquoi leur pratique familiale est si différente de celle d’ancêtres que souvent il n’est pas besoin d’aller chercher bien loin dans le passé, invoquent la vie devenue trop chère. Réponse naïve : car les difficultés matérielles de la vie étaient, dans le vieux temps, beaucoup plus grandes que de nos jours.

  • 13 E. Dupréel, Deux essais sur le progrès, Bruxelles, 1928, p. 131, note.

54La remarque a été faite que, lorsque la mortalité décroît, le risque augmente d’avoir une famille nombreuse13. Cette remarque est juste. Au temps passé, on l’a vu, les naissances pouvaient se multiplier dans les familles : il mourait tant d’enfants que les grandes familles n’étaient point si fréquentes ; aujourd’hui, avec la même natalité, les grandes familles deviendraient la règle. Mais y a-t-il là une explication de la baisse de la natalité ? Est-ce pour avoir constaté que la reproduction non limitée comportait, non plus un risque en somme assez faible de charges familiales excessives, mais la probabilité de telles charges, que l’on en est venu à limiter la reproduction ? Il ne le semble pas. En France, la baisse de la natalité a commencé en même temps que celle de la mortalité, et si les deux courbes ne se sont pas développées d’une manière exactement parallèle, c’est la courbe de la natalité qui a descendu davantage. Que si, au lieu de considérer la courbe générale de la mortalité, on s’attache – comme il convient – à la mortalité des enfants dans la période où ils sont à la charge de leurs parents, on fera, semble-t-il, une constatation pareille. Pour la France, donc, les faits écartent l’hypothèse discutée. Dans d’autres pays, ils se présentent différemment : il y a eu une période pendant laquelle, la mortalité ayant baissé et point la natalité, les charges familiales ont été généralement plus lourdes que dans les temps antérieurs. Mais sera-t-il nécessaire d’adopter, pour ces pays, une explication autre que celle qui vaudra pour la France ? Et la vraisemblance ne sera-t-elle pas que la cause – éventuellement les causes – ayant agi en France a, plus tard, agi ailleurs ?

55Parlera-t-on de corruption des mœurs ? Mettons qu’il faille considérer comme mauvaises les mœurs qui se caractérisent, sinon par toute restriction des naissances, du moins par une restriction regardée comme excessive : dans l’affaiblissement actuel de la foi religieuse, et vu les opinions morales aujourd’hui courantes, c’est une manière de voir qu’il faudra faire accepter, et que l’on ne fera pas accepter sans beaucoup de peine. D’ailleurs, il s’agira ici d’un jugement porté sur une manière de vivre, et non d’une explication. Que si nous prenons la corruption des mœurs dans le sens ordinaire de cette expression, elle a pu contribuer jadis à la limitation des naissances, dans la faible mesure où celle-ci était pratiquée, et elle y contribue encore aujourd’hui ; peut-être y contribue-t-elle davantage – c’est un point sur lequel on reviendra. Mais la limitation des naissances est motivée souvent par des préoccupations qui n’ont rien d’immoral, au contraire, telle la préoccupation de pouvoir bien élever les enfants qu’on aura, de pouvoir les instruire pour qu’ils montent dans l’échelle sociale ; et par ailleurs, combien de ménages volontairement peu féconds qui mènent une vie parfaitement digne et, au regard de la morale commune, irréprochable.

56D’autre part, voit-on que, lorsque s’est produit le changement qu’il s’agit d’expliquer, la corruption des mœurs fût en voie d’aggravation et d’extension ? Le xviiie siècle français a, sous le rapport des mœurs, une assez mauvaise réputation ; mais cette réputation, que lui ont value certaines productions littéraires et artistiques, et aussi la vie menée par une partie de la haute société, est exagérée. Le pays, dans son ensemble, restait moralement sain. Et il convient d’ajouter que le xviiie siècle n’a vu que les premiers commencements du déclin de la natalité, que ce déclin se marquait à peine quand a pris fin cette période qui aurait été plus que toute autre, d’après ce que beaucoup croient, celle du libertinage. Voilà pour la France. Dans d’autres pays, le déclin de la natalité a débuté en des temps où la note dominante paraît avoir été celle de la régularité des mœurs.

57Force est donc de chercher autre chose. Ce qui est à dire, c’est qu’une conception nouvelle de la vie s’est formée, qui devait avoir pour conséquence d’engager les hommes à restreindre leur progéniture. Cette conception sera un principe, elle agira comme une cause première ; et là où elle aura prévalu, les autres causes qui pouvaient auparavant agir dans le même sens, telle la corruption des mœurs, se rattacheront, se subordonneront à elle, pour ne plus jouer que le rôle de causes secondes.

58C’est ici le lieu de noter que le déclin de la natalité a commencé en France dans le même temps où se préparait la grande Révolution de 1789. La France avait eu à diverses reprises, au cours de son histoire, des troubles politiques violents et parfois prolongés. Mais, au xviiie siècle, c’est devant un phénomène vraiment nouveau que nous nous trouvons. Un vaste mouvement des esprits se produit, affranchissant ceux-ci d’une soumission séculaire – en dépit des accidents qui viennent d’être rappelés – à l’autorité établie, les enhardissant à discuter les institutions existantes. On aspire à réformer la société, à la reconstruire d’après des vues rationnelles. D’une manière analogue, on tendra à réviser les idées d’après lesquelles la vie individuelle, et aussi la vie familiale, étaient réglées ; on verra les hommes, notamment, ne plus laisser la nature multiplier sans frein leur progéniture, mais vouloir au contraire déterminer celle-ci eux-mêmes, d’après ce qu’ils auront jugé préférable.

59Le principe fondamental est celui, si l’on peut ainsi parler, de la rationalisation de la vie. Adopté en France d’abord, plus tard dans d’autres pays, il sera appliqué à la politique d’une part, et d’autre part à ce qui concerne l’individu et la famille. Il y a, entre les deux domaines, une différence à souligner : dans le premier, les changements qui se feront présenteront le caractère d’événements s’inscrivant à une date précise ; dans l’autre, il n’y aura que des faits individuels, et les changements à noter résulteront, dans la forme d’une courbe, de la totalisation de ces faits individuels, telle que l’effectue la statistique.

60On veut donc régler la reproduction ; et la régler, ce ne peut être, logiquement, que la limiter. Quelles sont donc les vues, quels sont les sentiments qui interviendront pour déterminer – d’une manière plus ou moins rigoureuse – la limitation à faire ?

61Il y aura des sentiments altruistes : le souci de l’intérêt des enfants qui viendront ou, pour mieux parler, qu’il s’agit de laisser venir. Comme il a été dit, on ne voudra avoir d’enfants que dans la mesure permettant de les choyer et de les faire monter au-dessus de la condition de leurs parents.

62À la suite de ces sentiments qui s’adressent aux enfants, il faut mettre – comme n’étant pas encore exactement des sentiments égoïstes – ceux qui attachent les gens à leurs biens : combien de propriétaires ont le souci d’éviter que leur domaine soit morcelé après leur mort !

63Quant aux sentiments égoïstes qui agissent ici, ils sont multiples. Les enfants sont une cause de dépense ; ils sont aussi une cause de peine et de tracas. Ils constituent une gêne pour l’activité des parents, dans quelque sens qu’elle veuille se déployer. Il ne sera pas aisé à la mère, surtout si elle a plusieurs enfants, d’exercer une activité professionnelle. Les parents n’auront pas la même liberté pour se distraire, pour se déplacer. Les exigences de la sexualité jouent aussi un rôle : ne les considérons pas en tant qu’elles détournent du mariage ou qu’elles favorisent la propagation de maladies contraires à la reproduction, mais notons qu’elles contribuent à désunir les ménages, comme aussi parfois à les unir trop, d’une certaine manière. Et d’autres sentiments, d’autres motifs encore pourraient être cités : n’y a-t-il pas, chez certaines femmes, une répugnance à la maternité, dans laquelle elles voient une sorte d’asservissement attentatoire, en même temps qu’à leur indépendance, à leur dignité ?

64Il faut renoncer à préciser l’importance relative des facteurs qui viennent d’être énumérés : on peut cependant faire la remarque que cette importance relative est sujette à varier, et que les facteurs de nature égoïste paraissent compter de plus en plus.

65Il convient aussi de dire que plusieurs facteurs peuvent agir simultanément dans un ménage, chez un individu. Il en est qui naturellement se conjuguent : par exemple, ce qu’on a appelé la « capillarité sociale » inspirera au même homme de l’ambition pour lui et pour ses enfants – l’ambition pour l’enfant devenant plus ardente s’il n’y a pas eu pour l’autre de possibilités de se satisfaire. Et quand, chez un individu, un de ces facteurs restrictifs de la natalité agira, ou plusieurs, en combinaison avec la tendance naturelle à la reproduction, et peut-être aussi avec des raisons conscientes de désirer ou de vouloir des enfants, il arrivera – il arrive très souvent aujourd’hui – que les individus s’assignent un objectif, fixent ou envisagent un nombre d’enfants qui sera le leur.

66Donnons quelques exemples des calculs qui se font. Certains souhaitent d’avoir des enfants des deux sexes et augmentent leur progéniture jusqu’à ce que ce souhait soit accompli, si du moins il ne leur faut pas, pour cela, prolonger trop la série des naissances. D’autres s’arrêtent à trois enfants, considérant qu’avec ce nombre ils ont satisfait à la vieille loi qui demande la multiplication de l’espèce. Certains voudront ou accepteront deux enfants, pour courir la chance d’avoir un garçon et une fille, et parce que de la sorte ils pensent assurer, pour leur part, le remplacement de la génération à laquelle ils appartiennent. Il en est beaucoup qui s’en tiennent à l’enfant unique, nécessaire à leurs yeux, mais suffisant aussi pour animer le foyer, pour recueillir le patrimoine, pour continuer les affaires. Et il y a aussi des ménages qui se forment avec la détermination de ne jamais avoir d’enfants. Ou bien encore on décide de vivre pendant un certain nombre d’années sans enfant, pour avoir, à deux, un peu de bon temps avant d’aborder la partie sérieuse de l’existence conjugale ; ce qui souvent reviendra, pratiquement, au cas précédent : car après avoir vécu seuls durant des années, les époux se résoudront malaisément à rompre les habitudes ainsi contractées.

67On a vu quel était le facteur essentiel qui avait provoqué la généralisation de la restriction des naissances, et aussi comment ce facteur agissait, c’est-à-dire quels facteurs en quelque sorte secondaires intervenaient pour déterminer l’influence de celui-là. Il y aurait lieu, après cela, d’étudier les processus par lesquels la restriction des naissances se généralise. Pour une telle étude, la méthode des monographies est évidemment à recommander. Il apparaît cependant à première vue que la diffusion de cet état d’esprit, de cette idée de rationalisation de la reproduction, qui est ici le fait fondamental, se produit d’une façon bien naturelle. On adopte cet état d’esprit, cette idée, par imitation d’autrui ; et on imite aussi les calculs, les pratiques d’autrui. Ces imitations seront d’autant plus faciles que les adhérents des mœurs nouvelles seront devenus plus nombreux, que ceux-là qui persisteront dans les façons de vivre anciennes tendront à constituer des exceptions, provoquant l’étonnement, la commisération peut-être, voire le mépris ou la réprobation.

68L’individu imite l’individu dont il est le voisin ou sur qui, même de loin, il peut fixer les yeux. Il y a aussi une sorte d’imitation qui demanderait, pour être définie et expliquée, une analyse quelque peu délicate et qui se fait d’une région, d’un pays à l’autre : c’est à elle sans doute qu’est dû, pour partie tout au moins, ce fait, signalé plus haut, que lorsque le processus du déclin de la natalité, s’étant développé avec une lenteur relative dans un pays, se répète dans un autre pays, il prend là un rythme plus rapide.

69Mentionnons enfin les propagandes qui, pour des raisons d’eugénisme, de féminisme, d’humanitarisme, de pacifisme, sont menées, avec une particulière ténacité dans les pays anglo-saxons, en faveur de la restriction ou, pour parler la langue même de ces propagandes, du « contrôle » des naissances. Les effets n’en sont certainement pas négligeables.

Notes

1 En France, en 1930, ils sont au nombre de 88 157, soit 13,5 % du total.

2 L. Hersch, « L’inégalité devant la mort », Revue d’économie politique, 1920.

3 XXXVIII, 9.

4  Dans le Pro Caelio, Cicéron, prenant à partie la célèbre Clodia, accusatrice de son client, la fait apostropher par l’un de ses ancêtres, Appius Claudius Caecus. Celui-ci, rappelant l’aqueduc qu’il avait construit pour amener à Rome l’eau qui portait son nom, dit à sa descendante indigne : « Ideone ego […] aquam adduxi ut ea tu inceste uterere… ? » (§ 34).

5 Lettres de Mme de Sévigné, éd. Monmerqué, Paris, 1862, t. III, p. 17, 41-42, 128, 147. Les lettres citées sont de 1672.

6 Voir A. Des Cilleuls, La population de la France avant 1789, 1885, p. 30.

7 Cité par Levasseur, La population française, t. I, p. 234-235.

8 J.-B. Moheau, Recherches et considérations sur la population de la France, op. cit., livre II, 2e partie, chap. 4 et 7 [Moheau, op. cit., 1994, NdE].

9 Jacques Bertillon a publié les résultats d’une enquête effectuée, sur ce point, dans quatre départements français (Bulletin de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, 15 octobre 1901 ; La dépopulation de la France, 1911, p. 98-100). Des résultats différents seraient certainement obtenus, si une nouvelle enquête avait lieu aujourd’hui. J.V. Tallqvist, dans ses intéressantes Recherches statistiques sur la tendance à une moindre fécondité des mariages (Helsingfors, 1886), explique cette moindre fécondité par la pratique de la « prudence conjugale », c’est-à-dire de la continence entre époux. Quand il parle, à ce propos, de la France, il fait preuve d’une grande ignorance, et il tient des raisonnements singuliers (cf. p. 101-103).

10 La Fontaine, Fables, I, 16.

11 Hésiode, Les travaux et les jours, 376-377.

12 Hérodote, Histoires, I, 30.

13 E. Dupréel, Deux essais sur le progrès, Bruxelles, 1928, p. 131, note.

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