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Essai sur le principe de population suivi de Une vue sommaire du principe de population

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Thomas Robert Malthus

Essai sur le principe de population

Chapitre VII

Résumé

Une cause probable des épidémies. – Extraits des tables de M. Süssmilch. – Retour périodique des années malsaines auquel il faut s’attendre dans certains cas. – La proportion des naissances aux enterrements pendant une courte période, en tous pays, est un critère insuffisant de l’accroissement moyen réel de la population. – Le meilleur critère d’un accroissement permanent de la population. – La grande frugalité du mode de vie est une des causes des famines en Chine et en Hindoustan. – Tendance néfaste d’une des clauses du projet de loi sur les pauvres de M. Pitt. – La seule bonne manière d’encourager l’accroissement de la population. – Causes du bonheur des nations. – La famine, ultime et atroce moyen par lequel la nature réprime un excédent de population. – Les trois propositions que l’on considère comme démontrées.

Texte intégral

1Grâce à un grand souci de propreté, la peste semble être enfin complètement expulsée de Londres. Mais, parmi les causes secondaires qui engendrent également les années malsaines et les épidémies, il n’est pas improbable qu’on doive ranger l’entassement de la population et une alimentation malsaine et insuffisante. J’ai été amené à faire cette remarque en examinant certaines des tables de M. Süssmilch que le docteur Price a citées dans l’une des notes de sa postface sur la controverse à propos de la population de l’Angleterre et du pays de Galles. Elles sont considérées comme très exactes ; et si l’on généralisait ce genre de tables, elles jetteraient une grande lumière sur les différentes façons dont la population est comprimée et empêchée de s’accroître au-delà des moyens de subsistance, dans tous les pays. Je cite une partie des tables, avec les remarques du docteur Price.

Dans le royaume de Prusse et le duché de Lituanie

Dans le royaume de Prusse et le duché de Lituanie

NB : en 1709 et 1710, une épidémie de peste emporta 247733 habitants de ce pays, et en 1736 et 1737 sévirent des épidémies qui, de nouveau, firent obstacle à son accroissement.

2On peut remarquer que la proportion des naissances aux enterrements culmina pendant les cinq années qui suivirent la grande peste.

Duché de Poméranie

Duché de Poméranie

Dans cet exemple, le nombre d’ habitants paraît avoir presque doublé en cinquante-six ans, aucune épidémie vraiment grave n’ayant jamais interrompu l’accroissement ; mais les trois années qui suivirent immédiatement la dernière période (jusqu’en 1759) furent des années si malsaines que les naissances tombèrent à 10 229 et que les enterrements s’ élevèrent à 15 068.

3N’est-il pas probable que, dans ce cas, le nombre des habitants se soit accru plus vite que les subsistances et les logements nécessaires pour les maintenir en bonne santé ? La masse du peuple, dans cette hypothèse, aurait été astreinte à une vie plus dure, et plus d’hommes auraient dû s’entasser dans une seule maison ; il est plus que probable que ces éléments aient figuré parmi les causes naturelles qui ont provoqué les trois mauvaises années. De telles causes peuvent produire de tels effets, bien que le pays dans son ensemble puisse n’être pas extrêmement dense et peuplé. Dans un pays, même faiblement peuplé, s’il y a un accroissement de population, avant qu’on ait produit davantage de nourriture et construit des logements supplémentaires, les habitants doivent souffrir à un certain degré du manque de logements et de subsistances. Imaginons que, dans les huit ou dix prochaines années en Angleterre, les mariages soient plus féconds que d’habitude, ou même qu’il y ait un nombre de mariages plus grand que d’habitude : en supposant que le nombre de logements restât le même, au lieu de 5 ou 6 personnes par maison, il y en aurait forcément 7 ou 8 ; et ceci, ajouté à la nécessité de vivre plus difficilement, aurait vraisemblablement un effet très défavorable sur la santé des gens du peuple.

Nouvelle-Marche de Brandebourg

Nouvelle-Marche de Brandebourg

Des épidémies sévirent pendant six années, de 1736 à 1741, ce qui freina l’accroissement.

Duché de Magdebourg

Duché de Magdebourg

Les années 1738, 1740, 1750 et 1751 furent particulièrement malsaines.

4Pour une plus ample information sur ce sujet, je renvoie le lecteur aux tables de M. Süssmilch. Les extraits que j’ai donnés suffisent à montrer le retour périodique – quoique irrégulier – des années malsaines ; et il paraît hautement probable que l’insuffisance de logements et de subsistances en soit une des causes principales.

5Il ressort des tables que ces pays connaissaient un accroissement relativement rapide pour des pays anciens, malgré les années malsaines qui y sévissaient de temps en temps. La culture doit avoir progressé et, par conséquent, les gens ont dû être encouragés au mariage. Car les freins à l’accroissement de la population paraissent avoir été du type actif plutôt que du type préventif. Quand, dans un pays, la perspective d’une abondance croissante réduit, jusqu’à un certain point, le poids qui comprime la population, il est hautement probable que le mouvement se poursuivra même quand la cause qui lui a donné naissance aura cessé d’agir. Pour être plus précis, quand, dans un pays, la production croissante et la demande croissante de travail améliorent la condition des travailleurs au point d’encourager considérablement les mariages, il est probable que la coutume du mariage précoce persistera jusqu’à ce que l’accroissement de la population du pays ait outrepassé celui de la production : et les années malsaines en apparaissent comme la conséquence naturelle et nécessaire. Je devrais donc m’attendre à ce que les pays où les subsistances ont augmenté suffisamment, en certaines périodes, pour favoriser l’accroissement de la population, mais pas assez pour en satisfaire toute la demande, soient plus sujets aux épidémies périodiques que ceux où la population a pu s’ajuster plus exactement au niveau moyen de la production.

6La réciproque se révélera sans doute également vraie. Dans les pays régulièrement sujets aux épidémies, l’accroissement de la population, ou l’excédent des naissances sur les enterrements, sera plus grand pendant les intervalles séparant ces périodes qu’il ne l’est habituellement, ceteris paribus, dans les pays moins exposés à de telles affections. Si la Turquie et l’Égypte ont eu une population moyenne quasiment stationnaire au cours du dernier siècle, les naissances, dans les intervalles séparant leurs périodes de peste, ont dû excéder les enterrements dans une plus grande proportion que dans des pays comme la France et l’Angleterre.

  • 1 Voir les Observations du docteur Price, 2 vol. Postface à la controverse sur la population de l’Ang (...)

7La proportion moyenne des naissances aux enterrements dans une période de cinq ou dix ans apparaîtra dès lors comme un critère très insuffisant pour juger de l’évolution réelle de la population d’un pays. Sans doute cette proportion indique-t-elle le taux d’accroissement pendant ces cinq ou dix ans, mais on ne peut d’aucune manière en inférer quel a été l’accroissement pendant les vingt années précédentes, ou quel sera l’accroissement pendant les vingt années suivantes. Le docteur Price observe que la Suède, la Norvège, la Russie et le royaume de Naples s’accroissent rapidement, mais les extraits de registres qu’il a donnés ne portent pas sur des périodes suffisamment longues pour en faire la preuve. Il est néanmoins hautement probable que la Suède, la Norvège et la Russie ont réellement une population croissante, mais pas au taux que semblerait indiquer la proportion des naissances aux enterrements dans les brèves périodes retenues par le docteur Price1. Pour les cinq années qui s’achèvent en 1777, la proportion des naissances aux enterrements dans le royaume de Naples était de 144 pour 100 ; mais il y a quelque raison de penser que cette proportion tendrait à indiquer un accroissement bien supérieur à celui que l’on pourrait constater en réalité, dans ce royaume, pour une période de cent ans.

  • 2 Je dis ceteris paribus, parce que l’accroissement de la production d’un pays dépendra toujours très (...)

8Le docteur Short a comparé les registres de nombreux villages et bourgs d’Angleterre pendant deux périodes : la première, de la reine Élisabeth jusqu’au milieu du siècle dernier, et la seconde, de différentes années de la fin du siècle dernier jusqu’au milieu de ce siècle-ci. Et, de la comparaison de ces extraits, il ressort que, pendant la première période, les naissances excédaient les enterrements dans la proportion de 124 à 100 ; mais de 111 à 100 seulement pendant la dernière. Le docteur Price pense qu’on ne peut pas se fier aux registres de la première période, mais, dans le cas présent, ils ne donnent probablement pas des proportions inexactes. Tout au moins, il existe de nombreuses raisons de s’attendre à trouver un plus grand excédent des naissances sur les enterrements dans la première période que dans la dernière. Au cours de la progression naturelle de la population d’un pays, une quantité plus grande de bonnes terres, ceteris paribus2, sera mise en culture pendant les premières étapes que pendant les dernières. Et un plus grand accroissement relatif annuel de production sera quasi immanquablement suivi d’un plus grand accroissement relatif de population. Mais, outre cet important facteur, qui a tout naturellement rendu l’excédent des naissances sur les enterrements plus grand à la fin du règne de la reine Élisabeth qu’au milieu de ce siècle-ci, je ne puis m’empêcher de penser que les ravages périodiques de la peste, pendant la première période, doivent avoir eu quelque tendance à accroître cette proportion. Si on avait pris une moyenne de dix années dans les intervalles séparant les retours de cette terrible maladie, ou si on avait rejeté les années de peste comme anormales, les registres donneraient certainement une proportion des naissances aux enterrements trop élevée par rapport à l’accroissement moyen réel de la population. Pour un petit nombre d’années postérieures à la grande peste de 1666, il est probable qu’il y eut un excédent inhabituel des naissances sur les enterrements, surtout si est fondée l’opinion du docteur Price, selon laquelle l’Angleterre était plus peuplée lors de la révolution (qui eut lieu seulement 22 ans plus tard) qu’elle ne l’est à présent.

9En 1693, M. King établit que la proportion des naissances aux enterrements, dans l’ensemble du royaume à l’exception de Londres, était de 115 pour 100. Pour le milieu du siècle présent, le docteur Short avance 111 pour 100, Londres inclus. En France, pour cinq années finissant en 1774, la proportion fut de 117 pour 100. Si ces affirmations sont proches de la réalité, et s’il n’y a pas de grandes variations de ces proportions à des époques particulières, il apparaîtrait que la population de la France et celle de l’Angleterre se sont adaptées au plus juste à la production moyenne de ces pays. Les difficultés de se marier, les mœurs dissolues qui en résultent, la guerre, le luxe, la dépopulation, discrète mais sûre, des grandes villes, la promiscuité des habitations, et l’alimentation insuffisante de la plupart des pauvres empêchent la population de s’accroître au-delà des moyens de subsistance, et, si je puis employer une expression qui, certainement, semble étrange à première vue, suppléent la nécessité de grandes épidémies dévastatrices pour refouler ce qui est de trop. Si une peste meurtrière emportait 2 000 000 d’Anglais et 6 000 000 de Français, il n’y a pas le moindre doute que, une fois les habitants remis de ce terrible choc, la proportion des naissances aux enterrements serait bien supérieure à ce qu’elle est actuellement dans les deux pays.

10Dans le New Jersey, la proportion des naissances aux enterrements, pour une période de sept années finissant en 1743, était de 300 pour 100. En France et en Angleterre, en prenant la proportion la plus élevée, on a 117 pour 100. Aussi importante et étonnante que soit cette différence, on ne devrait pas en être frappé au point de l’attribuer à une miraculeuse intervention céleste. Les causes n’en sont ni lointaines, ni secrètes, ni mystérieuses, mais proches de nous, sous nos yeux, et offertes aux recherches de tout esprit curieux. Il est conforme à l’esprit le plus libéral de la philosophie de penser qu’aucune pierre ne puisse tomber, ni une plante pousser, sans l’action immédiate de la puissance divine. Mais nous savons par expérience que ces opérations de ce que nous appelons la nature se déroulent presque invariablement selon des lois fixes. Or, depuis le commencement du monde, les causes de la croissance et de la décroissance de la population ont probablement été aussi constantes que toutes les lois de la nature qui nous sont familières.

11La passion entre les sexes semble être restée si analogue, ou presque, à travers tous les âges, qu’on peut toujours la considérer, en langage algébrique, comme une constante. La grande loi de nécessité, qui empêche la population de tous les pays de croître au-delà des subsistances qu’ils peuvent soit produire soit acquérir, est si claire à nos yeux, si évidente et manifeste à nos intelligences, et si parfaitement confirmée par l’expérience de tous les temps, qu’on ne peut la mettre en doute un instant. Bien sûr, les différents moyens que la nature emprunte pour empêcher ou refouler une croissance excessive de la population ne nous apparaissent pas aussi certains et constants ; mais, bien qu’on ne puisse pas toujours prédire le moyen, on peut prédire le fait avec certitude. Si, pendant quelques années, la proportion des naissances aux décès indique un accroissement numérique excédant largement celui des subsistances produites ou acquises par le pays, on peut être absolument certain que, sauf émigration, les décès surpasseront bientôt les naissances, et que l’accroissement qui a eu lieu pendant quelques années ne peut correspondre à l’accroissement réel moyen de la population du pays. S’il n’y avait aucun autre facteur de dépopulation, il n’y a pas de doute que tous les pays seraient sujets à des pestes ou à des famines périodiques.

  • 1 Cf. note 2, p. 49.
  • 2 Gentoos : terme archaïque désignant les habitants de l’Inde non musulmans (les Hindous).

12Le seul critère véritable d’un accroissement réel et permanent de la population d’un pays est l’accroissement des moyens de subsistance. Mais ce critère lui-même est sujet à de légères variations qui sont, cependant, tout à fait à la portée de nos regards et de nos observations. Dans certains pays, la population semble avoir été poussée à croître ; c’est-à-dire que les gens ont été progressivement habitués à vivre avec la plus petite quantité possible de nourriture ou presque. Il doit y avoir eu, dans de tels pays, des périodes où la population a augmenté constamment sans accroissement des moyens de subsistance. La Chine semble répondre à cette description. S’il faut en croire les récits que nous en avons, les classes inférieures du peuple sont accoutumées à vivre avec la plus petite quantité possible de nourriture ou presque et sont bien aises de recevoir des détritus tellement infects que les ouvriers européens préféreraient mourir de faim que de les manger. La loi qui, en Chine, permet aux parents d’exposer leurs enfants a ainsi contribué surtout à stimuler l’accroissement de la population1. Une nation dans cette situation doit nécessairement être sujette aux famines. Quand un pays est peuplé, par rapport aux moyens de subsistance, au point que sa production moyenne ne suffise qu’à peine à la survie des habitants, tout déficit dû aux mauvaises saisons doit être mortel. Il est probable que le genre de vie très frugal auquel sont habitués les Gentous2 favorise dans une certaine mesure les famines en Hindoustan.

13En Amérique, où la rémunération du travail est si libérale actuellement, les classes inférieures pourraient supporter de très importantes restrictions pendant une année de disette, sans se plonger matériellement dans la misère. Par conséquent, une famine semble presque impossible. Avec la progression de la population américaine, on peut s’attendre à ce que les travailleurs soient, dans l’avenir, beaucoup moins largement rémunérés. Dans ce cas, la population augmentera constamment, sans augmentation proportionnelle des moyens de subsistance.

14En Europe, le rapport entre le nombre des habitants et la quantité de nourriture consommée doit varier quelque peu d’un État à l’autre, à cause de la différence des modes de vie entre ces États. Les ouvriers du Sud de l’Angleterre sont tellement habitués à manger du pain de gruau qu’ils se laisseraient à moitié mourir de faim avant de se résigner à vivre comme les paysans écossais. Ils pourraient peut-être à la longue, sous la pression constante de la dure loi de la nécessité, être pourtant réduits à vivre comme les Chinois les plus pauvres : le pays pourrait alors, avec la même quantité de nourriture, entretenir une population plus nombreuse. Mais il doit être toujours très difficile de tenter l’opération, voire – comme le souhaitera tout ami du genre humain – infructueux. Rien n’est plus commun que d’entendre dire qu’il faudrait favoriser l’accroissement de la population. Si la tendance de l’humanité à s’accroître est aussi forte que je l’ai prétendu, il peut paraître étrange que cet accroissement ne se produise pas alors qu’on le réclame aussi instamment. La véritable raison est qu’on demande une population plus nombreuse sans dégager les ressources nécessaires à son entretien. Augmentez la demande de main-d’œuvre agricole en encourageant l’agriculture, augmentez par conséquent la production du pays, et améliorez la condition des travailleurs ; alors vous n’aurez aucun souci à vous faire quant à l’accroissement proportionnel de la population. Essayer de parvenir à ce résultat par tout autre moyen est aberrant, cruel et tyrannique, et ne peut donc réussir dans une situation de liberté raisonnable. Il peut sembler de l’intérêt des dirigeants et des riches d’un État de pousser la population à s’accroître et de faire ainsi baisser le prix du travail ; et donc aussi, les dépenses de la marine et des armées et le coût des industries exportatrices ; mais toute tentative de ce genre devrait être attentivement surveillée et énergiquement combattue par les amis des pauvres, particulièrement quand elle se présente sous l’habit trompeur de la charité et risque, en conséquence, d’être favorablement et chaudement accueillie par les gens du peuple.

15Je considère M. Pitt comme parfaitement exempt de toute mauvaise intention dans la clause de son projet de loi sur les pauvres qui alloue à chaque ouvrier un shilling par semaine pour chacun de ses enfants au-delà du troisième. J’avoue qu’avant que ce projet de loi fût soumis au Parlement, et même quelque temps après, je pensais qu’une telle réglementation serait extrêmement utile ; mais une réflexion plus approfondie sur le sujet m’a convaincu que, si l’objectif est d’améliorer le sort des pauvres, elle va à l’encontre du but qu’elle vise. Pour autant que je puisse le voir, elle n’est nullement susceptible d’accroître la production du pays, et, si elle tend à faire croître la population sans accroissement de la production, la conséquence nécessaire et inévitable sera que cette même production devra être répartie entre un plus grand nombre de gens ; donc qu’une journée de travail ne permettra d’acquérir qu’une plus petite quantité de subsistances, et qu’ainsi la misère des pauvres devra en général s’aggraver.

16J’ai cité quelques exemples où la population peut croître continuellement sans accroissement proportionnel des moyens de subsistance. Mais il est évident que, d’un État à l’autre, la variation du rapport entre les subsistances et la population qu’elles font vivre est bornée par une limite infranchissable. Dans tout pays dont la population n’est pas radicalement décroissante, il faut qu’il y ait des subsistances en quantité suffisante pour entretenir et perpétuer la race des ouvriers.

17Les autres facteurs étant identiques, on peut affirmer que les pays sont peuplés à proportion de la quantité de subsistances qu’ils produisent, et heureux à proportion de la libéralité avec laquelle cette nourriture est répartie, ou de la quantité qu’on en peut acquérir avec une journée de travail. Les pays producteurs de blé sont plus peuplés que les pays d’élevage ; et les pays producteurs de riz plus peuplés que les pays producteurs de blé. Les terres anglaises ne conviennent pas à la culture du riz, mais elles pourraient toutes produire des pommes de terre : et le docteur Adam Smith remarque que, si la pomme de terre devenait le légume préféré des gens du peuple, et si l’on consacrait à sa culture la même quantité de terre que celle que l’on consacre actuellement à la culture du blé, le pays serait capable de nourrir une population beaucoup plus importante et, par suite, l’aurait à très court terme.

18Le bonheur d’un pays ne dépend pas entièrement de sa pauvreté ou de sa richesse, de sa jeunesse ou de son ancienneté, de sa densité faible ou forte, mais de la vitesse à laquelle sa population augmente, de la mesure dans laquelle l’accroissement annuel des subsistances approche l’accroissement annuel d’une population libre de tout frein. Ce parallélisme est toujours le plus étroit dans les nouvelles colonies, où la science et l’industrie d’un État ancien s’exercent sur la terre vierge et fertile d’un pays neuf. Dans les autres cas, le fait qu’un État soit jeune ou ancien n’a pas grande importance à cet égard. Il est probable que les subsistances, en Angleterre, sont distribuées aux habitants en aussi grande abondance de nos jours qu’il y a deux, trois ou quatre mille ans. Et il y a des raisons de croire que les régions pauvres et faiblement peuplées des Highlands d’Écosse souffrent autant de surpopulation que la province des Flandres, riche et très peuplée.

19Soit un pays jamais envahi par un peuple de civilisation plus avancée, mais laissé à son propre progrès naturel. Dans l’espace de temps où sa production passerait de un à un million – c’est-à-dire de nombreux siècles – il n’y aurait pas une seule période où la masse du peuple pourrait être considérée comme affranchie d’une misère due, directement ou indirectement, au manque de nourriture. Dans tous les États d’Europe, depuis le début de leur histoire, des millions et des millions de vies humaines ont été détruites par cette simple cause, bien que, dans certains de ces États, on n’ait peut-être jamais connu de véritable famine.

20La famine paraît être l’ultime et le plus atroce expédient de la nature. Le pouvoir multiplicateur de la population est tellement supérieur au pouvoir qu’a la terre de produire la subsistance de l’homme qu’une mort prématurée doit, sous une forme ou sous une autre, être le lot de la race humaine. Les vices de l’humanité sont des ministres actifs et efficaces de la dépopulation. Ils sont les avant-coureurs de la grande armée destructrice, et achèvent souvent eux-mêmes le funeste ouvrage. Mais, s’ils ne gagnent pas cette guerre d’extermination, les années malsaines, les épidémies et les pestes avancent en rangs redoutables et emportent leurs victimes par milliers et par dizaines de milliers. Si la victoire n’est pas encore totale, la famine monstrueuse, irrésistible, survient en arrière-garde et, de son seul souffle puissant, ramène la population au niveau des subsistances dans le monde.

21L’observateur attentif de l’histoire de l’humanité ne doit-il pas alors reconnaître qu’en tout temps et en tout pays où l’homme a existé ou existe actuellement :

  • la croissance de la population est nécessairement limitée par les moyens de subsistance ;

  • la population augmente immanquablement quand les moyens de subsistance augmentent ;

  • et que le pouvoir multiplicateur supérieur de la population est réprimé, et la population effective maintenue au niveau des moyens de subsistance, par la misère et par le vice.

Notes

1 Cf. note 2, p. 49.

2 Gentoos : terme archaïque désignant les habitants de l’Inde non musulmans (les Hindous).

Notes de fin

1 Voir les Observations du docteur Price, 2 vol. Postface à la controverse sur la population de l’Angleterre et du pays de Galles.

2 Je dis ceteris paribus, parce que l’accroissement de la production d’un pays dépendra toujours très étroitement de l’esprit d’entreprise qui y prévaut et de la voie dans laquelle il s’oriente. Les connaissances et les habitudes des gens, et d’autres facteurs liés au temps, particulièrement le degré de liberté civile et d’égalité existant à l’époque, doivent toujours avoir une grande influence en stimulant et en orientant cet esprit d’entreprise.

Table des illustrations

Titre Dans le royaume de Prusse et le duché de Lituanie
Légende NB : en 1709 et 1710, une épidémie de peste emporta 247733 habitants de ce pays, et en 1736 et 1737 sévirent des épidémies qui, de nouveau, firent obstacle à son accroissement.
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Titre Duché de Poméranie
Légende Dans cet exemple, le nombre d’ habitants paraît avoir presque doublé en cinquante-six ans, aucune épidémie vraiment grave n’ayant jamais interrompu l’accroissement ; mais les trois années qui suivirent immédiatement la dernière période (jusqu’en 1759) furent des années si malsaines que les naissances tombèrent à 10 229 et que les enterrements s’ élevèrent à 15 068.
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Titre Nouvelle-Marche de Brandebourg
Légende Des épidémies sévirent pendant six années, de 1736 à 1741, ce qui freina l’accroissement.
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Titre Duché de Magdebourg
Légende Les années 1738, 1740, 1750 et 1751 furent particulièrement malsaines.
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