Version classiqueVersion mobile

Crise et chuchotements

 | 
Jean-Luc Maurer
, 
Dominique Perrot
, 
Yvonne Preiswerk
, 
et al.

Engrenages

L’évolution dialectique des sociétés industrielles occidentales et leurs crises d’organisation

Gilbert Blardone

Texte intégral

1L’objet de cette communication est de rappeler les fondements socio-culturels, les étapes d’évolution, les mécanismes de fonctionnement des sociétés industrielles d’Occident afin de mieux saisir la nature des tensions, contradictions et crises que leur progression dialectique provoque périodiquement. La dialectique d’évolution de la société industrielle occidentale me conduit à penser que les crises des systèmes industriels, à l’Ouest comme à l’Est, sont avant tout des crises d’organisation.

Les fondements culturels et techniques des sociétés industrielles d’Occident

2Nous rappellerons simplement ici les fondements culturels et techniques des sociétés industrielles occidentales nées de la révolution culturelle du xviiie siècle et des révolutions techniques qu’elle a engendrées au xixe et au xxe siècles.

La Révolution culturelle d’Occident

3A l’origine de la société industrielle occidentale d’aujourd’hui se trouve la révolution culturelle du xviiie siècle.

  • 1 Paul Hazard, La crise de conscience européenne, Tome 1, Paris, Gallimard, 1961, p. 7.

4Entre 1650 et 1750 en France et en Europe la culture — c’est-à-dire non pas seulement le savoir (connaissances) et le savoir-faire —, mais la façon de se situer par rapport au passé, de concevoir le présent et d’envisager l’avenir a brutalement changé. Paul Hazard résume ainsi ce retournement de conception de l’Homme et du Monde :1

« Quel contraste ! quel brusque passage ! la hiérarchie, la discipline, l’ordre que l’autorité se charge d’assurer, les dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu’aimaient les hommes du xviie siècle. Les contraintes, l’autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du xviiie siècle, leurs successeurs immédiats. Les premiers sont chrétiens et les autres antichrétiens ; les premiers croient au Droit divin, et les autres au Droit naturel ; les premiers vivent à l’aise dans une société qui se divise en classes inégales, les seconds ne rêvent qu’égalité. Certes, les fils chicanent volontiers les pères s’imaginant qu’ils vont refaire un monde qui n’attendait qu’eux pour devenir meilleur : mais les remous qui agitent les générations successives ne suffisent pas à expliquer un changement si rapide et si décisif. La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d’un coup, les Français pensent comme Voltaire : c’est une révolution ». Dans les années qui suivent on aurait pu ajouter, les Européens...

5A la recherche essentielle du salut de l’âme s’est substituée la volonté de maîtriser la nature, la quête du bonheur matériel, la course au progrès technique. Avec Rousseau, Voltaire, Diderot, un homme nouveau naît : bon, raisonnable et libre, décidé à conquérir et à maîtriser le monde en s’appuyant sur la raison critique et sur la science, c’est-à-dire sur l’observation du réel en vue de le transformer. De cette révolution culturelle, l’homme occidental entendait bien faire profiter le monde entier.

6La nouvelle culture occidentale présente quatre caractères essentiels. Elle est matérialiste, libérée de Dieu elle se centre sur l’intérêt matériel ; elle est optimiste, l’homme chrétien était avant tout pécheur, l’homme du xviiie siècle est bon, raisonnable, libre, libéré par la science et non plus par Dieu ; elle est individualiste, l’individu seul compte, la société est pour lui une contrainte, l’individu se réalise par la compétition, la concurrence, l’équilibre social devrait naître des affrontements d’intérêts individuels ; elle est conquérante, considérée comme la seule culture susceptible de conduire au bonheur, elle entend faire bénéficier les autres de ses bienfaits et de ses innovations. « L’européo-centrisme » d’aujourd’hui en est le fruit direct.

7Marx au xixe siècle ne remettra pas en cause ces quatre fondements de la culture occidentale. Il remettra en question, uniquement du fait de l’évolution technique, l’individualisme, le rôle central conféré à l’individu seul. Pour lui, les techniques de production devenant collectives, l’organisation sociale et politique doit le devenir aussi. Le socialisme donnera alors sa véritable dimension à l’homme occidental et le libérera du caractère trop étroit, étriqué de l’individualisme et du libéralisme sans changer fondamentalement sa nature matérialiste, scientiste, impérialiste...

8L’homme marxiste, comme l’homme libéral dont il est l’enfant révolté, reste essentiellement occidental par sa culture.

9Cette vision de l’homme et du monde, cette culture occidentale du xviiie et du xixe siècles ont donné naissance à des formes spécifiques d’organisations politiques et sociales :

  • De la philosophie libérale du xviiie siècle sont nés le libéralisme politique et les formes de démocratie parlementaire à l’européenne, le libéralisme économique et l’organisation du libre échange sur le marché mondial...

  • De la philosophie marxiste au xixe siècle sont nés sur le plan politique l’organisation des démocraties populaires à l’Est de l’Europe ; sur le plan économique l’organisation collectiviste centralisée de ces mêmes pays...

  • 2 Modèle : signifie ici présentation simplifiée mais exacte des éléments estimés les plus caractérist (...)

10On constate ainsi une liaison étroite entre le « modèle »2 socio-culturel du xviiie et du xixe siècles et l’organisation économique, politique et sociale de l’Occident à l’Ouest et à l’Est encore aujourd’hui. On découvre aussi les raisons du dynamisme conquérant de la société occidentale hors de ses frontières. Ce dynamisme, ce que l’on appelle son impérialisme, est le résultat de sa vision de l’homme et du monde. Il s’appuie sur le progrès technique engendré par le culte de la raison et de la science associé à l’Ouest depuis le xviiie siècle à la liberté d’entreprendre et à l’Est à une conception internationaliste et militante du socialisme.

Les trois révolutions techniques d’Occident

  • 3 David S. Landes, L’Europe technicienne, Paris, Gallimard, 1975. Révolution industrielle : au sens l (...)
  • 4 Voir note 2.

11La révolution industrielle3 est issue directement de cette révolution culturelle. Elle débute au xviiie siècle en Angleterre et se matérialise par des changements techniques continus. Le rythme des changements ne cesse de s’accélérer provoquant des transformations profondes dans « l’existence de l’homme occidental, dans la nature de sa société et dans sa relation aux autres peuples du monde »4.

12Les temps forts de la révolution industrielle ont été marqués par :

  • La conquête de l’énergie, de la vapeur au nucléaire avec substitution de l’énergie inanimée à la force humaine et animale. C’est la maîtrise de la force.

  • L’invention des machines qui se substituent à l’outil et au talent humain pour former les systèmes cohérents de production articulés entre eux : les branches industrielles. Dans la première phase de la société industrielle le couple homme-machine s’est substitué au couple homme-outil de l’économie agraire et artisanale pour dominer la production. Aujourd’hui, les systèmes de machines automatisés remplacent progressivement l’homme dans le processus de production. Le robot et la machine constituent le nouveau couple du xxie siècle. L’homme s’achemine vers la maîtrise totale des « outils » à travers le couple robot-machine.

  • L’émergence de l’informatique et des ordinateurs ; l’ère de l’informatique dans laquelle nous entrons est celle « du traitement rationnel par machines automatiques — ordinateurs — de l’information considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines techniques, économiques et sociaux ». (Définition de l’Académie française). L’homme conquiert la maîtrise de l’information et de son traitement.

13Depuis le xviiie siècle, l’apparition régulière en Occident d’innovations majeures, leur coexistence et leur perfectionnement dans le temps, leurs retombées en grappes d’innovations secondaires dans tous les domaines d’activité illustrent le caractère permanent de la révolution industrielle. Celle-ci entraîne dans les sociétés occidentales depuis deux siècles des transformations ininterrompues dans les structures techniques, économiques, sociales, politiques et dans les comportements des individus et des groupes.

Dialectique d’évolution de la société industrielle occidentale5

  • 5 Dialectique : le mot est pris ici au sens hégélien d’analyse des contradictions inhérentes au fonct (...)

14Depuis le xviiie siècle, les transformations des structures et des comportements ont engendré des difficultés graves dans l’adaptation dans le temps du modèle et dans les relations progrès techniques-progrès de l’organisation.

Difficultés d’adaptation dans le temps

15Le fonctionnement de la société occidentale, éclairé par la philosophie du bonheur et de l’intérêt matériel, reposant sur la critique permanente des connaissances et la méthode expérimentale, porté par des innovations techniques successives, ne pouvait pas se réaliser sans tensions, contradictions ni crises.

16Depuis deux siècles, les sociétés occidentales qui sont incontestablement des sociétés d’innovation et de créativité sont aussi des sociétés de tensions et de conflits.

17Dès leur origine, elles rencontrent les plus grandes difficultés à organiser leur croissance économique de telle sorte que les augmentations de production induites par les progrès techniques s’articulent correctement avec les améliorations de revenus et leur utilisation en consommation et en épargne indispensables à la poursuite de la croissance. Il y a mauvaise maîtrise de la gestion des quantités de biens et de services produits.

  • 6 François Perroux, L’Economie du xxe siècle, 2ème édition, Paris, PUF, 1966, pp. 123 à 226. Du même (...)

18De même, les sociétés occidentales maîtrisent mal leur développement, c’est-à-dire l’évolution des structures et des comportements économiques, sociaux, politiques, entraînée notamment par la croissance de la production. La relation croissance-développement reste dans ces sociétés une relation largement contradictoire. On constate une mauvaise maîtrise des aspects qualitatifs de la vie sociale et économique6.

19Enfin ces sociétés maîtrisent mal le processus de diffusion des fruits du progrès. En effet les spectaculaires progrès techniques réalisés propagent mal, très lentement et de façon trop inégalitaire, leurs effets dans les diverses couches sociales. La société occidentale n’arrive pas à promouvoir simultanément augmentation du niveau de vie de chacun et de tous (aspects quantitatifs) et amélioration du genre de vie (aspects qualitatifs).

Le décalage progrès technique - progrès de l’organisation

20Ainsi, le fonctionnement de la société occidentale, à travers le temps, est marqué par de graves et de multiples difficultés d’adaptation, voire des contradictions entre progrès matériels et progrès humains.

21La capacité à organiser les changements quantitatifs et qualitatifs induits par les progrès techniques de la révolution industrielle permanente n’a pas été à la hauteur de la capacité d’innovation scientifique et technique. La société occidentale se caractérise depuis le xviiie siècle par un décalage entre sa capacité d’innovations techniques et sa capacité d’organisation sociale.

22Ces contradictions, cette dialectique du progrès technique et du progrès de l’organisation sociale, expliquent l’évolution cahotante des sociétés industrielles d’Occident depuis le xviiie siècle, marquée par des phases d’expansion économique et de bien-être matériel accru, suivies de phases de récessions économiques et sociales. C’est ce que l’on a appelé « les crises ».

« Les crises » des sociétés industrielles d’Occident

La dialectique des crises

23Le rythme saccadé et violemment contrasté d’une phase à l’autre de l’évolution de la société industrielle occidentale résulte directement de son fonctionnement dialectique : les progrès dans l’organisation économique, sociale, politique... ne sont pas parallèles aux progrès dans les techniques. Après chaque grande vague d’innovation technique des contradictions apparaissent entre l’organisation ancienne des structures et des comportements qui demeure en vigueur et l’exigence d’organisations nouvelles adaptées aux problèmes nouveaux posés par les innovations techniques.

24Ces contradictions durables et ces désajustements dans le temps entre progrès des techniques et progrès de l’organisation expliquent les rythmes actuels d’évolution de ce type de société et les crises qui, périodiquement, les secouent.

Signification et portée des « crises »

25L’histoire de la société industrielle occidentale depuis deux siècles illustre cette analyse. Nous retiendrons trois exemples historiques particulièrement significatifs.

26Au xixe siècle, dès le début du machinisme à l’époque du couple homme-machine, le désajustement entre progrès technique et progrès social provoque la naissance et le développement d’un prolétariat misérable dans tous les pays industrialisés d’Occident. On assiste à un décalage de plus en plus profond entre les nouvelles capacités de production mises en place et l’absence d’organisation de la répartition de la richesse et des revenus, du rôle et de la responsabilité de chacun dans la production. Les crises politiques, économiques, sociales du xixe siècle sont la conséquence directe de ces contradictions. Elles ne commenceront à être surmontées qu’à partir du moment où le progrès social s’efforcera d’accompagner le progrès technique et économique, lorsque l’organisation sociale sera à la hauteur de l’organisation technique et lorsque, du même coup, les relations entre la production, la répartition de la richesse et son utilisation seront correctement articulées. On constate cependant que, depuis le xviiie siècle, l’organisation sociale n’a jamais été pensée en même temps que l’organisation technique et économique. Le mieux être social n’est pas le résultat automatique du progrès, il résulte des « conquêtes » sociales, donc des luttes entreprises par les groupes les plus défavorisés de la société industrielle en vue d’améliorer leur situation dans le processus de production et dans la répartition des fruits de la croissance. On n’assiste pas à une évolution coordonnée et cohérente des progrès techniques, économiques et sociaux mais à des luttes de classes destinées à obtenir une meilleure diffusion des fruits de la croissance et du progrès dans l’ensemble de la population.

27De 1929 à 1939, toujours à l’époque du couple homme- machine, la société occidentale est à nouveau en forte crise. Cette fois-ci, le désajustement se manifeste entre l’organisation technique et économique d’une part, l’organisation financière et monétaire d’autre part. Cette dernière est caractérisée par la mauvaise qualité de l’information, l’absence de maîtrise de la spéculation et des politiques inadaptées du crédit entre autres. Aucune solution ne sera vraiment trouvée à ces contradictions avant que n’éclate le conflit mondial de 1939 à 1945. La crise a duré dix ans, elle débouche sur la guerre.

28Depuis 1974, les sociétés industrielles d’Occident sont à nouveau entrées dans une phase de récession économique après l’extraordinaire phase d’expansion (la plus spectaculaire de l’histoire de l’humanité) vécue entre 1945 et 1970.

29Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les sociétés d’Occident sont entrées dans l’ère du couple robot-machine. Elles atteignent un niveau de maîtrise des techniques inégalé jusqu’ici. Dans le domaine de l’énergie, elles savent domestiquer l’atome (mais pas encore sa pollution par les déchets radioactifs). Les systèmes de machines et les robots permettent de débarquer sur la lune et d’aller photographier Vénus sur place. Les systèmes d’armes téléguidées ont montré dans les conflits récents leur mortelle précision. L’informatique permet au cerveau humain de contrôler et de traiter toutes les informations dont il peut avoir besoin et beaucoup d’autres encore. Malheureusement, les performances de l’organisation sont loin d’égaler celles de la technique. La crise à nouveau sanctionne ce décalage. En matière d’organisation, en effet, les sociétés industrielles d’aujourd’hui n’ont pas été capables de maîtriser quatre problèmes : celui des relations entre progrès technique et emploi, celui de l’évolution des coûts de production, celui des échanges extérieurs, celui de la monnaie.

a) Progrès technique — Emplois — Revenus

30Depuis le xixe siècle, les progrès dans les techniques de production ont successivement fait passer, comme nous l’avons dit, la société occidentale du couple homme-outil, caractéristique du monde agro-artisanal, au couple homme-machine de la première phase d’industrialisation (1850-1950). Nous sommes entrés lentement depuis 1950 dans l’ère de l’automation et des robots. C’est la deuxième phase de l’industrialisation, celle qui est caractérisée par le couple robot-machine.

31A chaque fois il a fallu du temps pour trouver ou retrouver des emplois à ceux qui n’étaient pas préparés au progrès des techniques ou que les nouvelles machines venaient de priver de leur ancien emploi. Rappelons-nous, à l’aube du machinisme — la révolte des canuts à Lyon — un peu partout les ouvriers brisaient les nouvelles machines. L’organisation de l’emploi n’a donc jamais été vraiment coordonnée (programmée), avec l’évolution des techniques de production. Toutes les crises de l’emploi dans la première phase d’industrialisation de 1850 à 1950 trouvent leur origine profonde dans le décalage entre la capacité des hommes à progresser en matière technique et à maîtriser ce progrès et leur relative incapacité à adapter les formes d’organisation de l’emploi aux innovations techniques. Aujourd’hui, dans la mesure où l’homme sera de plus en plus remplacé dans le processus de production par le robot et les systèmes automatiques, une nouvelle organisation de l’emploi des hommes doit être mise sur pied. Il ne s’agira plus, comme on tente encore de le faire en allant ainsi directement à contre-courant de l’évolution technique, de trouver une place pour chacun dans le processus de production lui-même. Ce dernier, étant de plus en plus automatisé et robotisé dans toutes les branches de production, accueillera de moins en moins d’hommes. Par contre il en exigera de plus en plus en amont et en aval du processus lui-même afin que soient remplis les nouveaux rôles et fonctions exigés par l’évolution technique. D’autre part, dans la société tout entière, les rôles et les fonctions sociales, aujourd’hui si mal remplis, vont pouvoir accueillir les hommes libérés par le processus de production.

32A cette nouvelle organisation de l’emploi doit correspondre évidemment une nouvelle organisation de la répartition des revenus, c’est-à-dire de la valeur ajoutée par le couple robot-machine. Cette nouvelle répartition devra tenir compte du rôle et de la fonction de chacun aussi bien en amont et en aval du processus de production que dans l’environnement social tout entier. Ceci pose des problèmes d’organisation de la répartition des revenus entièrement nouveaux et non encore étudiés. Or le retour au plein emploi des rôles et des fonctions des hommes dans la société suppose la mise en place simultanée de ces nouveaux types de répartition du revenu et donc des nouveaux critères de répartition.

33Mettre en place ces nouveaux types de répartition suppose en outre une nouvelle organisation des pouvoirs de décision en matière de répartition des revenus. Pour que les tensions sociales ne soient pas exacerbées et que les rôles et les fonctions soient remplis avec conscience et efficacité, il conviendra d’associer étroitement l’ensemble des partenaires sociaux à la création et au fonctionnement de ces nouveaux mécanismes de répartition. Il ne sera plus possible en effet, sans risque de maximiser les tensions et d’abaisser fortement la conscience professionnelle et l’efficacité, de laisser à l’un ou l’autre des partenaires le rôle dominant dans ces nouvelles organisations qu’il s’agisse du capital ou de l’Etat. Les représentants des travailleurs en tant que tels, c’est-à-dire les syndicats y ont évidemment tout naturellement leur place, mais en outre il est indispensable que les représentants de l’ensemble des ménages s’y trouvent aussi. Les ménages en effet sont les utilisateurs des rôles et des fonctions et les pourvoyeurs par leur épargne des moyens d’équipement futurs de la société tout entière. Ils ne peuvent être exclus, comme ils le sont aujourd’hui, des futurs mécanismes de répartition des revenus.

34Ainsi donc la seule évolution des techniques de production vers la robotisation et l’automatisation pose à l’esprit humain au moins trois grands problèmes entièrement nouveaux d’organisation :

  • le problème des nouveaux rôles et fonctions des hommes en amont et en aval du processus de production robotisé et automatisé ainsi que dans la société tout entière.

  • Le problème de l’organisation des nouvelles formes de répartition des revenus, c’est-à-dire de la richesse (valeur ajoutée créée par le couple robot-machine).

  • Le problème de l’organisation des nouveaux pouvoirs de décision dans l’élaboration et le fonctionnement des nouveaux mécanismes de répartition des revenus.

35Il faut s’attendre d’ailleurs à ce que ces trois problèmes d’organisation en fassent surgir de nombreux autres. La sortie de la crise actuelle paraît donc de plus en plus liée à la capacité des hommes à imaginer et à innover en matière d’organisation. Cette capacité à innover devra se retrouver aussi dans les trois autres secteurs où le décalage entre l’évolution économique et l’organisation s’aggrave, notamment depuis 1974, celui des coûts de production, celui des échanges intérieurs et extérieurs, celui de la maîtrise et du rôle de la monnaie.

b) évolution des coûts de production

36Entre 1970 et 1974, notamment en 1973, des modifications importantes sont survenues dans les coûts de production des matières premières et de l’énergie importés par les pays industrialisés et nécessaires au fonctionnement de leurs économies. Ces modifications ont rendu nécessaire une nouvelle organisation de la structure des coûts internes de production. Le poids des consommations intermédiaires et notamment des matières premières et de l’énergie entrant dans les processus de production augmentant, il fallait trouver des compensations dans les autres éléments des prix de revient. La progression régulière et parallèle des revenus du travail et du capital indispensable au maintien de l’activité économique interne et externe pouvait être assurée mais à condition d’agir sur deux autres éléments constitutifs des coûts de production, le prix du crédit d’une part et ses modes de répartition, les charges sociales d’autre part qu’il fallait concevoir à l’intérieur d’un véritable budget social de la nation financé non sur les salaires mais sur les capacités contribuées (revenus nets) de tous les agents, entreprises, ménages, administration.

37Rien n’a été fait dans ces deux domaines. Sinon une tentative de compression des coûts du travail qui devait nécessairement aboutir au marasme dans l’ensemble des économies du monde occidental. L’absence d’imagination sous le couvert de politique d’austérité (ou de rigueur) a conduit à la pire des solutions : l’effondrement des capacités productives des économies industrielles dans un monde encore largement sous-développé qui avait un besoin impérieux d’un système industriel dynamique.

c) Transformation des échanges et du commerce extérieur

38Depuis 1945, le marché mondial a profondément transformé ses structures. C’est aujourd’hui un marché largement dominé par les oligopoles, dénommés aujourd’hui multinationales, c’est-à-dire par quelques grandes firmes face à une multitude d’acheteurs. A cette évolution des structures de production sur le marché mondial n’a répondu aucune organisation des échanges adaptée aux conditions de guerre économique ou d’incertitude résultant des stratégies des oligopoles. On a continué à vouloir appliquer les règles édictées en 1945 dans l’Accord général sur le commerce et les tarifs (GATT). Ces accords conçus pour le monde de l’immédiat après guerre n’ont plus guère de sens dans celui dominé par les oligopoles en 1982. Les règles de la CEE (Communauté économique européenne) conçues pour le monde de 1960 ne sont guère mieux adaptées aujourd’hui. Les déséquilibres profonds des balances des paiements trouvent leur origine dans l’absence de toute organisation d’un marché mondial livré à la guerre économique.

d) L’explosion monétaire

39Enfin, depuis 1960, mais surtout depuis 1970, sous la triple influence de l’affrontement Est-Ouest (facteur politique), des concurrences nouvelles et sauvages entre pays industrialisés anciens et nouveaux, de la politique des prix du pétrole de l’OPEP, les liquidités internationales exprimées en dollars « ont augmenté davantage que depuis Adam et Eve » (R. Triffin). Mesurées en dollars, les réserves monétaires mondiales ont triplé entre 1973 et 1978 passant de 191 milliards à 571 milliards de dollars. Ceci représente un taux annuel de 20. %, beaucoup plus que la croissance du commerce mondial et de la production mondiale en termes réels (c’est-à-dire en monnaie constante une fois l’inflation déduite).

40Le phénomène aurait pu être maîtrisé et ces liquidités nouvelles orientées en priorité vers le développement. Mais là encore l’imagination a manqué et la mise en place d’une nouvelle organisation du système monétaire international en vue du développement n’a pas eu lieu. La spéculation a donc trouvé le champ libre. Elle a frappé aussi bien les monnaies que les facteurs de production, les biens et les services. Grâce à elle, la lutte sans merci des intérêts privés et nationaux s’est déchaînée. Les pouvoirs monétaires se sont structurés autour des centres financiers et des institutions financières dominantes. En 1983, 40 banques dominent le SMI et sont pratiquement maître d’un jeu financier international qui s’exerce sur des liquidités de l’ordre de 2000 milliards de dollars !

41L’inflation et les déséquilibres de balances des paiements qui ont détérioré la situation économique aussi bien dans les pays industrialisés que dans le Tiers Monde ont été les fruits amers de cette absence d’organisation concertée et des nouvelles structures de domination financière qui se sont constituées.

42Ce manque d’imagination dans l’organisation n’a donc permis de faire face à aucun des quatre défis nés dans les années 1960 et dont les effets se sont fait sentir surtout après 1970 : défi du progrès dans les techniques de production, défi dans la structure des coûts de production, défi dans la structure du marché mondial, défi monétaire.

43Il n’est jamais trop tard cependant pour amorcer ce genre de transformation. Le « groupe des 77 » représentant les pays du Tiers Monde nous y invite vivement en ce qui concerne du moins la mise en place d’une nouvelle organisation du marché mondial. C’est tout le sens de la déclaration de 1974 sur le Nouvel ordre économique international. Cependant, tant que le décalage entre l’évolution technique et économique et l’évolution de l’organisation ne sera pas réduit il n’y a guère d’espoir de voir l’Occident maîtriser les nouveaux problèmes qui se posent à lui. Quand l’Occident aura compris que c’est lui qui « fabrique la crise » par son absence d’imagination en matière d’organisation et par les décisions de politique économique et financière à contre-courant de l’évolution technique qu’il s’acharne à prendre à travers ce qu’il appelle des politiques d’austérité, il aura posé la première pierre de la sortie de la crise.

Les stratégies anti-crise

44Les stratégies anti-crise mises en œuvre depuis 1974 sont de deux sortes : soit des stratégies d’adaptation avec une approche macroéconomique et monétaire de la crise, soit des stratégies de dépassement avec une approche sectorielle, économique et sociale de la crise.

Les stratégies d’adaptation : approche macro-économique et monétaire de la crise

  • 7 Gilbert Blardone, Chômage, déficit extérieur, inflation... Comment en sortir ? Paris, Ed. du Cerf, (...)

45Les stratégies anti-crise que nous qualifierons de stratégies d’adaptation sont celles dans lesquelles les règles d’organisation des structures et des comportements des sociétés industrielles en question n’ont pas été changées. On a simplement tenté d’adapter les rythmes d’activité aux difficultés rencontrées, donc essentiellement de les ralentir. La France illustre ce type de stratégies entre 1974 et 1981. Les résultats sont connus. Elles ont conduit à une aggravation de la crise et des trois indicateurs de tension que sont l’inflation, le chômage et le déficit extérieur7.

  • 8 Voir Informations et commentaires, No 31, « Economie Mondiale et Nouvel ordre financier internation (...)

46Entre les pays qui pratiquent ce type de stratégies se développe une solidarité passive chacun coopérant avec l’autre pour la mise en œuvre de politiques dites d’austérité qui ne réduisent aucune tension mais aggravent simplement le ralentissement de l’activité économique et les contradictions internes du système industriel de ces pays. Ces politiques résultent d’une approche macro-économique, c’est-à-dire globale et monétariste des réalités économiques et sociales. Depuis 1974, l’influence du Fonds monétaire international (FMI) sur leur mise en œuvre a été déterminante8.

47La situation depuis 1973 dans les pays industrialisés peut se résumer de la façon suivante :

  • Le déséquilibre initial annonciateur de la crise, dès 1960, a été l’inflation alimentée par la croissance des liquidités internationales en dollars résultant des déficits cumulés chaque année de la balance des paiements des Etats-Unis. Trois causes essentielles à ce déficit : les aides économiques, les aides militaires, les investissements extérieurs. A partir de 1963, l’inflation et l’abondance de dollars ont déchaîné les spéculations sur les monnaies, notamment sur le dollar, conduisant les USA à abandonner (15 août 1971) le Système monétaire international mis en place en 1945 à Bretton-Woods et à passer d’un régime de taux de change fixe à celui des taux de change flottants tout en dévaluant deux fois le dollar (7,89 % le 18.12.71 et 10 % le 12.2.73).

  • Le flottement du dollar a provoqué durant toute l’année 1973 une intense spéculation sur les matières premières qui s’est ajoutée à celle existant déjà sur les monnaies. Les pays producteurs et exportateurs de pétrole (OPEP), lassés de voir leurs réserves en dollars perdre de leur valeur et les prix du pétrole stagner alors que l’inflation était générale dans les pays industrialisés, décident le 23.12.1973 la multiplication par quatre du prix du baril (3 dollars à 12 dollars). Dès 1974, la structure des coûts de production dans les pays industrialisés se trouve profondément modifiée par l’inflation généralisée chez eux, les fluctuations des monnaies et des matières premières, la hausse du prix du pétrole. Les déficits extérieurs de la balance commerciale s’aggravent dans tous les pays industrialisés sauf en Allemagne et au Japon. C’est le deuxième déséquilibre grave de l’activité économique des pays industrialisés, déséquilibre qui s’étend à l’économie mondiale.

  • Pour rétablir leur déficit du commerce extérieur les pays industrialisés ralentissent leur activité économique interne. Un nouveau déséquilibre apparaît : le chômage. En 1970, dans les pays industrialisés de l’OCDE, on comptait 9 millions de chômeurs, ils sont 14 millions en 1978, 29,9 millions en 1982, 32,5 millions en 1984.

48Pour aider à surmonter les trois déséquilibres : inflation, déficit extérieur, chômage, le FMI conseille aux pays industrialisés d’utiliser avant tout l’arme monétaire. Il s’agit selon lui de freiner dans chaque pays la création interne de monnaie considérée comme cause première de l’inflation, de ralentir ainsi l’inflation (hausse des prix) et la demande de consommation intérieure. Le FMI espère par là favoriser la baisse des importations et donc le retour à l’équilibre commercial extérieur. Dans cette situation « assainie », l’orientation de la demande globale vers l’épargne plutôt que vers la consommation devrait relancer l’investissement et celui-ci favoriser la reprise de l’emploi et donc la baisse du chômage. La politique monétaire permettrait ainsi le retour aux équilibres fondamentaux de l’activité économique (prix, commerce extérieur, emploi). Cependant le FMI, craignant que l’action par la monnaie ne se révèle insuffisante, recommande instamment à chaque pays une grande modération dans l’évolution des revenus salariaux de façon à peser sur la demande mais aussi à faciliter la reconstitution des marges de profit des entreprises. Le FMI espère ainsi relancer l’investissement par l’autofinancement. Le chancelier H. Schmidt a résumé cette politique dans une formule célèbre : « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, après dix ans de cette politique, l’après-demain apparaît pour l’emploi toujours aussi éloigné.

Les stratégies de dépassement : approche sectorielle, économique et sociale de la crise

49Un autre type de stratégie a été pratiqué depuis 1974 particulièrement par le Japon mais pas exclusivement par lui. Nous le qualifierons de stratégie de dépassement de la crise. Elle repose sur une analyse des causes réelles et non théoriques des déséquilibres pour chaque pays considéré et veut y porter remède par une organisation économique, sociale, financière adaptée sur le plan intérieur. Sur le plan international elle vise à équilibrer les échanges au niveau des seuls échanges nécessaires à l’activité économique interne. C’est ainsi que le commerce extérieur du Japon ne représente que 10 % de sa production intérieure alors qu’en France il atteint 25 %. Au niveau des seuls échanges nécessaires, les déficits éventuels de commerce extérieur sont évidemment plus faciles à maîtriser. A titre d’exemple, pour la France cela ramènerait le niveau du commerce extérieur de l’ordre de 640 milliards de francs par an actuellement à 300 ou 350 milliards environ. Parallèlement cela exigerait un effort correspondant de production au plan intérieur.

  • 9 Gilbert Blardone, op. cit.

50Les stratégies de dépassement avec leur deux aspects internes et externes ont été jusqu’ici à peine amorcées, sauf peut-être par le Japon9.

51Sur le plan intérieur une approche sectorielle économique et sociale des problèmes de la crise conduirait non plus à agir au niveau des quantités globales (masse monétaire, demande globale de consommation et d’épargne, etc.) mais là où se posent concrètement les problèmes d’organisation mal résolus qui provoquent la crise et ses tensions : inflation, déficit extérieur, chômage.

52L’inflation en effet est actuellement en Europe occidentale et dans les pays industrialisés en général le résultat de trois problèmes d’organisation mal résolus : organisation des coûts de production internes (avec notamment les coûts dus à la mauvaise organisation du crédit et des budgets sociaux des nations) ; organisation des coûts de production externes (absence totale d’organisation en vue de maîtriser les fluctuations de prix sur le marché mondial, ce qui est cependant une revendication majeure du Tiers Monde depuis dix ans) ; organisation du transport et de la distribution dans les pays industrialisés. L’essentiel de la spéculation sur les prix se réalise à ce niveau. Lorsque des pays se sont efforcés d’agir à ces trois niveaux, les résultats ont été souvent spectaculaires, c’est le cas du Japon mais aussi de l’Allemagne et des Etats-Unis.

53Le chômage a été totalement insensible aux politiques macroéconomiques et monétaires. Il s’est révélé largement indépendant de l’évolution de l’inflation. Depuis 1973, que l’inflation s’accélère ou se ralentisse, le chômage s’est accru inexorablement.

54Les mesures prises par l’Administration Reagan aux USA ont freiné l’inflation mais elles ont aggravé le chômage — 11,6 millions de sans emplois, 10,4 % de la population active. Mme Thatcher peut se féliciter d’avoir réduit l’inflation (6,8 % en 1982) et fait remonter la livre sterling, mais elle compte 3,3 millions de chômeurs, 14 % de la population active. L’Allemagne n’a eu que 4,9 % d’inflation mais enregistre 2 223 400 chômeurs en décembre 1982, 9,1 % de la population active. Le nombre des chômeurs a été multiplié par 2,2 en deux ans. En France nous avions, fin novembre 1982, 2 161 700 demandeurs d’emplois, soit 9,3 % de la population active. Le gouvernement socialiste n’a réussi à ralentir le rythme de progression du chômage qu’en prenant des mesures ponctuelles telles que créations d’emplois dans la fonction publique, multiplication des stages d’orientation ou d’adaptation pour les jeunes de 16 à 18 ans, pré-retraites, contrats de solidarité, etc.. Ces mesures, suffisantes pour freiner l’augmentation du chômage, sont incapables, à elles seules, d’inverser la tendance et de ramener le plein emploi.

55Plus personne ne croit aujourd’hui que le ralentissement de l’inflation suffira à relancer l’emploi ; au contraire, l’opinion a compris désormais qu’une victoire sur l’inflation obtenue par une double pression sur les crédits et les revenus et donc par un ralentissement de l’activité économique a pour contrepartie la montée du chômage. Mais les politiques d’austérité ne suffisent pas à expliquer tout le chômage. Deux autres phénomènes vont jouer un rôle décisif dans une augmentation depuis quelques années ; les transformations dans les techniques de production, la domination progressive des marchés extérieurs par quelques grandes firmes, multinationales ou non, américaines, européennes ou asiatiques.

56Dans les années 1950, le sens de l’évolution des techniques de production se précise. Les systèmes de machines remplacent de plus en plus rapidement les hommes à la production. L’automation et la robotisation pénètrent progressivement les diverses branches. « Le travail mort » chasse peu à peu « le travail vivant » du processus de production.

  • 10 François Perroux, op. cit.

57D’autre part, depuis 1950, les échanges internationaux se sont trouvés de plus en plus dominés par des firmes de moins en moins nombreuses et de plus en plus puissantes. Elles ont une caractéristique commune : « Elles organisent toutes à leur profit l’espace au sein duquel elles jouent un rôle moteur et dominant »10. Des pans entiers d’industries nationales classiques se sont effondrés sous leurs coups tandis que les industries nouvelles n’arrivaient même pas à émerger.

58Le chômage dans les pays occidentaux a donc bien aujourd’hui trois dimensions : économique, technique, internationale. Il est le fruit amer de trois erreurs : erreur dans les politiques anti-inflationnistes, erreur dans les politiques de l’emploi, erreur dans les politiques des échanges extérieurs.

59Pour favoriser l’emploi tout en luttant contre l’inflation, c’est la spéculation qu’il faut bloquer, non les revenus et les crédits. Ce sont les charges sociales et fiscales qu’il convient de répartir différemment en créant, parallèlement aux budgets de l’Etat et des collectivités locales, un budget social de la Nation doté de ressources propres fondées sur les capacités contributives de chacun, individus et entreprises. C’est le crédit qu’il faut rendre plus sélectif et plus abondant pour les branches qui en ont le plus besoin, moins cher pour l’investissement, inaccessible aux spéculateurs.

60En matière d’emploi, ce n’est plus dans le processus de production qu’il faut chercher à tout prix à créer des postes de travail. La production sera en effet de plus en plus assurée par les machines et les robots. C’est en amont et en aval, en recensant les rôles et les fonctions nécessaires à l’économie et à la société tout entière, en y orientant les chômeurs, que l’on retrouvera le chemin du plein emploi.

61En matière de lutte contre le déficit extérieur, il est urgent de sortir de l’illusion du libre échange et de ses bienfaits alors que le marché est dominé par les guerres économiques et les coalitions des grands groupes industriels et financiers. Il est temps de créer « ces zones d’échanges organisées » que Fr. Perroux préconisait dès les années 1950 afin d’éviter, grâce à des règles du jeu précises, la concurrence sauvage et le dumping déguisé dans les relations internationales. La CEE aurait pu être une zone de ce type. Mais son évolution de plus en plus libre échangiste l’a privée dans ses relations avec les autres nations de la possibilité de stabiliser le terme de ses échanges, c’est-à-dire les rapports de prix de biens et services importés et exportés. Ceci aurait facilité et régularisé son développement économique interne et lui aurait valu l’estime et la coopération accrue des pays sérieux du Tiers Monde. D’autre part, la CEE ne s’est pas dotée des moyens de pression indispensables pour faire que le développement des firmes internationales ne se fasse pas au détriment de l’emploi dans les nations de la zone.

Une crise d’organisation

62Ce que l’on appelle la crise et ses conséquences les plus spectaculaires : la montée du chômage, l’inflation accélérée, les déficits extérieurs accrus ne sont aujourd’hui que les conséquences de l’incapacité des pays industrialisés à maîtriser par une organisation adaptée les transformations survenues depuis 1950 — aggravées depuis 1974 — dans l’évolution des techniques de production, la structure des prix de revient, les échanges extérieurs et la monnaie. Tant que durera le décalage entre évolution technique et économique d’une part, capacité d’organisation d’autre part, la crise et le chômage persisteront.

63Nous vivons depuis dix ans une nouvelle crise d’organisation dans les sociétés industrielles d’Occident. Leur position dominante dans l’économie mondiale entraîne nécessairement la propagation des effets de cette crise dans le reste du monde.

64Sur le plan intérieur, la sortie de la crise suppose que, parmi les nations industrielles, une ou plusieurs d’entre elles, consciente de ces problèmes, s’attache à mettre en place dans son espace économique propre les types d’organisation adaptés aux quatre déséquilibres économiques majeurs de ce temps : le chômage, l’inflation et la spéculation, les échanges extérieurs, la monnaie.

65La réalisation de cette organisation nouvelle passe nécessairement par une approche réaliste, c’est-à-dire sectorielle, économique, sociale et financière de ces questions et non plus par une approche idéologique et dogmatique.

  • 11 Albert Tévoedjré, La pauvreté richesse des peuples, Ed. Ouvrières, Economie et humanisme, Paris, 19 (...)

66Sur le plan extérieur, la sortie de la crise suppose une prise de conscience des solidarités et des complémentarités11 entre pays appartenant déjà à des réseaux d’échanges réciproques (l’Europe, le bassin méditerranéen, l’Afrique noire, certains pays d’Asie et d’Amérique latine particulièrement liés à l’Europe, etc.). Il faut aussi que ces pays soient intéressés par une politique effective de sortie de la crise et prêts à faire l’effort d’organisation interne indispensable.

67Ces réseaux d’échanges sont actuellement réciproques mais pas — ou insuffisamment — organisés (notamment entre les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique — ACP — membres des Accords de Lomé signés avec la CEE). Il s’agit de mettre en place entre ces pays une organisation des productions et des échanges extérieurs complémentaires de l’organisation intérieure dont les objectifs pourraient être ceux inscrits dans la déclaration du 1er Mai 1974 sur le Nouvel ordre économique international (NOEI).

  • 12 François Perroux, op. cit.

68La sortie de la crise ne résultera pas du jeu des échanges sur le marché mondial couplé à des politiques restrictives de rigueur ou d’austérité à l’intérieur des nations. Elle ne peut venir que d’un effort d’organisation interne à chaque Nation intéressée et de la création, sur le plan extérieur, entre ces Nations, de véritables « zones d’échanges organisés »12 en fonction du plein développement des ressources et des hommes.

Notes

1 Paul Hazard, La crise de conscience européenne, Tome 1, Paris, Gallimard, 1961, p. 7.

2 Modèle : signifie ici présentation simplifiée mais exacte des éléments estimés les plus caractéristiques d’une société ainsi que des relations existant entre ces éléments. Les éléments d’un modèle ne sont pas donnés une fois pour toutes mais sélectionnés en fonction des aspects étudiés et des problèmes posés. Modèle ne signifie donc pas ici « ce qui sert ou doit servir d’objet d’imitation pour faire ou reproduire quelque chose ». (Définition générale donnée par P. Robert dans Dictionnaire de la langue française, Paris, Ed. Le Robert, 1981, p. 1211).

3 David S. Landes, L’Europe technicienne, Paris, Gallimard, 1975. Révolution industrielle : au sens le plus large, la révolution industrielle désigne « l’ensemble d’innovations techniques, qui, en substituant des machines à l’habileté humaine et une énergie inanimée à la force humaine et animale provoque un passage de l’artisanat à l’industrie et ce faisant donne naissance à une économie moderne. En ce sens, la révolution industrielle a déjà transformé un certain nombre de pays, quoiqu’à un degré inégal ; d’autres sociétés sont dans les douleurs du changement ; d’autres enfin attendent encore leur tour », op. cit., p. 9.
Entendue ainsi on peut dire que la révolution industrielle est permanente, les innovations s’enchaînent les unes les autres en se succédant. La révolution industrielle se caractérise donc par un processus de longue durée qui a commencé au xviiie siècle en Angleterre pour s’étendre à l’Europe et toucher peu à peu le monde entier. L’Angleterre du xviiie siècle est en effet le premier exemple historique « d’une rupture avec une économie agraire et artisanale et d’un passage à une économie dominée par l’industrie et la fabrication mécanique ». Ibidem.

4 Voir note 2.

5 Dialectique : le mot est pris ici au sens hégélien d’analyse des contradictions inhérentes au fonctionnement du modèle de société observé.

6 François Perroux, L’Economie du xxe siècle, 2ème édition, Paris, PUF, 1966, pp. 123 à 226. Du même auteur : Dialogue des monopoles et des nations, Grenoble, PUG, 1982, p. 265 à 385. Voir aussi : Pour une philosophie du nouveau développement, Paris, Presses de l’UNESCO, Aubier, 1981.

7 Gilbert Blardone, Chômage, déficit extérieur, inflation... Comment en sortir ? Paris, Ed. du Cerf, 1981, p. 26 et ss. Voir aussi chapitre V, « La Japonite ». Du même auteur : Progrès économique dans le Tiers Monde : environnement socio-politique, croissance et urbanisation, Paris, Librairie économique et sociale.

8 Voir Informations et commentaires, No 31, « Economie Mondiale et Nouvel ordre financier international » ainsi que le No 39/40, « Développement mondial, perspectives 2000 », Centre CJN, 31, place Bellecour, 69002 Lyon.

9 Gilbert Blardone, op. cit.

10 François Perroux, op. cit.

11 Albert Tévoedjré, La pauvreté richesse des peuples, Ed. Ouvrières, Economie et humanisme, Paris, 1978. Du même auteur : Vers des contrats de solidarité, Travail et société, juillet-octobre 1976, pp. 183-190, IIES, BP, 1211 Genève 22, Suisse.

12 François Perroux, op. cit.

Auteur

Institut des sciences sociales appliquées, Lyon ; Institut universitaire d’études du développement, Genève ; Directeur de la Revue Croissance des jeunes nations, Paris.

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.

Acheter

Volume papier

amazon.fr
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search