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Finances publiques en temps de guerre, 1914-1918

 | 
Florence Descamps
, 
Laure Quennouëlle-Corre

Le ministère des Finances de Prusse dans la Première Guerre mondiale : approche à partir des personnels

Marie-Benedicte Vincent

Testo integrale

  • 1  Georg Michaelis, sous-secrétaire d’État du ministère des Finances de Prusse (1909-1917), puis chan (...)

« Le ministère prussien des Finances était dans l’ordre étatique ancien la colonne vertébrale de l’administration prussienne1. »

Introduction

  • 2Hans-Peter Ullmann, Staat und Schulden. Öffentliche Finanzen in Deutschland seit dem 18. Jahrhunde (...)

1Dans son histoire longue des finances publiques en Allemagne, Hans-Peter Ullmann distingue trois étapes2. La première est celle des débuts de l’État fiscal moderne aux xvie et xviie siècles, avec le développement des impôts sur la consommation complétant les ressources issues de l’administration des domaines : c’est « l’État domanial » (Domänenstaat). L’évolution vers « l’État fiscal » (Steuerstaat) a lieu au début du xixe siècle, après les guerres révolutionnaires et napoléoniennes qui imposent aux États allemands de trouver des réponses à la grave crise financière provoquée par la guerre et l’occupation française, d’où la centralisation des finances et la création d’administrations pour gérer la dette. Le passage à la troisième étape, celle de « l’État interventionniste » a lieu au tournant du xxe siècle, quand la hausse des dépenses publiques impose la création de l’impôt sur le revenu (en 1891 en Prusse) et d’autres impôts liés à l’économie, comme l’impôt sur les bénéfices (Umsatzsteuer). Les finances de l’État servent d’instruments à une politique économique et sociale publique. Ullmann parle ce propos de fiscal state. La Première Guerre mondiale ne constitue pas une césure en tant que telle dans ce modèle interprétatif, mais se situe dans le prolongement de la troisième phase.

  • 3  Sur ces questions, voir Peter-Hans Christian Witt, Die Finanzpolitik des Deutschen Reiches von 190 (...)

2Les questions financières sont intéressantes, au-delà de leur aspect économique, pour ce qu’elles disent de l’évolution institutionnelle de l’Allemagne. En effet, la problématique est plus complexe qu’en France à cause de la structure fédérale de l’Empire allemand. L’équilibre entre le Reich et les États fédérés place depuis 1871 les États en position dominante par rapport à l’instance fédérale3. Le Reich ne dispose en ressources propres que du revenu des douanes, des impôts sur la consommation (sel, tabac, bière, sucre, vin) et du revenu des postes et du télégraphe. Pour équilibrer son budget, il dépend des contributions (Matrikularbeiträge) que lui allouent les États fédérés. Il n’y a d’ailleurs pas de ministère des Finances du Reich entre 1871 et 1918, mais seulement un bureau du Trésor du Reich (Reichsschatzamt) créé en 1879, soit près de dix ans après la fondation de l’Empire, qui n’est pas assis sur une administration territoriale : 95 fonctionnaires seulement y travaillent en 1913, dont 24 hauts fonctionnaires. Cette faiblesse de l’instance financière fédérale s’explique par l’importance institutionnelle des ministères des Finances des États fédérés et, au premier chef, de la Prusse. Le ministre des Finances de Prusse est un personnage très important (August Lentze, ancien maire de Magdebourg, occupe cette fonction de 1910 à 1917, puis Oskar Hergt d’août 1917 à novembre 1918). Le ministre jouit d’une position privilégiée au sein du gouvernement prussien (Staatsministerium), car il peut s’opposer à un vote majoritaire des ministres et faire directement appel au roi (direktes Interpallationsrecht) sans passer par le Premier ministre (Ministerpräsident). Dans l’immédiat avant-guerre, les relations financières entre le Reich et la Prusse sont très difficiles, comme en témoigne l’échec de la réforme fiscale souhaitée par le chancelier von Bülow, qui voulait fédéraliser l’impôt sur les successions, ce qui a conduit à sa démission après le vote du Reichstag du 10 juillet 1909. Le Reich n’a donc pas obtenu avant 1914 de nouvelles ressources fiscales. Le tournant a lieu après la Première Guerre mondiale, quand le passage de l’Empire à la République de Weimar s’accompagne d’un changement structurel des finances publiques : avec la réforme de Matthias Erzberger en 1919-1920, le fédéralisme des finances cède la place à la centralisation qui avait échoué sous l’Empire.

  • 4  Hans-Peter Ullmann, « Kriegswirtschaft », in Gerhard Hirschfeldd, Gerd Krumeich, Irina Renz, Ferdi (...)

3Ce contexte structurel explique que Karl Helfferich, à la tête du Reichsschatzamt depuis février 1915, choisisse de financer la guerre par un accroissement de la dette et seulement marginalement par une hausse des impôts (celle-ci est considérée comme impopulaire et susceptible de remettre en cause l’Union sacrée ou Burgfrieden). L’Allemagne finance ainsi 17 % de ses dépenses de guerre avec l’impôt. Notons que pour la France, le pourcentage est de 15 % et, pour la Grande-Bretagne, de 26 %4. Il faut observer par ailleurs l’absence de mesures fiscales avant 1916. À cette date, les impôts existants sont étendus : il s’agit de l’impôt sur les profits de guerre, de la hausse des prix du timbre et des frais de poste, de l’élévation de l’impôt sur le tabac et de la création, en 1917, d’une taxe prélevée par le Reich sur la consommation de charbon. Ceci ne constitue pas une réforme fiscale de grande ampleur. La principale voie de financement de la guerre repose sur les emprunts de guerre à l’intérieur (neuf ont été souscrits), l’État comptant sur d’ultérieures réparations de guerre pour leur remboursement. Dès lors, la dette publique en Allemagne passe de 0,6 milliard de marks en 1914 à 156 milliards en 1918.

  • 5Hans Hattenhauer, Geschichte des deutschen Beamtentums, Cologne, C. Heymann, 1993.
  • 6Gerhard Hirschfeld, Gerd Krumeich, Irina Renz, Ferdinand Schöningh (dir.), Enzyklopädie Erster Wel (...)
  • 7H. P. Ullmann, Staat und Schulden, op. cit., p. 7-17.
  • 8Jürgen H. Kocka, Klassengesellschaft im Krieg. Deutsche Sozialgeschichte 1914-1918, Francfort/Main (...)
  • 9  Sur ces questions, voir la mise en perspective du cas allemand par Stig Förster, « Civil-military (...)

4Si l’aspect financier de la guerre a donné lieu à des travaux historiques à une échelle macroéconomique, il règne étonnamment un vide historiographique concernant les fonctionnaires allemands durant la Première Guerre mondiale. Pourtant, l’Allemagne compte en 1900 1,2 million de fonctionnaires (en incluant, outre les fonctionnaires de la justice et de l’administration, les enseignants, les ecclésiastiques, les officiers, les postiers et les cheminots) et la part des familles de fonctionnaires représente à cette date 4 % de la population allemande. Ainsi, par exemple, dans sa grande synthèse sur l’histoire des fonctionnaires allemands5, Hans Hattenhauer passe du chapitre sur le xixe siècle au chapitre sur la République de Weimar sans que la guerre ne soit traitée en tant que telle. De même, force est de constater l’absence d’article sur les fonctionnaires dans l’Enzyklopädie Erster Weltkrieg parue en 20036. De manière plus générale, Hartmut Berghoff et Till van Rahden, qui rédigent l’introduction du recueil des articles écrits par Ullmann, notent qu’une histoire sociale et culturelle des finances publiques allemandes reste à écrire, car le regard surplombant et macroéconomique domine l’historiographie7. Or L’État est indéniablement devenu pluriel lors de la Première Guerre mondiale. C’est la constatation que livre Jürgen Kocka dans son histoire sociale de la Première Guerre mondiale8. Derrière le vocable Staat se profile un ensemble complexe d’institutions : en plus des administrations et des gouvernements des différents États fédérés et du Reich, il faut inclure les administrations des communes et de l’armée. Selon Kocka, l’État n’est plus un instrument de pouvoir entre les mains de la classe dirigeante comme il avait pu l’être avant 1914, du fait des multiples acteurs qu’il implique. Quant aux fonctionnaires en charge des finances pendant la guerre, se posent d’une part la question du rapport entre le ministère prussien et les instances anciennes et nouvelles créées au niveau du Reich pour l’organisation de l’économie de guerre et, d’autre part, celle du rapport avec les militaires, surtout après le tournant d’août 1916, quand le haut commandement entend diriger la mobilisation civile et militaire du pays (sans parvenir cependant à instaurer de véritable dictature militaire)9.

  • 10  Marie-Bénédicte Vincent, Serviteurs de l’État, les élites administratives en Prusse 1871-1933, Par (...)

5La présente contribution se fonde sur des « dossiers individuels » (Personal-akten) de fonctionnaires du ministère des Finances de Prusse conservés aux archives de Prusse à Berlin. Nous avons prélevé, au sein d’un échantillon de plus de 350 fonctionnaires de l’administration prussienne étudiés lors de notre thèse10, 35 dossiers d’agents du ministère des Finances de Prusse. C’est donc une petite enquête prosopographique qui est présentée ici, étant entendu que l’intérêt de celle-ci ne réside pas dans des résultats statistiques (pour ceux-ci, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse), mais plutôt dans une lecture qualitative des dossiers abordant les questions relatives à la guerre.

I. La mobilisation du personnel ministériel dans la guerre

A. L’organisation du ministère des Finances de Prusse

  • 11Handbuch über den Königlich Preussischen Hof und Staat für das Jahr 1905, Berlin, Decker, 1904.

6Le ministère des Finances fait partie des dix ministères composant l’administration centrale prussienne. Depuis qu’il a perdu, en 1878, l’administration des domaines et des forêts, le ministère est organisé en trois grandes directions. La situation en 1904, reconstituée d’après l’annuaire Handbuch über den Königlich Preussischen Hof und Staat für das Jahr 190511, n’a pas beaucoup changé en 1914. Au sommet de la hiérarchie ministérielle des Finances se trouvent le sous-secrétaire d’État (Unterstaatssekretär) et un bureau central composé de 3 fonctionnaires. En dessous, une première direction, celle du Budget (Abteilung für das Etats– und Kassenwesen), est dirigée par un directeur et compte 14 conseillers ministériels (vortragende Räte), 3 auxiliaires juristes (Assessoren) et un personnel de bureau composé de 20 comptables (Rechnungsräte) et 6 secrétaires (Kanzleiräte). Une deuxième direction, celle des « Impôts directs » (Verwaltung der direkten Steuern), comprend 1 directeur et 1 inspecteur général du fisc, 7 conseillers ministériels, 11 comptables et 6 secrétaires. La troisième direction, des « Impôts indirects et des Douanes » (Verwaltung der indirekten Steuern und Zölle), emploie 1 directeur, 7 conseillers ministériels, 1 auxiliaire, 17 comptables, et 10 secrétaires. Le ministère comprend par ailleurs d’une part la Caisse générale de l’État (General-Staatskasse), gérée par 1 curateur et 11 comptables et caissiers, et d’autre part un service de comptabilité (Haupt-buchhalterei) dirigé par 1 chef et 3 comptables. Enfin, dépendent du ministère la Banque de l’État de Prusse (Seehandlungsgesellschaft, qui devient la Preussische Staatsbank en 1918) – il s’agit d’une entreprise d’État créée en 1772 pour appuyer le commerce extérieur de la Prusse et qui a évolué comme banque au xixe siècle ; elle est présidée par Adolf von Dombois de 1909 à 1924 –, le service d’Administration de la dette (Hauptverwaltung der Staatsschulden) et la Caisse coopérative centrale (Zentralgenossenschaftskasse), créée en 1895 à Berlin pour soutenir le crédit mutuel (elle devient en 1921 la Deutsche Genossenschafts­hypothekenbank).

  • 12Chiffres tirés du Handbuch über den Königlich Preussischen Hof und Staat für das Jahr 1905, op cit

7Si l’on reste dans le périmètre strict du ministère, on note donc que celui-ci est administré avec de petits effectifs : au total 130 fonctionnaires en 1904 (tous grades confondus), comme le montre le tableau 112. La titulature des fonctionnaires a été fixée par une ordonnance prussienne du 7 février 1817. Les hauts fonctionnaires ministériels sont classés en trois groupes de « conseillers des finances », qui sont, par ordre hiérarchique décroissant, les « conseillers supérieurs privés réels » (Wirkliche Geheime Oberfinanzräte), les « conseillers supérieurs privés » (Geheime Oberfinanzräte) et les « conseillers privés » (Geheime Finanzräte). Il circule beaucoup de plaisanteries savoureuses du temps de la monarchie sur cette titulature ronflante, et notamment de plaisants jeux de mots sur le terme Geheim, traduit en français par « privé », mais qui signifie aussi en allemand « secret ». En dehors de ces trois groupes, tous les autres fonctionnaires sont subalternes, classés dans l’ordonnance de 1817 au sommet des quatre groupes de fonctionnaires subalternes de Prusse. Cette ordonnance distingue en effet premièrement les subalternes ministériels (expedierende Sekretäre, Kalkulatoren, Registratoren, Kontrolleure, Rendanten, Vorsteher der Kanzlei), deuxièmement les référendaires (Referendare), qui sont des juristes titulaires du premier examen d’État, troisièmement les subalternes de l’administration provinciale et les secrétaires de chancellerie des ministères (Kanzleisekretäre), et quatrièmement les secrétaires de chancellerie de l’administration provinciale.

Tableau 1. Répartition, au ministère des Finances de Prusse, des hauts fonctionnaires et fonctionnaires subalternes

Hauts fonctionnaires

Petits et moyens fonctionnaires

Nombre total de fonctionnaires

Bureau central      

2

3

5

Direction du Budget      

18

26

44

Direction des Impôts directs      

9

17

26

Direction des Impôts indirects et des Douanes      

9

30

39

Caisse générale de l’État      

1

11

12

Comptabilité générale      

0

4

4

Total      

39

91

130

  • 13H. Hattenhauer, Geschichte des deutschen Beamtentums, op cit., p. 278.
  • 14Chiffres tirés de Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch, vol. 2 : Materialen zur Statistik des Kaisser (...)

8Cette division en deux grands groupes de fonctionnaires depuis 1817 instaure une barrière infranchissable entre les agents (il n’existe pas de promotion possible vers les corps de hauts fonctionnaires pour qui ne possède pas de formation universitaire). Ainsi, au ministère prussien des Finances, les 39 hauts fonctionnaires en 1904 représentent 30 % du personnel total et les 91 fonctionnaires subalternes 70 %. Or, en 1900, pour toute l’Allemagne, on compte, pour 390 000 fonctionnaires dans la justice et l’administration, 55 000 hauts fonctionnaires (14 % du total), 257 000 fonctionnaires moyens (66 %) et 77 000 petits fonctionnaires (20 %)13. On voit ici que le ministère prussien des Finances n’est pas représentatif du rapport de forces entre les divers grades de fonctionnaires en Allemagne, car la part des hauts fonctionnaires y est particulièrement importante. Le tableau 2 donne l’éventail des traitements de fonctionnaires ministériels en Prusse avant la guerre14.

Tableau 2. Traitements mensuels des fonctionnaires ministériels en Prusse en 1910 (en marks)

Salaire de début de carrière

Salaire de fin de carrière

Ministre      

36 000 + logement de fonction

Sous-secrétaire d’État      

20 000 + 2 100 (prime de logement)

Directeurs ministériels      

14 000 + 2 100

17 000 + 2 100

Conseillers ministériels      

(Vortragende Räte)

7 000 + 1 680

11 500 + 1 680

Fonctionnaires subalternes      

(Expedierenden, Kalkulatoren, Registratoren, Rendanten, Kanzleidirektoren)

3 000 + 1 300

6 600 + 1 300

Secrétaires de chancellerie      

(Kanzleisekretäre)      

1 800 + 400

4 000 + 800

Petits fonctionnaires      

(Botenmeister, Kastellane, Kanzleidiener, untere Beamte)

1 400 + 480

2 000 + 480

B. Remédier à la pénurie de personnels en guerre

  • 15Hans Fenske, « Verwaltung im Ersten Weltkrieg » (chapitre XIII) in Kurt G.A. Jeserich, Hans Pohl, (...)
  • 16  H. Fenske, art. cité. Fenske note qu’entre 1914 et 1920 le nombre de fonctionnaires des Länder et (...)

9En Allemagne, quasiment un fonctionnaire sur deux a été mobilisé pendant la Première Guerre mondiale15 : les administrations ont dû faire face à la pénurie de personnel et embaucher des agents temporairement (et pas toujours avec le statut de fonctionnaire titulaire). Mais, selon l’historien Hans Fenske, il est très difficile de quantifier précisément l’accroissement du personnel en guerre du fait des multiples statuts des agents (employés, fonctionnaires, retraités)16. Le petit échantillon considéré ici permet d’examiner les flux de sortie et d’entrée au ministère des Finances de Prusse.

  • 17  Geheimes Staatsarchiv Preussischer Kulturbesitz, Finanzministerium (désormais GStA PK) I Rep 151 H (...)
  • 18GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2143.

10Pour les « sorties » du ministère entre 1914 et 1918, il faut distinguer les fonctionnaires mobilisés et les fonctionnaires affectés dans d’autres administrations. Relèvent de la première catégorie à la fois des agents envoyés au front comme combattants et ceux affectés dans l’administration des territoires occupés (Belgique, Nord-Pas-de-Calais, Roumanie, et des parties importantes de la Russie comme la Pologne du Congrès, la Lituanie ou le Kurland). On peut citer l’exemple de Werner Zachariae17, qui illustre la concurrence entre ces deux types de mobilisation. Né en 1885, ce juriste, entré comme assesseur au ministère en 1913, a 29 ans en 1914. Mobilisé au front comme lieutenant de réserve, il est blessé. Le chancelier Bethmann-Hollweg demande alors au ministre de la Guerre, le 5 novembre 1915, à ce que Zachariae soit envoyé dans l’administration civile de la Pologne à Varsovie pour s’occuper de questions financières, mais le ministre de la Guerre refuse, le 18 novembre 1915, de le libérer en arguant du rétablissement de la santé de Zachariae et du manque d’officiers en activité. Zachariae termine la guerre comme Oberleutnant, décoré de la croix de fer première et deuxième classes. La seconde catégorie de « sorties » correspond aux agents affectés lors de la guerre dans une administration du Reich (et non plus de Prusse). Ainsi, Walter Ebenau, né en 187318 et fonctionnaire subalterne, était entré en 1905 au ministère des Finances de Prusse, où il avait atteint le titre de comptable (Rechnungsrat) en 1911. Il est affecté le 6 mars 1915 dans l’administration du Reich, au bureau qui régule l’approvisionnement en céréales (avec une rémunération spéciale). Après la guerre, il retourne au ministère des Finances de Prusse, où il est nommé secrétaire ministériel en 1921. Son cas illustre le dualisme entre la Prusse et le Reich, sur lequel nous reviendrons plus en détail.

  • 19GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2296-2305.
  • 20GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2794-2795.
  • 21GStA PK, I Rep 151 HB, nº 1888-18898

11Si l’on considère maintenant les « entrées » au ministère des Finances de Prusse pendant la guerre, il faut distinguer trois cas. Le premier correspond au rappel des fonctionnaires retraités, par exemple Adolf Groedecke19, né en 1860 et qui a commencé à travailler au ministère en 1900. Ce haut fonctionnaire a pris précocement sa retraite en 1911 (à 51 ans), après avoir atteint le grade de Wirklicher Geheimer Oberfinanzrat. Il est rappelé le 1er décembre 1914 au ministère et réemployé avec un contrat de droit privé et une rémunération mensuelle de 600 marks, à laquelle s’ajoute une aide de 4 000 marks en avril 1917 pour couvrir ses frais de logement et de couvert à Berlin (Groedecke habite Munich). Son contrat prend fin en août 1917 sur la base d’un certificat médical. Un deuxième cas renvoie aux fonctionnaires démobilisés après une blessure de guerre. Par exemple, Johann Paulus20, né en 1878, est un petit fonctionnaire de la chancellerie du ministère depuis 1912 (il obtient en juillet 1914 le titre de Geheimer Kanzleisekretär). Il est mobilisé, mais libéré en décembre 1916 suite à une blessure de guerre et un séjour à l’hôpital de Berlin. Dans son dossier personnel figure une lettre de son chef de bureau, envoyée le 10 février 1917 au sous-secrétaire d’État, indiquant que Paulus n’arrive plus à écrire ou à taper assez vite à la machine (son pensum quotidien doit être diminué en conséquence). Le troisième et dernier cas est celui des fonctionnaires en bonne santé mais libérés de leurs obligations militaires pour les besoins de l’administration : ainsi, le juriste Richard Bank21, né en 1867 et arrivé au ministère des Finances de Prusse comme auxiliaire (Hilfsarbeiter) en 1913. Il est nommé cette même année fonctionnaire ministériel et mobilisé en 1914. Ce haut fonctionnaire est décoré de la croix de fer seconde classe en 1914, puis première classe en 1917, avant d’être « libéré » de ses obligations militaires suite à une lettre du ministre des Finances au ministre de la Guerre Groener le 20 juin 1917, qui fait état du « manque de fonctionnaires » à l’arrière. Apparaît ici la rivalité entre l’armée et l’administration face à la pénurie d’hommes, problème récurrent dans la seconde moitié de la guerre. L’avantage de la source étudiée est que les dossiers personnels fournissent par ailleurs un éclairage (quoique parcellaire) sur le quotidien du ministère des Finances dans le contexte du manque d’agents.

II. L’impact de la guerre dans les trajectoires professionnelles

  • 22GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2544.

12La guerre représente un accroissement du travail quotidien : c’est dit explicitement dans plusieurs dossiers personnels d’agents, par exemple dans celui du comptable (Buchhalter) Hugo Jost22, qui travaille depuis 1907 à la Zentralgenossenschaftskasse : dans une lettre du président de la Caisse au ministre des Finances de Prusse, le 24 novembre 1915, il est mentionné « l’accroissement permanent de l’étendue des tâches » à effectuer et « l’extension du pensum quotidien pour les membres du directoire ». On peut donc se demander en quoi la guerre à l’arrière a représenté une opportunité professionnelle pour ceux qui ont su démontrer leur capacité de travail.

A. La guerre fut-elle un accélérateur de carrières ?

13Pour répondre à cette question difficile, il faut comparer les carrières effectuées entre 1914 et 1918 avec celles d’un échantillon témoin de fonctionnaires ayant terminé leur carrière avant la guerre. La comparaison du tableau 3 porte uniquement sur des hauts fonctionnaires. On voit que le titre de « conseiller privé des finances » (Geheimer Finanzrat und vortragender Rat) est atteint dans l’avant-guerre entre 39 et 42 ans, le titre de « conseiller supérieur privé des finances » (Geheimer Oberfinanzrat) entre 43 et 46 ans, et le titre de « conseiller supérieur réel privé des finances » (Wirklicher Geheimer Oberfinanzrat) entre 54 et 58 ans. Ces âges fournissent un étalon pour mesurer l’éventuelle rapidité des carrières ministérielles pendant la Première Guerre mondiale.

  • 23GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2495-2499.
  • 24GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2410-2417.
  • 25GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2327-2332.
  • 26GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2157-2165.

Tableau 3. Carrières de hauts fonctionnaires du ministère des Finances de Prusse avant 191423242526

Hummel, Hugo23

Heller, August24

Grandke, Otto25

Enke, Ludwig26

Naissance            

    1848    

    1847    

    1835    

    1855    

1er examen juridique

1872

(24 ans)

1870

(23 ans)

1858

(23 ans)

1880

(25 ans)

2d examen juridique

1877

(29 ans)

1875

(28 ans)

1863

(28 ans)

1884

(29 ans)

Entrée au ministère des Finances

1890

(42 ans)

1887

(40 ans)

1874

(39 ans)

1897

(42 ans)

Geheimer Finanzrat und vortragender Rat

1890

(42 ans)

1887

(40 ans)

1874

(39 ans)

1897

(42 ans)

Geheimer Oberfinanzrat

1894

(46 ans)

1890

(43 ans)

1879

(44 ans)

1901

(46 ans)

Wirklicher Geheimer Oberfinanzrat

1906

(58 ans)

1901

(54 ans)

1892

(57 ans)

Mort

1913

(65 ans)

1903

(56 ans)

?

1904

(47 ans)

  • 27GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2585.
  • 28GStA PK, I Rep 151 HB, nº 3029-3033.
  • 29GStA PK, I Rep 151 HB, nº 3078-3085.

14L’étude des carrières dans le petit échantillon prosopographique considéré ici montre que c’est moins la guerre en tant que telle qui représente une accélération de carrière ministérielle que son issue. Ce résultat peut être illustré à travers la trajectoire de Franz Hermann Kissler27 : né en 1882, ce haut fonctionnaire travaille depuis octobre 1916 comme assesseur à la banque d’État prussienne appelée Seehandlung. Il est nommé Geheimer Finanzrat en 1919 à 37 ans, ce qui est jeune par rapport à l’âge moyen d’obtention de ce grade avant la guerre (qui se situait entre 39 et 42 ans). Kissler a bénéficié d’une évaluation très positive de son travail adressée par le président de la Seehandlung au ministre des Finances de Prusse le 8 mars 1919 : « Son zèle infatigable au travail et ses grandes capacités n’ont pas peu contribué à ce que l’accroissement colossal des dossiers pendant la guerre puisse être traité correctement en dépit de la réduction des effectifs en hauts fonctionnaires ». Donnons un deuxième exemple, celui de Georg Weyhe28 : ce haut fonctionnaire est recruté comme conseiller ministériel (Geheimer Finanzrat und vortragender Rat) en 1910 à 39 ans et reçoit en novembre 1914 une promotion précoce comme Geheimer Oberfinanzrat, à l’âge de 43 ans (ce qui correspond au bas de la fourchette pour les moyennes calculées sous l’Empire). Mobilisé, il est affecté dans les troupes d’occupation en Belgique, puis dans le nord de la France, jusqu’à sa démobilisation en février 1917. Il atteint en 1921 (soit à 50 ans) le poste de directeur ministériel et dirige la direction du Personnel et des Traitements : une telle promotion à cet âge n’aurait pas été possible avant-guerre. L’après-1918 a donc vu l’accession de jeunes hauts fonctionnaires à d’importants postes ministériels, tel Werner Zachariae29, précédemment cité, promu « conseiller » (Regierungsrat) en 1919 à 34 ans, puis « conseiller ministériel » (Ministerialrat) en 1920 à 35 ans, et directeur ministériel en 1925 à 40 ans.

B. Une évolution socio-économique des profils pendant la guerre ?

  • 30GStA PK, I Rep 151 HB nº 2186-2194.

15La guerre a-t-elle donné lieu à une évolution des profils socio-économiques des fonctionnaires du ministère des Finances de Prusse (dans le sens d’une diversification compte tenu de la pénurie d’agents) ? La réponse est plutôt non. Les profils de fonctionnaires ou autres agents recrutés temporairement restent très classiques pendant la Première Guerre mondiale. C’est la République de Weimar qui ouvre véritablement le recrutement au plan social et économique mais aussi politique. Nous nous permettons de renvoyer ici à notre travail de thèse, qui analyse l’ouverture de la haute administration prussienne à des fonctionnaires de gauche (démocrates et sociaux-démocrates) ou non protestants (recrutement de juifs et rattrapage massif des catholiques). Dans l’échantillon considéré ici, on ne trouve pas d’outsider (Aussenseiter) au sens que prend ce terme sous la République de Weimar. On note cependant la présence probable d’un juif converti : Arthur Fernow30, né en 1857 en Haute-Silésie, fils de l’avocat et notaire Benno Fraenkel, habitant Liegnitz. Fernow est, d’après son dossier, protestant, mais il a changé son nom en 1884 parce que, vraisemblablement, celui-ci avait une consonance juive. Dans un questionnaire sur les appartenances confessionnelles dans l’administration de décembre 1899 que lui adresse le président de district (Regierungspräsident) de Breslau (circonscription où il travaille dans l’administration provinciale), Fernow indique qu’il est protestant, comme sa femme et ses enfants. Ce « conseiller supérieur » (Oberregierungsrat) est recruté en 1900 comme auxiliaire au ministère des Finances de Prusse, où il est nommé conseiller ministériel en 1901, avec le titre de Geheimer Oberfinanzrat en 1904. Il atteint le titre de Wirklicher Geheimer Oberfinanzrat en 1915. Président de la loterie générale en 1920, il prend sa retraite en 1922, mais il a des problèmes avec les nazis en 1937, qui enquêtent sur ses origines confessionnelles en suspectant son origine juive. Ce cas n’est pas isolé dans la haute administration : il montre que, jusqu’à la fin de la monarchie prussienne en 1918, le recrutement de hauts fonctionnaires de confession juive est impossible dans les faits malgré la loi d’émancipation d’avril 1871 (Gleichberechtigungsgesetz), d’où le repli des juristes juifs non convertis dans les professions libérales comme avocats et notaires.

  • 31GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2201-2207.
  • 32GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2466-2467.
  • 33GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2804-2805.

16Par comparaison, on peut considérer les profils de fonctionnaires recrutés au ministère des Finances de Prusse juste après la Première Guerre mondiale, qui constituent un second échantillon témoin : on constate dans celui-ci le recrutement de fonctionnaires catholiques. C’est le cas d’Arthur Finger31, recruté comme conseiller ministériel en 1925, ou de Hermann Hog32, juriste de l’administration municipale de Höchst, recruté par le ministère des Finances de Prusse comme Ministerialrat en 1921, dont le dossier comprend un article du journal rhénan Rheinische Volkszeitung de 1912 consacré au combat pour la « parité confessionnelle » dans l’administration prussienne. Après 1918, des hommes de gauche arrivent aussi au ministère, tel Kurt Petrowitz33, recruté en juillet 1920, nommé secrétaire ministériel en 1922, dont les nazis soupçonnent en août 1933 qu’il est proche des communistes ou des sociaux-démocrates, au point de lancer une enquête de la Gestapo (qui n’aboutit pas faute d’appartenance partisane). Ces cas illustrent la diversification des profils d’agents après 1918 et font ressortir a contrario la continuité du personnel avant et pendant la guerre.

  • 34H. Fenske, art. cité, p. 897-898.
  • 35J. Kocka, Klassengesellschaft im Krieg, op cit., p. 65 et suiv.

17Une seconde question relative à l’évolution socio-économique des agents pendant la guerre a trait à la diminution des salaires réels. L’historien Hans Fenske a analysé la baisse des salaires réels des fonctionnaires pendant la Première Guerre mondiale et parle d’une situation économique dégradée34 : en 1917, le pouvoir d’achat des hauts fonctionnaires se situe à 44 % du niveau de 1914, à 50 % pour les fonctionnaires moyens et à 55 % pour les petits fonctionnaires. Mais Fenske note que cette détérioration des salaires réels n’a pas suscité de mouvement contestataire dans la fonction publique. Notons qu’à partir de 1915, des « aides de guerre » (Kriegshilfen) ponctuelles sont accordées aux agents dans le besoin. Selon Jürgen Kocka35, une « prolétarisation » des couches moyennes (Mittelstand) s’est produite plus généralement en Allemagne pendant la guerre. Kocka évoque une insatisfaction grandissante des petits et moyens fonctionnaires, qui se traduirait par un effondrement de l’éthique professionnelle traditionnelle (fin du respect inconditionnel de la loi, perte de moral) : c’est du moins ce que relèvent les rapports mensuels sur l’opinion de la population rédigés à l’attention du commandement militaire. Mais ce désarroi des subalternes ne se traduit pas par une contestation politique ou syndicale. Le « mouvement des fonctionnaires » (Beamtenbewegung) relève plus d’une inquiétude palpable dans différents groupes professionnels fragmentés, et non d’un mouvement organisé et politisé. De plus, il ne touche pas les hauts fonctionnaires. Selon Kocka, cette insatisfaction explique leur attitude attentiste lors de la révolution de 1918, où les agents ne défendent plus le régime, sans pour autant soutenir les conseils d’ouvriers et de soldats.

  • 36GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2123-2135.

18Il convient de souligner les limites des sources que nous utilisons ici : les dossiers individuels de fonctionnaires n’évoquent pas cette insatisfaction et encore moins un « mouvement de fonctionnaires ». Ceci s’explique par deux raisons : d’une part par la nature même des dossiers administratifs, d’autre part et surtout parce que les fonctionnaires ministériels considérés représentent une « élite » au sein de la fonction publique allemande, qui continue de défendre l’éthique professionnelle traditionnelle des serviteurs de l’État. Ainsi, les rapports d’évaluation soulignent les valeurs de « devoir », de « fidélité », etc., dont font preuve les fonctionnaires ministériels. On peut citer le cas de la nécrologie de Paul Dulheuer36 : ce haut fonctionnaire né en 1865 a parcouru tout le cursus honorum ministériel (appelé au ministère en 1898, il est nommé Geheimer Regierungs– und vortragender Rat en 1902, Geheimer Oberfinanzrat en 1905, Wirklicher Geheimer Oberfinanzrat en 1913). Proche de Guillaume II, il a participé à la croisière de l’empereur en Orient en 1909, et exercé les fonctions de directeur ministériel pendant la guerre en prenant à sa charge la direction du Budget lorsque le sous-secrétaire d’État Michaelis a été appelé à la tête du bureau du Reich pour les céréales. À sa mort en 1925, sa nécrologie souligne qu’il était « le modèle d’un fonctionnaire prussien », qui a « mis toute sa vie au service des tâches qui lui avaient été confiées ». La trajectoire de Dulheuer entre la Prusse et le Reich permet d’aborder pour finir la question du fédéralisme allemand pour les agents.

C. La concurrence entre la Prusse et le Reich exacerbée par la guerre

19La Première Guerre mondiale correspond à un renforcement de la centralisation allemande, avec la mise en place de bureaux du Reich chargés de l’économie de guerre (offices de ravitaillement, de l’économie et du travail). Par ailleurs, la guerre débouche en 1919 sur la grande réforme financière au profit du Reich. Comment les fonctionnaires prussiens ont-ils vécu ces changements structurels ?

1. La multiplication des instances du Reich

  • 37Georg Michaelis, Für Staat und Volk. Eine Lebensgeschichte, Berlin, Furche-Verlag, 1922, p. 256 et (...)
  • 38GStA PK, I Rep 151 HB, nº 21-43.

20La création de nouveaux bureaux du Reich en charge de l’économie de guerre a pour conséquence la diversification des trajectoires professionnelles des fonctionnaires entre la Prusse et le Reich. Le plus bel exemple est celui du sous-secrétaire d’État du ministère des Finances de Prusse, Georg Michaelis, qui a laissé une autobiographie instructive pour la période de la Première Guerre mondiale (on y apprend, entre autres détails concrets, qu’il y avait des poules dans le jardin du ministère !). Exerçant sa fonction depuis 1909, Michaelis est appelé en 1914 à diriger parallèlement le bureau des céréales du Reich (Reichsgetreidestelle). En 1917, il est aussi nommé « commissaire d’État prussien pour le ravitaillement du peuple » (Preussischer Staatskommissar für Volksernährung), avant d’être nommé, de juillet 1917 à octobre 1917, chancelier du Reich. Son parcours illustre bien le va-et-vient permanent entre le ministère des Finances de Prusse et les plus hautes fonctions fédérales allemandes. Lui-même était favorable avant la guerre à l’accroissement des compétences du Reich (il dénonce, dans son autobiographie, l’attitude de son propre parti conservateur lors de l’échec de la réforme fiscale proposée par le chancelier von Bülow en 190937). Notre échantillon fournit d’autres exemples de parcours alternant le service de la Prusse et celui du Reich à des niveaux hiérarchiques inférieurs : ainsi, Waldemar Ebenau38, né en 1873 et entré en 1905 au ministère des Finances de Prusse, est un fonctionnaire moyen qui a obtenu en 1911 le titre de comptable (Rechnungsrat). Il passe en mars 1915 au service du commissaire du Reich pour l’approvisionnement des céréales, mais rejoint en 1921 le ministère des Finances de Prusse, dans lequel il travaillait avant la guerre.

  • 39H. Fenske, art. cité, p. 907-908.

21Les contemporains ont dénoncé l’extension de la bureaucratie pendant la guerre et le chaos administratif de l’Allemagne qui en a résulté. L’historien Hans Fenske fustige aussi le manque d’organisation administrative entre 1914 et 1918 : selon lui, les hauts fonctionnaires n’ont pas su prendre les bonnes décisions, et la création de multiples instances a fait perdre de l’efficacité à l’administration traditionnelle39. Fenske relève l’absence de répartition claire des compétences entre les instances des États fédérés et du Reich (ce qu’il appelle le Ressortpartikularismus, expression qui désigne le particularisme des différents services en présence) et l’inexistence d’un programme rationnel à partir d’août 1916 face aux besoins de la guerre. Le mécontentement de la population rend possible, selon lui, l’acceptation de la révolution en octobre 1918. Dans ce modèle explicatif, ce ne sont pas les militaires seuls qui sont incriminés, mais aussi les hauts fonctionnaires.

  • 40GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2296-2305.
  • 41GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2938-2940.

22Ces critiques ne sont toutefois pas exprimées par les fonctionnaires du ministère des Finances de Prusse, du moins pas dans leurs dossiers personnels ou pas pendant la guerre (en revanche, on trouve des critiques sous la République de Weimar sur le manque de cohérence des réformes administratives postérieures à la guerre). Les dossiers individuels révèlent toutefois une évolution des mentalités des fonctionnaires, notamment dans la prise de conscience que la guerre dépasse les enjeux et intérêts proprement prussiens. Il semble que les fonctionnaires comprennent, lors de cette épreuve, que leur service de l’État prussien est aussi un service rendu à la « patrie » (Vaterland), un terme qui apparaît alors dans les évaluations ou les lettres contenues dans les dossiers individuels pour désigner l’Allemagne. Reprenons l’exemple d’Adolf Groedecke40 : ce haut fonctionnaire reçoit, le 20 juin 1917, une lettre de reconnaissance du ministre pour les services qu’il a rendu à la « patrie durement affectée » (schwer bedrängtes Vaterland) : l’expression est notable, car, d’habitude, les fonctionnaires sont remerciés en fin de carrière pour leur fidélité à l’État prussien. La guerre marque ici un tournant. Le terme de patrie se retrouve également dans le dossier de Franz Schröder41 : dans une correspondance entre le ministère des Finances de Prusse et le bureau du Reich à l’Intérieur en date du 15 avril 1915, le ministère met en avant l’intérêt qu’il y aurait pour la « patrie » à avoir plus tard des fonctionnaires ayant eu une expérience financière à l’étranger, en l’occurrence en Belgique occupée :

« Il serait souhaitable dans l’intérêt de l’administration civile que Schröder puisse profiter de l’occasion qui ne se retrouvera pas pour se former dans le Gouvernement général à Bruxelles et élargisse ainsi ses connaissances, pour pouvoir ensuite valoriser les expériences accumulées là-bas dans l’utilité de la patrie ».

23Ce fonctionnaire revient en décembre 1916 au ministère des Finances de Prusse.

24Dans les dossiers cependant, et contrairement à ce que cette citation laisse entendre sur la complémentarité des expériences menées au service de l’Allemagne et de la Prusse, c’est plutôt la concurrence entre les instances qui ressort (le rapport de force entre la Prusse et le Reich venant doubler celui entre civils et militaires pour obtenir du personnel qualifié). D’où notre dernier point.

2. Le ministère des Finances de Prusse sort-il perdant de la guerre ?

25Le ministère des Finances de Prusse apparaît bel et bien perdant au regard de la réforme financière menée par Erzberger en 1919-1920, qui se fait au bénéfice du Reich. À la chute de l’Empire en 1918, les tendances centralisatrices observées pendant la guerre se renforcent. Les bureaux d’Empire (Reichs-ämter) se transforment en ministères en février 1919 (tout en conservant le nom de Reich alors que le régime est républicain). Ce changement de nom illustre leur poids croissant. La Constitution de Weimar d’août 1919 accroît du reste considérablement les compétences du Reich, qui englobent désormais la diplomatie, l’armée, les douanes, les impôts indirects, les postes et télégraphe, et l’équipement. L’article 14 réserve en outre la possibilité d’adjoindre ultérieurement d’autres domaines au Reich. C’est un bouleversement majeur dans la structure fédérale de l’Allemagne.

  • 42GStA PK, I Rep 151 HB, nº 3029-3033.
  • 43Handbuch des öffentlichen Lebens, Leipzig, Köhler, 1931, p. 27.

26Dans le domaine financier, on peut véritablement parler d’un renversement du rapport de force entre la Prusse et le Reich à partir de 1919. Jusqu’à 1918, l’instance fédérale dépendait financièrement des contributions que lui allouaient les États membres. Les impôts sur les successions, sur le revenu et sur le capital étaient du ressort des États. La Prusse, en tant qu’État le plus peuplé d’Allemagne avec ses 37,3 millions d’habitants en 1905, apparaissait ainsi comme le grand bailleur de fonds du Reich. Après la guerre et les réparations imposées à l’Allemagne, la réforme financière consiste à transférer la perception des impôts directs des Länder à l’instance fédérale. Les États (appelés désormais Länder) deviennent dépendants du Reich, ce qui inverse les rapports existant sous l’Empire. En décembre 1919 est créée une administration fédérale fiscale (Reichsfinanzverwaltung). Son développement implique le recrutement de nombreux agents, dont un certain nombre sont prélevés dans les Länder. De plus, les grilles salariales avantagent, à rang égal, les fonctionnaires fédéraux par rapport aux fonctionnaires prussiens. C’est dans ce contexte et également au regard de cette attractivité salariale qu’un certain nombre de fonctionnaires prussiens envisagent leur passage dans l’administration fédérale à partir de 1920 (c’est le cas de 20 % des fonctionnaires de la troisième génération que nous avions étudiée dans notre travail de thèse). Or, on trouve dans les dossiers individuels du petit échantillon considéré ici des plaintes sur le désavantage subi par le ministère des Finances prussien après la guerre. Ainsi, le dossier de Georg Weyhe42, directeur ministériel en 1921, comprend une lettre de janvier 1921 du ministre des Finances de Prusse, qui compare le nombre de postes de hauts fonctionnaires titulaires au ministère avant et après la réforme financière : 10 postes sont jugés superflus dès 1920 après le passage au Reich de l’administration des Douanes et des Impôts. D’après l’organigramme du ministère des Finances du Reich (Reichsfinanzministerium) de 193143, la direction II, en charge des douanes et des impôts sur la consommation (Verwaltung der Zölle und Verbrauchsabgaben), et la direction III, en charge des impôts sur le revenu, le capital, les bénéfices et les transports (Steuern von Einkommen, Vermögen, Umsatz, Verkehrssteuern, Organisation der Steuerverwaltung), reprennent des attributions détenues avant-guerre par le ministère des Finances de Prusse. Notons, après la Première Guerre mondiale, la nécessaire réorganisation du ministère des Finances de Prusse en trois directions : la direction des Finances (budget, comptabilité, caisse et impôts), la direction de la Construction, et la direction de la Couronne (le Handbuch über den Preussischen Staat de 1922 permet de comparer les organigrammes). Les carrières ne sont plus les mêmes. C’est moins la guerre que son issue qui a bouleversé les cursus.

Conclusion

27Cette petite étude prosopographique consacrée aux fonctionnaires du ministère des Finances de Prusse pendant la Première Guerre mondiale conduit à plusieurs résultats. D’abord, ce n’est pas la guerre en tant que telle qui bouleverse les schémas traditionnels de carrières, mais son issue, du fait de la réorganisation des finances publiques en Allemagne lors de la réforme financière de 1919-1920. Ensuite, la guerre n’apporte pas de véritable changement dans le recrutement des fonctionnaires du point de vue de leurs profils sociaux, économiques, religieux et politiques : là encore, la véritable diversification a lieu sous la République de Weimar. Reste que l’expérience de la guerre a modifié la culture professionnelle et les pratiques des fonctionnaires prussiens en rendant plus fréquents, voire attractifs au plan matériel, les passages vers les administrations du Reich (anciennes et nouvelles), ce qui facilite l’acceptation des réformes structurelles dans le sens d’une centralisation allemande après la guerre. Le service de l’État est désormais compris au-delà de la Prusse et la notion de « patrie » se conçoit désormais affectivement à l’échelle allemande. Cela n’était pas évident avant 1914 pour un certain nombre de fonctionnaires conservateurs, qui se méfiaient d’un Reich encore récent, dont les ambitions pouvaient potentiellement ne pas aller dans le sens des intérêts proprement prussiens.

Note

1  Georg Michaelis, sous-secrétaire d’État du ministère des Finances de Prusse (1909-1917), puis chancelier du Reich (1917), Für Staat und Volk. Eine Lebensgeschichte, Berlin, Furche-Verlag, 1922, citation p. 250.

2Hans-Peter Ullmann, Staat und Schulden. Öffentliche Finanzen in Deutschland seit dem 18. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2009.

3  Sur ces questions, voir Peter-Hans Christian Witt, Die Finanzpolitik des Deutschen Reiches von 1903 bis 1913, Lübeck & Hambourg, Matthiesen Verlag, 1970.

4  Hans-Peter Ullmann, « Kriegswirtschaft », in Gerhard Hirschfeldd, Gerd Krumeich, Irina Renz, Ferdinand Schöningh (dir.), Enzyklopädie Erster Weltkrieg, Paderborn, Schöningh, 2003, p. 220-232. Les résultats sont repris dans l’article de Hans-Peter Ullmann intitulé « Finance » in Jay Winter (dir.), The Cambridge History of the First World War, Cambridge, University Press, 2014, p. 408-433.

5Hans Hattenhauer, Geschichte des deutschen Beamtentums, Cologne, C. Heymann, 1993.

6Gerhard Hirschfeld, Gerd Krumeich, Irina Renz, Ferdinand Schöningh (dir.), Enzyklopädie Erster Weltkrieg, op cit.

7H. P. Ullmann, Staat und Schulden, op. cit., p. 7-17.

8Jürgen H. Kocka, Klassengesellschaft im Krieg. Deutsche Sozialgeschichte 1914-1918, Francfort/Main, Fischer, 1988, p. 118.

9  Sur ces questions, voir la mise en perspective du cas allemand par Stig Förster, « Civil-military relations » in Jay Winter (dir.), The Cambridge History of the First World War, op cit., p. 91-125.

10  Marie-Bénédicte Vincent, Serviteurs de l’État, les élites administratives en Prusse 1871-1933, Paris, Belin, 2006.

11Handbuch über den Königlich Preussischen Hof und Staat für das Jahr 1905, Berlin, Decker, 1904.

12Chiffres tirés du Handbuch über den Königlich Preussischen Hof und Staat für das Jahr 1905, op cit.

13H. Hattenhauer, Geschichte des deutschen Beamtentums, op cit., p. 278.

14Chiffres tirés de Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch, vol. 2 : Materialen zur Statistik des Kaisserreichs, 1870-1914, Gerhard Hohorst, Jürgen Kocka, Gerhard A. Ritter (dir.), Munich, Beck, 1978, p. 109.

15Hans Fenske, « Verwaltung im Ersten Weltkrieg » (chapitre XIII) in Kurt G.A. Jeserich, Hans Pohl, Georg-Christoph von Unruh (dir.), Deutsche Verwaltungsgeschichte, vol. 3, Stuttgart, DVA, 1984, p. 866-908.

16  H. Fenske, art. cité. Fenske note qu’entre 1914 et 1920 le nombre de fonctionnaires des Länder et du Reich augmente de 34,4 %. Ce pourcentage ne comprend pas les fonctionnaires des communes, ni les employés.

17  Geheimes Staatsarchiv Preussischer Kulturbesitz, Finanzministerium (désormais GStA PK) I Rep 151 HB, nº 3078-3085.

18GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2143.

19GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2296-2305.

20GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2794-2795.

21GStA PK, I Rep 151 HB, nº 1888-18898

22GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2544.

23GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2495-2499.

24GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2410-2417.

25GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2327-2332.

26GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2157-2165.

27GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2585.

28GStA PK, I Rep 151 HB, nº 3029-3033.

29GStA PK, I Rep 151 HB, nº 3078-3085.

30GStA PK, I Rep 151 HB nº 2186-2194.

31GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2201-2207.

32GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2466-2467.

33GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2804-2805.

34H. Fenske, art. cité, p. 897-898.

35J. Kocka, Klassengesellschaft im Krieg, op cit., p. 65 et suiv.

36GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2123-2135.

37Georg Michaelis, Für Staat und Volk. Eine Lebensgeschichte, Berlin, Furche-Verlag, 1922, p. 256 et suiv.

38GStA PK, I Rep 151 HB, nº 21-43.

39H. Fenske, art. cité, p. 907-908.

40GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2296-2305.

41GStA PK, I Rep 151 HB, nº 2938-2940.

42GStA PK, I Rep 151 HB, nº 3029-3033.

43Handbuch des öffentlichen Lebens, Leipzig, Köhler, 1931, p. 27.

Autore

Marie-Bénédicte Vincent est maître de conférences en histoire contemporaine à l’École normale supérieure et membre de l’IHMC. Elle a publié Serviteurs de l’État, les élites administratives en Prusse de 1871 à 1933, Belin, 2006, ainsi qu’une Histoire de la société allemande au xxe siècle. I. Le premier xxe siècle 1900-1949, Coll. Repères, Paris, La Dé­couverte, 2011 ; et plus récemment, « Quand les fonctionnaires doutent de l’État. Le délitement de l’administration allemande pendant la Première Guerre mondiale », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 59-2, avril-juin 2012, p. 56-84.

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