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La direction du Budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur… ou témoin ?

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Nathalie Carré de Malberg

III. La direction du Budget et les ministères « sociaux »

Rapport de synthèse

Antoine Prost

Texte intégral

  • 1 Par convention, nous utilisons le terme Budget avec une majuscule pour désigner l’administration, e (...)

1L’ensemble des communications et témoignages sur lesquels repose ce rapport permet d’apporter une réponse au moins provisoire à deux grandes questions : comment fonctionnait dans les années cinquante la direction du Budget ?1 Quel a été son rôle dans la gestion de la dépense publique et notamment dans deux secteurs en apparence très différents, celui des dépenses sociales en forte croissance, éducation et sécurité sociale, celui, politiquement plus sensible, de la culture, de la radio et de la presse.

I. LE FONCTIONNEMENT DU BUDGET

2Au début des années cinquante, les énarques ne peuplent pas encore la direction du Budget ; la création de l’école est trop récente. Beaucoup de fonctionnaires, et notamment les chefs de bureaux, proviennent du concours de rédacteur des Finances dont les majors choisissaient souvent le Budget. L’encadrement de la direction est donc formé de fonctionnaires entrés dans l’Administration entre les deux guerres et qui ont traversé Vichy. Par leur intermédiaire, se transmettent des traditions dont on ignore l’origine. E. Raoux raconte comment son chef de bureau « macrotait » systématiquement ses premières notes : forme de bizutage destinée à affirmer l’autorité hiérarchique du supérieur par des corrections de forme aussi arbitraires que systématiques.

3L’esprit de corps semble très fort. On peut dire qui « est du Budget » et qui « n’en est pas ». Il est accru par la stabilité du personnel : les carrières sont lentes. E. Raoux a mis dix ans pour devenir chef de bureau, et cinq pour devenir sous-directeur, ce qui était considéré à l’époque comme une carrière rapide. Cette stabilité dans l’emploi était aussi un facteur de compétence : suivre un même budget pendant plusieurs années – E. Raoux avance le chiffre de 4 ans en moyenne – permet de constituer une mémoire gestionnaire redoutable dans les négociations. Les chefs de bureaux du Budget se piquent de connaître la situation des ministères qu’ils suivent mieux que les représentants de ces ministères eux-mêmes. R. Goetze, nous dit B. Blancheton, a été « extrêmement surpris », arrivant à la Direction, « de voir l’administrateur civil chargé de l’Éducation nationale, mener à côté de [lui] une discussion étonnante. Il en savait plus que les gens de l’Éducation nationale sur les effectifs scolaires, leurs besoins... ». Le Budget conserve la mémoire de toutes les mesures qu il a refusées aux divers ministères et qu’il reconnaît immédiatement dans les amendements soumis à la discussion parlementaire.

4À côté de la stabilité, de l’esprit de corps et de la compétence, la direction du Budget se caractérise par une hiérarchie interne à la fois très forte et très souple. Les liaisons verticales ne sont pas rigides. D’après le témoignage d’E. Raoux, la note du rédacteur est soumise au chef de bureau manuscrite, parce qu’on sait que celui-ci va la « macroter ». Elle est frappée par le pool dactylographique (les chefs de bureaux n’ont pas, à l’époque, de secrétariat autonome) et suit ensuite la voie hiérarchique. Mais, si elle a été modifiée, la note dactylographiée est accompagnée de la note manuscrite primitive du rédacteur, avec à chaque étape les commentaires manuscrits des chefs de bureau, sous-directeur et directeur éventuellement. Si bien que la note initiale du rédacteur pouvait aller jusqu’au ministre, qui pouvait appeler le rédacteur et lui demander des explications sans que la hiérarchie s’en formalise. Cette pratique était valorisante pour les rédacteurs : « on avait le sentiment de n’être pas un pion ignoré », dira E. Raoux. En même temps, elle impliquait un discernement des niveaux auxquels revenait la signature (pas en dessous de sous-directeur) et une très forte discipline : la possibilité de faire valoir son point de vue appelant l’obligation de soutenir sans restriction la position finalement adoptée. Elle obligeait en outre à accorder une grande attention à la forme même des notes : apprendre à faire des notes était la véritable formation des membres de la Direction qui partageaient ainsi une culture commune de l’écrit, privilégiant la clarté dans l’argumentation, la précision des chiffres et la concision de la forme.

5Les rapports entre la direction du Budget et les administrations qu’elle suit, comme avec les autres directions du ministère (Impôts, Comptabilité publique etc.) semblent très libres. La communication, à ce niveau, n’emprunte pas la voie hiérarchique. Le bureau PCM traite directement avec la Fonction publique et avec les directions des personnels concernées. Le directeur ne s’en formalise pas parce qu’il sait que les questions importantes seront portées à son niveau.

6À ces facteurs internes d’efficacité, s’ajoutent des facteurs externes. La direction du Budget bénéficie de ramifications qui lui sont propres à l’intérieur même du système de décision, administratif et politique. Deux types d’acteurs jouent ici un rôle déterminant.

7Premier groupe d’acteurs, les contrôleurs des dépenses engagées, qui deviennent en 1956 contrôleurs financiers. Sébastien Kott analyse attentivement leur rôle. Il montre d’abord que, dans leur majorité, ce sont des chefs de bureaux ou des administrateurs civils généralement du Budget, nommés vers quarante ans, au tournant de leur carrière : ces emplois constituent une promotion pour des cadres de la Direction qu’il est impossible, faute de débouchés, de promouvoir sur place. Le fait qu’ils viennent du Budget et qu’ils en aient la culture, tout en vivant dans les ministères qu’ils contrôlent, et dont ils connaissent parfaitement les acteurs et les problèmes, fait d’eux des intermédiaires précieux. Vue des ministères concernés, leur action qui les conduit à juger parfois non seulement de la légalité d’une dépense, mais aussi de son opportunité, à différer leur visa ou à menacer de le refuser – les refus effectifs sont très rares – a été souvent perçue comme une ingérence intolérable. Peut-être leur rôle d’informateurs pour le compte du Budget était-il plus important. « On savait beaucoup de choses grâce au contrôleur financier, surtout lorsqu’il était bien [...] mais dans les ministères importants on avait de très bon contrôleurs financiers », déclare René Magniez, sous-directeur du Budget en 1959. Leurs appréciations sur la réalité des besoins ou les possibilités de réforme semblent peser de façon parfois décisive dans la décision budgétaire. Aussi participent-ils régulièrement aux conférences budgétaires.

8Second type de relais : les fonctionnaires du Budget détachés auprès des commissions des finances des deux assemblées. Nous sommes en effet sous la IVe République et le rôle du Parlement est plus important que sous la Ve. La discussion de la loi de finances marque, pour la direction du Budget, le temps fort et le moment périlleux de l’année. Sous-directeurs ou chefs de bureaux sont mobilisés comme commissaires du Gouvernement pour assister leur ministre dans la discussion, faire le tri entre les rares amendements qu’il est possible d’accepter et ceux qui doivent être refusés, donner les arguments en chaque sens et surtout chiffrer le coût de la mesure. Ce travail semble avoir été facilité par la réforme de 1956 et le vote du budget par titres et non plus par chapitres. Mais il passait au préalable par la discussion en commission des finances. Au témoignage d’E. Raoux, cette commission, à l’Assemblée comme au Sénat, adoptait un point de vue transversal et responsable, plusieurs de ses membres étant appelés à devenir eux-mêmes ministres un jour et le sachant. Le Budget ne trouvait donc pas un accueil systématiquement hostile. Mais il lui était précieux de compter d’anciens collègues détachés comme techniciens auprès du Parlement, pour jouer un rôle de médiateurs tout en étant d’une totale loyauté envers la commission. Le remplacement de ces fonctionnaires détachés par des fonctionnaires propres aux assemblées semble avoir privé le Budget d’intermédiaires précieux.

II. LES CONSTANTES DE L’ACTION DU BUDGET

9Le Budget est chargé d’une tâche austère, mais indispensable : contenir les dépenses de l’État dans des limites compatibles avec ses recettes. Pour remplir intelligemment cette mission, il faut obliger les ministères dépensiers à justifier toute mesure nouvelle et disposer des informations nécessaires pour apprécier ces justifications. Et donc, pour cela, à commencer toujours par dire non. Aux dépenseurs (on me pardonnera d’emprunter ce terme à l’Institut technique des administrations publiques qui l’opposait dans les années 1950 au terme « dépensier » généralement adopté par le Budget) de prouver qu’il faut dire oui...

10Les études de cas et les témoignages réunis pour cette journée d’études fournissent plusieurs illustrations de cette démarche. Jean Rossard raconte, par exemple, comment en 1944-1945 il a discuté le budget de la France d’outre-mer pour accorder le tiers de ce qui avait été demandé, et apprendre ensuite que le secrétaire général du ministère avait multiplié par trois ses demandes. « La question que je me suis posée après, c’est de savoir si j’avais fait les abattements aux bons endroits. »

11L’étude des dépenses culturelles par J.-F. Chougnet est à cet égard éclairante. Au cours des cinq années qui couvrent l’exécution du second plan, de 1953 à 1957, « seule la direction générale de l’Architecture a réalisé ses priorités dans des proportions convenables ». Les autres directions du secteur, musées, bibliothèques, théâtres et spectacles, sont loin du compte. Ce n’est pas d’abord, conclut J.-F. Chougnet, parce qu’il n’y avait pas de ministère de la Culture et partant, pas de budget particulier pour les Affaires culturelles. Une commission parlementaire était en charge du budget des Beaux-Arts et les discussions budgétaires se passaient à l’époque entre les différentes directions gestionnaires et le Budget. Mais deux raisons fortes ont joué : la direction de l’Architecture proposait des dépenses d’investissement, non récurrentes, faciles à identifier et à justifier, aussi bien dans la légitimité de leur principe (les destructions de la guerre notamment) que dans la régularité de leur exécution. Les autres directions ne pouvaient invoquer ni des urgences de même nature (on trouvera toujours des tableaux majeurs sur le marché), ni une planification aussi fondée (la décentralisation théâtrale se joue-t-elle à une année près ?). En outre, elles étaient moins que l’Architecture capables de consommer leurs crédits de paiement : pourquoi leur accorder des sommes qu’elles ne dépenseraient pas ? Bien plus, elles se discréditaient par leur inobservation constante des règles de gestion, en particulier de l’engagement financier préalable à la dépense, et par la dispersion de leurs efforts. Le Budget n’aime pas donner de l’argent quand il a le sentiment qu’il est mal dépensé.

12Le Budget sait cependant qu’il ne peut tout refuser tout le temps, et il mesure parfaitement jusqu’à quel point il peut le faire. Une longue expérience lui a appris les rapports de force. Il sait, par exemple, qu’il est des dossiers sensibles sur lesquels le pouvoir politique, Parlement et Gouvernement réunis, est inaccessible à ses raisons. Ainsi, par exemple, de la presse, étudiée par Marc Martin. L’indépendance de la presse est une condition de la démocratie : la presse est donc largement subventionnée sans que le Budget, qui nourrit des doutes sur la façon dont elle est gérée, puisse s’y opposer. Il s’efforce cependant de prévenir les dérives. Marc Martin signale que les aides à la presse sont indirectes ; un document de 1956 les évalue à 32 milliards, non compris l’exonération de la patente, ni la non-imputation des bénéfices affectés à l’achat de matériel, ni la sous-rémunération des services de l’AFP. Pour près de 90 %, cette aide est indirecte, reposant sur l’exemption de la TVA. Cette aide est considérable ; Marc Martin la chiffre à 28 % du chiffre d’affaires de la presse pour 1957. Il explique qu’elle soit indirecte par le souci des hommes politiques d’éviter de faire apparaître ouvertement la dépendance de la presse envers l’État. Pour le Budget, la presse fait partie en quelque sorte du « domaine réservé » des politiques, et les dossiers qui concernent son financement sont classés dans les fonds de la présidence du Conseil. Il est permis de se demander si, pour le Budget, une défiscalisation pourtant choquante, mais qui est plafonnée par la nature même des mécanismes en jeu, n’est pas préférable à une subvention annuelle que le Parlement pourrait avoir la tentation de relever ou qui pourrait faire école.

13De toute façon, le Budget sait qu’il doit faire des concessions, et il sait à quel moment, sur quel dossier. En ce cas, il préfère les décider lui-même que d’y être contraint. Cela lui permet d’une part de les limiter, d’autre part d’éviter qu’elles ne déclenchent une contagion. La forme donnée à la concession est essentielle si l’on veut éviter qu’elle ne « pollue » d’autres dossiers – pour prendre des termes qui n’avaient pas cours à l’époque. Le risque majeur, quand la tension monte entre le Budget et le ministère dépenseur, c’est bien, comme le dit E. Raoux, que « ça monte en arbitrage »... « L’arbitrage, on ne sait jamais ce qui va en sortir, surtout si l’arbitrage est rendu par le premier ministre qui, en moins de trois minutes, s’est fait expliquer par quelqu’un de son cabinet quelque chose qui est en discussion pendant des heures entre le directeur des affaires financières du ministère intéressé et le sous-directeur du PCM. » Par delà la discussion technique, qui suppose une information complète, mobilisée rapidement, explique E. Raoux à un agrégé de sciences économiques, « il y a une grande partie discussion marchand de tapis » où des concessions raisonnables correctement habillées permettent d’éviter que la pression politique ne devienne trop forte et ne provoque des dérives graves.

14Sur certains points, cependant, le Budget est particulièrement difficile à faire fléchir et il ne cède que sous la contrainte politique. En premier lieu, il répugne à toute entreprise qui affecte l’unité du budget. Jean Rossard rappelle, de façon fort significative, le principe du Baron Louis : « trop de division fait trop de dépense ». Les études de cas réunies fournissent deux illustrations de ce principe. La première relève du domaine de la Culture étudié par J.-F. Chougnet : c’est la création de la Caisse nationale des lettres. Elle avait été décidée par une loi du 11 octobre 1946, mais le crédit prévu avait été annulé. En 1950, la création d’une taxe parafiscale est proposée. Elle ne sera finalement mise en place qu’en 1956. La résistance du Budget aura été efficace pendant dix ans.

15Hélène Eck nous fournit un second exemple dans son étude du budget de la radiodiffusion française. La radiodiffusion était attachée au principe du monopole, mais elle voyait bien qu’il était impossible à défendre sans un développement considérable : un service public de ce type devait proposer aux auditeurs plusieurs programmes différents et se doter d’un réseau d’émetteurs capable de couvrir efficacement le territoire national. Pour faire face à ces dépenses, il disposait en principe d’une ressource propre, la redevance payée par les propriétaires de postes récepteurs. Mais il n’y avait aucun lien formel entre cette redevance, qui rentrait dans les ressources du budget, et les sommes inscrites au budget de la radiodiffusion. L’analyse rigoureuse à laquelle H. Eck s’est livrée établit qu’en 1947 et 1948, une partie importante de la redevance servit au budget général, les économies imposées à la radiodiffusion ayant pour conséquence une réduction des horaires des programmes. Il fallut toute la ténacité du secrétaire d’État à l’Information, F. Mitterrand, et la complicité du Parlement, pour arracher la loi du 30 juillet 1949 créant un véritable budget annexe de la radiodiffusion, obligé de s’équilibrer lui-même, alimenté par la redevance dont le Parlement continuerait à fixer le montant.

16Le cas illustre un second point de forte résistance à la direction du Budget. Elle refuse en effet avec opiniâtreté tout remboursement des frais engagés pour l’État par une administration ou un service public tant soit peu extérieur à l’État. La radio faisait valoir assez logiquement qu’utiliser la redevance versée par les auditeurs métropolitains pour financer les émissions du ministère des Affaires étrangères en direction de l’étranger ou à l’équipement des territoires d’outremer ou de l’Algérie est contraire au principe même qui justifie la redevance. La radio, nous dit H. Eck, s’acquittait elle-même de ses dettes envers les PTT. Pourquoi les autres administrations ne lui régleraient-elles pas les services qu’elle leur rendait ? Cette argumentation se heurtait à l’oposition intransigeante du Budget : assimilant en fait la redevance à un impôt, refusant tout budget autonome de la radio et accordant à ce poste moins de crédits que la redevance ne rapportait, il analysait le remboursement des services rendus comme un crédit supplémentaire. À ce titre, il aurait fallu abonder de 600 millions en 1949 le budget de la radio. Il n’en était pas question.

17Le financement de la Sécurité sociale, étudiée par Bruno Valat, met en évidence les mêmes constantes : l’hostilité aux budgets cloisonnés, le refus de rémunérer les services rendus. Fidèle à son refus d’affecter des recettes déterminées à des dépenses précises, le Budget réussit à éviter que l’excédent des allocations familiales finance une amélioration des prestations familiales. Mais ces virements lui paraissent dangereux à terme, justifiant des revendications des milieux familiaux ; aussi, à la différence du Travail qui se satisfaisait du statu quo, il aurait préféré que le Gouvernement clarifie la situation en refusant explicitement d’améliorer les prestations familiales et en posant ouvertement le problème de l’équilibre de l’assurance-maladie.

18Quant au refus de rémunérer les services rendus, c’est toute la question des « charges indues » qui alimente les conflits entre la Sécurité sociale et les Finances et qui, précisément, masque longtemps la gravité du problème de l’équilibre de l’assurance-maladie. La Sécurité sociale bénéficiait pourtant d’une extériorité relative par rapport à l’État qui aurait pu lui valoir un meilleur traitement, à l’instar de la SNCF qu’une subvention dédommageait des réductions tarifaires accordées aux messageries de la presse. Mais les sommes en jeu étaient trop considérables pour que le Budget puisse les assumer sans mettre en péril les finances publiques. Aussi met-il à la charge de la Sécurité sociale des dépenses qui, pour les partenaires sociaux, n’ont pas à être financées par les cotisations des salariés : les allocations familiales des non-actifs par exemple, les versements au « fonds spécial des exclus » qui concernent des vieux ne relevant d’aucun régime, les dépenses des hôpitaux pour l’enseignement médical etc. Surtout, l’Etat ne verse pas régulièrement au régime des fonctionnaires ses cotisations sociales d’employeur, de sorte que la Caisse nationale doit consentir une avance permanente à la section « fonctionnaires ». La situation est d’autant plus grave que le régime des fonctionnaires est lui-même déficitaire, les cotisations étant inférieures aux prestations.

19Pour les gestionnaires de la Sécurité sociale, cette situation est évidemment inacceptable et c’est elle qui explique son déficit chronique. Que l’État paye d’abord ses dettes, et qu’il relève les cotisations de ses propres salariés au niveau commun, afin d’équilibrer le régime des fonctionnaires, et la situation sera assainie. Le Budget reconnaît qu’il doit s’acquitter des cotisations réglementaires mais conteste qu’il ait l’obligation d’équilibrer les comptes du régime des fonctionnaires, cette obligation n’étant imposée à aucun autre régime. À la longue, le Budget ne peut tenir sur cette position, et il s’acquittera de sa « dette » par deux versements, l’un de treize milliards en 1951, l’autre de vingt et un milliards en 1959.

20Mais, indépendamment du régime des fonctionnaires, les autres charges indues s’accumulent et, au 31 décembre 1958, B. Valat les estime à 292 milliards. C’est 6 % du total des dépenses de la branche maladie de 1947 à 1958, mais 83 % de son déficit. Nous ne sommes plus ici en présence de montants relativement minimes, et l’ampleur des sommes enjeu oblige à s’interroger sur les motifs qui inspirent l’action du Budget en ce domaine et sur son impact effectif.

III. LE BUDGET ET LES SECTEURS DÉPENSIERS

21Avec la Sécurité sociale, comme avec l’Éducation nationale, le problème budgétaire change de dimension, et peut-être de nature. Nous sommes dans des domaines où la croissance des dépenses prend des proportions menaçantes pour l’équilibre des finances publiques. Le Budget combat l’affectation de la redevance radio au service public de la radiodiffusion, mais les économies qu’il peut en attendre sont de l’ordre d’un à deux milliards. Il résiste pour le principe, et parce qu’il n’est pas de petites économies. Mais les enjeux restent modestes.

22Il en va tout autrement dans les grands secteurs dépensiers que sont la Sécurité sociale, l’Éducation nationale, la Fonction publique et l’Armée qui ne nous concerne pas ici. Dans ces secteurs, il semble que la ligne du Budget soit de contenir la dépense pour préserver ce que l’on n’appelle pas encore « les grands équilibres » et pour mettre le pouvoir politique en présence de ses responsabilités.

23S’agissant de la Sécurité sociale, le refus de combler le déficit est une façon d’obliger le Gouvernement à poser le problème de fond de l’équilibre des prélèvements et des prestations et de le mettre en demeure soit de contenir celles-ci, soit d’accroître ceux-là. Le Budget, nous dit B. Valat, « collabore loyalement à l’élaboration des projets » quand la volonté politique est clairement affirmée. L’indexation des pensions de vieillesse est acquise dès 1948, le Fonds national de solidarité voté en 1956. La fusion des assurances maladie et longue-maladie est acquise en 1955. Cependant, on ne peut parler de politique à long ni même à moyen terme : le Budget n’a pas une politique de sécurité sociale qu’il s’efforce de faire triompher. Il mène une action défensive, le plus souvent au coup par coup, pour conserver sa marge de manœuvre dans un contexte de difficultés financières et monétaires récurrentes.

24Il en va de même pour l’Éducation nationale, analysée par B. Blancheton avec une grande attention aux chiffres pour la période 1952-1957, qui voit la vague démographique déferler sur l’enseignement primaire. Il montre l’accroissement sensible du budget de l’Éducation, qui double en six ans en francs courants et augmente de 70 % en valeur réelle. Cette croissance n’est pas régulière, et les crédits de fonctionnement n’obéissent pas au même rythme que ceux d’équipement. À première vue, elle semble répondre quantitativement à l’afflux des élèves, et l’analyse des coûts unitaires suggère même une amélioration qualitative. En fait, le budget étant constitué par des dépenses de personnel (94 % pour l’enseignement primaire), cette augmentation résulte, pour l’essentiel, de l’augmentation générale des traitements de la fonction publique. Le nombre d’instituteurs et de professeurs recrutés est freiné par l’insuffisance des dotations budgétaires, mais aussi par la pénurie de diplômés. À la rentrée de 1956, 8 % des postes d’instituteurs étaient « vacants », occupés par des remplaçants bacheliers (9 810) ou non bacheliers (2 070), voire purement et simplement inoccupés (3 320). À la rentrée de 1957, 20 % des postes d’agrégés sont « vacants ». Mais, en 1956, 3 331 licences ont été délivrées (lettres et sciences), alors que le ministère offre en 1957 3 029 postes au recrutement à ce niveau. La réponse, on le sait, sera la création des Instituts de préparation à l’enseignement secondaire (décret du 27 février 1957) que le Budget accepte et qui conduit à une dotation budgétaire de 7,17 milliards, à mi-chemin entre la demande initiale de l’Éducation (13 milliards) et la première proposition du Budget (1,8). Mais, dans l’immédiat, la crise de recrutement se traduit par une détérioration des taux d’encadrement, freinée dès 1955 dans le primaire, non contenue dans le secondaire à la fin de la période étudiée.

25Face à ce constat d’une réponse tardive et insuffisante à la croissance démographique des effectifs scolaires, quelle est la responsabilité du Budget ? B. Blancheton note qu’une augmentation des effectifs des normaliens primaires dès 1952 aurait sans doute permis d’accueillir la vague démographique dans de meilleures conditions. Il ne nous dit pas si l’Éducation l’a demandée en temps utile. Ce que l’on sait par ailleurs d’une part de l’absence de prévision et de programmation dans ce ministère, d’autre part des résistances du milieu primaire à des solutions qui auraient affecté l’équilibre des « séminaires laïques » permet d’en douter. Certes, le Budget commence toujours par dire non, nous précise B. Blancheton, qui cite G. Vidal : « Comme en matière de qualité de service public il n’y a pas de limite, il fallait toujours trouver des arguments pour dire non. » Mais les exemples qu’il donne sont tous relativement secondaires : refuser une prime d’insularité aux enseignants en service en Corse, refuser de considérer comme pédagogues les intendants et économes des lycées, ou de créer un corps de dames secrétaires de lycées ne compromet pas la scolarisation d’un nombre croissant d’élèves. Quant au souci d’éviter la contagion sur d’autres secteurs de la fonction publique de mesures catégorielles, il se passe d’explication. Au total, on est plutôt porté à penser, comme l’auteur lui-même, qu’à cette époque, le pouvoir subit la croissance de la scolarisation comme une contrainte plus qu’il n’en fait l’objectif d’une politique volontariste. Le Budget apparaît ici, comme pour la Sécurité sociale, bien davantage comme un exécutant expert et discipliné même s’il traîne les pieds en quelque sorte, que comme le promoteur d’une politique propre.

26Jeanne Siwek-Pouydesseau aboutit à la même conclusion à propos de l’application de la loi de 1950 sur la titularisation des auxiliaires. Le Parlement, ému de l’importance des auxiliaires (15 à 20 % des agents de l’État) voulait que tous les emplois permanents fussent occupés par des titulaires. Pour cela, il fallait créer de nouveaux corps de fonctionnaires et transformer les emplois d’auxiliaires en emplois permanents. Le Budget y mit beaucoup de mauvaise volonté, invoquant la nécessité d’enquêtes précises sur les effectifs concernés ; il fallu la crainte d’initiatives parlementaires qui auraient coûté plus cher pour le décider à agir. La commission des finances manifesta d’ailleurs son mécontentement en réduisant symboliquement la dotation du budget des services financiers en novembre 1951.

27Le souci de ménager les finances publiques à long et moyen terme n’est cependant pas seul à l’œuvre dans ces combats retardateurs. Le Budget a deux autres préoccupations fortes. D’abord, il défend le principe républicain de l’égalité devant les emplois publics et il lui paraît injuste que les fonctionnaires recrutés par des concours soient rejoints dans leurs fonctions ou leurs rémunérations par des auxiliaires entrés par la petite porte, qui ont eu la possibilité de passer les concours et qui ne l’ont pas saisie. Ensuite, il est attentif à la cohérence d’ensemble du dispositif et s’efforce de ne pas déséquilibrer l’ensemble des échelles de traitements par une titularisation mal réfléchie dans des corps mal conçus. Il défend alors un principe de rationalité.

28On le voit bien, à la même époque, avec les diverses commissions « de la hache » ou « de la guillotine », chargées de réaliser des économies en tranchant notamment dans les dépenses de personnel. Le Budget est évidemment favorable à ces économies, mais il convient volontiers qu’il est possible de procéder de façon plus intelligente. Au départ, il est indifférent aux travaux de l’Institut technique des administrations publiques, créé en 1947 sous la forme d’une association loi de 1901 extérieure à l’Administration pour jouer le rôle d’un bureau « études et méthodes » à son profit. Antoine Weexsteen, qui a étudié l’IT AP, souligne que la démarche proposée alors se heurtait à un grand scepticisme : l’idée de calculer le « prix de revient » des administrations semblait inadaptée ; tout au plus pouvait-on s’interroger sur le « coût du service », mais les éléments à prendre en compte étaient si nombreux et si complexes que la tentative semblait vouée à l’échec. Mais, au début des années 1950, l’attitude change ; la direction du Budget envisage de se doter elle-même d’un service central d’organisation et méthodes et elle pousse les administrations à étudier leurs coûts. C’est pour elle un moyen de renforcer sa tutelle et de réaliser des économies sans compromettre le bon fonctionnement des services ; pour les ministères dépensiers c’est un moyen de décentraliser les responsabilités et d’attirer l’attention des services sur leurs coûts. À la fin de notre période, le Budget demande quelques études ponctuelles au Comité central d’enquête sur le coût et le rendement des services publics, créé en 1946. C’est dire sa conviction que la meilleur manière de réaliser des économies n’est pas de trancher à l’aveugle dans les dépenses : le Budget s’inscrit ici, avec la mesure dont il ne se départit jamais, dans une perspective rationalisatrice et modemisatrice.

29En conclusion de cet examen, nous sommes renvoyés à d’autres questions. Nous nous interrogions sur le rôle du Budget face aux ministères sociaux et nous nous demandions s’il avait été acteur ou témoin ? La réponse ne peut qu’être ambiguë : acteur pour une part, témoin pour une autre. Au vrai, il est d’abord et avant tout l’exécutant des politiques conduites par l’État et, pour évaluer son action, la question prioritaire porte sur sa fonction propre et la manière dont il s’en est acquitté. Pour prendre un exemple aristotélicien, il faut se demander si le couteau coupe bien, non si la pomme qu’il a coupée est bonne. La fonction propre du Budget est d’assurer un équilibre entre les ressources de l’État et ses dépenses. Cela exige de résister aux demandes fondées sur une logique des besoins. La résistance ne devient contestable que si elle conduit à l’ignorance ou à l’insatisfaction criante de besoins effectifs. L’exemple de l’Éducation nationale, pourtant très mal vécu par les intéressés – B. Blancheton cite sur ce point des témoignages éloquents, de recteurs notamment – montre que le Budget a toujours su s’arrêter à temps, et accorder les crédits nécessaires quand le besoin devenait trop manifeste. Nous sommes ici renvoyés à notre point de départ : la défensive du Budget contre les ministères dépensiers n’a pas conduit à des amputations irrémédiables ; globalement, le Budget a accompagné la croissance, parce qu’il était lui-même parfaitement conscient des besoins auxquels il résistait. La grande force de cette direction, c’est qu’elle sait en quelque sorte jusqu’où aller trop loin. Elle le doit à la fois à sa mémoire et à son réseau d’information. Sans doute n’est-il pas de domaine où la qualité d’une politique dépende davantage de celle d’une administration.

Notes

1 Par convention, nous utilisons le terme Budget avec une majuscule pour désigner l’administration, et budget avec une minuscule pour le document soumis au vote du Parlement.

Auteur

Professeur à l’Université de Paris-I, Antoine Prost dirige le Centre de recherches sur l’histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme (Unité associée au CNRS n° 1738). Il a consacré une thèse de science politique à « La CGT à l’époque du Front Populaire », et sa thèse d’histoire portait sur « Les anciens combattants et la société française de 1914 à 1939 ». Il a consacré plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’enseignement, notamment une Histoire de Renseignement en France, 1800-1867, parue chez A. Colin en 1968 (5e éd. 1986) et L ’école et la famille dans une société en mutation, 1930-1980, le t. IV d’une Histoire générale de Renseignement et de l’éducation en France, parue en 1982. Il a dirigé le tome V de l’Histoire de la vie privée sur letXXe siècle. Son dernier livre, Douze leçons sur l’Histoire, paru en 1996 aux Éditions du Seuil, est une réflexion systématique sur la démarche des historiens et leurs méthodes. Enseignant l’histoire sociale de la France depuis plusieurs années, il a tiré de ses cours une synthèse, régulièrement remise à jour, publiée par A. Colin sous le titre : Petite histoire de la France au XXe siècle. Il a par ailleurs consacré plusieurs articles au fonctionnement des administrations françaises, et notamment à celle de l’Éducation nationale, articles pour partie repris dans un ouvrage récemment réédité en poche dans une édition augmentée : Éducation, société et politiques, Une histoire de Renseignement en France de 1945 à nos jours, Seuil, 1997.

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