La réforme agraire dans la Ghouta de Damas
|Deuxième partie. Modifications de la Propriété agricole dans l’oasis de Damas entre 1958 et 1970
Chapitre 3. Les distributions de terres aux paysans
Texte intégral
1La majeure partie des terres cultivées qui, dans l’oasis de Damas, furent enlevées aux grands propriétaires, firent l’objet d’une distribution aux paysans.
2Les premières distributions eurent lieu, dès 1959-1960, dans les trois villages du Marj où furent expropriés les membres de la famille Ibish. Aucune attribution n’est à noter ensuite jusqu’en 1964 ; quelques décrets de distribution paraissent alors, mais la période décisive ne commence que dans les derniers mois de 1967 (les dates des décrets de distribution de terres dans les villages de l’oasis sont indiquées sur le tableau n°4).
3Il est évident que les distributions ne pouvaient suivre les expropriations qu’avec un certain délai. Même si les études socio-économiques préliminaires pouvaient être effectuées pendant que se déroulaient les procédures d’expropriation, aucun projet précis de distribution ne pouvait être établi avant que les responsables ne connaissent exactement le nombre d’hectares dont ils disposeront dans le village. Pour une grande part, les expropriations ont eu lieu dans l’oasis, entre juillet 1964 et la fin de l’année 1966. Le décret de décembre 1966, en rendant définitives les expropriations jusque là provisoires, supprima les incertitudes qui demeuraient quant aux superficies disponibles. Mais ce n’est qu’à partir du décret 172 du 17 mai 1967 que les distributions purent être accélérées. Les opérations furent alors décentralisées, des commissions formées dans chaque mouhafazat ; la participation d’un représentant du parti Baath et d’un représentant de l’Union des Paysans à toutes les commissions et sous-commissions contribua à l’efficacité en même temps qu’à la politisation du mouvement de distribution des terres. Les décrets de distribution se succèdent dès lors pour les villages de l’oasis. A la fin de 1969, à quelques exceptions près, les opérations sont terminées.
La procédure de distribution
4Deux séries d’enquêtes précèdent l’établissement d’un projet de distribution : l’une est l’enquête socio-économique sur les candidats à la distribution, l’autre porte sur les surfaces et les terres à distribuer. Toutes deux aboutissent à des classements qui doivent permettre aux fonctionnaires du Bureau des distributions de préparer les projets pour chacun des villages.
1) L’enquête socio-économique sur les candidats
5L’étude porte d’abord sur la composition de la famille du candidat-bénéficiaire, les conjoints, enfants, ascendants à charge, l’âge et la situation de chacun ; elle recense ensuite les possessions de la famille, pouvant donner lieu à des revenus ou étant un signe du niveau de vie : terres, animaux de trait ou d’élevage, machines ou tout équipement agricole, voitures etc. Enfin, l’enquête comporte une étude du revenu agricole du chef de famille selon qu’il exploite des terres lui appartenant, les terres d’un propriétaire comme métayer ou ouvrier, des terres d’État ou des terres expropriées prises en location, un même candidat pouvant se trouver dans plusieurs situations à la fois.
6La première partie de cette description permet de déterminer le nombre de parts ou « unités sociales » représentées par la famille, selon les normes suivantes : 1,1/4 u. s. (unité sociale) pour le chef de famille, 1 u. s. pour le conjoint, 1 u. s. pour sa mère ou tout adulte à charge ; quant aux enfants, ils représentent 3/4 d’u. s. de 17 à 13 ans, 1/2 u. s. de 12 à 6 ans, et 1/4 d’u. s. au-dessous de 6 ans.
7L’enquête sur les revenus agricoles du candidat permet de le classer dans l’une des catégories suivantes, par ordre de priorité (étant entendu que tout revenu annexe entrera en jeu dans le classement final des candidats) :
- ceux qui occupent déjà les terres à distribuer, métayers des anciens propriétaires de ces mêmes terres ou de terres d’État à distribuer. Ces candidats ont ce que la loi appelle le "waḏ’ yad", (mainmise de fait sur ces terres).
- les paysans sans terres, simples ouvriers agricoles habitant le village où doit avoir lieu la distribution.
- les paysans sans terres des villages voisins.
- enfin, tout candidat à la distribution.
8La commission chargée de cette enquête comprend trois fonctionnaires dont un ingénieur agronome et, à partir de 1966, les représentants du parti et de l’Union des Paysans. Elle se réunit dans le village même et fait procéder, en premier lieu, à l’élection d’une commission formée de paysans du village ; c’est cette commission qui sera chargée, avec le muḫtâr, de vérifier et de garantir les déclarations des candidats ; elle doit comporter un représentant de chaque catégorie de candidats.
9L’examen des candidatures peut alors commencer. Entre les candidatures de la première et de la deuxième catégorie, on examine, s’il y a lieu, celles de titulaires d’un brevet technique ou d’un baccalauréat agricole. Ceux-ci ont en effet priorité sur les paysans sans terres du village, à condition qu’eux-mêmes soient du village, car ils peuvent jouer un rôle d’exemple et leurs connaissances techniques peuvent être utiles à tous.
10Les candidats doivent ensuite fournir leur carte d’identité et les documents d’Etat Civil nécessaires. Les déclarations concernant les sources de revenus sont contrôlées par la commission paysanne — en cas d’avis différents des membres de la commission, c’est aux fonctionnaires de trancher. Si un mensonge, passé inaperçu alors, est prouvé plus tard, le bénéficiaire peut être privé de son lot.
11Un exemplaire de l’enquête le concernant est remis à chaque candidat, qui a une semaine pour s’opposer aux conclusions.
2) L’enquête sur les terres à distribuer
12Cette enquête comporte, comme la précédente, une partie descriptive et un classement. Elle est l’affaire d’une autre commission qui réunit, sous la présidence du chef du bureau agricole de la région, des fonctionnaires du cadastre et de la Réforme Agraire, et trois personnes du village. La commission se rend sur les terres à distribuer, et les classe en catégories d’après les possibilités d’irrigation, la qualité du sol, les cultures, les rendements. Le nombre des catégories de terres varie d’un village de l’oasis à l’autre. Dans la Ghouta même, on n’a en général que deux catégories, plantée d’arbres ou nue, mušağğar ou salīḫ, toutes deux irriguées ; parfois une seule, comme à Bala où toutes les terres à distribuer étaient en vergers. Dans le Marj, la distinction essentielle à établir est entre les terres irriguées et non irriguées ; mais il faut tenir compte aussi de la profondeur de la nappe phréatique, de l’éloignement du village. Le classement le plus délicat à établir fut celui des terroirs de contact Ghouta-Marj : à Shabaa-Hosh al-Sultan, on dut distinguer cinq catégories parmi les terres à distribuer.
13On peut alors dresser la liste des parcelles devant faire l’objet de la distribution, accompagnée pour chacune de sa fiche technique et des renseignements cadastraux.
14Un dernier document doit être établi au village même : il s’agit des « lots de bon voisinage », c’est-à-dire d’une proposition de groupement des candidats sur des terrains voisins par affinités familiales, communautaires, tribales. Là encore, la commission du village doit entériner ces propositions de voisinage de manière à éviter que ne surgissent plus tard des difficultés.
15Lorsque tous ces documents sont en sa possession, le bureau de distribution peut enfin préparer le projet de répartition pour le village.
3) L’établissement du projet de distribution
16La base de tous les calculs est « l’unité sociale » à laquelle on doit arriver à attribuer une valeur en superficie dans chaque catégorie de terres. Le premier calcul est celui du nombre d’u.s. à distribuer dans le village : étant entendu que chaque u.s. équivaut à 300 L.S. de revenu, il est attribué à chaque famille candidate, en fonction des revenus supplémentaires qu’elle a pu déclarer, un nombre définitif d’u. s. Tenant toujours compte de ce revenu de 300 L. S on calcule ensuite la superficie idéale de l’u.s. dans chacune des catégories de terres déterminée par l’enquête. Il est ainsi possible de constituer des lots théoriques par nombre d’u.s. et par catégorie de terres. Si ces lots permettent de satisfaire la demande, c’est-à-dire si le nombre d’u.s. obtenu correspond au total des u.s. représentées par l’ensemble des candidats, le projet peut être rapidement mis au point. Dans le cas contraire, le bureau de distribution a le choix entre deux solutions : ou bien ne plus tenir compte du revenu à l’hectare et réduire la superficie de l’u.s., ou bien renoncer à satisfaire toutes les demandes et éliminer des candidats, parmi ceux qui représentent le plus petit nombre d’u.s., c’est-à-dire ceux qui ont le moins de famille ou le plus de revenus annexes. Dans tous les cas évidemment, les lots constitués ne doivent pas dépasser le plafond de 8 ha. en terre irriguée et 30 ha. en terre sèche. Dans l’oasis de Damas, ces plafonds furent loin d’être atteints.
17La loi prévoit, d’autre part, la réservation d’un lot pour la future coopérative, et la possibilité d’autres réservations pour répondre à des demandes éventuelles de la part de ministères, et particulièrement du Ministère de l’Agriculture pour ses projets d’expérimentation. La superficie de l’u.s. peut en être encore diminuée.
18Tenant enfin compte des désirs de voisinage exprimés, le bureau propose alors un lot défini pour chacun des candidats retenus, en s’efforçant de le morceler le moins possible.
19Sous sa forme finale, le projet de distribution est envoyé, accompagné de tous les documents nécessaires, devant une commission formée au niveau de l’arrondissement. S’il est accepté, il est examiné par la commission départementale présidée par le Muhafez (préfet). Dans l’une et l’autre commission, le rôle essentiel est joué par les représentants du parti et de l’Union des Paysans. Après avis favorable, le projet est présenté aux villageois qui peuvent s’opposer à ses dispositions dans un délai d’un mois. Les attributions ne sont déclarées définitives qu’après règlement de toutes les contestations. La direction de cadastre agricole prépare alors les documents qui permettront de remettre au bénéficiaire une attestation qui lui servira de titre de propriété.
4) L’inscription des lots au cadastre et l’attribution des titres de propriété
20L’administration du cadastre transforme les surfaces attribuées à chacun en parts dite "ḥiṣāṣ sahmī", terrain toujours divisé, selon la règle générale du pays, en 2 400 parts. Chaque u.s. est évaluée à un nombre de parts, et l’inscription des terres n’est pas faite comme propriété mulk, mais comme propriété en šuyū‘ c’est-à-dire conjointe ou indivise. En conséquence, il n’a pas été posé de bornes sur le terrain pour marquer les limites des nouvelles propriétés.
21Lorsque le projet préparé par l’administration du cadastre a reçu la signature du ministre, on établit, pour chaque bénéficiaire d’un lot d’attribution, un document appelé "šahādat intifā‘" ou attestation de jouissance, grâce auquel le bénéficiaire, précisément appelé muntafi’ devient non pas un mālik, propriétaire, mais un šibh mālik, un quasi propriétaire.
22L’arrêté de distribution concernant le village est signé par le ministre et le mouhafez et publié dans le Journal Officiel, avec la liste des bénéficiaires, le nombre d’u.s. attribuées, le numéro des terrains et les parts qui reviennent à chacun. Aucune réclamation ni opposition n’est alors admise. Un seul cas de révision peut être envisagé, celui où serait apportée la preuve d’un mensonge de la part d’un bénéficiaire dans la déclaration qui est à la base de l’attribution. Cette restriction est portée au bas du "šahādat intifā’".
23Une commission spéciale est chargée d’évaluer le prix des terres attribuées et la somme à payer par les bénéficiaires Ceux-ci doivent verser cette somme, un quart seulement du prix de leur terre, à la caisse de la coopérative. Le versement peut s’échelonner sur vingt ans ; au terme de ce délai ou de ce paiement, la terre peut être inscrite au nom du bénéficiaire en pleine propriété ou mulk. Jusque là, celui-ci n’a qu’un droit de propriété en quelque sorte conditionnel puisqu’il n’a pas la libre disposition de sa terre et qu’elle peut lui être reprise dans le cas où il ne la cultiverait pas régulièrement.
Variété des difficultés rencontrées dans l’oasis
24Dès qu’une expropriation était prononcée, la terre concernée passait sous le contrôle de l’Établissement de la Réforme Agraire. Mais il fallait attendre que les divers grands propriétaires du village aient été expropriés pour connaître précisément la superficie à distribuer et entamer la procédure de distribution. Rares étaient les villages où l’on trouvait un seul grand propriétaire, ou du moins une seule famille sans de trop graves problèmes d’indivision. D’autre part, la mise au point d’un projet final de distribution exigeait au minimum un délai de plusieurs mois, parfois d’un ou deux ans. Encore une fois la complexité d’une région comme l’oasis, les différences de situation d’un village à l’autre, tant du point de vue des sols et des cultures, que de la densité et de l’origine du peuplement, du niveau de vie et des relations qui existaient entre les grands propriétaires dépossédés et les paysans, expliquent la variété des problèmes auxquels se sont heurtés les fonctionnaires chargés des distributions.
25La période transitoire qui séparait l’expropriation d’une terre de son attribution a donc duré de six mois à deux ou trois ans, selon les cas. Des terres irriguées, et surtout plantées d’arbres, ne pouvaient être laissées sans soin ; les autorités de la Réforme Agraire se sont donc efforcées de les louer, soit aux anciens métayers restés sur place, soit à des paysans du village ou des villages voisins. En dépit des pressions exercées par certains propriétaires, les candidats ne manquèrent pas et les terres étaient auparavant déjà, pour la plupart, travaillées en petits lots. Quelques grandes propriétés arboricoles d’un seul tenant furent administrées par un ingénieur de la Réforme Agraire et cultivées par des ouvriers. Malgré un inévitable flottement, les problèmes de la transition ne se posèrent pas du tout dans les mêmes termes que pour les grandes exploitations mécanisées de la Djéziré. Mais c’est à chacune des étapes du processus d’attribution que surgirent les difficultés dues au caractère de l’oasis et de sa population.
26L’enquête socio-économique s’est révélée pleine d’embûches ; l’absence de tout document écrit, contrat, comptabilité, reconnaissance de dette, rendait délicat le contrôle des déclarations des candidats ; tout reposait sur la parole donnée et le témoignage des autres habitants du village. Or, les relations entre les divers éléments de la population d’un village pouvaient être compliquées par la permanence de l’esprit tribal, des haines de clans et de quartiers. Pour les enquêteurs de la Réforme Agraire, fonctionnaires de la ville, étrangers au village, pénétrer les subtilités de la mentalité paysanne, ou simplement déceler le mensonge ou l’omission, ne fut pas une tâche aisée. C’est certainement dans les villages du Marj, où la population était la moins homogène, la plus fortement teintée de bédouinisme, que cette tâche fut la plus ardue ; les villages de l’oasis étaient plus « urbanisés », plus traditionnellement paysans.
27Dans les enquêtes sur la valeur des terres, qui devaient aboutir à la détermination d’une superficie de l’unité sociale dans chaque catégorie, surgit un autre type de difficulté, celui de la traduction dans la réalité concrète du juridisme et de l’abstraction de la loi. Le principe étant posé que l’u.s. valait 300 L.S. de revenu, il fallait donner à chaque catégorie d’u.s. du village une superficie représentant ce revenu. Or, les superficies récupérées étant beaucoup trop faibles pour couvrir toutes les demandes, les responsables ont dû calculer très juste, et sacrifier soit des candidatures, soit les revenus des futurs bénéficiaires en surestimant les possibilités de rendements et de revenus des terres attribuées, et bien souvent les deux à la fois. Le projet de distribution des terres pour le village de Zebdin, joint en annexe à ce chapitre, est une illustration de cette pénurie de terres et de la difficulté des choix :
28176 demandes pour moins de 63 hectares à distribuer ! Les 39 familles qui furent finalement sélectionnées représentaient un total de 213 u.s. Deux hectares ayant été enlevés de la distribution, la superficie moyenne d’une u.s. sera : 60,7 : 213 = 0,28 ha. (un peu plus dans les 10 ha. non plantés, un peu moins dans les 50 ha. plantés). La moyenne d’u.s. par famille étant de 5,5 u.s., les lots attribués n’ont donc guère dépassé 1,5 ha. ou 2 ha.
29Voici d’autres exemples de superficies d’u.s. dans l’oasis : à Bzeiné, 2 donoms (0,2 ha.) en terre plantée, 4 ou 5 donoms en terre nue ; à Hosh Bala où tout est planté, 3 donoms ; à Hazrama dans le Marj, 5 donoms pour la meilleure catégorie ; à Shabaa-Hosh al-Sultan, à la limite entre Ghouta et Marj, de 3,5 à 4 donoms dans les meilleures catégories près du village où l’eau de la nappe n’est qu’à quelques mètres et où l’on peut faire des cultures de betterave et de légumes, de 7 à 10 donoms dans les terres de deuxième catégorie cultivées en céréales, maïs et quelques légumes, et jusqu’à 15 donoms enfin dans la troisième catégorie où l’eau est à 40 ou 50 mètres les années normales et à 130 mètres ou plus si l’année est sèche.
30Aussi les moyennes de superficie des lots attribués sont-elles assez basses, aussi bien dans le Marj que la Ghouta. Dans la Ghouta, ces lots vont, sauf exception, de 1 à 3 hectares. A Bala, la moyenne est de 1,6 ha. et le meilleur lot distribué est de 2,1 ha. Seuls quelques villages du pourtour disposant de terres ba‘l et ayant eu moins de candidatures, ont pu offrir des lots de 6 ou 7 ha. : Hosh al-Ash‘ari, Hosh al-Rihan par exemple. Pour le Marj, bien qu’on n’ait pu distribuer aucune terre plantée, la moyenne des lots ne s’établit qu’à 4 ha. Sur un terroir mixte comme Harasta al-Qantara qui disposait de terres plantées, la moyenne des lots en mušağğar est de 12 donoms, et en salīḫ de 23 donoms. Si ce village est encore presque de Ghouta, rares sont les villages du Marj où les lots dépassent la moyenne de 3 ou 4 ha. : Adra, Ateibé, Kifrin, 6 ha. ; Jarba, 8 ; Tell Meskin, 13 et Beitariyé, 21 ha. à l’extrême sud-est du Marj, où même l’irrigation par eaux souterraines est aléatoire.
31Le choix des bénéficiaires et l’attribution des lots offrirent encore d’autres difficultés. Parmi les candidats, avaient la priorité ceux qui travaillaient la terre au moment de la réforme ; or, beaucoup de ces candidats prioritaires n’étaient pas originaires du village où s’effectuait la distribution ; le cas s’est présenté surtout dans les villages du Marj et ceux de la limite de la Ghouta. On peut repérer trois types principaux de ces candidats « étrangers » : les plus nombreux étaient des paysans de villages voisins, pour la plupart de Douma, qui avaient pris, bien avant la réforme, des terres en métayage chez les grands propriétaires ; nous avons déjà eu l’occasion de noter le dynamisme et l’habileté de ces "dawāmna" (pluriel de dūmānī, habitant de Douma), qui l’emportaient souvent auprès des propriétaires sur les paysans plus arriérés du Marj. D’autres « étrangers » étaient des familles kurdes ou turques que de grands propriétaires, soucieux de disposer d’une main-d’œuvre docile, avaient fait venir surtout de Djéziré. On les rencontre sur les terres des Qasab Bachi à Qasmiyé, sur celles des ‘Abed à Hazrama ou à Bzeiné, par exemple. Enfin, le dernier type était représenté par les bédouins inscrits dans le village et qui ont bénéficié de terres, soit parce qu’ils travaillaient ces terres comme ouvriers ou parfois métayers, soit au titre du programme de sédentarisation comme le recommandait la loi de Réforme Agraire.
32Ces attributions ont pu être parfois ressenties comme des spoliations par les habitants du village, et susciter en tous cas quelques jalousies. Mais certaines offres faites par les autorités s’expliquent par l’attitude négative adoptée parfois par les paysans de l’oasis. Ceux-ci refusaient souvent des propositions de terres dans un autre village, même voisin du leur. Ce fut le cas des paysans de Hazrama dans le Marj, mais plus fréquemment encore dans la Ghouta : des paysans de Jisrin ont refusé des terres à Beit Nayem, il a même été difficile de leur faire accepter des terres dans le village voisin de Mohammadiyé. Dans les années soixante, les paysans de la Ghouta n’habitaient jamais hors du village et n’aimaient pas s’en éloigner— ils sont devenus aujourd’hui beaucoup plus mobiles. Cette attitude a parfois poussé les responsables à attribuer des terres à des bédouins, certes peu familiarisés avec le jardinage de la Ghouta. L’influence des représentants du parti et de l’Union des Paysans sur le choix des bénéficiaires ne fut, de plus, jamais négligeable et put susciter aussi quelques rancunes.
33Des problèmes surgissaient encore au moment de la composition du lot d’un bénéficiaire désigné et de sa localisation. L’éventail des possibilités pouvait être assez large, les responsables de la distribution proposant en général une répartition des u.s. de chacun, dans les diverses catégories de terres délimitées dans le village.
34Dans la Ghouta, où le choix était entre les terres plantées et non plantées, il fut très difficile de faire accepter par les paysans les terres non plantées, salīḫ ; ils préféraient de beaucoup les vergers, qui demandent peu de travail en dehors de l’arrosage, et de quelques traitements, plus nombreux maintenant qu’il y a douze ans : les arbres étaient peu soignés, en général pas taillés ; quand le moment de la maturité approchait, on confiait le verger au ḍammān qui prenait les risques et la charge de la récolte et du transport au souq. Une terre salīḫ sur laquelle ou pouvait alterner les cultures de céréales, de légumes d’été ou d’hiver, exigeait beaucoup plus de peine et peut-être de savoir-faire. Pour vaincre les réticences, on attribuait à l’u.s. de terre salīḫ une superficie parfois double ou triple de celle d’une u.s. en terre mušağğar. On voit encore ici comment était modulé le principe du revenu de 300 L. S. qui devait représenter une u.s.
35Dans le Marj, les paysans préféraient toujours les terres proches du village, et il fallut aussi offrir des lots nettement plus importants pour pouvoir attribuer les terres plus éloignées et, de plus, moins arrosées.
36Pour arriver à la solution définitive, il restait encore à régler les problèmes de voisinage, en principe à l’amiable, mais souvent après de longues négociations : certains villages du Marj, où le poids des relations tribales était très lourd, étaient particulièrement redoutés des fontionnaires du bureau de distribution.
37Il faut ajouter, pour compléter ce tour d’horizon, deux types de difficultés plus délicates à surmonter, car elles touchaient au principe même de la distribution des terres. Les paysans manifestèrent en effet parfois une certaine réticence à accepter les terres qu’on voulait leur attribuer, craignant d’enfreindre ainsi un commandement religieux ; cette crainte était plutôt significative du sentiment de respect quasi filial du tenancier vis-à-vis du bey, propriétaire de la terre qui lui permettait de vivre, que d’une infraction à la loi de l’Islam. Le grand propriétaire avait toujours freiné la diffusion de l’enseignement parmi les paysans, voulant ainsi se réserver le rôle de médiat avec le monde extérieur et notamment avec la ténébreuse puissance de l’État ; accepter de participer à la dépossession du grand propriétaire était donc aux yeux des plus illettrés des paysans un acte parricide.
38Une autre réticence à l’égard de la réforme s’expliquait par la terminologie employée dans les actes de distribution ; comme nous l’avons vu plus haut, le lot attribué au paysan consistait en un nombre de parts de propriété en šuyū‘ ou collective, parts sur lesquelles seul un droit d’intifā‘ ou jouissance lui était reconnu, et lui-même ne se voyait pas qualifié de mālik comme l’ancien propriétaire mais de muntafi’, bénéficiaire à titre précaire ou quasi-propriétaire. Son droit nouveau sur cette terre qui lui avait été attribuée semblait encore plus fragile que celui du propriétaire qu’il venait de voir déposséder. Dans ces conditions, il n’accordait qu’une confiance très limitée aux opérations de la réforme agraire qui troublait l’univers dans lequel il avait toujours vécu sans lui apporter d’avantages substantiels et durables.
Bilan des opérations de distribution
39Au total, 2458 hectares de terres furent distribués dans la Ghouta à 1147 bénéficiaires. La moyenne des lots distribués a donc été d’un peu plus de 2 hectares par famille.
40Des 500 hectares expropriés qui n’ont pas été distribués aux paysans, la plus grande partie a été réservée pour des projets gouvernementaux : stations de recherches et d’expérimentation, stations d’élevage, et surtout fermes d’État (voir 3e partie). Quelques hectares ont été attribués au collège agricole de Kharabo. Dans les villages de la bordure de la Ghouta, une partie des terres expropriées étaient des terrains de pâture qui n’ont pas été compris dans la distribution individuelle, mais sont restés terres communes pour les habitants du village. Enfin, chaque fois que le nombre des bénéficiaires était suffisant pour amener la fondation d’une coopérative, il a été réservé un terrain pour les besoins de cette future coopérative.
41Dans le Marj, 5 524 hectares de terres furent distribués à 1 356 familles, ce qui fait des lots d’une moyenne de plus de 4 hectares, le double de la moyenne des lots distribués en Ghouta. Si le nombre d’hectares distribués est ici très inférieur à celui des hectares expropriés, la raison en est à l’étendue de terres non cultivables expropriées dans les villages de Hijané et de Beitariyé. De vastes terrains ont, d’autre part, été réservés pour la construction de l’aéroport international, mis en service en 1969 dans la région de Jdeidet al-Khas-Sakka ; à Sakka, sur les 79 hectares expropriés, 51 ont été ainsi écartés de la distribution.
42L’importance de l’espace occupé, à partir de 1967, par les installations de l’armée, protection du nouvel aéroport, construction dans et autour de l’oasis d’une sorte de camp retranché couvrant Damas, ne doit pas être ignorée. Ces installations empiétèrent souvent sur des terrains expropriés.
43Le tableau n°4 joint en annexe donne le détail des superficies expropriées et distribuées, ainsi que la date du décret de distribution pour tous les villages de la Ghouta et du Marj qui furent touchés par la Réforme Agraire. Vingt-deux villages du Marj furent touchés, et la carte de la réforme recouvrirait celle des grandes propriétés à la veille de la réforme : seuls furent laissés à l’écart les villages de Marj al-Sultan, Deir Salman, al-Ahmadiyé et Harran al-‘Awamid, représentant une bande de terres entre celles irriguées par le Barada au nord, et celles irriguées par le Haroush et le Aawaj au sud.
44Dans la Ghouta, trente-deux villages furent touchés ; à deux exceptions près — Soubeiné et Boueydat — ils sont tous situés dans la Ghouta orientale. La concentration des distributions de terres, suivant celle des expropriations, accentue sensiblement l’impact de la réforme dans l’oasis où il paraîtrait certes assez faible, si l’on s’en tenait à un rapport entre la superficie totale et la superficie distribuée, et entre le chiffre des bénéficiaires et celui de la population paysanne de l’oasis.
EXEMPLE DE PROJET DE DISTRIBUTION DE TERRES Village de Zebdin (Ghouta orientale)
45Ce document contient ce que l’on appelle « les bases de la distribution », qawā‘id al-tawī’, qui permettront d’établir véritablement le projet technique d’appropriation.
46En introduction se trouve un rappel des familles de propriétaires expropriées dans ce village : les Jafé, les Habal, les Hallaq (voir le tableau des expropriations effectuées à Zebdin, 2e partie, chap.2)
- Document cadastral et description des terres expropriées : superficie totale : 62,6 ha., dont 50 ha. plantés d’arbres
- L’enquête sociale dans le village a concerné 176 familles. Comme pour le paragraphe précédent, il ne s’agit ici que d’un rappel, le détail des enquêtes ne figure pas dans ce document.
- L’attribution des terres :
- les terres sont distribuées en indivis, šuyū‘, selon l’arrêté du 24/7/62
- les instructions de l’arrêté 172 du 15/5/67 concernant les revenus des familles sur lesquelles a porté l’enquête, ont été suivies.
- il n’a pas été possible de suivre les instructions du 11/10/64 demandant de réserver un lot à un technicien, étant donné le peu de superficie disponible.
- les instructions du 13/12/64 demandant de réserver une superficie au boisement n’ont pas été suivies, étant donné qu’il s’agit de la Ghouta.
47L’attribution a été faite selon les conclusions suivantes :
- tenant compte des revenus à l’hectare,
- le minimum de nombre d’u.s. pour bénéficier d’une attribution ayant été fixé à 3,
- étant entendu que les 3/4 et les 1/2 étaient assimilés à une u.s. et les 1/4 supprimés,
- ont été désignées comme bénéficiaires :
- 39 familles, représentant un total de 213 u.s. ; chacune de ces familles ayant 5 u.s. ou plus (moyenne 5,46) ;
- de plus, 7 familles se sont vu attribuer des terres dans le village de Hattité al-Jarash (voisin). Parmi les familles qui n’avaient pas eu la préférence à Zebdin même, ont été choisies les plus nombreuses et les moins riches : 6 d’entre elles représentaient 4 u.s. 3/4, et la dernière 4 u.s. 1/2 ;
- 18 familles ont été écartées de la distribution parce qu’elles disposaient de revenus particuliers ;
- 4 familles, parce qu’elles ne désiraient pas de terres ;
- 2 familles, parce qu’elles ne remplissaient pas les conditions, étant de nationalité libanaise ;
- 106 familles, enfin, n’ont pu être satisfaites étant donné le peu de superficie disponible et le grand nombre de demandes.
48Des lots spéciaux ont été attribués :
- un à la coopérative,
- un autre a été réservé à l’aire,
- le dernier pour le siège de la coopérative et le dépôt.
49Les superficies restantes, 60,7 ha., seront réparties selon la liste des bénéficiaires.
LA RÉFORME AGRAIRE DANS UN VILLAGE DU MARJ Le village de Qasmiyé
50Avant la réforme agraire, deux grands propriétaires possèdent : Burhan al-Keilani : 184 ha. Ahmad Qasab Bashi : 270 ha.
5119 petits propriétaires possèdent environ 35 ha.
52Les autres habitants du village sont métayers ou ouvriers sur les terres des grands propriétaires.
53La réforme agraire a enlevé aux deux grands proprétaires 333 ha.
54309 ha. ont été distribués à 114 bénéficiaires, représentant un total de 359 u.s. La moyenne des unités sociales est donc de 3,1 par famille. Les terres ont été classées en deux catégories : l’u.s. vaut 5 donoms dans la première catégorie, 7 donoms dans la deuxième. La superficie moyenne des lots distribués a été de 2,7 ha.par famille.
55Origine des 114 bénéficiaires :
- les gens du village, ouvriers ou métayers,
- six familles de Douma, métayers d’un grand propriétaire (ils avaient donc aussi la mainmise (waḏ‘ yad) ;
- neuf familles kurdes venues de Djéziré et travaillant comme ouvriers agricoles chez un grand propriétaire ;
- quelque famille de bédouins inscrites au village.
Table des illustrations
Titre | Tableau N° 4 a. Superficies expropriées et distribuées en Ghouta |
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URL | http://books.openedition.org/ifpo/docannexe/image/5110/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 741k |
Titre | Tableau N° 4 b. Superficies expropriées et distribuées dans le Marj |
URL | http://books.openedition.org/ifpo/docannexe/image/5110/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 591k |
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