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Le bonheur dans la modernité

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Sylvain Brunier

Chapitre V

Un « héritage sans testament » : les recompositions du travail de conseil (1981-1985)

Texte intégral

  • 1 Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil en agriculture, ouvr. cité, p. 50, n (...)

Que l’on vive dans la nostalgie, que l’on insiste sur le retour cyclique du même (les « modes » qui se succèdent et reviennent…), ou que l’on insiste sur le changement radical auquel correspondrait le moment présent, il ne semble pas y avoir capitalisation et intégration des expériences. Sur ce plan aussi, donc, la constitution d’une identité professionnelle apparaît difficile.1

1Tout au long des années 1970, les conseillers agricoles se trouvent pris entre deux feux. Désavoués par les réformateurs de la politique de développement agricole, qui leur reprochent leur inefficacité, ils sont également la cible des mouvements de critique radicale du productivisme, qui dénoncent, eux, leur rôle prépondérant dans l’entreprise de sélection des agriculteurs les plus performants sur le plan économique. Pour continuer d’exercer leur métier selon les valeurs collectivement élaborées à partir du milieu des années 1950, ils doivent faire preuve d’une grande inventivité. Ils investissent les territoires rejetés aux marges des politiques de développement agricole par la course à l’intensification et obtiennent le soutien des responsables professionnels locaux et départementaux plongés dans un certain désarroi par les orientations nationales de leurs organisations. Ils tentent ainsi d’échapper d’un côté aux injonctions des réformateurs, et de l’autre aux critiques sociale et environnementale.

  • 2 Samuel Deguara, « Conditions d’émergence de la Confédération paysanne et conditions de production (...)
  • 3 Ronald Hubscher, Rose-Marie Lagrave, « Unité et pluralisme dans le syndicalisme agricole français. (...)
  • 4 Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte des classes, Paris, Seuil, 1970.
  • 5 Marie-Claire Gandet, Jean Reverdy, Les nouveaux paysans : origine et formation de la Confédération (...)

2La critique sociale du productivisme est en grande partie portée par d’anciennes figures des organisations professionnelles agricoles dominantes2. La présentation par Antoine Richard d’un contre-rapport lors du congrès du CNJA en 1968 vise à remettre en question le mythe de « l’unité paysanne »3. S’ensuit la création du mouvement des Paysans travailleurs, rassemblés autour des propositions de l’ouvrage de Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte des classes, qui opère une lecture marxiste de l’industrialisation récente de l’agriculture4. La FNSEA elle-même est ébranlée, en particulier dans l’ouest de la France, où la fédération régionale dirigée par Bernard Thareau s’oppose aux orientations de la direction nationale. En Isère et en Savoie, les mobilisations sont ponctuelles, à l’occasion par exemple du soutien à un éleveur mis en difficulté par ses créanciers, mais elles provoquent des conflits durables sur le plan local5. La contestation virulente du monopole de la représentation syndicale exercé par la FNSEA rejaillit sur la politique de développement agricole, dénoncée comme une entreprise d’ajustement économique et social aux exigences du capitalisme industriel. Dans cette perspective, le travail des conseillers se trouve réduit à une fonction de courroie de transmission et ne constitue pas un objet légitime de réflexion.

  • 6 Le livre choc de Rachel Carson, biologiste américaine dénonçant les effets de l’emploi du DDT sur (...)
  • 7 Christine César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture biologique », Écologie & poli (...)

3Parallèlement, la critique environnementale du productivisme en agriculture dénonce les méfaits des méthodes utilisées par l’agriculture intensive sur l’homme et sur le vivant6. En France, les propositions de modèles alternatifs se structurent à partir de 1964 autour de deux pôles : les tenants de la méthode de culture biologique Lemaire-Boucher et l’association Nature et progrès7. La question de la diffusion de ces nouvelles méthodes amène ces mouvements à mettre en place des services de cours par correspondance, à éditer des bulletins de liaison, à participer aux grands congrès agricoles et à organiser un réseau de relais régionaux et locaux, reprenant les moyens classiques de la vulgarisation du progrès technique des services agricoles. Malgré les réticences affichées par la plupart des organismes de développement à débloquer des financements spécifiques, le mouvement se structure progressivement. Les conseillers agricoles ne sont pas entièrement hermétiques à la critique environnementale, quelques-uns organisant même la visite d’exploitations en système agrobiologique, mais leurs méthodes de travail ne s’en trouvent pas bouleversées pour autant. Ils restent étrangers à la plupart des initiatives qui se développent en matière d’agriculture biologique, et ce malgré leur malaise croissant devant les conséquences non maîtrisées de leurs actions. Le renouvellement du métier de conseiller s’opère donc en dehors des principaux mouvements de la gauche paysanne, marxiste ou écologiste.

4Le plus souvent locales, s’appuyant sur de petits groupes d’agriculteurs, différentes initiatives indépendantes les unes des autres permettent de jeter des passerelles entre les réflexions agronomiques et pédagogiques et les pratiques des conseillers focalisées sur les enjeux d’aménagement et de valorisation des territoires. Trois questionnements émergent : la maîtrise agronomique, la formation professionnelle des adultes, et le maintien d’un tissu local d’exploitations agricoles. De nouveaux dispositifs reformulent la question ancienne de la place du conseiller dans la transmission des savoirs. Ils donnent la possibilité aux conseillers de s’affranchir de la tutelle morale des organisations agricoles et d’échapper aux normes imposées par les instruments de gestion, en investissant des territoires délaissés par les réformateurs du développement. Plus qu’un refuge, la montagne devient ainsi un camp de base, où il est possible de construire des projets exemplaires, en vue de proposer une conception renouvelée du développement agricole. Au niveau départemental, les chambres d’agriculture tirent parti de ces initiatives locales pour faire valoir la singularité de leur situation dans la politique agricole nationale. En Savoie par exemple, la chambre s’engage résolument en faveur de la promotion des produits labellisés pour en faire un véritable modèle de développement. Cette montée en généralité, du niveau local au niveau départemental, amorce une nouvelle dynamique politique fondée sur le développement territorial.

5Lorsque la gauche arrive au pouvoir en mai 1981 après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, elle tente de s’appuyer sur cette fronde interne au monde agricole. À l’hiver 1982-1983, le ministère impulse la tenue des États généraux du développement agricole (EGDA) pour se donner de nouvelles marges de manœuvre. À la différence de 1972, où la redéfinition de la politique de développement était d’abord une révision du financement de l’ANDA, et se faisait donc par le haut, les promoteurs de la nouvelle réforme du développement souhaitent cette fois partir de la « base » pour remonter progressivement du local vers le régional puis le national. Intermédiaires « sur mesure » du projet modernisateur, les conseillers et conseillères agricoles se trouvent au cœur de ces réflexions. Les États généraux sont l’occasion de la première grande enquête sociologique sur les agents de développement, ce qui donne rétrospectivement la possibilité de vérifier la persistance de certaines représentations attachées au métier de conseiller forgées dans les années 1950 et 1960, alors même que le groupe professionnel des conseillers devient de moins en moins visible.

1. Les dissidences au productivisme : trois lignes de fuite

6Les conseillers agricoles qui souhaitent se démarquer des logiques imposées par les réformes des années 1970 s’appuient sur les travaux de chercheurs eux-mêmes en rupture avec les orientations dominantes dans leurs disciplines. Certains agronomes s’écartent de la ligne générale de mise au point de procédés techniques de plus en plus sophistiqués et de sélection toujours plus poussée des espèces végétales et animales. Ils réhabilitent l’approche globale de l’exploitation agricole, et valorisent la complexité des systèmes productifs plutôt que de rechercher leur simplification à outrance. Certains formateurs de conseillers essayent quant à eux de repenser la relation pédagogique entre les conseillers et les agriculteurs, en revalorisant les travaux de sociologie et de psychosociologie qui ont émergé dans les années 1960, et en les associant à des expérimentations pratiques. Enfin, géographes et politistes investissent la question de l’aménagement du territoire et donnent au conseiller un rôle de coordination des différents acteurs. Ces trois types de savoirs s’opposent à l’intensification illimitée des modes de production agricoles et au redéploiement des moyens du développement agricole dans une logique strictement gestionnaire.

1.1. Le conseiller agronome

  • 8 Bertrand Vissac (personne honorée), Dans les pas de Bertrand Vissac un bâtisseur : de la génétique (...)
  • 9 Alain Brun et al., « Une équipe de recherches face aux problèmes de développement », art. cité, p. (...)
  • 10 Pierre Cornu, « Crise des “grandes cultures” et émergence de l’agronomie systémique en France au t (...)

7Au début des années 1970, une fraction des chercheurs de l’INRA et des enseignants de l’Institut national agronomique apparaît en rupture avec la ligne dominante des départements spécialisés de la recherche publique et des instituts techniques contrôlés par les organisations professionnelles agricoles : ils entendent privilégier une approche « systémique » des exploitations opposée à « la spécialisation des sciences et au cloisonnement des savoirs »8. Récusant le rapport de la Cour des comptes de 1972 du fait qu’il repose sur une conception « simpliste » de la circulation des informations et de la diffusion des innovations, les chercheurs soulignent que le processus de développement en tant que tel reste peu étudié9. Ils souhaitent intégrer les apports des sciences humaines et sociales, notamment de l’histoire et de la géographie, dans le but de donner une dimension compréhensive à la discipline agronomique. Dans les Vosges, une équipe pluridisciplinaire, composée de chercheurs issus de l’économie, de la sociologie, de l’agronomie ainsi que de la zootechnie, et réunis par cooptation, se donne ainsi pour objectif de lier l’étude du secteur productif agricole avec celle de l’évolution de la société rurale pour éclairer la politique de développement. Ils parviennent, non sans difficultés, à donner une unité épistémologique à leurs travaux et à faire reconnaître l’intérêt de leur approche pour répondre aux nouvelles interrogations sociales et environnementales. Produit de ce long processus de négociations, le département Systèmes agraires et développement (SAD) est créé au sein de l’INRA en 197910. Cette réflexion constitue une voie alternative à la réforme des politiques de développement agricole basée sur la parcellisation des tâches et la spécialisation des actions.

  • 11 A-INRA, 1JR7, Procès-verbal de la réunion du conseil d’administration de l’AFPA du 15 janvier 1969

8La liaison entre les chercheurs et les agents de développement déjà en poste dans les départements reste limitée à des collaborations ponctuelles, le plus souvent dans le périmètre géographique immédiat des centres de recherche qui les accueillent. Néanmoins, Michel Sébillotte, professeur d’agronomie, obtient que le centre de Trie-Château géré par l’AFPA intègre un module de perfectionnement agronomique à ses sessions de formation. À partir de 1969, les conseillers et conseillères agricoles peuvent ainsi préparer un certificat d’aptitude professionnelle « Agronomie »11. Cette initiative s’inscrit dans le mouvement de requalification du métier de conseiller, ce dernier ne devant plus seulement être l’homme du contact avec les agriculteurs, mais aussi celui de la synthèse, capable d’orienter les exploitations agricoles en fonction d’une analyse globale de la situation de l’agriculteur, de sa famille, de son outil de travail et de la conjoncture générale. Justifiant la coexistence de plusieurs modèles d’agriculture, ces travaux rompent avec la théorie dite « des trois agricultures » (moderne, en voie de modernisation, et archaïque), défendue par le CNJA depuis la fin des années 1950 et reprise ensuite dans l’appareil de développement.

  • 12 Au niveau régional, la FRGEDA Rhône-Alpes apporte par exemple son soutien à un des premiers CETA t (...)
  • 13 Pierre Muller, Le technocrate et le paysan, ouvr. cité, p. 168.

9Cette approche de l’agronomie est relayée par la nouvelle Fédération nationale des groupes d’études et de développement agricole (FNGEDA). Créée en 1976, la FNGEDA est issue de la fusion de la FNCETA et de la FNGVPA, fusion imposée par la réforme des politiques de développement agricole. La FNGEDA apparaît comme une organisation refuge pour ceux qui continuent de faire valoir une conception du développement agricole irréductible à la rationalisation économique et au productivisme, en opposition à la nouvelle ligne directrice de l’ANDA qui a pourtant contraint les deux fédérations à la fusion et demeure le principal financeur de la nouvelle structure12. Lorsque la gauche arrive au pouvoir en 1981 et qu’elle se heurte à la FNSEA pour mettre en œuvre sa politique, elle tente de faire de la FNGEDA une structure relais des nouvelles orientations. Symboliquement, lorsque la ministre de l’Agriculture Édith Cresson annonce officiellement la tenue des États généraux du développement agricole, elle choisit de s’exprimer lors de l’assemblée générale de la FNGEDA de juin 198213.

  • 14 Sur le plan de l’élevage, la création des réseaux EBD (Élevage bovin demain) par l’Institut techni (...)
  • 15 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 29 mai 1 (...)
  • 16 Hélène Brives, Mettre en technique : conseillers agricoles et pollution de l’eau en Bretagne, thès (...)

10La FNGEDA est par exemple un des principaux soutiens du programme dit de « relance agronomique » imaginé par Michel Sébillotte, et financé par le ministère de l’Agriculture après les États généraux du développement agricole. La démarche systémique promue dans ce programme est en rupture avec l’hyper-spécialisation des pratiques culturales et le recours massif aux intrants14. La relance agronomique repose sur trois axes : la création de postes d’agronomes régionaux, la modernisation des laboratoires d’analyse, la mise en place d’un cycle de formation spécifique15. Le projet est soutenu à la fois par le ministère et par l’APCA. Contre la standardisation des procédés techniques, la généralisation des traitements préventifs et l’emploi massif d’intrants dont l’augmentation des prix risque de mettre en péril l’équilibre comptable des exploitations, la relance agronomique entend réhabiliter les vertus d’expérimentations locales recherchant une meilleure compréhension de la microbiologie des sols et des cycles végétaux, ajustée aux spécificités locales. L’impact sur le travail des conseillers est néanmoins resté limité du fait que le programme s’est focalisé sur l’expérimentation plutôt que le conseil. Mais en un sens, la relance agronomique anticipe sur les questions de qualité de l’eau et de maîtrise des quantités d’intrants chimiques. Les conseillers agricoles peuvent ici se saisir de la problématique environnementale pour échapper à la déqualification de leur métier et à la concurrence des autres agents de développement16.

1.2. Le conseiller formateur

11Le renouvellement du métier de conseiller agricole passe par l’appropriation d’un deuxième ensemble de connaissances, centré non pas sur le contenu technique des savoirs transmis mais sur les techniques de transmission elles-mêmes. Depuis le début des années 1960, de nombreuses réflexions s’agrègent autour de la question de la pédagogie et de la formation pour adultes. On a déjà souligné que les centres de formation des conseillers et conseillères agricoles, et celui de Trie-Château en particulier, ont construit une bonne partie de leur légitimité sur le fait d’apporter une formation globale à la méthodologie du conseil, déléguant le plus souvent la transmission des contenus techniques agronomiques et zootechniques à d’autres organismes, sous la forme de stages complémentaires en dehors du centre ou par le recours à des intervenants spécialisés intégrés dans l’offre globale de formation. Malgré la remise en cause progressive de leur autonomie au début des années 1970, ils constituent des pôles de référence, dans lesquels certains formateurs imaginent possible de refonder la relation de conseil en agriculture en prenant pour objet d’étude le problème de la domination symbolique qu’implique l’enseignement d’un savoir déjà constitué.

  • 17 A-INRA, JR/1, AFPA, À propos d’interventions psychosociologiques en milieu rural, 1973, p. 16.
  • 18 Entretien de l’auteur avec Jean-Pierre Darré réalisé en avril 2012.

12Alors que les organisations professionnelles agricoles avaient été pionnières en matière de réflexion pédagogique, dans le sillage de la JAC, les chercheurs embauchés comme formateurs à l’AFPA se réfèrent eux à un corpus théorique bien distinct, construit autour de la psychosociologie américaine. L’AFPA recourt notamment à des intervenants liés à l’ARIP comme Robert Josse ou Jean-Pierre Darré17. Ce dernier est chargé d’études dans un cabinet de conseil, le Bureau de psychosociologie appliquée, dans lequel il devient progressivement le spécialiste des questions agricoles. Il importe au centre de Trie-Château les méthodes utilisées auprès des cadres des grandes entreprises pour les initier progressivement aux nouvelles techniques de management18. La non-directivité de certaines formations proposées par l’AFPA est une application directe des principes énoncés par le psychologue américain Carl Rogers. Les débats théoriques entre les formateurs sur les questions méthodologiques sont animés et l’AFPA joue le rôle de laboratoire, accueillant des expérimentations audacieuses, au risque de créer une certaine confusion parmi les stagiaires et d’alimenter la critique de ceux qui jugent leurs travaux déconnectés de la réalité du terrain.

  • 19 Alice Barthez, Famille, travail et agriculture, ouvr. cité ; Marie-Catherine Becouarn, L’évolution (...)

13En dépit du contrôle resserré des activités de l’AFPA par les organisations professionnelles agricoles, certains chercheurs utilisent ce socle théorique pour développer des projets qui se posent en alternative à la rationalisation des activités de conseil en agriculture impulsée par l’ANDA après 1972. Trois revues structurent ce champ de réflexions : Connexions, la revue créée par l’ARIP en 1972, Éducation permanente, revue de l’Institut national de formation des adultes fondée en 1969, et la revue POUR, éditée par le Groupe de recherche et d’éducation pour la promotion rurale (GREP). Les recherches de Michèle Salmona sur les éleveurs ovins du Puy-de-Dôme, celles d’Alice Barthez auprès des femmes d’agriculteurs dans les Vosges ou de Marie-Thérèse Becouarn sur les agricultrices de l’Ouest, ou encore celles de Jacques Rémy sur les groupements de développement féminins, sont le fait de jeunes chercheurs, sociologues et psychosociologues, travaillant au contact direct des conseillers et conseillères agricoles en tant que formateurs19. Ils mettent l’accent sur l’analyse de la situation de conseil, la description des relations au sein de ces groupes, l’analyse des formes de violence symbolique et des possibilités d’émancipation pour ceux, et surtout celles, qui trouvent dans les groupements de développement un espace inédit d’expression individuelle et collective. Leurs travaux sont en rupture avec les projets de réforme des politiques de développement agricole. La double attention accordée aux régions de petites ou moyennes productions et aux femmes apparaît comme une manière de revaloriser les exploitations familiales, sans la dimension conservatrice et patriarcale, pour échapper à l’alternative entre la concentration économique d’un côté et la marginalisation sociale de l’autre.

  • 20 Jean-Pierre Darré, Liberté et efficacité des groupes de travail, ouvr. cité.
  • 21 Entretien de l’auteur avec Jean-Pierre Darré réalisé en avril 2012.

14Il faut accorder une place particulière aux travaux de Jean-Pierre Darré, en raison à la fois des ambitions théoriques déployées dans l’analyse du fonctionnement des petits groupes et des efforts réalisés pour institutionnaliser cette démarche de recherche. Embauché en 1970 à l’AFPA comme salarié permanent, il se consacre pour moitié à l’animation de sessions de formation et pour moitié à la rédaction d’un ouvrage théorique nourri de son expérience de consultant en entreprise20. Il est licencié en 1974, au moment de la reprise en main du centre de formation par l’APCA. Il poursuit néanmoins son activité de formateur en tant que travailleur indépendant missionné par divers organismes de développement21. Chacune de ses études repose sur la constitution de petits groupes d’agriculteurs animés par un ou plusieurs agents de développement et se donne pour triple objectif :

  • d’aider les agriculteurs à formuler les questions qu’ils se posent dans leur vie quotidienne d’exploitant ou d’exploitante, de membre d’une communauté sociale, de membre d’une famille, leurs besoins et leurs désirs ;
  • d’aider à transformer ces questions, désirs ou projets en décisions d’activités individuelles ou collectives ;
  • de faciliter la marche de ces activités, soit en les organisant quand il y a lieu et quand la demande en est faite […], soit en aidant à l’organisation, au suivi, à la recherche d’informations ou de concours extérieurs, en aidant à repérer à temps et à traiter les difficultés.22

15Le travail de Jean-Pierre Darré vise à reconfigurer les rapports entre les agriculteurs et les conseillers en créant les conditions d’une circulation de la parole qui tienne compte des positions des différents membres du groupe tout en recherchant l’expression d’une unité collective.

  • 23 Entretien de l’auteur avec Jean-Pierre Darré réalisé en avril 2012. Les travaux de Jean-Pierre Dar (...)
  • 24 Claude Compagnone, « Conseil collectif et collectifs de production de connaissances », Conseil et (...)

16Ce type d’expérimentation est diversement apprécié, suscitant l’enthousiasme des responsables agricoles et des administrateurs de chambres d’agriculture dans quelques départements, mais aussi une grande méfiance dans une majorité d’endroits. La valorisation de l’autonomie des petits groupes s’oppose au mouvement général des années 1970 d’un contrôle resserré des activités des groupements de développement. Jean-Pierre Darré trouve néanmoins des soutiens actifs parmi les agronomes « dissidents » de l’INRA23. En 1981, après l’arrivée de la gauche au pouvoir, il bénéficie de l’appui financier du ministère de l’Agriculture pour créer sa propre structure, le Groupe d’expérimentation et de recherche sur le développement agricole (GERDAL), et réunir une première équipe de jeunes chercheurs : Roger Le Guen, Bruno Lémery et Claire Ruault. Critiquant les réformes qui restreignent l’autonomie des conseillers et des groupes d’agriculteurs, le GERDAL travaille à redéfinir le conseil comme une médiation entre plusieurs univers. Il propose un appui méthodologique à des groupes d’agriculteurs, qui valorise leurs connaissances pratiques sans renoncer à apporter des savoirs techniques extérieurs. Plusieurs groupes fonctionnent, mais ce travail conserve une dimension expérimentale, sans véritable essaimage comme avait pu le faire le mouvement des CETA dans les années 195024. Le GERDAL offre néanmoins un point d’appui pour les conseillers qui contestent la réforme gestionnaire du développement agricole à partir d’un questionnement sur la transmission des savoirs, comme la création du département SAD au sein de l’INRA deux ans auparavant permettait de remettre en cause le modèle dominant à partir d’un questionnement agronomique. Liées entre elles, ces deux formes de dissidence sont également indissociables d’un troisième registre visant à redéfinir le développement agricole autour des questions d’ancrage territorial et d’aménagement rural.

1.3. Le conseiller territorial

  • 25 June Burnham, Politicians, Bureaucrats and Leadership in Organizations : Lessons from Regional Pla (...)
  • 26 Centre de recherche sur le politique, l’administration, la ville et le territoire éd., Aménagement (...)
  • 27 Jean Roger, « Une nouvelle approche d’un espace fragile, la montagne. Réflexions sur quelques expé (...)
  • 28 ACA 73, Procès-verbal de la session extraordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 7 f (...)

17Certains responsables départementaux, administrateurs et administratifs des chambres d’agriculture, souhaitent échapper à la logique centralisatrice promue dans les réformes successives de l’ANDA. Dans le même temps, l’émergence des collectivités territoriales dans la politique de développement, rural et plus seulement agricole, réactualise l’intérêt pour les élites modernisatrices de disposer de relais ayant une fine connaissance des enjeux locaux. Cette reconfiguration des pouvoirs centraux, régionaux et locaux d’encadrement de l’agriculture renvoie aux premières politiques d’aménagement du territoire à partir de la création en 1963 de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR)25. Préoccupée d’abord de grands aménagements industriels, la DATAR commence réellement à s’intéresser au développement rural à partir de 1968 avec la mise en œuvre de la politique dite de rénovation rurale. Des recherches se développent, menées par des géographes et des politistes en particulier26. Dans les régions de montagne, la DATAR s’intéresse progressivement au développement micro-régional, avec la création des schémas d’orientation et d’aménagement par massifs à partir de 1975, dont l’un des objectifs affichés est de soutenir les installations des jeunes agriculteurs afin de maintenir des activités économiques en zone de montagne27. Au niveau européen, la PAC finance à partir de 1975 l’indemnité spéciale montagne (ISM) pour soutenir les producteurs de lait, au titre de leur contribution à l’entretien des pâturages et du maintien d’une activité économique et sociale permanente28. Cette mesure de soutien doit compenser les effets de la réforme de la PAC qui vise la sélection des agriculteurs les plus performants, en évitant la désertification des territoires de montagne.

  • 29 A-INRA, 1JR3, Paul Houée, Vulgarisation agricole et développement micro-régional, 1973.
  • 30 Ibid., p. 15.
  • 31 A-INRA, 1JR4, Entretiens avec Jean Casaubielh (directeur adjoint puis directeur du centre) et Hugu (...)

18Dans ce contexte, Paul Houée, chercheur, prêtre, animateur rural et intervenant régulier au centre de Trie-Château, propose de réarticuler la politique de développement autour de l’échelon micro-régional29. L’encouragement de l’agriculture de groupe et l’utilisation des structures d’encadrement déjà existantes sur le plan intercommunal doivent permettre de combiner croissance économique, aménagement de l’espace et animation de la vie collective. L’approche micro-régionale conserve une filiation directe avec le projet initial du développement agricole en réinscrivant l’aménagement rural dans une perspective de promotion sociale nourrie d’une « aspiration vers une existence plus libre et une terre plus humaine »30. Alors que l’AFPA rencontre des difficultés, cette approche micro-régionale est reprise dans le centre de formation d’Etcharry, dans les Pyrénées-Atlantiques, géré par l’Association de formation en milieu rural (AFMR)31. La formation dispensée à Etcharry se veut moins théorique et expérimentale qu’à l’AFPA. Sa situation périphérique lui permet de rester en retrait par rapport aux conflits entre les organisations professionnelles agricoles sur le plan national. Mais son rayonnement dépasse le cadre régional puisque de nombreux conseillers y sont envoyés pour passer leur examen d’admission ou suivre des stages de perfectionnement. Le public du centre s’élargit à partir de la fin des années 1970, avec le passage de la formation des conseillers agricoles à un spectre d’enseignements plus large autour de la formation des animateurs ruraux.

  • 32 ACA 73, Procès-verbal de la session extraordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 7 f (...)
  • 33 ACA 73, Procès-verbal de la session extraordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 25  (...)

19Confrontées à la nécessité de diversifier leurs sources de financement, les chambres d’agriculture sont partie prenante de l’élaboration de cette nouvelle conception du développement. La part des conseils généraux dans leurs budgets est par exemple de plus en plus importante. En Savoie, la création en 1970 du Fonds départemental pour l’équipement des groupements d’agriculteurs (FADEGA) permet de réserver une part du budget annuel du département dans le but de « faciliter les investissements agricoles des groupements de montagne et des coopératives de plaine, pour conserver une agriculture dynamique en Savoie »32. Outre les aides aux groupements d’agriculteurs, ce fonds offre la possibilité de verser une subvention annuelle régulière au SUAD (environ 8 % du budget de 1979 par exemple)33. Il n’existe pas de structure équivalente en Isère, mais la participation du conseil général n’en est pas moins importante : en 1978, les responsables agricoles critiquent explicitement le fait que l’ANDA entende tout centraliser alors que le conseil général apporte une part de financement presque aussi forte au budget du SUAD. Dans les deux départements, les conseillers agricoles s’impliquent de plus en plus régulièrement dans des projets d’aménagement qui ne sont pas strictement agricoles, avec notamment la préparation des plans d’aménagement rural (PAR), ce qui justifie en retour le versement de cette aide du conseil général.

  • 34 Céline Broggio, « La politique de la montagne en France », Hérodote, no 107, 2002, p. 151.
  • 35 Françoise Gerbaux, La montagne en politique, Paris, L’Harmattan, 1984.
  • 36 Isabelle Mauz, « Comment est née la conception française des parcs nationaux ? », Revue de géograp (...)

20Les notions d’auto-développement, de solidarité et de décentralisation sont reprises en 1982 dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur la situation de l’agriculture dans les zones de montagne et défavorisées, préfigurant la « loi montagne » adoptée deux années plus tard, après concertation avec de nombreux acteurs, dont les services agricoles et les chambres d’agriculture des départements concernés34. La loi légitime l’application d’une politique différentielle qui tienne compte de la situation économique défavorisée de ces territoires et entreprenne d’en préserver la spécificité environnementale et culturelle35. Le développement micro-régional apparaît comme une voie médiane permettant d’échapper à la déstructuration économique et sociale au niveau local, sans recourir aux grands aménagements décidés sur le plan national, qui se sont traduits au début des années 1960 par la construction des premières stations de sports d’hiver capables d’accueillir un tourisme de masse, et sans non plus faire de la montagne un espace protégé par la création de parcs nationaux qui excluent le développement d’activités économiques en leur sein36. De nouvelles institutions relayent cette conception renouvelée du développement.

  • 37 Daniel Roybin, Philippe Fleury, Claude Béranger, Didier Curtenaz, « Conduite de recherches pluridi (...)
  • 38 Muriel Faure, Du produit agricole à l’objet culturel : les processus de patrimonialisation des pro (...)
  • 39 Le site internet du GIS Alpes-Jura propose une courte mise en perspective historique de son action (...)

21Créé en 1985, le Groupement d’intérêt scientifique (GIS) pour les Alpes du Nord associe par exemple des institutions de recherche (INRA, Centre d’étude du machinisme agricole et du génie rural des eaux et forêts – Cemagref –, Institut technique du gruyère), des organismes de développement (SUACI montagne, chambres d’agriculture des trois départements, chambre d’agriculture régionale) ainsi que le Regroupement des syndicats interprofessionnels des fromages alpins37. Il s’agit d’étudier les conditions de production agricole en montagne, avec l’objectif d’offrir un référentiel adapté aux agriculteurs et aux agents de développement de ces régions. Ce projet est largement soutenu et conduit par le département SAD au sein de l’INRA. Il implique également des sociologues du Laboratoire de recherche sur les innovations socio-techniques et organisationnelles en agriculture (LISTO), proches du GERDAL de Jean-Pierre Darré. Les travaux du GIS peuvent servir de point d’appui à la défense des appellations d’origine contrôlée (AOC) existantes et à la labellisation de nouveaux produits, en faisant valoir la spécificité de la méthode de production et son ancrage dans un territoire particulier38. Dans ce type de configuration, les conseillers agricoles sont chargés de faire le lien entre les différentes institutions et les agriculteurs afin de faciliter les observations des chercheurs, la prise de parole des agriculteurs, et la formulation d’objectifs communs. Ce rôle de « facilitateur » apparaît comme une réinterprétation possible de la fonction de conseiller agricole à l’aune des nouveaux enjeux du développement territorial39. La multiplication des dispositifs de développement territorial offre une occasion de revaloriser les pratiques et les valeurs qui étaient associées au métier de conseiller, mais la fragmentation des responsabilités entre partenaires institutionnels et la durée limitée des projets ne permettent pas à un nouveau groupe professionnel d’émerger.

Encadré 4 – Le CEP rural, une initiative pour faire de l’agriculteur un conseiller

Le Comité d’études et de propositions (CEP) rural est créé en 1979, à l’initiative de l’association Peuple et culture, une association d’éducation populaire ancrée à Grenoblea. Composé d’agriculteurs, d’animateurs de l’association et de chercheurs de l’université de Grenoble, le CEP se donne pour objectif d’« élaborer en commun, en confrontant les expériences des uns et des autres, une réflexion sur les possibilités de survie et même de développement de la petite agriculture de montagne »b. Il s’agit de partir de situations locales concrètes pour élaborer un modèle alternatif de développement. Le groupe est envisagé comme le lieu d’élaboration de solutions nouvelles et ajustées à la situation des membres du groupe, ce qui rappelle le mouvement des CETA des années 1950. Le CEP revendique son autonomie vis-à-vis des syndicats agricoles, tout en se positionnant clairement contre « une politique – syndicale ou étatique – qui irait dans le sens (voulu ou non) de la disparition de la petite exploitation et la désertification de régions entières »c.

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 donne une nouvelle audience au CEP et lui offre de nouvelles ressources financièresd. Le CEP participe à la rédaction du manifeste « Campagnes et société » imprimé en sept mille exemplaires et diffusé à l’occasion des États généraux du développement agricole pendant l’hiver 1982-1983. Il s’agit de faire converger les deux sensibilités qui contestent le modèle de développement dominant, celle qui se concentre sur des revendications syndicales classiques (statut, prix, etc.) et celle des « agricultures différentes » qui valorise une nouvelle conception du métier d’agriculteur, plus ouverte, plus locale, plus diversifiéee. Le manifeste propose trois ensembles de mesures : la révision du système de normes qui impose un modèle unique d’encadrement comme la surface minimum d’installation, la création d’une structure de développement autonome consacrée aux « modèles d’agriculture diversifiés et appropriés aux situations locales », l’expérimentation d’un nouveau dispositif qui finance des jours de remplacement aux agriculteurs qui souhaitent s’investir dans des actions de recherche-développement et de formationf.

Cette dernière proposition revient à « internaliser » la fonction de conseiller dans le travail des agriculteurs. Financé par le Fonds social européen, le ministère de l’Agriculture, le conseil général de l’Isère et l’association Peuple et culture, le projet se déroule de 1983 à 1985g. Pour chaque paysan-animateur, un poste de remplaçant à mi-temps est financé par le CEP. Le temps dégagé permet au paysan-animateur de se consacrer à une expérimentation soutenue par une équipe d’agriculteurs, d’animateurs, de chercheurs et de techniciens. Différents projets sont appuyés : création d’une mutuelle éleveurs-vétérinaires, mise au point d’un tracteur de montagne auto-construit, accueil d’enfants à la ferme, création d’une fruitière, vente directe aux consommateursh. La création des postes de paysans-animateurs s’inscrit en opposition avec le travail des conseillers agricoles dont l’action est réduite à celle d’« un ingénieur qui viendrait expliquer aux paysans ce qu’il faut faire »i. Cet argumentaire est d’ailleurs semblable à celui que les premiers conseillers agricoles utilisaient pour discréditer les ingénieurs des services agricoles. Aussi novatrice qu’éphémère, l’initiative des paysans-animateurs constitue une tentative originale pour repenser le métier de conseiller en en faisant une composante à part entière du métier d’agriculteur. Faute de financement et de soutien institutionnel, elle ne dure pas au-delà de 1985. Différents projets initiés dans ce cadre ont néanmoins pu essaimer jusqu’aujourd’hui.

a. Guy Saez, « Peuple et culture à Grenoble au lendemain de la Libération », Rester libres ! les expressions de la liberté des Allobroges à nos jours, Olivier Cogne, Jean-Claude Duclos, Grenoble, Conseil général de l’Isère, 2006, p. 133-140.
b. Alternatives paysannes, no 0, juillet-août 1981, p. 5.
c. Alternatives paysannes, no 2, novembre-décembre 1981, p. 3.
d. Entretien de l’auteur avec l’ancien animateur du CEP rural, réalisé en 2012.
e. Alternatives paysannes, no 10, mars-avril 1983, p. 2-3.
f. Alternatives paysannes, no 6-7, juillet-octobre 1982, p. 53.
g. Alternatives paysannes, no 14, novembre-décembre 1983, p. 18-19.
h. Ibid., p. 19-43.
i. Ibid., p. 47.

2. Les nouveaux territoires des conseillers

  • 40 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique : bureaucrates et notables dans le système politique franç (...)

22Menacées d’un côté par la réforme centralisatrice de l’ANDA et de l’autre par le foisonnement des initiatives dissidentes fortement ancrées dans l’espace local, les chambres d’agriculture se trouvent dans l’obligation de redéfinir leurs missions et leurs domaines de compétence. L’opposition entre centre et périphéries vient brouiller le clivage entre l’administration et les organisations professionnelles agricoles, autorisant des alliances au sein des départements entre le directeur départemental agricole et le président de la chambre d’agriculture sur la base d’une défiance commune vis-à-vis de politiques venues « d’en haut », de « Paris », jugées peu adaptées au territoire spécifique sur lequel ils exercent une autorité. En Savoie, la montagne peut jouer le rôle de référentiel commun justifiant la demande d’un statut d’exception à rebours des orientations nationales. En Isère, c’est la diversité des agricultures du département (dont celle de montagne) qui est mise en avant. La lutte entre les institutions départementales et nationales pour la définition de la politique de développement agricole prend différents chemins, mais elle s’articule d’abord en fonction de cette opposition entre pouvoir central et pouvoir périphérique40. Bien qu’ils soient d’abord attentifs à préserver leur ancrage local, les conseillers agricoles sont solidaires des responsables départementaux pour s’opposer au renforcement des contrôles de leur action décidé sur le plan national.

2.1. La montagne comme refuge

  • 41 L’indemnité spéciale montagne (ISM), versée dans le cadre de la PAC à partir de 1975, concerne par (...)

23La montagne, dont les structures économiques et sociales complexes peuvent difficilement se conformer au modèle productiviste procédant par simplifications successives des modes de production et de commercialisation, est requalifiée au début des années 1970 comme territoire victime d’un « handicap naturel » qu’il s’agit de compenser pour atténuer la brutalité de la déprise agricole41. Dans le même temps, elle devient un terrain de prédilection pour l’intervention des conseillers et conseillères agricoles qui souhaitent forger des modèles alternatifs de développement agricole. En montagne, ils conservent leurs prérogatives d’interlocuteurs privilégiés des agriculteurs, la concurrence des autres agents de développement étant nettement atténuée. Travaillant de manière très autonome vis-à-vis des structures d’encadrement du développement, ils peuvent ainsi accompagner, voire lancer, des projets de revalorisation des productions agricoles montagnardes.

  • 42 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie des 18 et 1 (...)

24Quelques initiatives pionnières sont lancées dès le début des années 1960 dans la perspective d’une meilleure valorisation des produits agricoles régionaux. En Savoie, le président de la chambre d’agriculture, Lucien Biset, figure du syndicalisme agricole sur le plan national, projette la création d’un comité de propagande en faveur des produits agricoles régionaux42. Il s’agit avant tout d’améliorer la standardisation des produits pour une meilleure organisation des marchés, et de réaliser un effort de communication pour trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’exemple des travaux sur la pomme reinette blanche du Canada est assez éclairant en ce sens. Le conseiller chargé du suivi des groupements techniques arboricoles de la Combe de Savoie rapporte les difficultés rencontrées lors de la mise en œuvre d’un essai de fertilisation azotée sur les pommiers de certains adhérents des groupements techniques locaux :

  • 43 Entretien de l’auteur avec un ancien conseiller agricole de la chambre d’agriculture de Savoie, sp (...)

La mission donnée au service technique c’était d’augmenter la production, puis rapidement, trois ou quatre ans après, on s’est aperçu qu’il fallait faire gaffe à la qualité. Sur des arbres fruitiers, on pouvait facilement doubler la production, tripler la production, seulement on faisait de la pomme verte […], donc on s’est vite rendu compte qu’il fallait diriger ça d’une façon beaucoup plus précise, pour servir la dose nécessaire à l’arbre à l’époque de la fleur mais pas dépasser la dose. La pomme il fallait qu’elle soit jolie, il fallait qu’elle soit rosée au soleil, il fallait qu’elle soit jaune ailleurs. Une pomme verte ne se vendait pas. Je prends l’exemple de la pomme parce que j’ai conduit l’expérimentation dans ce domaine-là, mais ailleurs c’était pareil. Donc il a fallu rectifier et les chambres d’agriculture ont mis la qualité avant la production. Et elles avaient raison. Donc y a fallu recadrer tout ça.43

  • 44 ACA 73, Procès-verbal de la réunion du bureau du 28 octobre 1972.
  • 45 Philippe Mustar, « La relance du fromage de Beaufort », Les chercheurs et l’innovation. Regards su (...)

25Ce récit rappelle l’évolution générale des actions du service technique de la chambre d’agriculture, de la quantité vers la qualité, sous la pression des enjeux commerciaux, ici l’aspect extérieur des pommes. Le critère quantitatif est insuffisant : le conseiller et les arboriculteurs sont obligés de tenir compte de cet impératif de qualité pour adapter le procédé de fertilisation azotée. Cet exemple s’inscrit dans l’évolution globale de l’agriculture sur le plan national où le mot d’ordre d’accroissement illimité de la production se heurte au problème des débouchés commerciaux. Faisant face à la baisse du prix du lait, les producteurs du fromage de Beaufort s’organisent dès 1965 pour obtenir une labellisation de leur production. La création de l’UPB vise à « centraliser la totalité de la production du beaufort dans les mains d’un seul organisme », en s’assurant ainsi une relative maîtrise des circuits de commercialisation44. Mené sous l’impulsion de responsables professionnels locaux, ce travail est aussi le fruit des efforts d’un conseiller de la chambre d’agriculture recruté en 1958. Ce dernier prend une part active à la mise en place de l’UPB : réorganisation commerciale, étude de marché, création d’une marque et d’une appellation d’origine. L’UPB obtient que leur production soit reconnue comme une appellation d’origine contrôlée en 1968. Cette stratégie est soutenue par certains chercheurs de l’INRA45.

  • 46 Jean-Paul Guérin, « Population et économie dans une moyenne montagne : l’exemple des Bauges », Rev (...)
  • 47 Entretien de l’auteur réalisé en mai 2010 avec le conseiller chargé de ce secteur, embauché par la (...)

26Ce premier succès sert d’exemple pour de nombreuses initiatives au cours des années 1970. Lorsque les producteurs sont peu organisés sur le plan local, le conseiller agricole peut se substituer à eux pour amorcer une démarche de labellisation, comme l’illustre l’exemple de la Tome des Bauges. Jusqu’au début des années 1970, les Bauges sont un massif de moyenne montagne marqué par la prédominance de la production laitière, transformée en tomme et en emmental. Marquée par une forte émigration et un vieillissement rapide de la population, cette zone subit la crise qui frappe alors l’agriculture de montagne46. Les producteurs de lait sont organisés en petites fruitières, progressivement rachetées par des industriels du lait à partir des années 1950. Sur le plan économique, la production laitière des éleveurs des Bauges est fortement concurrencée par les exploitants de plaine, la tomme des Bauges ne répondant à aucun cahier des charges spécifique. Les industriels fromagers se trouvent ainsi en position de force pour baisser le prix du lait. Le travail pour obtenir un label marque une rupture avec la logique de standardisation qui prédomine alors. Le conseiller agricole du secteur prend l’initiative de déposer lui-même, à son nom, un brevet à l’Institut national de la propriété industrielle47. Il fixe ainsi les caractères de la Tome des Bauges (nom déposé avec un seul « m » pour garantir son originalité), ce qui permet de valoriser la production laitière du massif et d’exclure le lait d’une provenance extérieure. Une société collective d’intérêt agricole (SICA) est créée a posteriori pour prendre en charge la Tome des Bauges. Les éleveurs s’organisent ensuite afin de répondre à ce nouveau cahier des charges, la labellisation du produit leur assurant de nouveaux marchés, tout en permettant une meilleure valorisation du lait.

27Le conseiller agricole, soutenu par la chambre d’agriculture, s’inscrit ici en opposition à la fois à la logique de standardisation des productions et au mouvement de bureaucratisation de son propre travail, imposé par les réformes des politiques de développement agricole des années 1970. Dans un autre secteur de montagne, le conseiller agricole du secteur encourage une opération pionnière de vente directe par le biais d’une SICA. Dans un autre secteur encore, le conseiller relance une coopérative en déshérence. Ces différentes initiatives permettent aux conseillers agricoles de continuer d’exercer leur métier selon les valeurs et les méthodes définies dans les années 1950. Ils restent les « chevilles ouvrières » de groupes d’agriculteurs, auprès desquels ils peuvent faire la preuve de leur capacités à sortir des cadres administratifs et à s’investir pour la promotion des exploitations familiales. Les difficultés spécifiques de l’agriculture de montagne permettent ainsi aux conseillers d’actualiser leurs modes d’intervention, en continuant de se positionner comme les principaux interlocuteurs des exploitants. En Savoie, leurs initiatives sont reprises au niveau départemental par la chambre d’agriculture, qui réoriente progressivement ses activités autour du soutien aux « produits de qualité ».

2.2. Politiques de la qualité

  • 48 Placide Rambaud, « Note sur le bassin de l’Arvan (Savoie). Essai de coordination dans les études e (...)
  • 49 Bernard Debarbieux, Gilles Rudaz, Les faiseurs de montagne : imaginaires politiques et territorial (...)

28Les initiatives autour de la qualité des produits dans les départements apparaissent comme une réaction à un contexte politique et économique national défavorable. En 1974, la chambre d’agriculture de la Savoie se dote d’un service spécialisé dans la valorisation commerciale des produits du département. Il assure notamment la création de points de vente temporaires, dans de petits chalets situés à des points stratégiques pour capter l’afflux de touristes, et la présentation des produits lors de divers événements commerciaux (foires, salons, tournées promotionnelles, etc.). En parallèle, ce service travaille à mettre en place un label, la « marque Savoie ». Il ne s’agit pas seulement de réaliser des opérations ponctuelles de promotion, mais de canaliser le flux de consommation amené par le tourisme. Certains villages s’orientent vers un tourisme plus « doux », mieux réparti sur l’ensemble de l’année, avec une volonté affichée de valoriser le patrimoine local. Ce mouvement concerne notamment les régions de Savoie dans lesquelles il n’a pas été possible de procéder à des aménagements massifs combinant infrastructures routières, pistes de ski et complexes immobiliers48. La commercialisation des produits agricoles de qualité s’appuie sur un faisceau de représentations enchevêtrées qui mêlent l’imaginaire associé aux territoires de montagne, les vertus prêtées à leurs habitants et la qualité supposée de leur alimentation49.

  • 50 Le décret paraît au Journal officiel le 30 octobre 1976.

29Valorisant un territoire plus qu’un produit, la marque collective Savoie déborde le cadre strictement agricole et s’appuie, outre les chambres d’agriculture, sur les chambres de commerce et d’industrie, les chambres des métiers et les conseils généraux des deux départements de Savoie et de Haute-Savoie. Créée en 1974 et reconnue officiellement en 1976, la marque collective ouvre la possibilité d’une certification des produits : emmental de Savoie, tomme de Savoie, pommes et poires de Savoie, salaisons de Savoie50. Mais cette construction reste fragile, car il n’existe pas de cadre juridique adapté aux marques collectives régionales. Elle n’est pas tout à fait un label puisqu’elle ne repose pas sur un contrôle extérieur réalisé par des associations professionnelles, mais elle est un peu plus qu’une certification puisqu’elle n’est pas seulement l’œuvre du producteur. Elle suppose en outre une coordination entre plusieurs types d’acteurs (producteurs, transformateurs, distributeurs) travaillant sur différentes productions.

30La marque collective Savoie apparaît d’abord comme un instrument de protection face à la concurrence commerciale accrue des produits agricoles venus de régions plus productives, où l’agriculture est en voie d’industrialisation. Ainsi, les producteurs de l’emmental produit sous la marque Savoie peuvent aspirer à se démarquer plus nettement des producteurs d’emmental bretons auprès des consommateurs, ce que ne permettait plus la simple référence au nom du produit. La marque collective est aussi un instrument de réorientation politique. En 1980, la chambre d’agriculture de la Savoie reprend l’ensemble des réflexions et des initiatives menées sur les labels pour se positionner en faveur d’un « tournant de la qualité ». Il s’agit de prendre en compte les critiques radicales du productivisme, sociale et environnementale, tout en restant à l’intérieur du cadre de l’appareil de développement. Cette redéfinition de la politique départementale se heurte à l’opposition de certains agriculteurs des régions de plaine, qui entendent poursuivre leurs efforts d’intensification. Le conflit se cristallise notamment autour d’un procédé technique, l’ensilage, méthode de fermentation des fourrages permettant d’obtenir de bons rendements nutritionnels, mais qui pose un certain nombre de problèmes sanitaires. L’ensilage correspond aux souhaits des exploitants qui se sont engagés dans la production d’un lait standardisé – avec le soutien de la Communauté économique européenne (CEE) – pour le vendre aux industriels. En prenant position contre ce schéma de production, autrement dit en apportant son soutien aux productions labellisées plutôt qu’aux productions banalisées, la chambre d’agriculture s’engage à rebours des orientations nationales.

  • 51 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 19 novem (...)
  • 52 Ibid.
  • 53 Entretien de l’auteur réalisé en août 2010 avec le responsable de ce service, embauché par la cham (...)

31Néanmoins, cette recherche de qualité doit s’accompagner d’une lutte contre la « marginalisation » agricole, c’est-à-dire contre l’emploi des terres par des agriculteurs qui n’auraient pas une « pratique professionnelle »51. Si la chambre savoyarde n’est pas opposée à la pluriactivité, qu’elle soutient officiellement au titre de la spécificité de l’agriculture de montagne, elle reprend le discours de la FNSEA, qui entend empêcher l’accès au foncier à « ceux qui n’abandonnent pas l’agriculture mais n’en vivent pas non plus », c’est-à-dire essentiellement les retraités, les néo-ruraux, et les plus petits exploitants52. Le tournant de la qualité ne conteste pas frontalement les orientations politiques nationales, mais il traduit, de fait, une diversification des modèles de développement. La nouvelle attention accordée aux agriculteurs de montagne par l’État ainsi que par la CEE, via l’indemnité spéciale montagne qui leur apporte un soutien financier direct, permet aux responsables et aux salariés de la chambre d’agriculture de travailler dans un climat favorable. À un niveau plus général, le tournant de la qualité correspond aussi à un nouveau changement dans la manière d’appréhender la demande. Elle ne se limite plus seulement au tourisme et se tourne plus clairement vers l’exportation sur le marché national et international, formé d’une clientèle qui bénéficie d’un pouvoir d’achat élevé. Le service de la chambre d’agriculture chargé de la promotion des produits savoyards multiplie ainsi les interventions sur les foires internationales53.

  • 54 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique, ouvr. cité, p. 180.
  • 55 Philippe Mustar, « La relance du fromage de beaufort », Les chercheurs et l’innovation, ouvr. cité

32Les conseillers agricoles qui mettent en œuvre ces politiques de la qualité trouvent là une possibilité d’échapper à l’injonction de poursuivre l’intensification des modes de production et à l’incitation à engager des agriculteurs dans des investissements de plus en plus lourds. Ils ne s’opposent pas frontalement aux réformes des politiques de développement agricole, présentant leurs initiatives comme une voie locale plus que comme un modèle alternatif, illustrant là le principe de « territorialité », quand « l’identification au territoire se fait contre l’allégeance hiérarchique ; les solidarités périphériques jouent contre le centre ; la territorialité horizontale mine la loyauté verticale »54. Si les agriculteurs de montagne font valoir leur fonction de gardiens de l’environnement, indispensables pour la prévention des risques naturels et la conservation d’un patrimoine à forte valeur touristique, la valorisation des produits labellisés leur permet de ne pas être réduits à cette seule fonction de « jardiniers de la nature » et de continuer à axer leurs revendications sur les questions de production. Encourageant les agriculteurs dans cette voie, les conseillers jouent un rôle clé pour le développement de ces labels. Mais leur place reste difficile à tenir. En effet, l’image d’un produit typique s’accommode mal du fait qu’il bénéficie d’innovations technologiques importantes, alors même que ces dernières ont pu être l’occasion d’un renouveau de la production, à l’exemple de l’invention de machines à traire adaptées aux alpages55. De la même manière, la présence des conseillers agricoles rappelle la technicité des opérations nécessaires au succès d’un produit qui joue sur son image « traditionnelle ».

33De technicien discret, le conseiller peut devenir une personnalité locale incontournable, un « entrepreneur territorial » qui est en contact autant avec les agriculteurs qu’avec les élus et les cadres administratifs locaux. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’usage du terme de « baron » employé par des conseillers ou des responsables agricoles pour qualifier les conseillers ancrés de longue date dans un territoire donné, susceptibles d’échapper au contrôle de leur hiérarchie. L’ironie du terme rappelle que l’identité professionnelle du conseiller élaborée au cours des années 1950 et 1960 lui assigne de demeurer dans l’ombre des agriculteurs. La dénonciation du conseiller devenu « baron », qui n’est pas contradictoire avec la reconnaissance de ses réalisations, traduit l’aporie fondamentale du développement : à partir du moment où la conception « descendante » de la transmission des savoirs dans la vulgarisation est rejetée au profit d’une conception « ascendante », le statut du conseiller est nécessairement inconfortable en ce qu’il est toujours sous la double menace d’une absence complète de reconnaissance (d’un effacement social) et/ou d’une critique de ses prétentions injustifiées (d’un isolement social). L’effacement des cadres collectifs du groupe professionnel des conseillers à partir des années 1970 affaiblit les protections dont ils pouvaient disposer, et laisse davantage de latitude aux arrangements locaux et aux trajectoires individuelles.

2.3. La coordination territoriale des métiers du conseil

34Le « territoire » devient peu à peu une nouvelle catégorie pertinente pour organiser le travail des conseillers du point de vue de leurs employeurs. Un conseiller résume la manière dont son métier a évolué en observant comment la dénomination de sa fonction a changé :

  • 56 Entretien de l’auteur réalisé en mai 2010 avec un conseiller de la chambre d’agriculture de la Sav (...)

Après, dans le cadre du groupement il y avait un peu des programmes qui avaient été définis, d’actions, et puis après c’était un peu de sentir, parce que le développement agricole… Sur les noms, les noms au début c’est technicien agricole, à l’époque, technicien agricole, et puis après c’était conseiller agricole, au fil des années, et puis après c’était conseiller ou agent territorial. Ça veut dire que le développement agricole ou le travail de conseiller agricole, moi pour ma part, il a beaucoup évolué. Je suis resté une quarantaine d’années ici, je n’ai pas fait la même chose…56

35Le domaine d’intervention du conseiller a changé et surtout ses interlocuteurs se sont diversifiés. La mise en œuvre des programmes techniques des premières années a rapidement laissé la place à une approche plus personnelle, puis à une prise en compte du territoire au-delà des seuls agriculteurs. Mais cette évolution n’a pas été véritablement coordonnée par l’appareil de développement, ce qui crée d’importantes disparités selon les régions, à l’intérieur même des départements.

  • 57 ACA 38, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de l’Isère du 24 novembr (...)
  • 58 Archives privées Christian Potin (APCP), CEDRAT-SERS, Opération Bérengère, étude typologique des a (...)
  • 59 Ibid., p. 96.

36En mars 1981, en Isère, les responsables des organisations professionnelles et économiques ainsi que les représentants de l’administration décident de lancer une réflexion prospective et collective sur l’avenir à moyen et à long terme de l’agriculture du département57. Ils proposent de combiner une consultation des différents acteurs du développement et une évaluation des capacités d’adaptation des agriculteurs aux modèles de développement58. Un cabinet d’études psychosociologiques est chargé de la réalisation de cette étude. À la suite d’une enquête par questionnaire, les consultants proposent d’identifier cinq catégories distinctes auxquelles ils donnent des noms « volontairement caricaturaux » et les classent « en fonction de leur dynamisme par rapport à l’avenir » : les « pas dans le coup » (7,7 % des effectifs), les « chacun chez soi » (35,9 %), les « libéraux à l’aise » (5,5 %), « les participatifs » (45,3 %), « les ferments » (5,3 %)59. Ils décrivent les positions de chaque catégorie sur des thèmes clivants, comme la question foncière, le travail collectif, le rapport aux organisations professionnelles, le niveau de formation, le mode de vie. Au classement de ces cinq types d’agriculteurs isérois en fonction de leur rapport à l’avenir, une lecture attentive des résultats de l’enquête permet de substituer un classement en fonction de leur proximité avec l’appareil de développement agricole. On peut alors distinguer trois catégories : les « participatifs » qui sont au cœur de l’appareil de développement ; les « chacun chez soi » et les « pas dans le coup » qui se considèrent comme des laissés-pour-compte de la modernisation agricole ; les « libéraux à l’aise » et les « ferments » qui sont critiques de l’appareil de développement qu’ils ne trouvent pas adapté à leurs besoins, soit qu’ils privilégient les actions individuelles, soit qu’ils se montrent sélectifs dans les services qui leur sont proposés et privilégient les aspects économiques.

37Les consultants proposent ensuite une analyse des tendances propres à chaque petite région du département. Par la suite, cette étude est débattue au sein des organisations qui sont à l’origine de l’opération pour établir des « projets intégrés de petites régions » (p. 5). En octobre 1982, après discussion des résultats de l’étude typologique avec les responsables départementaux, le cabinet de conseil entreprend de rédiger un « Catalogue des projets intégrés de petites régions » qui tire les conséquences des variations micro-régionales des attitudes des agriculteurs devant le développement (ibid.). Pour chaque petite région, le catalogue propose un tableau de bord des indicateurs qui le caractérisent, présente deux ou trois grands projets à mener dans les années à venir, identifie quels sont les types d’agriculteurs et d’exploitations concernés, définit une liste des actions à entreprendre sur le terrain, et évalue quels sont les moyens à mettre en œuvre. Cette manière d’opérer apparaît comme une déclinaison des PPDA introduits en 1974. Un tableau récapitulatif permet d’estimer les coûts d’emploi liés aux interventions des agents des différentes organisations : SUAD et EDE, direction départementale de l’agriculture et direction des services vétérinaires, Cemagref, MSA, Coopérative d’insémination, Fédération des industries du lait. Chaque projet s’appuie sur des agents qui ont leur domaine de compétence propre : techniciens de gestion des alpages, spécialistes des cultures fourragères, inséminateurs, contrôleurs laitiers, techniciens en santé animale, animateurs pour étudier les besoins en remplacement, employés du service tourisme de la chambre d’agriculture,… Cette liste d’intervenants est composée selon le programme dans lequel elle s’inscrit. Pour le financement des frais de personnel, plus de 60 % des crédits viennent de la chambre d’agriculture (comprenant le SUAD, l’EDE et les services spécialisés), 9 % de la direction départementale de l’agriculture et de la direction des services vétérinaires, 8 % du Centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA, enseignement agricole), et 7 % des coopératives (d’insémination et de contrôle laitier), le reste étant plus fragmenté.

  • 60 Voir le chapitre 4.

38Dans ce schéma, la chambre d’agriculture garde une place prépondérante, face à l’administration qui conserve ses missions de formation et de contrôle, mais aussi face aux organismes économiques (grandes coopératives et firmes). Mais à la présence permanente des conseillers agricoles sur le terrain centralisant les informations et contrôlant même d’une certaine manière l’accès à leur secteur, le cabinet de conseil propose de substituer la multiplication des interventions ponctuelles des agents de développement, coordonnées au niveau d’un projet intégré qui garantit la possibilité d’un contrôle bureaucratique resserré. La croyance dans les vertus quasi miraculeuses du redéploiement des effectifs s’inscrit dans la lignée de l’ensemble des réformes basées sur la RCB60. Bien qu’elle repose sur la prise en compte de la diversité du terrain, c’est-à-dire de l’hétérogénéité des « pays », contre une vision monolithique qui imposerait des directives nationales uniformes, ce projet de réforme territoriale se révèle tout à fait conciliable avec les injonctions venues du centre qui réclame un contrôle accru des actions de développement et des agents qui les mettent en œuvre.

39Dans cette optique, les conseillers agricoles ancrés sur le terrain ne sont plus les pivots incontournables de la politique de développement agricole. C’est leur compétence spécifique dans tel ou tel domaine qui est valorisée, davantage que leur capacité à rassembler, synthétiser, convaincre. Ce modèle de développement territorial utilise les instruments de contrôle propres à une approche technocratique centralisatrice tout en en déclinant l’usage au niveau des petites régions. Bien qu’ils soient partie prenante des discussions dans chaque territoire, il n’existe pas d’expression collective du point de vue des conseillers au niveau du département. Certains se trouvent désemparés devant l’évolution de leur activité, tel ce conseiller agricole parti à la retraite en 1994 :

  • 61 Entretien de l’auteur réalisé en juin 2011 avec un conseiller agricole de la chambre d’agriculture (...)

Et puis on nous avait demandé aussi de faire de l’aménagement territorial, pfff, c’était un mot aussi ça aménagement, qu’est-ce que ça voulait dire ? Moi j’avoue que les dernières années où je me suis occupé de ça je savais plus très bien à quoi je servais et j’ai pris ma retraite avec plaisir. Autant les premières années on était très très très heureux de faire le boulot qu’on faisait, on avait l’impression qu’on rendait service, on apportait des trucs, on voyait l’évolution, etc. Autant à la fin, pfffffff, on savait plus très bien ce qu’on faisait, on voyait pas tellement les résultats, j’en avais marre.61

  • 62 Serge Bonnefoy, David Jean, « L’agriculture périurbaine grenobloise : nouvelle composante de l’amé (...)
  • 63 Perrine Vandenbroucke, Transformation de l’unité de production agricole, d’une exploitation sector (...)

40Les plus anciens dans le métier voient dans le développement territorial une nouvelle forme de bureaucratisation de leur activité. D’autres conseillers s’impliquent davantage dans cette question et deviennent les chevilles ouvrières des dispositifs de cohérence territoriale (plan d’occupation des sols puis plans d’aménagement rural à la fin des années 1970, et contrat de pays à partir du milieu des années 1980)62. Mais ces investissements restent de l’ordre de la trajectoire individuelle et n’ont pas fait l’objet d’une réflexion collective qui jette les bases d’une continuité professionnelle entre le métier de conseiller agricole ancienne manière et celui de conseiller territorial63.

  • 64 Pierre Muller, Françoise Gerbaux, Alain Faure, Les entrepreneurs ruraux : agriculteurs, artisans, (...)

41L’émergence du territoire comme catégorie d’action du développement agricole à partir des années 1970 ne génère pas des effets uniformes. La territorialisation des politiques publiques a le plus souvent été étudiée à partir des recompositions urbaines, mais elle opère également sur les territoires ruraux64. En Savoie, la question du territoire se retrouve progressivement couplée à celles de la qualité des produits et de la revalorisation de l’agriculture de montagne, sous l’effet des initiatives locales des groupements d’agriculteurs et de certains conseillers bien implantés sur le terrain, qui trouvent là une occasion de revaloriser leur travail. En Isère, elle donne lieu à un redéploiement des agents de développement en fonction des compétences requises par la réalisation des projets intégrés de chaque petite région. Le travail de coordination des différentes interventions est partiellement confié à des consultants extérieurs, qui adaptent les programmes de développement aux tendances qu’ils identifient sur chaque territoire. La comparaison entre les départements de l’Isère et de la Savoie fait ressortir deux voies départementales distinctes, qui sont deux manières d’envisager le développement agricole au niveau des territoires. La promotion des produits de qualité a permis à certains conseillers de conserver une continuité avec leurs activités passées et leurs représentations du métier. La requalification du développement agricole en développement territorial a eu des effets plus ambivalents, constituant une possibilité de promotion et de réinvention du métier pour certains, quand elle était perçue comme une nouvelle forme de bureaucratisation par d’autres. Alors que le projet modernisateur de l’après-guerre avait un caractère massif et univoque, le début des années 1980 est ainsi marqué par la différenciation des modèles de développement agricole.

3. La fin du projet modernisateur

  • 65 Pierre Coulomb, « Présentation. L’exploitation familiale en question ? », Les paradoxes de l’agric (...)
  • 66 Pierre Bourdieu, Le bal des célibataires : crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 20 (...)

42Contrairement à ce que les promoteurs de la modernisation avaient promis, l’accroissement des performances techniques et économiques de l’agriculture française n’a pas empêché la diminution de la population active agricole. Celle-ci s’est même accélérée, sa part dans la population active totale passant de 13 % en 1970 (2,8 millions d’actifs) à 8 % en 1980 (1,9 million d’actifs)65. Cette chute spectaculaire est d’autant plus durement ressentie dans le monde agricole qu’elle ne touche pas seulement les plus « petits » ou les plus « archaïques », mais aussi une partie de ceux qui avaient lourdement investi dans la spécialisation et l’intensification de leurs productions66. Pour les organisations professionnelles qui s’étaient faites les chantres de la promotion sociale du monde agricole, il est de plus en plus coûteux de maintenir la fiction politique de l’unité paysanne. L’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981 ébranle le quasi-monopole de la FNSEA sur la représentation syndicale des agriculteurs et le verrouillage politique de l’appareil de développement. Édith Cresson, nouvelle ministre de l’Agriculture, s’est entourée d’un cabinet dans lequel on retrouve des sociologues et des économistes de l’INRA qui souhaitent faire bouger les lignes de la politique agricole et desserrer l’emprise grandissante du syndicalisme majoritaire sur les orientations du développement. L’organisation d’une vaste consultation sous la forme d’États généraux du développement agricole vise à faire ressortir la pluralité des approches sur le terrain et à favoriser la diversification des modèles de développement. Les conseillers agricoles sont sollicités pour faire valoir leur propre expérience de la mise en œuvre du projet modernisateur. Mais l’enquête sociologique menée sur le plan national auprès des agents de développement en 1982 montre que le groupe professionnel des conseillers n’a plus de consistance véritable, bien que l’empreinte du métier soit encore visible.

3.1. Des états généraux sans révolution

  • 67 A-INRA, 1JR15, Groupe de recherches sociologiques, Mémento des États généraux du développement agr (...)

43Le 25 mai 1982, Édith Cresson annonce l’intention du gouvernement de mettre en œuvre une profonde réforme du développement agricole en suivant un nouveau principe directeur : « ne plus privilégier comme par le passé les seuls modèles à fort investissement, mais encourager la diversification des systèmes de production selon les régions et les exploitations »67. Cette réforme doit être précédée de l’organisation d’un large débat associant, autour des agriculteurs eux-mêmes, toutes les parties prenantes de la formation professionnelle, de la recherche et du développement. Trois thèmes doivent structurer la réflexion à chaque échelon : la diversité des exploitations et des systèmes de production, la méthodologie des actions de développement, les structures et le financement du développement. Un relatif consensus se dessine, mais les organisations professionnelles dominantes ne montrent guère d’enthousiasme, craignant que cette consultation ne soit qu’un prétexte destiné à légitimer une reprise en main des actions de développement par l’État à leurs dépens. Le schéma de consultation qui part des petites régions pour aller vers les régions puis vers le national vise d’ailleurs à éviter le niveau départemental, où les organisations professionnelles sont le mieux structurées. Le gouvernement craint en effet que la consultation ne se transforme en caisse de résonance pour les organismes les plus influents. Pour valoriser des paroles et des expériences dissidentes, il s’agit de limiter l’influence du syndicalisme majoritaire et, dans une moindre mesure, des chambres d’agriculture.

  • 68 Charles Suaud, « Le mythe de la base », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, juin (...)
  • 69 A-INRA, 1JR15, Groupe de recherches sociologiques, Mémento des États généraux du développement agr (...)
  • 70 APCP, États généraux du développement agricole. Rencontre régionale Rhône-Alpes. Atelier « agents (...)

44Le processus de consultation mis en œuvre à l’occasion des états généraux aboutit souvent à la transformation des problèmes des agriculteurs en questions plus générales et abstraites de développement agricole68. Une « fiche technique » à destination de l’ensemble des animateurs de petites régions prévoit par exemple d’aborder la question du rôle des agents de développement sous l’angle de « la complémentarité des différents agents » qui interviennent dans la même région69. Si la fiche part du constat que les agents sont généralement nombreux et interviennent tour à tour sans véritable coordination, la question n’est pas de juger de la pertinence de cet éclatement des métiers du conseil agricole mais seulement d’imaginer quels sont les « moyens de parvenir à une meilleure complémentarité » ou les « moyens d’harmoniser les messages techniques proposés ». Ces formulations illustrent le passage d’une question problématique et politique, à savoir rendre raison de la multiplication des agents de développement, à une question administrative ou organisationnelle sur les moyens d’arranger ce qui est déjà là, et donc par là même apparaît indiscutable. Cependant, la consultation peut aussi être source de mobilisation. En Rhône-Alpes, les agents de développements assemblés dans le cadre d’un atelier spécifique profitent de cette occasion pour revendiquer une convention collective unique70.

  • 71 Nicole Eizner, Les paradoxes de l’agriculture française, ouvr. cité, 1985.

45La consultation a donné la parole à des agriculteurs qui ne la prennent pas habituellement, mais tout le monde ne s’est pas exprimé pour autant. Ce sont surtout des agriculteurs participant au développement à la marge des organisations dominantes qui se sont saisis de l’occasion, notamment dans les zones dites déshéritées où les néo-ruraux ont pu faire entendre leur voix pour la première fois ou presque. Les états généraux ont montré que le sentiment le mieux partagé entre l’ensemble des participants était certainement la déception vis-à-vis de la modernisation, alimentant le désir de sortir d’une course à la productivité « qui n’a pas seulement été imposée de l’extérieur, mais intériorisée comme un impératif catégorique »71. Les travaux se sont focalisés sur des questions peu prises en compte par l’appareil de développement et les organisations professionnelles agricoles dominantes : la qualité de la vie menacée par l’intensification des méthodes de travail ; les femmes mécontentes d’être reléguées hors de l’exploitation ; la pluriactivité déconsidérée par ceux qui n’envisagent le métier d’agriculteur autrement que comme une activité à temps plein ; la concentration des terres ; la création d’un échelon micro-régional permettant de faire contrepoids à la bureaucratisation croissante.

  • 72 A-INRA, 1JR15, Groupe de recherches sociologiques, Mémento des États généraux du développement agr (...)
  • 73 Bruno Jobert, Bruno Théret, « France : la consécration républicaine du néo-libéralisme », Le tourn (...)
  • 74 Alain Guillemin, « Doucement, c’est tout de même une femme », Actes de la recherche en sciences so (...)
  • 75 Claude Servolin, « La gauche aux commandes », Les agriculteurs et la politique, ouvr. cité, p. 455

46Les rencontres nationales des États généraux du développement agricole, qui clôturent ce travail de consultation, se tiennent les 7, 8 et 9 février 1983, dans une ambiance assez tendue, alors même que les consultations locales s’étaient déroulées généralement sans trop de heurts72. La FNSEA boycotte la tribune officielle, refusant le principe d’égalité de temps de parole accordé aux organisations professionnelles. Édith Cresson conclut malgré tout ces journées sur une note volontariste : la consultation a fait émerger une vision renouvelée de l’avenir de l’agriculture, que la politique agricole doit désormais s’efforcer de soutenir. Mais cette perspective est très rapidement abandonnée, après le « tournant de la rigueur » décidé par le président François Mitterrand en mars 1983, qui marque l’abandon du Programme commun et la mise en œuvre de mesures destinées à faire tendre le pays vers la « désinflation compétitive » (arrêt des nationalisations, dérégulation des marchés financiers, maintien du franc dans le Système monétaire européen)73. Sur le plan agricole, ce changement de cap coïncide avec le remplacement d’Édith Cresson par Michel Rocard au ministère de l’Agriculture. Au-delà du changement de personnalité, c’est un signal fort envoyé aux organisations professionnelles agricoles et à la FNSEA en particulier, qui avaient reçu l’annonce de la nomination d’une femme au poste de ministre comme « une véritable provocation » et avaient multiplié les humiliations à son égard74. À peine un mois après la fin des états généraux, la priorité du gouvernement est désormais à l’apaisement des contestations syndicales dans le monde agricole, pour éviter une éventuelle convergence avec les déçus de l’abandon du Programme commun75.

  • 76 Ibid.
  • 77 Ibid., p. 457-458.

47Deux circulaires s’emploient à concrétiser ce changement de cap : la première annonce que les syndicats minoritaires ne pourront finalement prétendre à un financement de l’ANDA qu’à la condition expresse d’atteindre au minimum 15 % des voix aux élections des chambres d’agriculture, et la seconde laisse entendre que la réforme du développement n’est plus la priorité du gouvernement76. Mais dans le même temps, le gouvernement socialiste déplace les enjeux de la politique agricole nationale sur le terrain de la politique économique européenne. La mise en place de quotas nationaux de production revient sur le principe de « débouché infini » qui prévaut depuis la création de la CEE et qui oblige la PAC à soutenir financièrement les producteurs en rachetant les excédents, y compris lorsque la filière est en situation de surproduction chronique, comme dans le cas du lait. Ces négociations aboutissent en 1984 à la mise en place des quotas laitiers77. Chaque pays doit figer ses volumes de production, en prenant comme référence l’année 1981, sous peine de se voir infliger de lourdes pénalités en cas de dépassement. Ce principe général est appliqué aux régions et individuellement à chaque producteur. Il s’agit de bloquer la croissance de la production tout en encourageant la poursuite de la modernisation du secteur, qui passe dès lors nécessairement par une concentration des exploitations.

  • 78 Jean-François de Caffarelli, Le conseil agricole et la modernisation de l’agriculture française, o (...)

48La mise en œuvre des quotas met fin à une des principes fondateurs de la modernisation : la recherche constante des moyens d’accroître la production, et ce, quelle que soit la taille des exploitations agricoles. Pour de nombreux conseillers agricoles, qui s’étaient tant bien que mal toujours défendus d’être les agents de la sélection des seuls agriculteurs les plus performants, la mise en place des quotas est un choc difficile à surmonter. Le mythe du petit agriculteur méritant, qui accepte de suivre les conseils qu’on lui prodigue afin de tirer le meilleur parti de son exploitation, qui, faisant preuve de courage et d’abnégation et osant investir financièrement et s’investir lui-même dans la réussite de son entreprise, parviendrait à se maintenir et mieux encore à transmettre son exploitation, avait guidé l’action des conseillers depuis trois décennies. Les cessations d’activité des petits producteurs de lait qui se multiplient en quelques années matérialisent la crise du modèle économique, social et culturel qui était celui de la « révolution silencieuse ». Confrontés à la fin du projet modernisateur dont ils étaient les « chevilles ouvrières », les conseillers se trouvent dès lors livrés à eux-mêmes, intégrés à la masse indistincte des agents de développement78.

3.2. L’empreinte du métier de conseiller

  • 79 Jean-Paul Schaff, Pierre Simula, Les agents de développement agricole, ouvr. cité.

49En 1980, le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (CEREQ) réalise une importante étude, à la demande du ministère de l’Agriculture et avec la collaboration de l’APCA, sur les emplois d’agents de développement79. Reprenant une estimation de l’APCA, les rapporteurs répartissent les effectifs en sous-catégories de la manière suivante (p. 62-63) :

Tableau 1 – Estimation des effectifs des agents de développement : ingénieurs et techniciens supérieurs

Organismes employeurs Conseillers de terrain et animateurs Équipes techniques et encadrement Total
SUAD 1482 508 1990
GVA-CETA (si employeurs directs) 165 165
Centres de gestion 599 223 822
EDE 650 650
Animateurs syndicaux 229 229
Conseillers mutualité 176 176
CIVAM-ASAVPA 109 109
Sous-total 2760 1381 4141
Autres agents départementaux de conseil, d’appui, d’encadrement 635
Total 4776

Source : Rapport Minot, APCA, 1980

Tableau 2 – Estimation des effectifs des agents de développement : agents techniques

Types d’emplois Effectifs %
Contrôleurs laitiers 2020 30 %
Contrôleurs de croissance 130 2 %
Inséminateurs 2200 33 %
Agents Relation culture à dominante développement 530 8 %
Comptables 1560 23 %
Agents de l’ADASEA 250 4 %
Total 6690 100 %

Source : Rapport Minot, APCA, 1980.

50Pour les auteurs, le point commun des individus qui occupent ces emplois est de participer à l’inflexion des conduites techniques et économiques des exploitations. Comptables et encadrants mis à part, cette enquête dénombre environ huit mille agents de développement en distinguant les conseillers des agents techniques. Étudiant tour à tour l’itinéraire professionnel du conseiller, sa situation fonctionnelle et le contenu de son activité, les rapporteurs montrent qu’en dépit des clivages qui dépendent des domaines d’activité de chaque conseiller, transparaît « le même type de rapport à l’agriculteur et à l’agriculture » fondé sur le fait que « le conseiller assiste l’agriculteur dans sa prise de décision et le contenu de l’exploitation, transmet un savoir scientifique et technique, et tend à rationaliser la production et à l’adapter aux contraintes économiques » (p. 149). De là, ils conviennent que les agents techniques, dont les actions de conseil ne constituent pas l’activité principale même si elles restent non négligeables, ne doivent pas être assimilés aux conseillers agricoles en matière d’emploi, du fait que leurs champs d’interventions restent limités aux sous-systèmes productifs dans lesquels ils opèrent respectivement (p. 156). En dernière analyse, il est intéressant de remarquer que c’est le niveau de synthèse qui distingue le conseiller de l’agent technique.

51La préparation des États généraux du développement agricole est ensuite l’occasion d’une vaste enquête par questionnaire sur la manière dont les agents de développement envisagent leur métier. Sa réalisation est confiée à Jacques Rémy, sociologue à l’INRA et ancien formateur au centre de Trie-Château, associé à l’institut de sondages IPSOS. Une enquête par questionnaire est adressée aux personnels qui ont participé à des actions financées dans le cadre des PPDA, répertoriés dans l’annuaire de l’UNATCA. Cette définition large de la population enquêtée vise à tenir compte de la diversité des agents qui interviennent dans les actions de développement, sans présupposer des distinctions à l’intérieur de ce groupe. L’enquête suscite l’opposition de certains directeurs de chambre d’agriculture et de certains conseillers, inquiets des usages qui pourraient être faits de leurs réponses. En dépit de ces difficultés, mille quatre cent quarante questionnaires s’avèrent exploitables, soit un peu moins d’un quart de la population enquêtée. Cette méfiance envers la sociologie peut être interprétée comme un effet de la crise d’identité dans laquelle se trouvent plongés les conseillers agricoles, voire du contexte plus global de crise du projet modernisateur.

52Les données brutes issues du dépouillement de l’enquête n’ont pas été conservées jusqu’aujourd’hui par IPSOS, mais on dispose néanmoins des tableaux croisés qui ont guidé la rédaction du rapport de synthèse. Cela interdit de procéder à de nouvelles ventilations des données mais n’empêche pas de rechercher des indices qui confirmeraient la persistance d’une identité propre à ceux qui exercent le métier de conseiller à l’intérieur du groupe des agents de développement. Si l’institution du métier de conseiller agricole a fait l’objet d’une lutte qui avait pour enjeu la définition de la juste distance entre les agriculteurs et les intermédiaires du projet modernisateur, la fonction d’agent de développement correspond davantage à une nomenclature administrative commode pour désigner l’ensemble des travailleurs salariés qui participent à une action financée dans le cadre de ces politiques.

  • 80 A-INRA, 1JR15, IPSOS, Conseillers agricoles et agents de développement, t. I, décembre 1982, p. ix(...)

53Le rapport note « la très forte motivation des Conseillers agricoles à l’égard de leur métier, attachés au monde rural et agricole en particulier, soucieux de son évolution économique et humaine, de son intégration dans la vie économique générale tout en voulant maintenir une vie réelle et humaine sur les exploitations ». Ils sont attachés à l’utilité de leur travail, à son caractère concret, et sont réticents à s’engager dans les grands débats d’idées. Ils regrettent le manque de formation des agriculteurs, le manque de coordination générale, et le fait que leurs employeurs leur imposent des obligations administratives trop lourdes. L’aspect humain et la dimension pédagogique leur apparaissent plus importants que le caractère technique et économique de leur action. Les rapporteurs notent d’ailleurs que les enquêtés semblent à la recherche de « chaleur humaine », et que leur revendication majeure est de pouvoir continuer à exercer ce métier « qui leur paraît assez utile pour que personne d’autre qu’eux ne leur semble aussi à même de l’exercer de façon aussi efficace »80. Ces quelques traits qui caractérisent la population considérée sont conformes aux valeurs propres au métier de conseiller telles qu’elles ont été collectivement instituées dans les années 1950 et 1960 : le concret, le contact, l’humain, le service, l’autonomie.

  • 81 Roger Le Guen, « Les relations employeurs-employés », Conseiller en agriculture, ouvr. cité, p. 71 (...)

54Les analyses thématiques et plus détaillées tirées de l’enquête Rémy/IPSOS confirment ce premier constat : « le moyen de formation le plus apprécié est le travail en groupe » ; « les qualités requises pour faire ce travail selon les conseillers eux-mêmes renvoient plus au caractère qu’à l’intellect » ; « la hiérarchie des tâches selon les conseillers révèle le caractère plus humain que technique de leur intervention » ; « ce qui leur déplaît concerne quasiment exclusivement les tâches administratives » ; « les conseillers ne se considèrent pas comme des notables pour 75 % d’entre eux mais la question suscite un certain malaise » (p. 1-66). Ces énoncés, tirés du rapport, traduisent la persistance d’un imaginaire professionnel spécifique, irréductible à la fonction d’agent de développement. On en retrouve un autre indice dans la manière dont sont perçus les services de l’État et les agents des coopératives, socialement et historiquement constitués comme des figures repoussoirs pour affirmer l’existence du groupe professionnel des conseillers (p. 53-55). À la proposition de « l’augmentation du nombre des agents des industries et coopératives d’amont et d’aval », les réponses se répartissent comme suit : 13 % seulement des interrogés attendraient un effet positif d’une telle mesure. À titre de comparaison, ils sont 54 % à attendre un tel effet d’une augmentation du nombre des agents des organisations professionnelles agricoles. En ce qui concerne la hausse des effectifs des agents de l’État, les résultats sont plus nuancés, avec 45 % de réponses favorables dans le domaine de la formation des agriculteurs, mais seulement 28 % de réponses favorables dans le domaine de l’appui technique aux agriculteurs. Ces résultats traduisent la vigueur du lien qui unit les conseillers agricoles et les organisations professionnelles qui sont leurs principaux employeurs, et la volonté de conserver une certaine prééminence en matière de conseil de terrain81.

55L’attachement des conseillers à leur métier va de pair avec le maintien d’un certain nombre de barrières collectives érigées contre les ingérences éventuelles de l’État et contre la réduction de leur activité à la seule recherche de l’accroissement des performances techniques et économiques des exploitations agricoles. Cette distinction est intégrée par les acteurs eux-mêmes et ne s’ajuste pas exactement avec les catégories administratives ou avec les descriptions théoriques de l’activité des uns et des autres. De cette manière, certains agents techniques (inséminateurs, contrôleurs laitiers,…) peuvent se reconnaître dans le métier de conseiller, lorsque leur fonction ne se réduit pas à la liste de leurs tâches mais s’intègre dans un projet plus global (l’exploitation, l’agriculteur, la famille agricole). À l’inverse, certains conseillers de SUAD peuvent s’éloigner du métier de conseiller en ne se consacrant plus qu’à des tâches administratives. Cette persistance d’un rapport particulier au métier de conseiller n’est pas contradictoire avec une transformation progressive de certaines caractéristiques sociales de la population des agents de développement.

  • 82 Voir le chapitre 3.
  • 83 Jacques Rémy, « Portrait social des conseillers », Conseiller en agriculture, ouvr. cité, p. 89-91

56En matière de niveau de formation, ceux qui ont répondu à l’enquête nationale de 1982 se répartissent de la manière suivante : les ingénieurs agricoles arrivent en tête (34 %), suivis des titulaires d’un BTSA (30 %), et des titulaires d’un BTA (10 %). La proportion d’ingénieurs semble ainsi faire l’objet d’un cycle : relativement forte à la fin des années 1950 et au début des années 1960, elle baisse ensuite régulièrement durant les dix années suivantes, puis elle remonte à partir du début des années 197082. Cette interprétation est à manier avec une grande prudence du fait de la grande hétérogénéité des enquêtes réalisées, mais elle semble cohérente : la première période correspond à l’invention du métier de conseiller offrant des perspectives intéressantes pour de jeunes ingénieurs aventureux, la deuxième est celle de l’embauche massive de conseillers dans les chambres d’agriculture, avant que dans un troisième temps, les réformes du développement agricole valorisent la spécialisation technique, rouvrant des possibilités de carrières intéressantes pour des ingénieurs confrontés aux premières tensions sur le marché du travail. Sur la question des origines sociales des conseillers, l’enquête Rémy/IPSOS montre qu’en 1982, la part des enfants d’agriculteurs ou d’agricultrices est encore très élevée (52 %), et que 30 % des conjoints des personnes interrogées ont un père agriculteur, 24 % une mère agricultrice83. Le lien familial avec le monde agricole reste une donnée structurante de l’identité des agents de développement. Cette persistance traduit l’empreinte historique de la manière dont s’est constitué le métier de conseiller : le recrutement des conseillers, leur formation, leur activité sur le terrain, et même la défense de leurs droits collectifs, dépendaient de leur connaissance pratique, voire intime, des difficultés des agriculteurs, garante de leur adhésion au projet modernisateur.

  • 84 A-INRA, 1JR7, Compte-rendu de l’assemblée générale du Syndicat national des conseillers du dévelop (...)

57Outre le niveau de formation et l’origine des conseillers agricoles, l’enquête Rémy/IPSOS éclaire un autre trait caractéristique de cette population : la place des femmes. En effet, 10 % des personnes interrogées sont des femmes. Mais ce chiffre brut recouvre en fait deux dynamiques différentes qu’il est difficile de saisir autrement que qualitativement : la courbe de la diminution du nombre de conseillères chargées de la vulgarisation agricole féminine croise celle de l’augmentation du nombre de femmes occupant un poste de conseiller agricole. S’il est difficile de s’avancer plus loin, c’est essentiellement que les conseillères ne disposent pas de structures indépendantes, que ce soit au niveau des services employeurs, des syndicats ou des centres de formation. L’UNATCA offre au mieux un recensement des conseillères agricoles, estimant leur nombre à trois cents en 1967, puis à deux cent soixante-dix en 1973. Cette diminution est attribuée à la difficulté d’évaluer les résultats du travail des conseillères, et au manque de considération accordée à leur travail, leur rémunération pouvant être souvent de 20 à 30 % inférieure à celle de leurs homologues masculins et les possibilités de promotion étant très limitées84. Au sein du centre de formation de Trie-Château, les animateurs et animatrice prennent des positions avant-gardistes, contre les conceptions héritées de l’enseignement ménager, en faisant en sorte que les conseillères aient des cycles de formation communs avec les conseillers. Le diplôme de conseiller agricole créé en 1970 ne reconnaît d’ailleurs pas de différence entre les deux fonctions. Au sein des SUAD de l’Isère et de la Savoie, la mutation est également visible : les premières femmes ayant une formation d’ingénieur sont recrutées à partir du milieu des années 1970. Elles sont d’abord affectées au suivi des groupements féminins pour assister leurs collègues plus anciennes et moins qualifiées sur le plan scolaire, embauchées au début des années 1960, puis elles deviennent conseillères agricoles à part entière, avec leur propre secteur, généralement au début des années 1980.

  • 85 Bruno Lémery, Claude Compagnone, Sandrine Petit, François Kockmann, Pascale Moretty, « Les conseil (...)

58Les dynamiques de féminisation, d’urbanisation des origines sociales, et de hausse du niveau de formation scolaire des agents de développement, rendues visibles au moment des états généraux, se prolongent sur le long terme, ce qui n’empêche pas la persistance de conceptions héritées du métier de conseiller. Une enquête récente, conduite en 2009 dans les chambres d’agriculture des régions Bourgogne, Rhône-Alpes et Franche-Comté, auprès des seuls agents exerçant une activité « technique », révèle d’ailleurs que si les caractéristiques sociales de cette population ont changé (rajeunissement sensible, niveau de formation plus élevé, féminisation beaucoup plus importante), l’attachement aux « aspects humains et sociaux du métier » reste fort, en dépit des nouveaux impératifs avec lesquels ils doivent composer (marchandisation du conseil, croissance de la fonction réglementaire au détriment de la dimension technique)85. Certaines approches et valeurs des conseillers continuent d’être actualisées, mais le groupe professionnel des conseillers s’est progressivement effacé devant la pluralité des métiers du conseil. Les organisations qui avaient soutenu la professionnalisation des conseillers jusqu’au début des années 1980 n’ont pas été en mesure de produire leur propre récit de la modernisation agricole et d’entretenir la mémoire des réalisations individuelles et collectives des conseillers.

3.3. Fin de partie

  • 86 Patrick Champagne, L’héritage refusé, ouvr. cité, p. 241-242.

59L’effacement du groupe professionnel des conseillers et conseillères agricoles dans les années qui suivent les États généraux du développement agricole empêche les conseillers et conseillères de pouvoir transmettre un héritage collectif aux nouveaux entrants dans le métier86. La fragmentation du métier de conseiller se poursuit tout au long des années 1980. Elle est notamment mise en lumière dans la thèse de Bruno Lémery soutenue en 1991, réalisée à partir de ses observations sur le terrain à la fin des années 1980. Il enquête auprès des agents de SUAD, en ne retenant que ceux qui interviennent au plus près des agriculteurs :

  • 87 Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil en agriculture, ouvr. cité, p. 33.

[Ces] conseillers se distinguent à la fois de l’agent technique d’assistance et de conseil agricole (contrôleurs laitiers, inséminateurs, agents de relation culture des coopératives…) par un niveau d’intervention plus large qui se réfère notamment au fonctionnement global de l’exploitation ; et de l’ingénieur technico-commercial des firmes agro-alimentaires, chimiques ou mécaniques dont l’activité poursuit une finalité essentiellement commerciale.87

60Ce faisant, il identifie quatre figures idéal-typiques du métier de conseiller tel qu’il peut l’observer à ce moment-là. « Le travail d’autrefois » est une conception portée par des agents sur le déclin, âgés, plutôt sans titres, intégrés au projet modernisateur. Ils se reconnaissent dans le fait d’être concrets, d’être sur le terrain afin de permettre à des gens de se développer, font tout un travail relationnel, pratiquent le conseil individuel, et surtout, ne connaissent pas de contradiction entre la dimension technique du conseil et la finalité humaine du métier (p. 213-223). « L’entreprise de conseil » s’oppose au modèle précédent mais se présente comme un projet encore incertain. Ceux qui s’y reconnaissent revendiquent un vrai rôle de technicien ou d’ingénieur, sont tournés vers la spécialisation des tâches et le montage de projets dans la perspective de la normalisation des productions, rejettent clairement le travail d’assistance sociale et lui préfèrent la maîtrise des techniques de communication, mais ils se montrent déçus par le manque de participation des agriculteurs et se retrouvent de fait plus du côté de l’étude que de l’intervention directe (p. 224-241). Le troisième idéal-type est celui de « la recherche appliquée » : il se présente comme un refus de l’alternative entre les deux modèles précédents. Il concerne des agents expérimentés, moyennement qualifiés, qui estiment devoir avant tout répondre aux agriculteurs de manière pratique, ce qui nécessite d’avoir noué de vraies relations, mais refusent pour autant de se voir transformés en hommes à tout faire, ce qui menacerait leur autonomie. Ils ont le souci de travailler avec des agriculteurs qui soient capables de formuler des problèmes techniques, tout en se montrant nostalgiques de la période du développement pour tous (p. 241-256). Enfin le dernier idéal-type renvoie à une attitude de « repli pédagogique », qui exprime l’incertitude de certains conseillers quant à leur rôle dans le contexte de recomposition de leur champ professionnel. Ce sont plutôt des agents sans expérience, moyennement ou hautement qualifiés, qui rejettent le travail d’assistance sociale et souhaitent apporter le maximum d’informations objectives et scientifiques aux agriculteurs. La dimension relationnelle du métier se limite pour eux à la définition d’un programme d’activités pour un groupe de travail (p. 256-270).

  • 88 A-INRA, 1JR12, UNATCA, La formation et le perfectionnement des conseillers agricoles, documents an (...)
  • 89 Ibid.

61Cette fragmentation du métier de conseiller est amplifiée par l’évolution des institutions qui lui avaient conféré une certaine cohérence. Au niveau syndical, l’UNATCA, qui reste depuis le début des années 1970 la seule organisation syndicale à défendre le métier de conseiller en tant que tel, prend des positions de plus en plus floues sur les questions de délimitation du groupe professionnel qu’elle représente. Elle souligne l’inéluctabilité de la diversification des fonctions de conseil pour accompagner les besoins des agriculteurs : élargissement des informations économiques, prise en compte des filières, conseil global pour accompagner l’installation ou la reconversion vers d’autres activités, connaissance des besoins du secteur agroalimentaire, formation des agriculteurs88. Dans cette optique, l’union syndicale s’interroge même sur l’avenir du conseiller polyvalent, de l’animateur local et du conseiller de synthèse, pour lesquels elle avoue ne pas avoir de réponse à proposer. Les conclusions de l’enquête sur la formation et le perfectionnement du conseiller agricole réalisée en 1985-1986 battent en brèche le principe de formation au métier de conseiller et propose, par exemple, de « mieux prendre en compte la diversité des fonctions pour s’orienter vers un système de qualification avec options »89. L’UNATCA prend acte de la fin des conseillers plus qu’elle ne cherche à défendre ses anciennes conceptions et préfère anticiper les évolutions à venir, quitte à participer à leur avènement.

  • 90 Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil en agriculture, ouvr. cité, p. 50, n (...)

62Les centres de formation de conseiller se sont normalisés en élargissant leur public et en obtenant les agréments nécessaires pour délivrer des BTSA comme Etcharry et Anjou, ou sont passés sous le contrôle direct de l’APCA ou des chambres régionales d’agriculture. Ils ne jouent plus le rôle de foyers de contestation de la disparition annoncée du métier de conseiller. Quant aux services des chambres d’agriculture, ils ont perdu de leur centralité en étant éclatés géographiquement par arrondissements dans chaque département, et en étant surtout de plus en plus concurrencés par de nouveaux dispositifs de conseil, répondant à la logique du développement territorial ou à celle du suivi des entreprises. Il n’existe plus de lieux qui pourraient assurer la transmission de l’héritage des conseillers et conseillères. On comprend mieux dès lors pourquoi Bruno Lémery a pu écrire au début des années 1990 dans une note de sa thèse que « le métier de conseiller [lui était] apparu au fil des entretiens comme un métier sans “mémoire” »90. Ce sont les cadres collectifs nécessaires à la transmission de cette mémoire qui ont manqué, car la volonté de transmettre, elle, existait bien.

  • 91 Céline Bessière, Ivan Bruneau, « La vie moderne : la beauté de la mort paysanne », Revue de synthè (...)
  • 92 Voir le chapitre 3.

63En effet, si la transmission d’une mémoire collective du métier de conseiller fait défaut, il ne faudrait pas trop vite en conclure au silence généralisé des conseillers, et reproduire incidemment le stéréotype du paysan « taiseux » imposé à l’ensemble du monde agricole à partir du cas d’agriculteurs placés dans des situations où leur expression devient difficile du fait même des conditions de la prise de parole91. Au contraire, c’est la volubilité de la plupart des conseillers et conseillères rencontrés qui a retenu mon attention, et fait naître notamment le projet de film documentaire sur la vulgarisation féminine92. Comment expliquer ce saisissant contraste entre, d’un côté, un désir palpable de transmettre son histoire et ses souvenirs liés à l’exercice du métier, et de l’autre, l’absence de récits structurés de cette histoire dans l’espace public ? Une première raison renvoie à la nature des archives qui évoquent ce métier. Peu et mal conservées, elles sont à rechercher du côté des employeurs, principalement les organisations professionnelles agricoles, et des services du ministère de l’Agriculture. Le conseiller y est le plus souvent réduit à un rôle de courroie de transmission.

64La nature même des archives est aussi en cause : tableaux récapitulatifs, fiches d’exploitation, comptes-rendus de réunions, bulletins d’information, liste d’adhérents, factures et bons de commande, comptabilité générale et attribution des aides, notes sur des expérimentations en cours… Ces archives ne forment pas à proprement parler un récit, bien qu’elles enregistrent le regard des conseillers sur le monde paysan. En outre, l’ancrage local de chaque conseiller dans son secteur repose essentiellement sur un tissu de relations sociales basées sur la discussion, le compromis, les arrangements, qui, par nature, ne laissent que peu de traces hors de la mémoire des individus concernés. Les entretiens laissent entrevoir ces situations singulières et ces relations interpersonnelles qui échappent en grande partie aux archives précédemment évoquées. L’empreinte laissée par le conseiller dans les familles auprès desquelles il a travaillé est d’ailleurs une source de satisfaction importante sur laquelle les récits recueillis reviennent largement. Elle apparaît comme la compensation du surinvestissement des conseillers dans leur métier.

  • 93 Entretiens réalisés par l’auteur.

65Plus profondément, il semble que les conseillers et conseillères ont intériorisé le fait de se tenir en retrait des responsables agricoles comme une des valeurs cardinales de leur groupe professionnel. Mais cela ne les empêche pas de regretter l’absence de transmission de leurs conceptions à leurs successeurs, l’intensité de ce sentiment d’échec variant selon leur rapport au métier. Les plus anciens et ceux qui sont restés les plus proches des valeurs de leur métier telles qu’elles ont été définies à la fin des années 1950 sont les plus sensibles à la frustration ressentie devant l’évolution des métiers du conseil en agriculture. L’échec de la transmission est exprimé dans leurs récits par des anecdotes illustrant le décalage entre le futur retraité et le nouvel entrant, ici l’organisation d’une importante réunion de responsables agricoles se terminant en fiasco du fait de l’imprévoyance du remplaçant, là le renoncement d’une conseillère à tenir une réunion dans un village de montagne dont la route d’accès est enneigée, et partout le sentiment que la qualité des relations humaines avec les agriculteurs est négligée93. Au-delà de ce que la sévérité de ces jugements doit à la cessation d’activité, les regrets sont fondés sur le constat de l’écart irréductible entre l’état d’esprit des premiers conseillers et celui qu’ils perçoivent chez les nouveaux embauchés, qui ont une formation scolaire supérieure à la leur mais n’entendent pas s’investir dans leur travail de la même manière, préférant instaurer un rapport plus sécurisant de salarié à employeur.

*

66Au début des années 1980, le travail de conseil aux agriculteurs se recompose par le biais de multiples initiatives locales, qui explorent des voies alternatives au modèle d’intensification. Ces initiatives se nourrissent moins des critiques radicales, sociale et environnementale, du productivisme que des tentatives internes à l’appareil de développement de sauvegarder l’objectif de promotion des exploitations familiales. Les travaux de certains chercheurs, dissidents par rapport aux orientations dominantes de leurs disciplines, donnent une nouvelle légitimité à l’approche globale de l’exploitation, à l’animation du travail en groupe, et à l’insertion de l’agriculture dans une conception large du développement rural. Ils permettent d’actualiser les méthodes d’intervention qui distinguent les conseillers de l’ensemble des agents de développement. La montagne devient un espace privilégié pour mener des expérimentations novatrices, notamment autour de la promotion des produits labellisés. Les conseillers agricoles participent à ces opérations, voire même les impulsent lorsque les responsables professionnels sont défaillants. Ils élargissent le spectre de leurs activités en prenant davantage en compte les questions d’aménagement, ce qui leur donne la position d’interlocuteurs privilégiés des élus locaux, au risque de toucher aux limites de leur éthique professionnelle qui leur impose de ne pas se poser en porte-parole des agriculteurs. La différenciation des modèles de développement apparaît comme une réponse possible aux réformes nationales centralisatrices et gestionnaires. Au début des années 1980, les chambres d’agriculture tentent d’imposer l’échelon départemental comme le seul niveau capable de concilier les exigences du pouvoir central en matière de contrôle et de maîtrise des dépenses, et l’énergie des initiatives locales qui débordent ce contrôle de toute part pour revendiquer la reconnaissance de la diversité des territoires et des systèmes productifs.

67Cette mosaïque de politiques de développement est encore complexifiée par l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 qui tente de limiter le contrôle des organisations professionnelles dominantes sur l’appareil de développement, et d’encourager la diversification des modèles de développement. En 1982-1983, l’organisation des États généraux du développement agricole a pour objectif de légitimer ce tournant politique par une vaste consultation du monde agricole, impliquant également les conseillers. Mais cet ambitieux projet reste sans lendemain, du fait du « tournant de la rigueur » du printemps 1983. Le projet modernisateur se caractérisait par la volonté commune des élites du secteur et des représentants de la petite et moyenne paysannerie de créer les conditions d’un investissement massif des agriculteurs dans l’intensification de leurs modes de production sans sortir du cadre de l’exploitation familiale. La politique de développement se caractérise désormais par la coexistence de modèles opposés entre eux, le soutien aux labels issus de l’agriculture de montagne pouvant, par exemple, être financé par un organisme qui promeut en parallèle la spécialisation à outrance de l’élevage porcin.

68Le groupe professionnel des conseillers ne survit pas à cette différenciation des politiques de développement agricole. L’émergence de nouveaux services facturés par les chambres d’agriculture apparaît par exemple comme une transgression symbolique forte qui banalise le métier de conseiller pour en faire une prestation de services comme une autre. Les frontières entre des approches de l’encadrement des agriculteurs qui étaient inconciliables dans les années 1960 deviennent de plus en plus poreuses. Les enquêtes sociologiques réalisées au début des années 1980 montrent cependant que les conceptions et valeurs attachées au métier de conseiller continuent d’irriguer les représentations professionnelles de nombreux agents de développement. Mais les conseillers ne sont pas en mesure de stabiliser les cadres nécessaires à la transmission d’une mémoire collective, ce qui explique leur effacement de la plupart des récits de la modernisation agricole.

Notes

1 Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil en agriculture, ouvr. cité, p. 50, note 43.

2 Samuel Deguara, « Conditions d’émergence de la Confédération paysanne et conditions de production d’une nouvelle idéologie paysanne : éléments pour une socio-histoire du mouvement progressiste paysan », Quaderni, no 56, 2005, p. 71-83 ; Jean-Philippe Martin, Histoire de la nouvelle gauche paysanne, ouvr. cité.

3 Ronald Hubscher, Rose-Marie Lagrave, « Unité et pluralisme dans le syndicalisme agricole français. Un faux débat », Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, no 1, 1993, p. 109-134.

4 Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte des classes, Paris, Seuil, 1970.

5 Marie-Claire Gandet, Jean Reverdy, Les nouveaux paysans : origine et formation de la Confédération paysanne en Savoie, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 1999.

6 Le livre choc de Rachel Carson, biologiste américaine dénonçant les effets de l’emploi du DDT sur la hausse de la mortalité des oiseaux, paru aux États-Unis en 1962, est traduit en France en 1963 : Rachel Carson, Printemps silencieux, Paris, Plon, 1963. Voir aussi Claude Aubert, L’agriculture industrielle : salut ou suicide de l’homme ? Paris, Le Courrier du livre, 1970 ; Bernard Charbonneau, Tristes campagnes : essai, Paris, Denoël, 1973 ; Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968.

7 Christine César, « Les métamorphoses des idéologues de l’agriculture biologique », Écologie & politique, no 27, 2003, p. 193-206. Voir également Sylvie Bonny, Socio-économie des exploitations en agriculture biologique : étude de faisabilité, Paris, Tec et Doc Lavoisier, 1985 ; Jan Dessau, Yves Le Pape, L’agriculture biologique : critique technologique et système social, Paris, CORDES, 1975 ; Jeanne-Marie Viel, L’agriculture biologique, une réponse ? Paris, Éditions Entente, 1979.

8 Bertrand Vissac (personne honorée), Dans les pas de Bertrand Vissac un bâtisseur : de la génétique animale aux systèmes agraires, Paris, INRA, 2009, p. 285.

9 Alain Brun et al., « Une équipe de recherches face aux problèmes de développement », art. cité, p. 106.

10 Pierre Cornu, « Crise des “grandes cultures” et émergence de l’agronomie systémique en France au tournant des années 1970-1980 », Sociologie des grandes cultures : au cœur du modèle industriel agricole, Antoine Bernard de Raymond, Frédéric Goulet éd., Versailles, Quæ, 2014, p. 27-44.

11 A-INRA, 1JR7, Procès-verbal de la réunion du conseil d’administration de l’AFPA du 15 janvier 1969.

12 Au niveau régional, la FRGEDA Rhône-Alpes apporte par exemple son soutien à un des premiers CETA tournés vers l’agriculture biologique. Archives privées Charles Jaunet.

13 Pierre Muller, Le technocrate et le paysan, ouvr. cité, p. 168.

14 Sur le plan de l’élevage, la création des réseaux EBD (Élevage bovin demain) par l’Institut technique de l’élevage bovin (ITEB) répond à une préoccupation symétrique. Voir Claude Compagnone, « Conseil collectif et collectifs de production de connaissances », Conseil et développement en agriculture, ouvr. cité, p. 28.

15 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 29 mai 1985. Groupe de travail de l’Association française d’agronomie « capitalisation et transmission des savoirs agronomiques », Essai de synthèse des travaux du groupe sur la relance agronomique, 19 avril 2011. En ligne : [http://www.agronomie.asso.fr/espace-adherent/fruits-de-nos-travaux/enquete-2011-aupres-des-anciens-stagiaires-de-la-relance-agronomique/#c1597] (consulté le 7 juin 2017).

16 Hélène Brives, Mettre en technique : conseillers agricoles et pollution de l’eau en Bretagne, thèse de sociologie, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2001.

17 A-INRA, JR/1, AFPA, À propos d’interventions psychosociologiques en milieu rural, 1973, p. 16.

18 Entretien de l’auteur avec Jean-Pierre Darré réalisé en avril 2012.

19 Alice Barthez, Famille, travail et agriculture, ouvr. cité ; Marie-Catherine Becouarn, L’évolution des techniques en agriculture et le travail des femmes, ouvr. cité ; Jacques Rémy, « Modèles de formation à l’usage des femmes rurales », art. cité ; Michèle Salmona, Henri de Vries, « Pour une psychologie du travail agricole : résultats d’une étude psychologique de l’éleveur ovin et applications pédagogiques », Économie rurale, no 101, 1974, p. 43-50.

20 Jean-Pierre Darré, Liberté et efficacité des groupes de travail, ouvr. cité.

21 Entretien de l’auteur avec Jean-Pierre Darré réalisé en avril 2012.

22 Jean-Pierre Darré, « Mise en perspective d’une intervention prosaïque », Connexions, no 18, 1976, p. 37.

23 Entretien de l’auteur avec Jean-Pierre Darré réalisé en avril 2012. Les travaux de Jean-Pierre Darré suscitent également l’intérêt des sociologues du Groupe de sociologie rurale dirigé par Marcel Jollivet et de ceux du département Économie et sociologie rurale de l’INRA.

24 Claude Compagnone, « Conseil collectif et collectifs de production de connaissances », Conseil et développement en agriculture, ouvr. cité.

25 June Burnham, Politicians, Bureaucrats and Leadership in Organizations : Lessons from Regional Planning in France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009 ; Patrick Caro, Olivier Dard, Jean-Claude Daumas, La politique d’aménagement du territoire : racines, logiques et résultats, Rennes, PUR, 2002 ; Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, La transformation du monde rural, Paris, La Documentation française, 1972.

26 Centre de recherche sur le politique, l’administration, la ville et le territoire éd., Aménagement du territoire et développement régional : les faits, les idées, les institutions, Saint-Martin-d’Hères, Institut d’études politiques, 1965-1978, 8 volumes ; Bernard Kayser éd., Petites villes et pays dans l’aménagement rural, Paris, CNRS Éditions, 1979.

27 Jean Roger, « Une nouvelle approche d’un espace fragile, la montagne. Réflexions sur quelques expériences de terrain menées dans les Alpes du Nord », Revue de géographie alpine, vol. 72, no 2-4, 1984, p. 311-321.

28 ACA 73, Procès-verbal de la session extraordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 7 février 1975.

29 A-INRA, 1JR3, Paul Houée, Vulgarisation agricole et développement micro-régional, 1973.

30 Ibid., p. 15.

31 A-INRA, 1JR4, Entretiens avec Jean Casaubielh (directeur adjoint puis directeur du centre) et Hugues Dubosq (président fondateur de l’association qui gère le centre). L’exploration des archives de ce centre reste à mener.

32 ACA 73, Procès-verbal de la session extraordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 7 février 1975.

33 ACA 73, Procès-verbal de la session extraordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 25 novembre 1978.

34 Céline Broggio, « La politique de la montagne en France », Hérodote, no 107, 2002, p. 151.

35 Françoise Gerbaux, La montagne en politique, Paris, L’Harmattan, 1984.

36 Isabelle Mauz, « Comment est née la conception française des parcs nationaux ? », Revue de géographie alpine, 2002, vol. 90, no 2, p. 33-44.

37 Daniel Roybin, Philippe Fleury, Claude Béranger, Didier Curtenaz, « Conduite de recherches pluridisciplinaires en partenariat et apprentissages collectifs. Le cas du GIS Alpes du Nord », Nature Sciences Société, vol. 9, no 3, 2001, p. 16-28.

38 Muriel Faure, Du produit agricole à l’objet culturel : les processus de patrimonialisation des productions fromagères dans les Alpes du Nord, thèse de sociologie, Université Lyon 2, 2000.

39 Le site internet du GIS Alpes-Jura propose une courte mise en perspective historique de son action. En ligne : [http://www.suaci-alpes.fr/-Le-Suaci-Alpes-du-Nord-] (consulté le 7 juin 2017).

40 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique : bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Seuil, 1976.

41 L’indemnité spéciale montagne (ISM), versée dans le cadre de la PAC à partir de 1975, concerne par exemple en Savoie deux mille cinq cents agriculteurs, mais exclut quatre mille cinq cents exploitations qui pourraient y prétendre du fait de leur implantation, en étant réservée aux seuls agriculteurs dont le revenu principal provient de l’agriculture. La compensation est encore une forme de sélection : la pluriactivité est encore mal considérée sur le plan national et européen, à l’intérieur même des organisations professionnelles, en dépit des efforts des responsables agricoles représentant ces régions. Voir ACA 73, Procès-verbal de la session extraordinaire de la chambre d’agriculture du 7 février 1975. Sur l’histoire longue de la différenciation progressive entre montagne et plaine, voir Jon Mathieu, « Conditions historiques de la spécificité montagnarde », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 52, no 2, 2005, p. 9-25.

42 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie des 18 et 19 mai 1961.

43 Entretien de l’auteur avec un ancien conseiller agricole de la chambre d’agriculture de Savoie, spécialiste de l’arboriculture, réalisé en 2011.

44 ACA 73, Procès-verbal de la réunion du bureau du 28 octobre 1972.

45 Philippe Mustar, « La relance du fromage de Beaufort », Les chercheurs et l’innovation. Regards sur les pratiques de l’INRA, Paris, INRA, 1998, p. 84-115.

46 Jean-Paul Guérin, « Population et économie dans une moyenne montagne : l’exemple des Bauges », Revue de géographie alpine, vol. 62, no 1, 1974, p. 75-92.

47 Entretien de l’auteur réalisé en mai 2010 avec le conseiller chargé de ce secteur, embauché par la chambre d’agriculture de la Savoie au milieu des années 1960.

48 Placide Rambaud, « Note sur le bassin de l’Arvan (Savoie). Essai de coordination dans les études et dans l’action », Bulletin de la FFEM, no 13, 1962-1963, p. 253-258.

49 Bernard Debarbieux, Gilles Rudaz, Les faiseurs de montagne : imaginaires politiques et territorialités, xviiie-xxie siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010.

50 Le décret paraît au Journal officiel le 30 octobre 1976.

51 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 19 novembre 1981.

52 Ibid.

53 Entretien de l’auteur réalisé en août 2010 avec le responsable de ce service, embauché par la chambre d’agriculture de la Savoie au début des années 1970.

54 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique, ouvr. cité, p. 180.

55 Philippe Mustar, « La relance du fromage de beaufort », Les chercheurs et l’innovation, ouvr. cité.

56 Entretien de l’auteur réalisé en mai 2010 avec un conseiller de la chambre d’agriculture de la Savoie, embauché au milieu des années 1960 et ayant effectué toute sa carrière dans le même secteur jusqu’à son départ en retraite dans les années 1990.

57 ACA 38, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de l’Isère du 24 novembre 1981.

58 Archives privées Christian Potin (APCP), CEDRAT-SERS, Opération Bérengère, étude typologique des agriculteurs, Meylan, juin 1982, p. 5.

59 Ibid., p. 96.

60 Voir le chapitre 4.

61 Entretien de l’auteur réalisé en juin 2011 avec un conseiller agricole de la chambre d’agriculture de l’Isère embauché à la fin des années 1960.

62 Serge Bonnefoy, David Jean, « L’agriculture périurbaine grenobloise : nouvelle composante de l’aménagement », Revue de géographie alpine, 1986, vol. 74, no 3, p. 265-290.

63 Perrine Vandenbroucke, Transformation de l’unité de production agricole, d’une exploitation sectorielle à une exploitation agricole territoriale, thèse de géographie, Université Lyon 2, 2012. Voir également Aurélien Esposito-Fava, Territorialisations et action agricole : quelles ressources et dispositifs pour quelles gouvernances ? Une analyse à partir des cas du Parc Naturel Régional des Marais du Bessin et du Cotentin, de Métropole Savoie et de Rovaltain, thèse de géographie, Université de Grenoble, 2010.

64 Pierre Muller, Françoise Gerbaux, Alain Faure, Les entrepreneurs ruraux : agriculteurs, artisans, commerçants, élus locaux, Paris, L’Harmattan, 1989.

65 Pierre Coulomb, « Présentation. L’exploitation familiale en question ? », Les paradoxes de l’agriculture française, Nicole Eizner, ouvr. cité, p. 7-13. Le nombre de petites exploitations (entre un et cinq hectares) a été divisé par dix en un siècle, mais le nombre d’exploitations de plus de dix hectares est resté pratiquement constant.

66 Pierre Bourdieu, Le bal des célibataires : crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002 ; Patrick Champagne, L’héritage refusé : la crise de la reproduction sociale de la paysannerie française (1950-2000), Paris, Seuil, 2002.

67 A-INRA, 1JR15, Groupe de recherches sociologiques, Mémento des États généraux du développement agricole / Le déroulement, octobre 1986, p. 1.

68 Charles Suaud, « Le mythe de la base », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, juin 1984, p. 56-79.

69 A-INRA, 1JR15, Groupe de recherches sociologiques, Mémento des États généraux du développement agricole, document annexe au dossier de l’animateur « petite région », thème 2, fiche H, p. 21.

70 APCP, États généraux du développement agricole. Rencontre régionale Rhône-Alpes. Atelier « agents de développement », École nationale vétérinaire de Marcy-L’Étoile, 21 décembre 1982.

71 Nicole Eizner, Les paradoxes de l’agriculture française, ouvr. cité, 1985.

72 A-INRA, 1JR15, Groupe de recherches sociologiques, Mémento des États généraux du développement agricole, doc. cité, p. 10-14.

73 Bruno Jobert, Bruno Théret, « France : la consécration républicaine du néo-libéralisme », Le tournant néo-libéral en Europe, Bruno Jobert éd., Paris, L’Harmattan, 1994, p. 37-54.

74 Alain Guillemin, « Doucement, c’est tout de même une femme », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, juin 1984, p. 42-48.

75 Claude Servolin, « La gauche aux commandes », Les agriculteurs et la politique, ouvr. cité, p. 455.

76 Ibid.

77 Ibid., p. 457-458.

78 Jean-François de Caffarelli, Le conseil agricole et la modernisation de l’agriculture française, ouvr. cité, p. 27-28.

79 Jean-Paul Schaff, Pierre Simula, Les agents de développement agricole, ouvr. cité.

80 A-INRA, 1JR15, IPSOS, Conseillers agricoles et agents de développement, t. I, décembre 1982, p. ix.

81 Roger Le Guen, « Les relations employeurs-employés », Conseiller en agriculture, ouvr. cité, p. 71-82.

82 Voir le chapitre 3.

83 Jacques Rémy, « Portrait social des conseillers », Conseiller en agriculture, ouvr. cité, p. 89-91.

84 A-INRA, 1JR7, Compte-rendu de l’assemblée générale du Syndicat national des conseillers du développement agricole (SNCDA), mai 1974.

85 Bruno Lémery, Claude Compagnone, Sandrine Petit, François Kockmann, Pascale Moretty, « Les conseillers agricoles des chambres d’agriculture : dispositions et conséquences de ces dispositions pour le devenir de ces organisations », communication présentée au colloque de la SFER « Conseiller en agriculture : acteurs, marchés, mutations », 14 et 15 octobre 2010, Dijon.

86 Patrick Champagne, L’héritage refusé, ouvr. cité, p. 241-242.

87 Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil en agriculture, ouvr. cité, p. 33.

88 A-INRA, 1JR12, UNATCA, La formation et le perfectionnement des conseillers agricoles, documents annexes à une enquête réalisée en 1985-1986, 1987, 3 pages.

89 Ibid.

90 Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil en agriculture, ouvr. cité, p. 50, note 43.

91 Céline Bessière, Ivan Bruneau, « La vie moderne : la beauté de la mort paysanne », Revue de synthèse, vol. 136, no 3, 2011, p. 448-454.

92 Voir le chapitre 3.

93 Entretiens réalisés par l’auteur.

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