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Le bonheur dans la modernité

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Sylvain Brunier

Chapitre I

La « ligne générale » : mettre le conseil au cœur des politiques de modernisation agricole (1945-1953)

Texte intégral

  • 1 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins après trois ans d’expérience », Économie rurale, n(...)

Par beaucoup de côtés d’ailleurs, cette œuvre – et cela ne doit choquer personne – s’apparente un peu à de la colonisation. Dans certaines régions il faut, en effet, remettre en route bien des pratiques essentielles qui ont été abandonnées peu à peu.1

  • 2 Tony Judt, Après-guerre : une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, Hachette, 2009, p. 85.
  • 3 Paul Veyret, « Rapport sur la modernisation de la vie montagnarde en Suisse », Revue de géographie (...)
  • 4 Michel-Pierre Chélini, « La crise du ravitaillement en Europe, 1944-1949 », Les reconstructions en (...)
  • 5 Ibid., p. 169-170.
  • 6 Geneviève Gavignaud-Fontaine, Propriété et société rurale en Europe : les doctrines à l’épreuve de (...)

1Dans l’immédiat après-guerre, la planification du développement économique par les États fait consensus parmi les élites politiques européennes2. Dans cette perspective, l’essor industriel passe par des gains de productivité sans précédent dans le secteur agricole. Mais la fragmentation de ce secteur en millions d’exploitations rend la conduite de la planification problématique : comment inciter les agriculteurs à investir pour intensifier leurs modes de production ? Pour répondre à cette question, certains agronomes français s’intéressent aux expérimentations de nouveaux systèmes d’encadrement des agriculteurs menées dans plusieurs pays européens durant la guerre. En Suisse, dès 1940, le plan Wahlen impose, au nom de l’Office fédéral de guerre, un encadrement inédit de l’agriculture afin de sauvegarder l’autonomie alimentaire du pays3. Il procède à l’évaluation des capacités de production et des besoins de la population, établit des projections sur les années à venir, et prend des mesures susceptibles d’assurer un niveau de production suffisant : défrichements, réaffectation des espaces publics, aides à l’amendement des sols4. En Grande-Bretagne, dès 1939, le ministère de l’Agriculture mène également une politique active de planification et d’intensification de la production agricole : conversion d’herbages en champs (ley-farming), encouragement aux jardins familiaux, réglementation des prix, envoi d’ingénieurs et de techniciens agronomes sur le terrain pour recenser les exploitations et contrôler l’usage des moyens de production5. Les agronomes français citent également les modèles danois et hollandais pour leurs techniques de production laitière et leurs structures collectives6. Du fait du discrédit jeté par le régime de Vichy sur les anciennes élites agricoles conservatrices, le contexte de l’après-guerre apparaît favorable au renouvellement des savoirs et des élites.

  • 7 Pierre Coulomb, Henri Nallet, « Les organisations syndicales à l’épreuve de l’unité », L’univers p (...)
  • 8 Pierre Cornu, Jean-Luc Mayaud éd., Au nom de la terre : agrarisme et agrariens, en France et en Eu (...)
  • 9 Denis Pesche, Le syndicalisme agricole spécialisé en France. Entre la spécificité des intérêts et (...)
  • 10 Claude Servolin, L’agriculture moderne, ouvr. cité, p. 94.

2À la Libération, le ministre socialiste François Tanguy-Prigent impose que la Confédération générale de l’agriculture (CGA) se substitue à la Corporation paysanne, les dirigeants les plus compromis avec le régime de Vichy ayant été écartés. Au sein de la CGA, la FNSEA s’affirme rapidement comme un acteur de premier plan, alors que la représentation politique du monde agricole était auparavant dominée par les propriétaires7. Si la FNSEA ne s’oppose pas frontalement au discours agrarien sur l’unité du monde agricole et la préservation de ses valeurs et de ses intérêts spécifiques, elle parvient en quelques années à faire éclater la CGA de l’intérieur pour s’imposer comme le seul défenseur des intérêts de l’ensemble des petits et moyens producteurs8. De leur côté, les grands exploitants assemblés dans des associations spécialisées par types de production – la plus active étant l’Association générale des producteurs de blé (AGPB) – se rallient au projet de modernisation planifiée9. Ils entendent prendre une part active dans l’encadrement technique et économique des agriculteurs, avec l’objectif affiché de positionner la France sur les marchés mondiaux comme un grand pays agricole tourné vers l’exportation. Cette idée de la « vocation exportatrice de la France » est également défendue par Pierre Pflimlin, ministre de l’Agriculture presque sans discontinuer entre 1947 et 195310. La construction des politiques de modernisation agricole après-guerre implique donc initialement trois principaux acteurs : l’État, la FNSEA et les associations spécialisées. Tous s’accordent sur la nécessité de mobiliser la petite et moyenne paysannerie, mais leurs réflexions respectives achoppent sur la question des moyens. L’administration peut s’appuyer sur les ingénieurs des services agricoles, les organisations professionnelles agricoles sur leur base d’adhérents, mais ni les uns ni les autres ne disposent de personnels techniques qui, bien ancrés sur le terrain, seraient à même d’inciter les agriculteurs à investir dans la modernisation de leurs exploitations.

3Il s’agit dans ce chapitre d’examiner les sources de renouvellement de la réflexion sur la vulgarisation du progrès technique en agriculture. D’une part, l’administration rencontre d’importantes difficultés pour mettre en œuvre la politique de reconstruction dans le monde agricole, plusieurs hauts fonctionnaires regrettant l’absence de relais sur le terrain. D’autre part, les premiers centres d’études techniques agricoles (CETA) visent à renouveler la relation de conseil en agriculture en permettant à des groupes locaux d’agriculteurs de s’attacher les services d’un ingénieur. D’abord cantonné aux régions de « grande culture », le mouvement des CETA s’étend ensuite aux régions de petites et moyennes exploitations, suscitant l’enthousiasme des jeunes agriculteurs formés par la JAC. Les CETA contribuent à la diffusion des principes de l’organisation scientifique du travail (OST). Surtout, ils imposent un nouveau type d’encadrement des agriculteurs : l’ingénieur est au service du groupe, il doit tenir compte des demandes des membres du CETA pour mettre en œuvre un processus de co-construction des méthodes de travail. Nous reviendrons ensuite sur la découverte par les élites modernisatrices du système de vulgarisation agricole américain, à l’occasion des « missions de productivité ». Ces voyages d’études sont un lieu de rencontre et de confrontation des différents acteurs des politiques de modernisation agricole, les acteurs publics devant composer avec la forte implication des représentants des organisations professionnelles (FNSEA, chambres d’agriculture, associations spécialisées, CETA). Le modèle américain qui associe encadrement des agriculteurs par des conseillers de terrain et déploiement de financements conditionnels est approprié par les différents acteurs politiques. Des dispositifs « témoins » transposent ces principes en France. Ils cristallisent les tensions entre les acteurs institutionnels, tout en contribuant à faire émerger la figure du conseiller agricole comme l’intermédiaire le mieux ajusté à la mise en œuvre des politiques de modernisation.

1. Entre action publique et initiatives privées, le renouvellement de la vulgarisation agricole

4Au sein de l’administration, différentes instances réfléchissent à de nouveaux dispositifs d’encadrement des agriculteurs, considérant que le travail réalisé par les ingénieurs des services agricoles ne s’est pas montré suffisamment efficace. En 1946, René Dumont, professeur à l’Institut national agronomique, assure la direction pratique des travaux de la section agricole du plan Monnet. Il fixe la ligne politique générale en esquissant le futur plan d’orientation et d’équipement :

  • 11 René Dumont, Le problème agricole français. Esquisse d’un plan d’orientation et d’équipement, Pari (...)

Notre schéma reste imprécis, mais sur la tendance générale, nous n’hésiterons pas : une agriculture instruite, équipée, modernisée, productive prospérera dans un cadre adapté à l’économie d’abondance. Une agriculture routinière, repliée dans une position autarcique et malthusienne, conduirait à la ruine du pays tout entier.11

5Cette rhétorique, qui oppose l’instruction et la routine, l’ouverture et l’autarcie, l’abondance et les restrictions, est le fil rouge des réflexions menées sur le devenir de l’agriculture dans l’immédiat après-guerre. Loin d’être cantonnée aux directions des services agricoles (DSA) du ministère, la vulgarisation du progrès technique devient une question politique intéressant de nombreux acteurs publics et privés. Tous convergent sur l’objectif de s’adresser au plus grand nombre tout en posant les bases d’une sélection économique des exploitations.

1.1. Une politique de reconstruction pour mobiliser les agriculteurs

  • 12 Sylvain Brunier, « “Il ne s’agit pas de reconstruire mais d’édifier”. Servitudes et grandeurs de l (...)
  • 13 Archives nationales (AN), F/10/7102, Rapport de l’inspecteur du génie rural Roger Houdet devant la (...)
  • 14 AN, F/10/7102, Commission d’étude de la législation des dommages de guerre, 30 août 1946.

6Les politiques dites de reconstitution agricole associant le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) et le ministère de l’Agriculture ont été assez peu étudiées12. Pourtant, des réflexions novatrices sur l’encadrement des agriculteurs émergent à cette occasion. Alors que les réparations des dommages de guerre versés après 1918 visaient au rétablissement de la situation d’avant la guerre, la reconstitution agricole ambitionne d’inciter les agriculteurs qui le peuvent à moderniser leurs exploitations, et de décourager les autres de poursuivre une activité agricole en accélérant les procédures d’indemnisation. Les nouvelles règles doivent permettre « à l’agriculteur sinistré, voire même lui [imposer], tous aménagements utiles à cette modernisation »13. La loi doit mettre en œuvre une série de mesures très concrètes : remembrement, amélioration des constructions rurales, modernisation des moyens de culture avec l’agrément des services locaux de l’Agriculture, proposition d’une indemnité d’éviction pour l’agriculteur à qui il serait impossible d’employer l’aide à la reconstitution de son exploitation. Dans cette perspective, l’évaluation des sinistres est indissociable du contrôle de l’emploi des indemnités versées : elles doivent nécessairement être réinvesties dans la modernisation des outils de production pour être débloquées. Malgré l’opposition des associations de sinistrés qui, à l’été 1946, claquent la porte des négociations avec l’État, c’est bien ce principe politique d’incitation à l’investissement plutôt que de « réparation intégrale » qui guide la législation de la reconstruction et de la reconstitution agricole14.

7La politique de reconstitution agricole ne s’adresse pas uniquement aux individus puisqu’elle entend favoriser l’émergence de nouvelles structures collectives : coopératives laitières, utilisation de matériel en commun, aménagements pour l’eau potable, regroupement des fermes isolées. Pour travailler sur ces questions, le ministère en charge de l’agriculture envisage l’embauche de conseillers agricoles cantonaux dans les régions dévastées par la guerre. Ces conseillers cantonaux devraient être « à la fois les informateurs des services publics et les éducateurs des agriculteurs » :

  • 15 Michel Dumant, « Les conseillers agricoles à l’étranger », Revue du ministère de l’Agriculture, no(...)

[Procédant] au recensement des besoins urgents des sinistrés (bâtiments, moyens de production, semences, etc.), [ils devenaient] les auxiliaires des directeurs de Services agricoles. En tant que conseillers des agriculteurs, ils devaient faciliter aux agriculteurs les formalités nécessaires à la reconstitution de leur exploitation, s’efforcer de favoriser auprès des paysans la coopération et le remembrement, et les tenir informés des dernières découvertes de la technique.15

8L’embauche définitive des conseillers initialement recrutés pour accélérer la reconstitution des exploitations détruites permettrait ainsi à la France de se rapprocher des modèles d’encadrement de l’agriculture en vigueur dans les pays de l’Europe du Nord-Ouest. Mais le projet est ajourné par le ministère des Finances en raison de son coût trop important.

9Les ingénieurs des services agricoles ne cessent pourtant de pointer la nécessité qu’il y aurait pour eux de disposer de relais locaux pour mettre à exécution les résolutions de la reconstitution agricole. Revoyant leurs ambitions à la baisse, le ministère de l’Agriculture et le MRU confient les opérations d’évaluation des dommages de guerre à des experts agréés. Après le contrôle des déclarations des sinistrés commence la conversion des différents éléments détruits ou endommagés en valeur monétaire, sur la base des barèmes établis par une commission départementale. Le paiement intervient sur présentation des factures ou des attestations certifiant que le sinistré investit dans la reconstitution de son exploitation. Le contrôle des dépenses des agriculteurs offre des prises nouvelles aux ingénieurs des services agricoles. L’État s’arroge un droit de regard sur des pratiques, les décisions d’investissement prises individuellement par les exploitants et leur famille, qui lui échappaient très largement. L’embauche définitive des conseillers initialement recrutés pour accélérer la reconstitution des exploitations détruites permettrait ainsi à la France de se rapprocher des modèles d’encadrement.

  • 16 Archives départementales de l’Isère (AD 38), 16R8, Instruction no 4 du MRU suite à l’ordonnance no(...)
  • 17 Archives départementales de la Drôme (AD 26), 542W 69, Dossiers de transferts d’indemnités, 1945-1 (...)

10Si l’agriculteur renonce à reconstituer son exploitation, il bénéficie dans ce cas d’une indemnité d’éviction, après avis des services agricoles. Il a également la possibilité d’opérer des transferts d’indemnité. Avec l’accord de l’administration, un exploitant peut ainsi « reporter la participation financière de l’État relative aux éléments d’exploitation sur une autre exploitation que le bâtiment sinistré »16, et ce afin de « favoriser un meilleur aménagement du territoire et du patrimoine national, tout en tenant compte des intérêts légitimes des sinistrés »17. Le transfert doit obligatoirement avoir pour but l’acquisition d’un bien nouveau, ou le développement de la capacité de logement ou de production d’un bien préexistant. Par ailleurs, la prise en charge de la reconstruction de certains bâtiments par les services de l’État est également l’occasion de transformer l’organisation des fermes. Par l’ensemble de ces dispositions, la politique de reconstitution agricole amorce ainsi une nouvelle manière de classer les exploitations agricoles, en fonction de leur potentiel de modernisation, ce qui implique de considérer autant les structures que les agriculteurs eux-mêmes. Surtout, elle met en lumière le déficit de personnels de terrain de l’administration à même d’encadrer et d’orienter les pratiques des agriculteurs.

11Deux traits saillants du projet modernisateur apparaissent : la volonté de rupture avec le passé immédiat, et la prise en considération de l’ensemble du territoire national. Cette double orientation se retrouve par exemple dans les travaux de la commission de modernisation de la vie rurale en montagne créée en mai 1948. La commission souhaite :

  • 18 Pierre Coutin et al., « Note sur les travaux de la commission de modernisation de la vie rurale en (...)

– conserver et si possible améliorer la fertilité des sols ;
– augmenter la productivité des travailleurs ;
– diminuer le prix de revient des produits ;
– améliorer les conditions de vie et de travail des habitants des montagnes afin de leur assurer des chances égales à celles dont jouissent les habitants des plaines ;
– assurer des conditions de peuplement durable [sans] maintenir artificiellement par des subventions une population trop nombreuse, mais [en assurant] un peuplement équilibré par une utilisation rationnelle des ressources des montagnes.18

  • 19 Sergio Marchisio, Antonietta Di Blase, L’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’a (...)

12Le projet de modernisation ne peut être réduit à une entreprise d’encouragement à la spécialisation technique et à la concentration économique. Il est aussi porteur d’un idéal dans lequel l’État républicain s’engage à préserver l’égalité des chances entre les agriculteurs des différentes régions. Au niveau international, cette préoccupation se traduit notamment par l’inscription du problème de l’agriculture de montagne à l’ordre du jour de la cinquième conférence de l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture19. La FAO travaille sur le sujet tout au long des années 1950 : politiques démographique et d’occupation des sols, législation agricole, mesures de compensation des désavantages économiques, mesures d’amélioration (planification, gestion, technique), mesures en faveur du progrès social et culturel (éducation, conseil, habitat, sources complémentaires de revenu), nutrition et problèmes de santé. Les enquêtes lancées à cette occasion renforcent l’idée que les politiques de modernisation ne doivent pas se détourner de l’agriculture de montagne, et au contraire inventer de nouveaux moyens de convaincre les agriculteurs des régions les moins productives de se lancer dans d’importants investissements.

1.2. L’introduction de l’organisation scientifique du travail en agriculture

  • 20 Le CETA du Mantais (CETAM), présidé par Bernard Poullain, ancien élève ingénieur de l’École de Gri (...)

13Si les principes de l’OST (parcellisation des tâches, optimisation des gestes et des procédures) ont largement irrigué le secteur industriel durant la première moitié du xxe siècle, le monde agricole est resté pendant ce temps relativement imperméable à ces savoirs. En mars 1944, un groupe d’une quinzaine d’agriculteurs de la région du Mantais (Seine-et-Oise), tous à la pointe du progrès technique, crée le premier CETA20. Le CETA du Mantais cherche à concilier le modèle de l’OST avec la conservation des structures économiques et sociales propres au monde agricole. Dans l’esprit des fondateurs, le CETA doit devenir l’équivalent d’un bureau d’études industriel, les exploitants mettant en commun leurs moyens afin de financer le salaire d’un ingénieur. En ce sens, le petit groupe apparaît comme une alternative possible à la concentration industrielle. L’OST constitue un modèle séduisant pour ces grands exploitants de l’ouest du Bassin parisien, aux prises avec des problèmes de main-d’œuvre, d’investissements ou de marchés, semblables à ceux que connaissent les industries. Dans le même temps, le groupe ne cesse d’affirmer son attachement au maintien des exploitations agricoles sous leur forme existante, au nom d’un idéal humaniste renvoyant dos à dos le capitalisme sauvage et le socialisme dirigé. Le CETA du Mantais élabore donc sa propre méthodologie de travail en petit groupe, valorisant la participation active des agriculteurs. Les membres se réunissent régulièrement afin de mettre en commun leurs expériences, de partager les problèmes qu’ils rencontrent individuellement et d’élaborer des solutions collectives. L’objectif est de pouvoir comparer les situations de chaque exploitation grâce aux travaux du bureau d’études, puis de mesurer les progrès réalisés après application des principes de l’OST.

  • 21 Institut d’organisation scientifique du travail en agriculture, L’organisation scientifique du tra (...)

14En juillet 1945, le CETA du Mantais impulse la création de l’Institut d’organisation scientifique du travail en agriculture (IOSTA) afin de favoriser la création d’autres CETA dans les régions françaises21. Il s’agit de faire des exploitants agricoles les plus dynamiques des relais des politiques de modernisation :

  • 22 Ibid., p. 51.

Les groupements professionnels, les associations agricoles, les pouvoirs publics doivent se pénétrer du fait qu’il ne suffit plus aujourd’hui, pour produire, de disposer de moyens perfectionnés, mais qu’il faut être en mesure de les utiliser rationnellement, qu’il s’agisse de matériel, de produits, de capitaux ou de travailleurs.22

  • 23 Alain Chatriot, « Fayol, les fayoliens et l’impossible réforme de l’administration durant l’entre- (...)
  • 24 Jean Piel-Desruisseaux, L’organisation scientifique du travail en agriculture, Paris, La Maison ru (...)

15Pour viser « l’amélioration du rendement optimum des entreprises », l’IOSTA propose d’appliquer aux exploitations agricoles la doctrine administrative d’Henri Fayol élaborée au début du xxe siècle : prévision en fonction de la variabilité des facteurs de production ; organisation pour éviter les gaspillages ; commandement pour donner à l’exploitation l’unité de conscience et d’action ; coordination pour rechercher un équilibre entre les productions ; contrôle pour maintenir une saine gestion et s’assurer de la valeur commerciale des produits23. L’IOSTA s’attache à démontrer que la dispersion des tâches et l’imprévisibilité des conditions d’exploitation en agriculture résultent d’un déficit de connaissances et d’un défaut d’organisation, du fait que la recherche agronomique a jusque-là privilégié l’amélioration physique, chimique et biologique des sols, la sélection génétique des plantes et des animaux, ou le machinisme agricole, au détriment « des problèmes relatifs à l’exécution du travail, à l’organisation des chantiers, à la gestion administrative des entreprises, à la rentabilité de la production »24.

  • 25 CETAM, Compte-rendu d’activité de l’année 1948 avec rappel des travaux du CETAM de 1944 à 1947, 19 (...)
  • 26 Bernard Poullain, Jean Piel-Desruisseaux, François Sauze, Jean-François Breton, Étude des temps et (...)

16Le chronométrage des tâches apparaît comme une étape méthodologique indispensable dans le cheminement proposé par l’IOSTA. C’est une manière symbolique de rejoindre le mouvement engagé dans l’industrie plusieurs décennies auparavant25. Le document de base des adhérents du CETA est la « feuille d’enregistrement » sur laquelle sont consignés les travaux effectués dans la journée, à partir de quoi sont établies des « feuilles de chantier » enregistrant les temps de travaux des hommes et du matériel. La ventilation des résultats permet d’établir une comptabilité en temps de revient afin de comparer les différentes cultures, pratiques culturales, ou parcelles. L’exploitation des feuilles d’enregistrement permet aussi la réalisation de graphiques permettant de visualiser l’incidence des conditions météorologiques, le temps effectivement pris par les différentes opérations culturales, et ouvre la possibilité d’ajuster l’assolement ou la puissance du matériel à mettre en œuvre. Les adhérents peuvent également tirer des conclusions quant à l’amélioration du déroulement de leurs chantiers. Le CETA du Mantais n’hésite pas à recommander à ses adhérents de pratiquer le travail de nuit pour les labours en organisant des équipes de trois conducteurs se relayant toutes les six heures. Outre le fait de permettre à l’agriculteur de « tirer un meilleur parti des moyens dont il dispose » et de réduire ses coûts de production, le chronométrage est présenté comme un facteur de progrès social pour les ouvriers agricoles dans le sens où il doit déboucher sur une réduction de leur temps de travail et une mesure plus juste de leur travail26. Huit autres CETA sont créés entre 1945 et 1949, exclusivement dans des régions de grandes cultures.

  • 27 Jean Piel-Desruisseaux, L’organisation scientifique du travail en agriculture, ouvr. cité, p. 75-8 (...)

17Toujours suivant le modèle industriel, l’IOSTA propose de requalifier la ferme en deux ateliers, extérieur et intérieur, c’est-à-dire les champs d’un côté et les bâtiments de l’autre. La rationalisation du travail aux champs suppose l’aménagement rationnel des parcelles et des chemins ainsi que le perfectionnement du matériel de transport. Quant à l’aménagement de l’atelier intérieur, il comprend l’équipement mécanique des bâtiments, la construction de bâtiments dont il est possible de modifier l’usage au gré des modifications de l’activité, ainsi que des recommandations minimales sur l’organisation du logis qui doit être « sain, confortable, gai, bien adapté à sa fonction »27. D’une manière générale, l’objectif est de mesurer en permanence l’adéquation des moyens employés aux résultats obtenus : mesure régulière des moyens mis en œuvre, des rendements obtenus, et de l’emploi des capitaux (ibid., p. 116-117). L’IOSTA recommande ainsi à ses adhérents de faire appel aux services des offices de comptabilité privés ou professionnels, aux syndicats d’élevage et de contrôle laitier, ainsi qu’aux laboratoires qui vérifient la qualité des produits achetés ou vendus par les agriculteurs.

18L’exploitant agricole doit se comporter comme un véritable chef d’entreprise :

La ferme est une entreprise, c’est-à-dire un groupement d’hommes et de capitaux associés dans le but de produire, de transformer et de faire circuler des richesses. Le rôle du chef est donc double : commandement de ces hommes et gestion des capitaux. (Ibid., p. 155)

19L’IOSTA propose même des méthodes psychotechniques afin d’évaluer les capacités de la main-d’œuvre, de recruter et d’orienter les ouvriers en fonction de leurs aptitudes, afin de créer « une atmosphère d’économie et de rendement », en visant « la participation morale, intellectuelle et technique de l’ouvrier au programme de rationalisation du travail » et son intéressement « aux avantages économiques et sociaux qui résultent de l’application de celui-ci » (p. 143). Le chef d’exploitation idéal a déjà un haut niveau de formation et les seuls conseillers extérieurs auxquels il lui est recommandé de s’adresser sont tous des ingénieurs spécialisés dans un domaine spécifique : protection des végétaux, génie rural, méthodes culturales de pointe, etc. Pour s’informer en permanence des nouvelles évolutions, il se doit de participer à des visites de fermes, des journées d’étude, des concours agricoles, des voyages à l’étranger (p. 163).

  • 28 Jean Piel-Desruisseaux, La documentation du technicien agricole, Paris, IOSTA, 1949.
  • 29 Jean Piel-Desruisseaux est par exemple l’auteur d’une notice sur la « gestion rationnelle des entr (...)

20L’adhésion des agriculteurs repose sur leur participation active aux travaux du groupe. L’ingénieur salarié par le CETA se trouve à la disposition du collectif pour organiser les réunions, voyages, et visites, ainsi que pour suivre les expérimentations menées par les adhérents. Cette répartition des rôles est au principe de la « méthode CETA », dans laquelle les échanges d’idées et les confrontations de résultats obtenus priment sur l’apport de connaissances spécialisées par des conseillers extérieurs, bien que celui-ci soit jugé indispensable. La primauté du groupe dans l’élaboration des techniques de pointe en agriculture place l’ingénieur dans une situation de consultant : il doit faciliter le fonctionnement de la vie du groupe et assurer la continuité des expérimentations, mais il doit s’interdire d’apporter des solutions « clé en main ». L’IOSTA recommande aux techniciens agricoles d’être de véritables modèles d’organisation, et de mettre leurs compétences au service du groupe sans jamais empiéter sur les prérogatives des agriculteurs eux-mêmes, qui, en tant que chefs d’entreprise, sont les seuls habilités à prendre les décisions stratégiques28. Jusqu’à la fin des années 1940, le mouvement CETA reste très limité et ne concerne qu’une poignée d’agriculteurs d’élite. Mais il s’inscrit dans le vaste ensemble de réflexions destiné à repenser la vulgarisation du progrès technique en agriculture29.

1.3. À chaque groupe d’agriculteurs « son » ingénieur

  • 30 Paul Houée, Les étapes du développement rural, t. 2, ouvr. cité.
  • 31 Danièle Barrès et al., La JAC et la modernisation de l’agriculture, ouvr. cité.
  • 32 Les chiffres sont repris de l’ouvrage de Paul Houée, Les étapes du développement rural, t. 2, ouvr (...)
  • 33 Éditorial « Zone-témoin et CETA », Bulletin de la FNCETA, no 5, mai-juin 1953, p. 1.
  • 34 Ibid. Dans le même temps, la FNCETA se structure en se dotant de services spécialisés : bâtiments (...)

21L’acte fondateur du CETA du Mantais a consisté à placer l’ingénieur sous l’autorité du groupement d’agriculteurs, par opposition à l’enseignement magistral délivré par les services agricoles. Suspectée de maintenir les agriculteurs dans un état de minorité, la conception « descendante » de la diffusion des savoirs est remise en question au profit d’une conception plus « ascendante » privilégiant l’émulation des petits groupes d’agriculteurs30. À partir de 1949, cette conception est reprise dans les CETA dits de « petites cultures », implantés pour la plupart dans les régions de petites et moyennes exploitations laitières. Reprenant les conceptions diffusées par la JAC, ils parent la notion de groupe de toutes les vertus31. Le nombre de CETA connaît une croissance rapide en l’espace de quelques années : quatre-vingt-dix CETA en 1954, deux cent cinquante-six en 1956, six cent soixante-dix-neuf en 195932. Bien qu’ils ne soient pas contraints par un cadre normatif rigide, les groupes adoptent la même formule : un nombre limité d’agriculteurs (de dix à vingt), une région agricole restreinte, des études en vue de l’amélioration des conditions de vie, de travail et de production33. Créée en 1951, la Fédération nationale des CETA (FNCETA) définit les membres des groupements comme des « agriculteurs passionnés par l’amélioration technique », prêts à se réunir au moins mensuellement pour discuter des problèmes pratiques que chacun rencontre et entreprendre des essais34. Les CETA inventent une nouvelle forme d’encadrement, dans laquelle les agriculteurs sont responsables des actions techniques qu’ils entreprennent :

  • 35 Marie-Josèphe Durupt, Les mouvements d’Action catholique, facteur d’évolution du monde rural, thès (...)

La nouvelle dynamique professionnelle portée par les CETA est largement adossée à la dynamique sociale plus large incarnée par la Jeunesse agricole catholique (JAC)35. Dans les régions de petites cultures et d’élevage, les CETA ont opéré une hybridation entre leur vocation technique initiale de bureau d’études pour les exploitations en pointe d’une région donnée, et le projet plus global de la JAC d’une promotion sociale collective du monde rural. Les CETA ont conservé de la JAC une pédagogie basée sur l’observation, et la nécessité pour chaque membre de prendre des responsabilités au niveau du groupe, avec l’idée plus générale que les paysans puissent « prendre leur destin en main » dans tous les domaines les concernant, la technique ne faisant pas exception à cette règle. Les commandements de la « méthode CETA » sont analogues à ceux de la pédagogie diffusée par l’Action catholique :

  • 36 Archives privées Charles Jaunet, 1944-1950.

– On travaille mieux à quinze qu’à deux ou cinquante.
– Une réunion de CETA a lieu plutôt dans un champ que dans une salle de mairie.
– Dans un CETA, il n’y a pas « d’auditoire » écoutant un « orateur », faire une conférence, mais des « participants » à une « discussion ».
– Quelques faits sont préférables à de longs discours. Il n’y a en agriculture que des cas particuliers, et les études générales n’ont pour rôles que de situer chacun de ces cas dans un ensemble.
– On doit toujours choisir entre plusieurs inconvénients, il s’agit de connaître l’importance de chacun d’eux.
– Il vaut mieux approfondir une question, qu’en effleurer dix.
– Un Ingénieur CETA ne travaille pas POUR mais AVEC les Agriculteurs.36

22L’idéologie des CETA repose sur la notion d’effort personnel des agriculteurs. Le financement des activités est assuré par la participation de chacun des membres, et le groupement perçoit une aide de l’État par le biais du Fonds national pour la vulgarisation du progrès agricole, ce qui peut lui permettre d’embaucher un ingénieur, le plus souvent à temps partiel. En outre, le déroulement d’une réunion doit permettre aux membres de participer activement :

  • 37 Éditorial « Le caractère pratique d’une réunion de CETA », Bulletin de la FNCETA, no 6, juillet-ao (...)

Elle commence par la présentation du matériel, l’observation d’une culture ou la visite de bâtiments. Elle se poursuit par l’étude d’une ou deux questions. Il ne s’agit en aucun cas de conférence mais de discussion. L’exposé ne doit pas dépasser un tiers du temps prévu, quel que soit l’intervenant.37

23Ensuite, la diffusion des résultats des travaux se fait uniquement à l’intérieur des groupes et par le biais de la publication de bulletins internes à la Fédération. Cette forme d’élitisme des CETA leur est reprochée, à la fois par les organisations professionnelles agricoles qui les accusent de ne pas défendre les intérêts de l’ensemble du monde agricole, et par l’administration qui craint une autonomie totale des différents groupements vis-à-vis de son autorité.

  • 38 FNCETA, Les centres d’études techniques agricoles, supplément au Bulletin des CETA, Paris, janvier (...)

24Pour la FNCETA, les premiers techniciens d’un groupement sont ses membres, ce qui exclut d’embaucher un ingénieur avant que les agriculteurs aient eu le temps de se connaître et de mettre leurs problèmes en commun, dans l’entre-soi38. Dans le portrait idéal qu’elle dresse du technicien de CETA, la Fédération souligne qu’il occupe une triple fonction : agent de liaison entre les membres et les organismes officiels, professionnels ou industriels ; chercheur travaillant avec les meilleurs spécialistes et adaptant les innovations aux conditions locales ; conseiller se déplaçant d’une ferme à une autre et procédant à d’utiles comparaisons. Il se doit de posséder une formation supérieure lui permettant d’étudier scientifiquement les problèmes, mais doit aussi posséder une expérience pratique importante, et enfin être relativement jeune. Les CETA sont également encouragés à faire appel à des intervenants extérieurs, quel que soit leur organisme de rattachement : DSA, génie rural, chambre d’agriculture, recherche agronomique, Association pour l’encouragement à la productivité agricole (APEP), entreprises commerciales. Là encore, les CETA renversent l’ancienne manière de procéder : les différents services d’encadrement de l’agriculture sont sollicités en fonction des besoins du groupement et non plus en fonction des intérêts économiques d’une firme ou des nécessités de la politique agricole nationale. Malgré leur manque de moyens financiers, les CETA contribuent ainsi à forger un nouveau style de vulgarisation agricole, dans lequel l’ingénieur est au service des agriculteurs, disponible pour mettre en œuvre des expérimentations en fonction des problèmes soulevés dans la pratique, attentif à ne pas les priver de leurs prérogatives au sein du groupement.

2. Le modèle américain

25On a distingué trois angles sous lesquels différents acteurs tentent de repenser la vulgarisation agricole dans l’immédiat après-guerre : en faisant un effort particulier pour impliquer les régions moins productives, en se référant aux principes de l’OST, en donnant la primauté aux groupes d’agriculteurs sur les ingénieurs. Les initiatives sont foisonnantes, échappant au contrôle direct de l’administration. Si les convergences semblent évidentes, il ne s’agit pas pour autant d’un projet politique coordonné. Débutant en 1949, le programme dit des « missions de productivité », financé par les crédits du plan Marshall, va permettre aux différents promoteurs de la modernisation agricole de travailler ensemble en se confrontant au modèle américain de vulgarisation agricole. Ces missions constituent une étape importante du renouvellement des politiques agricoles. Si l’importation de machines et de méthodes culturales a souvent retenu l’attention, la question de l’encadrement des agriculteurs et des moyens nécessaires pour obtenir l’adhésion des agriculteurs aux programmes de modernisation n’est pas moins centrale. Chercheurs, hauts fonctionnaires et responsables professionnels agricoles découvrent l’organisation de l’Extension Service, et l’importance du county agent dans ce système.

2.1. Les missions de productivité, creuset des élites modernisatrices

  • 39 René Dumont, Les leçons de l’agriculture américaine, Paris, Flammarion, 1949.
  • 40 Collectif, Quarante jeunes agriculteurs reviennent des USA…, Paris, Imprimerie Malakoff, 1947.
  • 41 Pierre Badin, Aux sources de la productivité américaine. Premier bilan des missions françaises, Pa (...)

26Les missions de productivité ne constituent pas les premiers voyages d’études vers les États-Unis. En 1946, René Dumont, mandaté par le Commissariat du plan de modernisation et d’équipement, avait déjà visité la grande moitié est des États-Unis afin d’analyser ce que les Français pouvaient apprendre des Américains en matière d’organisation du travail agricole39. La même année, la CGA avait entrepris de sélectionner quarante jeunes agriculteurs dans l’ensemble de la France et de les envoyer parcourir les États-Unis pendant deux mois, de fermes modernes en stations d’expérimentation40. Les aides du plan Marshall permettent de généraliser cette pratique des voyages d’études : quatre mille cinq cents missionnaires, dont environ deux mille sept cents entre 1949 et 1953, participent aux missions de productivité. Il existe trois types de missions : les missions professionnelles, de quatre à six semaines, comprenant des patrons, des contremaîtres et des syndicalistes ; les missions techniques, interprofessionnelles, de douze semaines, composées d’ingénieurs, de fonctionnaires et d’économistes, qui ont pour objectif d’enquêter et d’analyser les facteurs de la productivité américaine ; les missions de recherche, de six à neuf mois, ouvertes essentiellement aux jeunes ingénieurs, professionnels et diplômés des grandes écoles, devenant à cette occasion des « stagiaires en productivité »41.

  • 42 Agence française pour l’accroissement de la productivité, Missions de productivité aux États-Unis. (...)

27L’Annuaire des missions françaises de productivité menées entre 1949 et 1959 recense soixante-huit missions agricoles (pour un total de deux cent soixante missions), rassemblant environ cinq cents participants42. Après l’envoi d’une mission pilote en février 1950 pour observer les structures d’encadrement de l’agriculture américaine, les missions suivantes sont plus ciblées : vingt-quatre ont pour objet les questions de production (culture, élevage, irrigation, protection, fertilisation, mécanisation), douze, les problèmes liés aux industries agricoles et alimentaires (transformation et distribution), trente et une, les problèmes généraux (remembrement, formation des jeunes et vulgarisation, gestion, crédit, recherche). Dix-neuf de ces missions ont donné lieu à un rapport de recherche publié par l’Association française pour l’accroissement de la productivité (AFAP). La très grande majorité des participants sont des hommes, même si plusieurs enseignantes en écoles ménagères agricoles sont néanmoins conviées lors de la mission pilote. La distribution géographique des missionnaires est très inégale sur le territoire national : Paris et les régions de grande culture sont surreprésentés, au détriment des régions de petites exploitations. On peut l’expliquer en partie par la présence en nombre des ingénieurs de l’administration centrale du ministère de l’Agriculture, et celle des industriels et grands exploitants regroupés dans le Nord et le Bassin parisien.

  • 43 Rapport de la mission pilote agricole sur son voyage aux États-Unis, no 55 du Bulletin technique d (...)
  • 44 La chambre d’agriculture de la Somme joue dans les années suivantes un rôle pionnier dans l’embauc (...)
  • 45 Régis Boulat, Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France (années tre (...)
  • 46 Dominique Barjot, Christophe Reveillard, L’américanisation de l’Europe occidentale au xxe siècle. (...)

28L’analyse de la composition de la mission pilote permet de rentrer davantage dans le détail des profils des participants43. Coordonnée par Jacques Ratineau, inspecteur général de l’Agriculture et directeur de l’École nationale d’agriculture de Grignon, elle se composait de douze ingénieurs en chef des services agricoles de divers départements, de deux directeurs de stations agronomiques, du directeur de l’IOSTA, de cinq représentants d’organisations professionnelles agricoles nationales (CGA, FNSEA, Cercle des jeunes, Fédération nationale des coopératives d’utilisation du matériel agricole, Union des coopératives laitières), d’un responsable du Cercle de la jeunesse paysanne de la Meuse, et d’un agriculteur de la Somme44. En associant des hauts fonctionnaires et des responsables professionnels agricoles, les missions de productivité ont pour objectif de contribuer à insuffler un « état d’esprit » tourné vers la recherche constante de gains de productivité45. Ce programme d’échanges a suscité un débat politique, prolongé ensuite en un débat scientifique, sur l’américanisation de la France, les travaux les plus récents mettant en lumière des phénomènes d’hybridation technique, économique et politique46. L’analyse des récits de participants montre que les participants font évidemment preuve d’intérêt pour le modèle américain, mais cherchent aussi à imaginer quelles seraient les solutions pour l’adapter au mieux à la situation française. Si le discours général reconnaît l’infériorité matérielle évidente de l’Europe, et la nécessité d’en transformer les structures sociales et les repères culturels, il peut aussi laisser entendre une forme de supériorité morale dont les Américains seraient privés du fait de leur frénésie productive.

Encadré 1 – Le journal de voyage d’André Voisin

André Voisin est président de l’Union des coopératives laitières de Seine-Inférieure. Il fait partie de la mission « Cultures fourragères » qui se déroule entre juillet et septembre 1951 à travers l’est des États-Unisa. En sus du rapport de synthèse coordonné par le chef de mission, Léon Der Katchatourian, André Voisin fait publier son journal de voyage en deux volumes qui retrace jour par jour leurs tribulations, des universités aux exploitations agricoles en passant par les stations d’essais. Le ton très libre de son récit contraste avec le style habituel des rapports qui font suite aux missions de productivitéb. Il se montre très enthousiaste devant la clarté et l’assurance des agents du ministère américain de l’Agriculture qu’il rencontre, comme devant les expérimentations menées dans les centres de recherche. Dans un registre presque ethnographique, André Voisin tente de son côté de décrire les opérations de vulgarisation en vue de l’amélioration des cultures fourragères dans un comté de Virginie-Occidentalec. En plus des classiques conférences, il remarque que les agents de comté doivent chaque mois faire parvenir à leur supérieur un rapport sur les progrès réalisés pour rendre « plus vertes » les collines de l’État. Un rapport de synthèse est ensuite envoyé à l’ensemble des agents. Ces derniers sont notés d’après les réalisations qu’ils ont menées à bien dans leurs territoires : une démonstration d’ensilage vaut mille points, une nouvelle construction de silo cent points, chaque are semé avec de la graine certifiée de mélange luzerne-graminée rapporte vingt-cinq points, etc. De même, un concours des « plus vertes collines » est ouvert entre les agriculteurs : cinq points par tonne d’ensilage de qualité convenable, cinq points pour quarante ares de pâture marnée, etc. Enfin, une chanson a été créée dans le cadre de ce programme, intitulée « Green Patures on the Hills », chantée en chœur lors des réunions et démonstrations. C’est bien la productivité comme « état d’esprit », comme émulation permanente, qui est visée ici, au-delà des techniques de production fourragère. Mais André Voisin se montre également critique à l’égard de  l’exploitation trop intensive du sol, qui a conduit certains territoires à la catastrophe écologique et économique du Dust Bowl, terme désignant une succession de tempêtes de poussière extrêmement violentes. Le récit avançant, il fait part de doutes plus profonds sur la modernisation en cours, notamment dans une description assez romanesque, en concluant sur les incertitudes qu’il éprouve à la suite de la visite d’une ferme d’élevage géante de mille huit cents vaches laitièresd. S’il est convaincu de la nécessité d’augmenter la productivité, il se montre préoccupé du sacrifice des équilibres végétaux et humains existants. Les États-Unis et leur nouvelle politique de préservation des pâturages lui servent de point de comparaison pour persuader son lecteur de la nécessité du maintien des cultures herbagères en France. André Voisin prolonge ces réflexions les années suivantes en publiant de nombreux articles et ouvrages. Il insiste sur le nécessaire maintien des équilibres naturels dans la perspective d’un accroissement durable de la productivité agricole, ce qui ne manque pas d’originalité et d’intérêt à un moment où la recherche agronomique est entièrement tournée vers la sélection animale à outrance, la réduction de la diversité des variétés végétales, et la recherche des systèmes productifs les plus performantse.

a. André Voisin, Journal de voyage aux USA de la mission « production fourragère », Paris, 1952.
b. Vincent Guigeno, « What they saw, what they wrote, what we read. The American experience in the reports of French Marshall-Plan missionaries », Catching up with America, ouvr. cité, p. 197-206.
c. André Voisin, Journal de voyage aux USA, ouvr. cité, p. 161.
d. « Nous pensions à notre visite et à la vision qui nous avait été donnée de la vie future des vaches… et un peu de la nôtre. » Ibid., p. 430.
e. André Voisin, Antoine Lecomte, La vache et son herbe. Manuel de productivité de l’herbe, Paris, Flammarion, 1958.

2.2. Le county agent, un conseiller agricole idéalisé

  • 47 René Dumont, Les leçons de l’agriculture américaine, ouvr. cité, p. 330.
  • 48 Ibid., p. 110.
  • 49 Quelques années plus tard, il est rejoint sur ce point par André Cramois, directeur de la Caisse n (...)

29À son retour des États-Unis, René Dumont réclame un changement radical de politique agricole, qui privilégierait une « haute industrialisation » plutôt qu’une lutte désespérée contre l’exode rural47. Décrivant le fonctionnement de l’Agricultural Extension Service, son récit éreinte la vulgarisation agricole telle qu’elle est pratiquée en France par les ingénieurs des services agricoles. Il vante les liens étroits entre chercheur, enseignant et vulgarisateur à travers le système des collèges d’agriculture contrôlant un réseau de stations de recherches et de fermes expérimentales, auquel est associé l’agent de comté (county agent). Dans chaque État, on compte un agent par comté, généralement aidé d’un assistant pour la jeunesse et parfois d’une femme pour la vulgarisation ménagère, ainsi que de spécialistes chargés de répondre aux questions techniques les plus pointues. René Dumont oppose alors la disponibilité de ce personnel auprès des agriculteurs, dont la devise est « We are service people », à la lourdeur administrative des services agricoles français chargés de contrôler les agriculteurs plus que de les conseiller48. De même, il salue la politique menée par l’administration américaine depuis les années 1930, qui a subordonné son soutien économique aux agriculteurs à l’observance des bonnes pratiques agronomiques, ce qui la rend à ses yeux bien supérieure aux mesures de régulation des prix adoptées en France à la même époque49.

30À leur retour des missions de productivité, les ingénieurs des services agricoles ont un regard plus nuancé. Le système des agents de comté retient particulièrement l’attention des membres de la mission pilote :

  • 50 P. Coquery, « Les services de la vulgarisation aux États-Unis », Rapport de la mission pilote agri (...)

[Ils] accomplissent le travail de vulgarisation sur le terrain. Ils sont en contact avec le public. Ils doivent lui consacrer le maximum de leur temps en conférences, démonstrations, visites, en vulgarisation par la presse, radio, cinéma. Ils doivent recruter, former, animer les leaders qui les assistent dans leur tâche.50

  • 51 André Voisin, Journal de voyage aux USA, ouvr. cité, p. 12.
  • 52 Henri Laforêt, Les études d’économie rurale et la mise en valeur régionale aux États-Unis. Rapport (...)

31André Voisin, présenté plus haut, a lui aussi décrit les manières de procéder de l’agent de comté : après avoir trouvé un agriculteur progressiste chez lequel réaliser les meilleures techniques de culture ou d’élevage, il assiste les cultivateurs voisins pour appliquer la méthode qui a fait ses preuves, et surtout, il démontre par le calcul la rentabilité de cette nouvelle manière de procéder51. Un autre rapporteur insiste lui sur l’intérêt de la fonction de vulgarisateurs-spécialistes, faisant la liaison entre le chercheur dans son laboratoire et l’agent de comté qui doit se maintenir au courant de ce qui se passe aussi bien en agronomie qu’en zootechnie, ou en économie rurale52. Le spécialiste du farm management doit par exemple traduire les résultats des travaux les plus récents en un langage à la portée des fermiers, adapter les conclusions d’ensemble pour conseiller telle ou telle exploitation et aider l’agent de comté à faire des conférences sur le sujet. Le rapport ajoute que si l’éducation technique des agriculteurs est entièrement le fait de l’Extension Service, les organisations professionnelles agricoles ont mis sur pied des services d’information économique payants afin d’anticiper sur les tendances des marchés.

  • 53 M. Lasnier-Lachaise, « L’enseignement féminin rural aux USA », Rapport de la mission pilote agrico (...)
  • 54 Voir le rapport faisant suite à la mission de productivité « Jeunes agriculteurs » de 1951 : Claud (...)

32La mission chargée de la vulgarisation féminine, essentiellement composée d’enseignantes en écoles ménagères agricoles, a quant à elle rapidement conclu que le rôle de la fermière américaine était trop différent de ce que les Françaises pouvaient vivre de leur côté53. Il n’y a en effet pas d’enseignement ménager agricole aux États-Unis, mais un enseignement ménager tout court, sans adaptation rurale particulière. Plus généralement, le rapport note qu’il n’y a pas de paysannerie à proprement parler mais plutôt des chefs d’entreprises agricoles. Dans ce contexte, alors que la femme de l’agriculteur français travaille aux côtés de son mari, celle de l’agriculteur américain est presque exclusivement l’épouse de l’agriculteur, la maîtresse de maison. La technicienne du Home Demonstration Service limite donc son action à des questions domestiques, sans spécificité rurale. Par ailleurs, les membres de la mission se montrent très enthousiastes devant les actions des clubs 4-H (Head, Heart, Hands, Health), qui sont des associations locales de jeunes ruraux54. Ils voient dans cette organisation un exemple à suivre pour mettre un frein à la migration des jeunes ruraux français vers les villes. Si les conditions de vie des femmes des deux pays sont trop différentes aux yeux des missionnaires pour qu’ils proposent d’imiter le modèle américain, l’enthousiasme de la jeunesse frappe leur imagination.

  • 55 Archives de la cinémathèque du ministère de l’Agriculture, Francis Thompson, Le conseiller agricol (...)

33Le modèle du county agent fait également l’objet d’un travail de promotion de la part de l’administration américaine : en témoigne la production en 1950 d’un court-métrage intitulé Le conseiller agricole, à destination des pays européens55. Diffusé par le service cinématographique du ministère de l’Agriculture, le générique introductif précise au spectateur que le film lui « est offert par le plan Marshall ». Les premiers plans du film décrivent, sans le situer, un comté agricole des États-Unis, présenté comme tout ce qu’il y a de plus ordinaire : les champs sont immenses, le bétail nombreux, le fermier est juché sur son tracteur. Nous apprenons qu’ici, les fermes ont chacune entre quatre-vingt et cent trente hectares de terrain, et que les terres sont cultivées « sans relâche, avec orgueil et indépendance ». Le jeune fermier sur son tracteur rentre alors à la ferme, et commande à sa femme qui était au jardin de fermer les poules, à cause de l’orage qui menace. Celle-ci, que le réalisateur a voulu rattacher à l’univers domestique en l’accompagnant d’un chat, s’exécute pendant que son mari met ses machines à l’abri. La division sexuelle du travail est explicite et se retrouve dans le partage de l’espace. Après l’orage, le fermier retrouve son voisin pour un rapide tour des champs qui ont été dévastés. Pensant qu’un tel désastre aurait pu être évité, le voisin suggère de rendre visite à l’agent de comté, « le docteur des fermes malades ».

34Celui-ci prend le temps de les recevoir, malgré les nombreuses visites qu’il reçoit, entre ceux qui viennent pour le consulter et ceux qui passent simplement le saluer. L’agent de comté est présenté comme un homme dynamique, occupé mais sachant se rendre disponible, compétent et affable. Au tableau noir, il explique aux deux fermiers comment semer des bandes de blé entre les maïs afin de freiner la descente de l’eau dans les pentes et retenir la terre végétale. Ce problème d’érosion, qui est au centre des attentions de la Soil Conservation Administration, laisse penser que le film a été d’abord conçu pour le public américain avant d’être adapté pour l’Europe. L’agent de comté et le fermier sinistré prennent rendez-vous pour le lendemain matin. Le fonctionnaire arrive dans la ferme au volant de sa Chrysler noire, qui est pour lui « comme un compagnon ». S’ensuivent une analyse de terre, sur le champ, un arpentage du terrain et le tracé d’un plan de labour que le cultivateur devra respecter. La mise en scène insiste sur le fait que l’agent de comté est un homme à l’esprit pratique, et que ses connaissances théoriques supérieures à celles des agriculteurs ne l’ont pas pour autant éloigné des réalités du terrain.

35Puis nous suivons la tournée du conseiller. Il se rend dans une ferme voisine dont la grange a brûlé : c’est l’occasion d’en rebâtir une neuve selon une organisation mieux adaptée. Il enchaîne avec la visite d’une famille dont le fils a monté un atelier de réparation de machines agricoles, sur le conseil de notre agent de comté. Le commentaire insiste lourdement sur cette relation qui les unit : « Les gens du comté considèrent Hart [le conseiller] comme leur ami pour bien des raisons. Il fait partie de leur vie, a vu pousser leurs récoltes et grandir leur enfant. » L’agent de comté est intégré à la vie des communautés rurales, ce que confirme une séquence ultérieure durant laquelle on le voit participer à un bal populaire. La confiance qu’il a su nouer avec les familles agricoles fait partie intégrante de son métier, car « ce n’est pas seulement l’étude du sol et des fertilisants qui fait un agent de comté, il doit aussi comprendre les êtres humains et leurs problèmes ». Il n’est pas un simple technicien mais un référent important, voire un confident éventuel. Enfin, le film prend bien soin de désamorcer deux critiques dont le travail de l’agent de comté pourrait être la cible : la déshumanisation de l’agriculture par la technique, et la domination du conseiller sur l’agriculteur. Pour ce faire, le réalisateur a introduit une séquence de moissons, durant laquelle on voit l’agriculteur descendre de son tracteur et prendre la peine de préserver un nid d’oiseau en le réinstallant devant sa maison, symbolisant le déplacement de l’animal sauvage de son territoire naturel, devenu un espace réservé au travail, vers l’espace domestique. Puis, en conclusion, le commentaire n’oublie pas de préciser que « si le comté doit beaucoup à son agent, celui-ci doit lui aussi beaucoup au comté ». La satisfaction de son travail est de surveiller une récolte sûre et prospère aux côtés de l’agriculteur qui avait vu son champ détruit par l’orage un an auparavant. L’agent de comté ne se substitue pas au fermier mais l’accompagne dans la durée, partageant ses difficultés et ses réussites guidées par l’adoption des nouvelles techniques.

  • 56 Pour une fine description d’un des dessins de la série, représentant un agent de comté agenouillé (...)
  • 57 David B. Danbom, Born in the Country. A History of Rural America, Baltimore-Londres, The John Hopk (...)
  • 58 En témoigne par exemple la parution régulière, à partir de 1954 et jusqu’au milieu des années 1960 (...)

36Ce film présente une vision idéalisée du travail de l’agent de comté, qui n’est pas sans rappeler la représentation que le dessinateur Norman Rockwell en a donné dans sa série intitulée Norman Rockwell Visits a County Agent, publiée en 194856. La confiance que le conseiller a su inspirer repose sur une compétence sans faille, une disponibilité de tous les instants, une capacité à mener les travaux les plus complexes directement sur le terrain, un sens du contact avec les familles agricoles et un respect des valeurs attachées à la terre, ou supposées telles, comme l’indépendance d’esprit, ou le respect des rythmes biologiques. Une double mise à distance s’impose alors. D’une part, il est évident que les relations réelles entre agents de comté et agriculteurs étaient infiniment plus complexes, et certainement plus conflictuelles, que ce que le film nous donne à voir57. D’autre part, l’analyse des rapports réalisés au retour des missions de productivité montre que les participants n’ont pas pris pour argent comptant le modèle américain. Les services agricoles en particulier ont pointé les différences entre les agricultures française et américaine, rendant irréaliste le projet de copier intégralement le modèle de vulgarisation américain. L’agent de comté sert cependant de point de référence à un moment où la recherche de nouvelles méthodes de vulgarisation est en pleine effervescence au niveau européen58.

  • 59 Le directeur de l’École nationale d’agriculture de Grignon parle même de « sensation » pour défini (...)
  • 60 Luc Boltanski, « America, America… », art. cité.
  • 61 Jean Olléon, Ouverture de la conférence « La solidarité des industries dans les progrès de l’agric (...)

37La relation idéalisée du conseiller et de l’agriculteur est emblématique de ce climat de confiance que les participants aux missions de productivité, agriculture et industrie confondues, rêvent de voir régner en France59. Elle s’inscrit dans l’ensemble plus vaste des nouvelles méthodes d’organisation du travail en entreprise, dites de management, importées à ce moment-là des États-Unis60. Dans l’industrie, les nouvelles techniques de gestion des ressources humaines mettent l’accent sur les conflits individuels liés au travail, pour s’opposer à l’analyse marxiste de la lutte des classes. Dans l’agriculture, leur adoption vise à accroître la productivité tout en réduisant les réticences des agriculteurs qui percevraient la modernisation comme l’imposition de manières de travailler et de vivre qu’ils n’ont pas choisies. Cette réflexion dépasse le cercle des hauts fonctionnaires et des responsables professionnels agricoles puisqu’elle est par exemple relayée par les industriels de l’engrais. Reprochant aux services de l’État de ne pas parvenir à penser la vulgarisation sur un autre mode que celui de l’enseignement et de la publicité, ces derniers se regroupent au sein de l’APEP pour participer à l’instauration de ce nouvel état d’esprit61. L’APEP critique la diffusion massive d’informations agricoles par le biais de la presse ou de la radio, qu’elle juge inefficace en raison « de la méfiance innée » du paysan. Elle entend s’appuyer sur une propagande objective, des démonstrations concrètes, et sur l’action personnelle d’hommes notoirement connus et respectés :

  • 62 Ibid.

[…] un noyau d’ingénieurs agronomes et agricoles implantés dans différentes régions et connaissant le pays, ses traditions, ses mœurs, ses cultures, persuadés que les thèmes justes et les objectifs dont ils seraient armés auraient beaucoup plus de chances de gagner les esprits et les cœurs que la propagande la plus bruyante et la plus spectaculaire.62

38Ce nouveau dispositif de vulgarisation entend prendre en considération les obstacles « humains » qui se dressent lorsqu’il s’agit de faire adopter superphosphates et scories potassiques à des agriculteurs réticents. La réduction de la distance entre le vulgarisateur et l’agriculteur devient de ce fait un chantier prioritaire.

3. Des dispositifs « témoins » pour toucher le plus grand nombre d’agriculteurs

39Si les missions de productivité ont permis d’établir un certain consensus quant à la nécessité de réinventer la relation de conseil aux agriculteurs, entre les différents promoteurs du projet modernisateur – les services agricoles du ministère, les associations spécialisées représentant les intérêts des grands exploitants, la FNSEA, les chambres d’agriculture, les industriels de l’APEP, les CETA – sont en concurrence pour contrôler l’embauche des futurs conseillers. Ces derniers sont dynamiques, mais la grande majorité des petits et moyens exploitants reste en dehors. Pour attirer de nouveaux publics, l’AGPB crée des villages-témoins, dispositif bientôt repris et étendu sous la forme de zones-témoins placées sous l’autorité conjointe de la FNSEA, des chambres d’agriculture et des directions des services agricoles. Ces dispositifs mettent en œuvre les deux grands principes observés aux États-Unis : associer la présence permanente d’un technicien aux côtés des agriculteurs et le soutien à l’investissement des agriculteurs à condition que ces derniers respectent un programme défini par le technicien. Les organisations professionnelles agricoles font alors valoir leur ancrage de terrain comme un atout décisif pour faciliter le travail des conseillers. Elles se revendiquent comme les employeurs les plus légitimes de ces derniers, reléguant les services agricoles à une fonction de contrôle. En ce sens, les zones-témoins permettent de suivre les affrontements politiques et les expérimentations concrètes dans lesquelles se dessine la figure naissante du conseiller agricole.

3.1. Ancrage de terrain et financements conditionnels, les nouvelles ressources de la vulgarisation agricole

  • 63 Denis Pesche, « Fondement et mécanismes de l’influence des céréaliers au sein du syndicalisme agri (...)
  • 64 Technicisme et agrarisme font par exemple bon ménage dès les années 1930 dans le monde de la reche (...)
  • 65 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins après trois ans d’expérience », Économie rurale, n(...)
  • 66 Pierre Hallé, « L’action technique des associations spécialisées », Chambres d’agriculture, no 9, (...)
  • 67 M. Couillens, « Le village-pilote de Baumarchès », Bulletin technique d’information des ingénieurs (...)

40Depuis sa création en 1924, l’AGPB développe « une rhétorique visant à [se] positionner comme défenseur de l’agriculture et des agriculteurs en général »63, bien que la base de ses adhérents soit constituée essentiellement de grands exploitants, issus de régions agricoles favorisées et fortement intéressés par le progrès technique64. En 1947, le gouvernement acte la création du Fonds national de progrès agricole (FNPA) alimenté par une taxe sur les filières agricoles, et dont les crédits sont mis à la disposition du nouvel INRA, ainsi que des associations spécialisées, représentant essentiellement les céréaliers et les betteraviers. Ce fonds permet à l’AGPB de financer son ambitieux programme de villages-témoins, conçu pour dépasser les obstacles auxquels se heurtent les méthodes de vulgarisation classiques. L’objectif est de concentrer les moyens dans « une expérience limitée quant aux surfaces touchées, mais où l’on mettrait en œuvre l’ensemble des améliorations souhaitables, en animant l’ensemble des agriculteurs d’une seule commune »65. Quatre villages sont initialement choisis, auxquels trois autres viendront s’ajouter en 1951 : ce sont « des communes ingrates, mal cultivées, essentiellement composées de petites exploitations »66, dans lesquelles un redressement rapide est néanmoins jugé possible grâce à la présence de plusieurs cultivateurs dynamiques67. Résidant dans le village ou à proximité, un technicien est mis à la disposition des exploitants afin de les orienter. Il doit notamment procéder à des démonstrations, suivant un programme dressé par le directeur départemental des services agricoles.

  • 68 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins », art. cité, p. 4. « Ne serait-ce pas la négation (...)
  • 69 Denis Pesche, Le syndicalisme agricole spécialisé, ouvr. cité, p. 145.

41Pour l’AGPB, l’intérêt de ce programme réside dans le fait d’expérimenter l’efficacité des méthodes destinées à relever le niveau technique des exploitations à faibles rendements. La stratégie des céréaliers est guidée par leur volonté d’obtenir la fixation d’un prix du blé garanti par l’État, revendication dont ils font la condition des efforts des agriculteurs pour accroître la productivité de leur travail, tout en faisant avorter la revendication des représentants de certaines régions qui souhaitent obtenir un prix différentiel en fonction des conditions de production68. L’AGPB souhaite que la France se positionne comme une puissance agricole tournée vers l’exportation. En ce sens, « l’action technique est donc clairement conçue comme une composante d’une stratégie plus vaste visant l’expansion de l’agriculture française par la conquête des marchés agricoles au niveau européen »69. Et si la portée de l’expérience des villages-témoins reste limitée, il n’en demeure pas moins qu’elle introduit deux innovations majeures en matière de vulgarisation : d’abord en positionnant un technicien de terrain au cœur du dispositif, comme le préconisent les premiers CETA au même moment ; ensuite, en incitant les agriculteurs adhérents à investir dans la modernisation de leur exploitation par le biais de financements conditionnels.

  • 70 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins », art. cité, p. 9-10.
  • 71 M. Couillens, « Le village-pilote de Baumarchès », art. cité, p. 529.

42L’agent technique de village-témoin est salarié de l’AGPB, mais il est placé dans chacun des départements concernés sous la responsabilité du directeur des services agricoles et du président de la chambre d’agriculture. Il doit être « au contact permanent avec l’agriculteur »70. Il est chargé d’étudier les exploitations des adhérents, puis il doit indiquer aux agriculteurs les améliorations à réaliser, les conseiller individuellement ainsi que leurs coopératives dans l’exécution des techniques nouvelles, contrôler l’utilisation des encouragements en argent ou en nature, et mesurer la rentabilité des différentes techniques. Il se doit d’inspirer confiance aux exploitants, grâce à son expérience pratique et non en raison de ses seules connaissances théoriques. De surcroît, ses employeurs lui demandent de faire preuve de tact et de bien connaître le milieu dans lequel il évolue afin de se faire adopter des agriculteurs71. René Dumont va encore plus loin en assimilant l’agent technique à un « agronome moderne » :

  • 72 René Dumont, « Une idée féconde. Le village-pilote », Productivité française, no 5, mai 1952, p. 4 (...)

[Il] ne doit pas être seulement un conseiller de bureau, un conférencier, moins encore l’homme des Commissions et des Statistiques. Il doit être déchargé des tâches économiques et administratives pour pouvoir se rendre le plus possible aux champs, aux prises avec la réalité, avec des problèmes individuels, où la responsabilité du conseil l’engage directement – ce qui l’inclinera parfois à la modestie.72

  • 73 Pierre Hallé, « L’action technique », art. cité, p. 11.
  • 74 Franck Sanselme, Les maisons familiales rurales : l’ordre symbolique d’une institution scolaire, R (...)

43Il dénonce ici toute tentative d’assimiler l’agent technique de village-témoin à un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, et veut plutôt voir en lui une incarnation de la science agronomique. Parlant au nom de l’AGPB, Pierre Hallé voit lui l’agent technique comme « un moniteur connaissant bien la pratique et capable d’inspirer confiance aux exploitants »73. L’emploi de ce terme de moniteur renvoie à l’univers des maisons familiales rurales (MFR) qui se structurent au même moment, dans lesquelles les enseignants sont désignés par ce titre74.

  • 75 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins », art. cité, p. 9.

44Un principe commun traverse l’ensemble de ces énoncés : instaurer la nécessaire, et inédite, proximité entre le conseiller et l’agriculteur, non seulement en augmentant la fréquence des contacts, mais plus encore, « [en forçant] le vulgarisateur à s’approcher davantage de ceux pour qui la vulgarisation est faite »75. Cette formule résume bien l’importance du dispositif : l’agent technique doit être placé dans une situation qui l’oblige à nouer des relations qui dépassent largement le cadre de l’enseignement et de la diffusion des connaissances. On retrouve ici les principes élaborés dans les CETA, à la différence notable que le fonctionnement des villages-témoins est beaucoup plus vertical puisque l’agent technique est salarié d’une organisation nationale, et non du groupe d’agriculteurs avec lesquels il travaille. Le deuxième volet novateur du programme village-témoin réside dans la manière dont l’agent technique incite les agriculteurs à suivre ses recommandations : il met à leur disposition des subventions et des facilités de crédits à condition qu’ils s’engagent à respecter le programme qu’il définit pour chacun d’eux.

  • 76 Selon les vues du directeur de l’AGPB, « il y aura un très gros effort à faire pour amener les agr (...)
  • 77 Lors de sa mission aux États-Unis en juillet 1952, le président de la Caisse nationale de crédit a (...)
  • 78 René Dumont, « Une idée féconde », art. cité, p. 42.

45La conversion des agriculteurs à la logique de l’investissement financier est un des objectifs majeurs du programme76. La conditionnalité des aides doit assurer la participation effective des agriculteurs aux opérations de vulgarisation, et par là même, permettre de mesurer leur adhésion au projet modernisateur. Outre les États-Unis, le Royaume-Uni sert ici de point de référence77. Le gouvernement britannique a en effet établi dès 1943 un programme de mise en valeur de ses marginal lands, par le biais de projets d’amélioration agricole qui, s’ils obtiennent l’agrément des services techniques, sont financés par l’État à raison de la moitié de leur montant total. Dans ce système, « l’aide spéciale est réservée à qui modernise, au lieu d’être répartie même à qui s’endort, comme dans le cas du prix différentiel »78. Le village-témoin peut être considéré comme pilote non seulement parce qu’il applique des méthodes culturales que le technicien préconise, destinées à être imitées par les communes et les régions voisines, mais aussi parce qu’il constitue un dispositif inédit pour accroître la productivité agricole des régions qui ne sont pas encore engagées dans la voie du progrès technique. Il garantit une aide matérielle effective, avec la présence permanente d’un technicien aux côtés des agriculteurs, tout en subordonnant le paiement des aides à l’exécution des améliorations conseillées par l’agent technique, sous le contrôle de la direction des services agricoles et de la chambre d’agriculture. L’objectif est d’instituer le « climat de productivité » dont les missions de productivité ne cessent de louer les vertus à leur retour des États-Unis ou d’Europe du Nord.

  • 79 Denis Pesche, « Fondement et mécanismes », art. cité, p. 74.
  • 80 Dans ses Mémoires Jean Pinchon évoque les liens d’amitié que nouent les ingénieurs et dirigeants d (...)

46L’AGPB persuade rapidement la FNSEA de la nécessité d’étendre les villages-témoins à des zones plus nombreuses et plus étendues. Pierre Hallé, le secrétaire général de l’AGPB, est alors également directeur du Comité de coordination des associations spécialisées (CCAS) au sein de la FNSEA, disposant ainsi d’une position stratégique car ce comité est le véritable lieu de débat et d’élaboration de la politique économique de l’ensemble du syndicat79. Pour combattre les réticences des notables traditionnels, l’AGPB s’appuie sur une nouvelle génération de syndicalistes formés à la JAC, représentants des régions de petites et moyennes exploitations souvent tournées vers la production de lait80. Sous son égide, le Comité établit un programme prévoyant la création de cent quarante villages-témoins, qui nécessiterait un soutien conséquent de l’État en subventions et en prêts. La création des villages-témoins apparaît surtout comme une manifestation de l’affirmation du nouveau rôle que l’AGPB entend jouer en matière de politique agricole. Mais ses ressources sont limitées, et surtout, elle doit composer avec la FNSEA et les chambres d’agriculture d’un côté, et l’administration de l’autre. Ces trois grands acteurs institutionnels n’entendent ni abandonner le contrôle de la vulgarisation aux grands exploitants, ni laisser le mouvement des CETA se développer sans surveillance. Ils reprennent et adaptent la formule des villages-témoins sous la forme de zones-témoins.

3.2. Les zones-témoins, une expérience séminale

  • 81 Mélanie Atrux-Tallau, Histoire sociale d’un corps intermédiaire, ouvr. cité, p. 413‑468.
  • 82 Paul Houée, Les étapes du développement rural, t. 2, ouvr. cité, p. 78.
  • 83 Mélanie Atrux-Tallau, Histoire sociale d’un corps intermédiaire, ouvr. cité, p. 431-432.
  • 84 Ibid., p. 420.
  • 85 Ibid., p. 443-457.

47Le programme d’aide technique et financière de productivité, dit des « zones-témoins », est initié en 1952. Il étend les principes des villages-témoins : les zones concernées sont plus étendues (à l’échelle d’un canton), les adhérents plus nombreux, et les investissements de l’État augmentent fortement81. Un nouvel acteur s’affirme à cette occasion : les chambres d’agriculture, mises en sommeil à la Libération en raison de l’implication de leurs dirigeants dans la Corporation paysanne. L’accord national agricole du 8 février 1951, passé entre la FNSEA, la CGA et l’APPCA, confie la défense de la profession au syndicalisme et charge les chambres de représenter l’ensemble des activités professionnelles auprès des pouvoirs publics82. Dès mai 1951, l’APPCA rend public son intérêt pour le progrès technique en commanditant une enquête sur le sujet aux différentes chambres d’agriculture : la vulgarisation ne doit plus demeurer l’apanage des seuls services agricoles départementaux83. L’APPCA imagine un service technique pour suivre la mise en place des zones-témoins, et opérer ainsi une véritable « traduction » des directives administratives à destination des organisations agricoles départementales et des groupements locaux84. Ce faisant, elle s’approprie implicitement la notion de service public qui prévaut dans le travail des fonctionnaires du ministère de l’Agriculture. Davantage que les villages-témoins qui restreignaient leur intervention aux producteurs de céréales ou que les CETA qui s’appuient uniquement sur la fraction la plus dynamique des agriculteurs, les zones-témoins forment un dispositif qui doit concerner l’ensemble des exploitations familiales. Mais la question du rôle et du statut de l’agent technique de zone-témoin cristallise les oppositions entre les différents promoteurs de la modernisation agricole. Sous quelle autorité doit-il être placé ? Quelle latitude lui laisser ? Après avoir laissé un certain flou, autorisant des situations locales contrastées, le ministère de l’Agriculture tente, au printemps 1953, d’affirmer son autorité face aux organisations professionnelles agricoles en essayant d’imposer les DSA comme unique employeur des agents techniques. Le projet, finalement avorté, donne lieu à une véritable crise institutionnelle, obligeant l’APPCA à prendre une position tranchée contre la mise sous tutelle des agents techniques par l’État, et donc en faveur de leur embauche par les seules chambres d’agriculture85.

48À partir de juin 1952, une série d’instructions ministérielles fixe les objectifs et les modalités d’application de l’aide technique et financière de productivité. Le programme est ainsi défini :

  • 86 Archives départementales de la Savoie (AD 73), M3947, Ministère de l’Agriculture, Circulaire no 97 (...)

[…] diffuser les pratiques culturales les plus modernes, non plus par les seuls moyens habituels de vulgarisation et d’enseignement, mais à l’aide d’exemples concrets étendus à des unités territoriales, où des efforts cohérents et généralisés tendront à accroître à la fois la production et la productivité.86

  • 87 Ibid.
  • 88 Mélanie Atrux-Tallau, Histoire sociale d’un corps intermédiaire, ouvr. cité, p. 419.

49Il s’agit d’utiliser les aides, subventions et bonifications de prêts, sur des zones « où leur concentration permettra de franchir en une seule étape toutes les phases d’une évolution devant conduire la production au niveau aussi élevé que le permettent le sol et le climat »87. Sur le plan national, une commission regroupant des représentants de l’État, ainsi que des principales organisations professionnelles agricoles, est chargée de piloter la mise en œuvre du programme. Une grande latitude est laissée aux règlements départementaux entre la DSA, la chambre d’agriculture et la FDSEA, ce qui explique la diversité des configurations locales88.

  • 89 Ses huit vaches laitières le placent parmi les exploitations les plus importantes de Bellecombe-en (...)
  • 90 Archives de la chambre d’agriculture de la Savoie (ACA 73), Zone-témoin, Contrat d’embauche de Gil (...)

50La zone-témoin repose sur la constitution d’un groupement de productivité agricole (GPA), rassemblant les agriculteurs volontaires pour adhérer. Bien que la présence d’une équipe dynamique locale ait été un critère explicite pour choisir l’emplacement des zones, le recrutement des adhérents s’avère peu évident. À Bellecombe-en-Bauges (Savoie), le président du GPA est un responsable syndical local, féru de progrès technique, faisant partie des plus grands exploitants de la commune89. Quelques exploitants le suivent pour constituer le bureau, mais les archives du GPA montrent qu’il fut relativement esseulé pour assurer le fonctionnement du groupement. Pour autant, sur les quatre-vingt-quinze exploitations recensées dans le village, cinquante et une adhèrent au programme lors de la première année. Le président associe un jeune ingénieur-conseil à la mise en œuvre de la zone-témoin. Ce dernier réalise un premier recensement des exploitations agricoles afin de distinguer celles qui peuvent être modernisées de celles pour lesquelles les investissements seront trop lourds à porter. Il est embauché à temps partiel par la chambre d’agriculture pour suivre la zone-témoin en septembre 195290.

51Le premier travail du technicien consiste à nouer un contact avec les adhérents du GPA en procédant à des visites individuelles des exploitations, à l’issue desquelles il procède à une analyse technique et économique détaillée. Un aide-mémoire à l’adresse des GPA rappelle l’intérêt d’une telle procédure :

  • 91 ACA 73, Fédération nationale des groupements de productivité agricole (FNGPA), Aide-mémoire des GP (...)

Au cours de ces visites, [le technicien] devra obtenir l’accord de l’exploitant sur un programme répondant aux besoins précis de l’exploitation considérée. […] Il est très important que l’action des techniciens s’exerce suivant des méthodes comparables, et que d’autre part, les programmes individuels d’action se traduisent par des résultats prévisionnels chiffrés, également comparables entre eux.91

52Respectant cette consigne, les agents techniques des zones-témoins situées en Savoie et en Isère mettent en place un système de fiches individuelles d’exploitation afin de suivre les adhérents, et d’établir un plan de production pour les quatre années suivantes. La répartition des subventions et des prêts aidés se fait en fonction des investissements envisagés par l’agriculteur et approuvés par l’agent technique. Mais ce suivi individuel des adhérents s’avère très délicat à réaliser, la première tâche de l’agent technique étant de parvenir à gagner la confiance des agriculteurs. La simple mise en place des champs d’essai, méthode très classique de vulgarisation agricole, réclame de l’agriculteur qu’il abandonne au technicien la maîtrise d’une partie de ses terres, même minime, ce qui se révèle un obstacle considérable. Le président du GPA joue alors souvent le rôle du pionnier en collaborant directement avec l’agent technique.

  • 92 AD 73, M3947, Direction de la production agricole du ministère de l’Agriculture, Instruction no 1 (...)

53Les premières instructions administratives sur les zones-témoins restaient imprécises quant au statut de l’agent technique, envisageant d’abord que ce dernier soit rémunéré par la chambre d’agriculture92. Mais dès 1953, l’État souhaite reprendre la main en rattachant les agents techniques aux DSA, ce qui provoque une levée de boucliers des organisations professionnelles agricoles, et de l’APPCA en particulier. Une solution de compromis est trouvée : les chambres restent les employeurs, mais les techniciens doivent être agréés par une commission présidée par le ministre ou son représentant, comprenant quatre agriculteurs praticiens désignés par l’APPCA et quatre fonctionnaires du ministère. Âgés de vingt-trois à quarante ans, les candidats subiront un examen portant sur leur culture générale et leurs connaissances pratiques agricoles. Leur niveau de formation devra correspondre au minimum à celui des examens de sortie des écoles régionales d’agriculture, situé à mi-chemin entre le certificat d’études et le baccalauréat pour les enseignements généraux. L’agent technique est mis à l’essai les six premiers mois après un court stage de formation, son contrat est ensuite renouvelé annuellement. Cette régularisation intervient en septembre 1953, après un an de fonctionnement des zones-témoins. Jusque-là, les agents techniques ont dû travailler dans des conditions extrêmement précaires. Ils ont été payés après plusieurs mois de retard, souvent sans locaux réservés, avec un encadrement minimal. La combinaison de cette désorganisation administrative et d’un fort investissement personnel dans leur nouveau métier permet aux techniciens de se positionner aux côtés des agriculteurs, les uns et les autres étant unis par une même complicité basée sur le rejet des pesanteurs de l’État. Les techniciens obtiennent de ce fait le soutien de leur GPA au moment où ils doivent eux-mêmes passer sous les fourches caudines de l’administration pour obtenir leur agrément.

  • 93 Michel Gervais, Marcel Jollivet, Yves Tavernier, Histoire de la France rurale, t. 4 : La fin de la (...)

54Paradoxalement, les atermoiements nationaux renforcent les liens locaux entre le technicien et les membres les plus dynamiques du GPA. Faisant face aux mêmes difficultés, pris entre d’un côté les procédures administratives vécues comme des complications bureaucratiques, et de l’autre côté les réticences de la majorité des agriculteurs à s’engager dans le processus, l’agent technique de zone-témoin et le président de GPA, entouré d’une équipe d’agriculteurs volontaires, construisent ensemble une nouvelle méthode de vulgarisation du progrès technique dont ils sont les premiers bénéficiaires. Le technicien tisse dans ce cadre les indispensables rapports de confiance qu’il espère étendre avec le temps à un plus grand nombre de cultivateurs. Les responsables du GPA trouvent là l’occasion d’accroître leurs compétences techniques, et maximisent leurs chances de survie économique. Les grandes manifestations des agriculteurs de l’été 1953, marquées par la formation du Comité de Guéret, qui débouchent sur une organisation partielle des marchés agricoles ont en effet démontré que la concurrence économique était en passe de devenir le problème majeur, la fin de la pénurie alimentaire de l’après-guerre annonçant une crise de surproduction93. La perspective de la sélection économique des exploitations les plus performantes devient partie intégrante du travail de conseil.

*

55Pour résumer, en l’espace de quelques années, de la Libération au début des années 1950, les réflexions croisées sur la vulgarisation du progrès technique ont imposé le recours à des agents techniques bien implantés sur le terrain comme un préalable indispensable au succès des politiques de modernisation. L’analyse de la manière dont ces politiques sont élaborées montre que les initiatives locales et nationales menées par des organisations professionnelles agricoles structurent fortement l’action publique dans ce secteur. Ces acteurs interviennent à différentes échelles : le CETA de « grandes cultures » est une expérimentation localisée ; le village-témoin est une initiative des grands producteurs de l’AGPB ; le CETA de « petites cultures » est lié à la JAC et à l’affirmation de la fraction la plus entreprenante des petits et moyens exploitants des régions d’élevage ; la zone-témoin apparaît ensuite comme un compromis entre l’administration, la FNSEA et les chambres d’agriculture, dans un contexte de lutte pour le contrôle de la politique de vulgarisation du progrès technique en agriculture. Les industriels jouent également un rôle non négligeable en participant aux différentes opérations sans toutefois créer leur propre dispositif. Les agronomes tels que René Dumont apparaissent eux comme des pourvoyeurs de méthodes. La volonté d’imposer une intensification sans précédent des modes de production doit composer avec l’idéal de la promotion collective du monde paysan défendu par la JAC. L’association de ces deux impératifs est au cœur du projet modernisateur. Le contrôle de la vulgarisation du progrès technique par les organisations professionnelles agricoles devient alors une revendication politique pour affirmer l’unité du monde agricole contre les prétentions des services techniques de l’État.

56Suivant cette conception, les agents chargés du conseil agricole doivent d’abord être au service des agriculteurs avant d’être au service des politiques agricoles. Déployés sur l’ensemble du territoire, notamment dans les régions les moins productives, leur action doit s’appuyer sur de petits groupes d’agriculteurs, pour expérimenter de nouvelles méthodes de rationalisation et d’intensification des modes d’exploitation. Les missions de productivité vers les États-Unis permettent à de nombreux chercheurs, ingénieurs des services agricoles et responsables des organisations professionnelles agricoles de découvrir un système de vulgarisation dans lequel le county agent joue un rôle central. Ce dernier ne doit pas user seulement de sa compétence technique ou de son autorité administrative mais aussi de la relation de confiance qu’il instaure avec les agriculteurs de son secteur. Des financements publics sont débloqués pour soutenir l’investissement des exploitants, à condition qu’ils se conforment aux prescriptions du county agent. En France, différents dispositifs sont expérimentés pour faire la preuve de l’efficacité de ces innovations destinées à instaurer « un climat de productivité » dans le monde agricole.

57L’émergence de la figure du conseiller agricole est marquée par un double impératif. D’un côté, les conseillers sont les « chevilles ouvrières » des politiques de modernisation agricole, intermédiaires de politique publique dévoués à l’augmentation sans précédent de la productivité du travail agricole. De l’autre, ils sont dévoués à la promotion sociale des exploitations familiales, ce qui leur impose de suivre les volontés des groupes d’agriculteurs qu’ils accompagnent. À partir du milieu des années 1950, le métier de conseiller se construit sur cette ligne de crête. La pluralité des dénominations – agent technique, ingénieur, technicien, conseiller – reflète la pluralité des statuts de ces intermédiaires. Ils se constituent néanmoins un répertoire d’actions au fil de leurs expériences : démonstrations techniques, organisation de réunions, enquête individuelle auprès des adhérents nécessitant de visiter chaque exploitation, de pénétrer dans les cours de ferme et les cuisines, négociations avec les institutions d’encadrement telles que le Crédit agricole, voyages d’études, suivi longitudinal des références techniques agricoles. Surtout, ils délimitent progressivement leur propre domaine d’intervention, en se démarquant d’un côté de l’enseignement agricole, par leur refus d’instaurer un rapport professoral, et de l’autre côté des agents technico-commerciaux, en prenant soin d’éviter toute forme de démarchage.

Notes

1 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins après trois ans d’expérience », Économie rurale, no 15, 1953, p. 10. Henri Menesson est directeur de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB).

2 Tony Judt, Après-guerre : une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, Hachette, 2009, p. 85.

3 Paul Veyret, « Rapport sur la modernisation de la vie montagnarde en Suisse », Revue de géographie alpine, vol. 37, no 3, 1949, p. 379-420.

4 Michel-Pierre Chélini, « La crise du ravitaillement en Europe, 1944-1949 », Les reconstructions en Europe (1945-1949), Dominique Barjot, Rémi Baudouï, Danièle Voldman éd., Bruxelles, Complexe, 1997, p. 157-173.

5 Ibid., p. 169-170.

6 Geneviève Gavignaud-Fontaine, Propriété et société rurale en Europe : les doctrines à l’épreuve de l’histoire sociale française (années 1780-1920), Nantes, Éditions du Temps, 2005, p. 199-201.

7 Pierre Coulomb, Henri Nallet, « Les organisations syndicales à l’épreuve de l’unité », L’univers politique des paysans dans la France contemporaine, ouvr. cité, p. 379-413.

8 Pierre Cornu, Jean-Luc Mayaud éd., Au nom de la terre : agrarisme et agrariens, en France et en Europe, du xixe siècle à nos jours, Paris, La Boutique de l’histoire, 2007.

9 Denis Pesche, Le syndicalisme agricole spécialisé en France. Entre la spécificité des intérêts et le besoin des alliances, Paris, L’Harmattan, 2004. Pour une mise en perspective historique des rapports entre les grands exploitants céréaliers et l’État, voir Alain Chatriot, La politique du blé. Crises et régulations d’un marché dans la France de l’entre-deux-guerres, Paris, CHEFF, 2016.

10 Claude Servolin, L’agriculture moderne, ouvr. cité, p. 94.

11 René Dumont, Le problème agricole français. Esquisse d’un plan d’orientation et d’équipement, Paris, Les Éditions nouvelles, 1946, p. 373. Cité par Wilfried Séjeau, « René Dumont agronome », Ruralia, no 15, 2004. En ligne : [URL : http://ruralia.revues.org/document1027.html] (consulté le 7 juin 2017).

12 Sylvain Brunier, « “Il ne s’agit pas de reconstruire mais d’édifier”. Servitudes et grandeurs de la politique de reconstitution agricole dans le massif du Vercors après 1945 », Histoire et mesure, vol. 28, no 1, 2013, p. 217-250.

13 Archives nationales (AN), F/10/7102, Rapport de l’inspecteur du génie rural Roger Houdet devant la commission parlementaire des dommages de guerre, 4 juillet 1945.

14 AN, F/10/7102, Commission d’étude de la législation des dommages de guerre, 30 août 1946.

15 Michel Dumant, « Les conseillers agricoles à l’étranger », Revue du ministère de l’Agriculture, no 5, avril 1947, p. 69.

16 Archives départementales de l’Isère (AD 38), 16R8, Instruction no 4 du MRU suite à l’ordonnance no 45-2063 du 8 septembre 1945, 27 octobre 1945.

17 Archives départementales de la Drôme (AD 26), 542W 69, Dossiers de transferts d’indemnités, 1945-1960.

18 Pierre Coutin et al., « Note sur les travaux de la commission de modernisation de la vie rurale en montagne », Bulletin de la Société française d’économie rurale, vol. 2, no 1, 1950, p. 11.

19 Sergio Marchisio, Antonietta Di Blase, L’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, FAO, Genève, Georg, 1986.

20 Le CETA du Mantais (CETAM), présidé par Bernard Poullain, ancien élève ingénieur de l’École de Grignon et exploitant agricole à La Queue-les-Yvelines, publie un bulletin technique sommairement édité mais relatant les expérimentations agronomiques avec une grande précision. Une partie de la collection est conservée à la Bibliothèque nationale de France. Voir le récit de vie de Bernard Poullain recueilli par Armand Braun, en ligne : [http://www.prospective.fr/le-parcours-de-vie-dun-entrepreneur-et-praticien-de-la-prospective] (consulté le 7 juin 2017).

21 Institut d’organisation scientifique du travail en agriculture, L’organisation scientifique du travail en agriculture, Paris, IOSTA - ministère de l’Agriculture, 1945.

22 Ibid., p. 51.

23 Alain Chatriot, « Fayol, les fayoliens et l’impossible réforme de l’administration durant l’entre-deux-guerres », Entreprises et histoire, no 34, 2003, p. 84-97 ; Odile Henry, « Un entrepreneur de réforme de l’État : Henri Fayol (1841-1925) », Actes de la recherche en sciences sociales, no 193, 2012, p. 38-55 ; Odile Henry, « De la sociologie comme technologie sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, no 153, 2004, p. 48-64.

24 Jean Piel-Desruisseaux, L’organisation scientifique du travail en agriculture, Paris, La Maison rustique, 1948. Ayant initialement le statut d’entreprise privée, l’IOSTA est ensuite intégré à l’INRA à la fin des années 1950. Jean Piel-Desruisseaux, directeur de l’IOSTA, devient ainsi chargé de recherches attaché à l’INRA. Voir Jean Piel-Desruisseaux, « État actuel et perspectives des études d’organisation du travail agricole en France », Économie rurale, no 35, 1958, p. 19-22.

25 CETAM, Compte-rendu d’activité de l’année 1948 avec rappel des travaux du CETAM de 1944 à 1947, 1948, p. 3. La pratique du chronométrage montre pourtant d’importantes limites lorsqu’il s’agit de de mesurer des temps de travaux hétérogènes et fragmentés ; voir Christian Nicourt, « Contribution à l’étude du temps de travail. Cohérence et durée dans le travail des agricultrices », Économie rurale, no 210, 1992, p. 44-50.

26 Bernard Poullain, Jean Piel-Desruisseaux, François Sauze, Jean-François Breton, Étude des temps et chronométrage en agriculture, Paris, IOSTA, 1956, p. 48. Dans le même ordre d’idées, la sécurité du personnel devient un enjeu, car les accidents menacent la bonne marche de l’exploitation.

27 Jean Piel-Desruisseaux, L’organisation scientifique du travail en agriculture, ouvr. cité, p. 75-87.

28 Jean Piel-Desruisseaux, La documentation du technicien agricole, Paris, IOSTA, 1949.

29 Jean Piel-Desruisseaux est par exemple l’auteur d’une notice sur la « gestion rationnelle des entreprises » dans le Nouveau Larousse agricole de 1952, lequel consacre « l’introduction du modèle de l’entreprise capitaliste industrielle en agriculture ». Voir Franck Sanselme, « Le Nouveau Larousse Agricole et “La gestion rationnelle des entreprises” : une tentative d’acculturation capitaliste en agriculture », Techniques & Culture, no 42, 2004, p. 77-95.

30 Paul Houée, Les étapes du développement rural, t. 2, ouvr. cité.

31 Danièle Barrès et al., La JAC et la modernisation de l’agriculture, ouvr. cité.

32 Les chiffres sont repris de l’ouvrage de Paul Houée, Les étapes du développement rural, t. 2, ouvr. cité, p. 50.

33 Éditorial « Zone-témoin et CETA », Bulletin de la FNCETA, no 5, mai-juin 1953, p. 1.

34 Ibid. Dans le même temps, la FNCETA se structure en se dotant de services spécialisés : bâtiments et machinisme (1953), comptabilité et gestion, agronomie, élevage, nouvelles des marchés, viticulture, arboriculture et maraîchage, féminin (1959), bulletin des CETA. Voir Archives privées Charles Jaunet, 1950.

35 Marie-Josèphe Durupt, Les mouvements d’Action catholique, facteur d’évolution du monde rural, thèse de sciences politiques, Paris, 1963 ; Vincent Flauraud, La JAC dans le Massif central méridional (Aveyron, Cantal) : des années 1930 aux années 1960, thèse d’histoire, Université de Provence, 2003 ; Jean-Pierre Houssel, « Pour une étude de l’héritage actuel de la Jeunesse agricole catholique (JAC) dans la modernisation des campagnes de la région Rhône-Alpes », Revue de géographie de Lyon, vol. 61, no 4, 1986, p. 461-475.

36 Archives privées Charles Jaunet, 1944-1950.

37 Éditorial « Le caractère pratique d’une réunion de CETA », Bulletin de la FNCETA, no 6, juillet-août 1953, p. 1.

38 FNCETA, Les centres d’études techniques agricoles, supplément au Bulletin des CETA, Paris, janvier 1956.

39 René Dumont, Les leçons de l’agriculture américaine, Paris, Flammarion, 1949.

40 Collectif, Quarante jeunes agriculteurs reviennent des USA…, Paris, Imprimerie Malakoff, 1947.

41 Pierre Badin, Aux sources de la productivité américaine. Premier bilan des missions françaises, Paris, 1953, p. 13.

42 Agence française pour l’accroissement de la productivité, Missions de productivité aux États-Unis. Annuaire des participants. 1949-1953, Paris, Société auxiliaire pour la diffusion des éditions de productivité, 1954.

43 Rapport de la mission pilote agricole sur son voyage aux États-Unis, no 55 du Bulletin technique d’information des ingénieurs agricoles, décembre 1950, p. 727.

44 La chambre d’agriculture de la Somme joue dans les années suivantes un rôle pionnier dans l’embauche des premiers conseillers agricoles. Jean Polak, Vie, politique de développement agricole et défense des intérêts ruraux : l’exemple de la chambre d’agriculture de la Somme, thèse d’histoire, Université de Nanterre, 1992.

45 Régis Boulat, Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France (années trente - années cinquante), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008.

46 Dominique Barjot, Christophe Reveillard, L’américanisation de l’Europe occidentale au xxe siècle. Mythe et réalité, Paris, PUPS, 2002 ; Dominique Barjot éd., Catching up with America : Productivity Missions and the Diffusion of American Economic and Technological Influence after the Second World War, Paris, PUPS, 2002. Ces travaux nuancent les études menées dans les années 1980, davantage tournées vers la critique des processus de domination symbolique. Voir Luc Boltanski, « America, America… », Actes de la recherche en sciences sociales, no 38, mai 1981, p. 19-41 ; Richard F. Kuisel, « L’American way of life et les missions françaises de productivité », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 17, 1988, p. 21‑38. Pour une mise en perspective originale, voir Jean-Paul Bourdon, « L’américanisation de nos campagnes. Affiches agricoles et histoire rurale (1870-1950) », Histoire et sociétés rurales, no 28, 2007, p. 123-166.

47 René Dumont, Les leçons de l’agriculture américaine, ouvr. cité, p. 330.

48 Ibid., p. 110.

49 Quelques années plus tard, il est rejoint sur ce point par André Cramois, directeur de la Caisse nationale de crédit agricole, qui vante dans son rapport de mission les mérites du crédit supervisé, c’est-à-dire d’une forme de crédit qui s’accompagne d’une assistance technique fournie à l’emprunteur pour la conduite rationnelle de son exploitation pendant la durée de son prêt. André Cramois, Le crédit à l’agriculture aux États-Unis, Paris, ministère de l’Agriculture - Association française pour l’accroissement de la productivité, 1954.

50 P. Coquery, « Les services de la vulgarisation aux États-Unis », Rapport de la mission pilote agricole, ouvr. cité, p. 843-855.

51 André Voisin, Journal de voyage aux USA, ouvr. cité, p. 12.

52 Henri Laforêt, Les études d’économie rurale et la mise en valeur régionale aux États-Unis. Rapport de la mission française de productivité « Farm Management », Paris, ministère de l’Agriculture - Association française pour l’accroissement de la productivité, 1951.

53 M. Lasnier-Lachaise, « L’enseignement féminin rural aux USA », Rapport de la mission pilote agricole, ouvr. cité, p. 801-815.

54 Voir le rapport faisant suite à la mission de productivité « Jeunes agriculteurs » de 1951 : Claude Baillet, Aux USA, la jeunesse rurale et ses problèmes, Paris, Société auxiliaire pour la diffusion des éditions de productivité, 1953, p. 47-60.

55 Archives de la cinémathèque du ministère de l’Agriculture, Francis Thompson, Le conseiller agricole, 1950, noir et blanc, parlant, 16 minutes. Les images sont soulignées par une bande-son reprenant des airs populaires américains, et commentées en voix off, par-dessus les dialogues des personnages, le commentaire pouvant être décliné dans différentes langues européennes.

56 Pour une fine description d’un des dessins de la série, représentant un agent de comté agenouillé près d’un veau afin de l’examiner sous le regard de l’ensemble de la famille, et une analyse de la position de médiateur du conseiller agricole, une des rares personnes à pouvoir pénétrer dans la familiarité et l’univers domestique de certaines fermes, voir Jacques Rémy, « Entre familles, marchés et politiques publiques : le conseiller agricole », Revue de l’INRA, no 127, 2006, p. 38-40.

57 David B. Danbom, Born in the Country. A History of Rural America, Baltimore-Londres, The John Hopkins University Press, 1995, p. 206-232.

58 En témoigne par exemple la parution régulière, à partir de 1954 et jusqu’au milieu des années 1960, de la revue du service d’information technique sur les questions d’alimentation et d’agriculture (FATIS), affiliée à l’Agence européenne de productivité, financée par l’Organisation européenne de coopération économique (OECE).

59 Le directeur de l’École nationale d’agriculture de Grignon parle même de « sensation » pour définir la productivité : « Il faut tout de même admettre que le terme de “productivité” très à la mode, devenu j’oserais dire un “quasi-slogan”, contient à la fois un concept et plus encore une sensation, et si le premier peut s’énoncer assez clairement, il en va différemment de la seconde qui cependant est indispensable pour créer l’atmosphère, l’ambiance, le climat, comme vous voudrez. » Jacques Ratineau, L’augmentation de la productivité agricole. Conférence faite à la Société des agriculteurs de France le 28 novembre 1951, Paris, APEP, 1952, p. 1.

60 Luc Boltanski, « America, America… », art. cité.

61 Jean Olléon, Ouverture de la conférence « La solidarité des industries dans les progrès de l’agriculture » prononcée par Robert Préaud le 27 octobre 1951 devant l’Association pour l’encouragement à la productivité agricole, Paris, APEP, 1952.

62 Ibid.

63 Denis Pesche, « Fondement et mécanismes de l’influence des céréaliers au sein du syndicalisme agricole en France », Économie rurale, no 312, juillet-août 2009, p. 70.

64 Technicisme et agrarisme font par exemple bon ménage dès les années 1930 dans le monde de la recherche. Voir Gilles Denis, « De l’institut des recherches agronomiques au premier Institut national de la recherche agronomique », Sciences, chercheurs et agriculture, ouvr. cité, p. 85-112.

65 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins après trois ans d’expérience », Économie rurale, no 15, 1953, p. 4.

66 Pierre Hallé, « L’action technique des associations spécialisées », Chambres d’agriculture, no 9, octobre-décembre 1951, p. 10. Pierre Hallé, ingénieur « Agro », secrétaire puis « conseiller » de l’AGPB, directeur de cabinet de Pierre Caziot sous Vichy et inquiété à ce titre à la Libération, a été le véritable architecte du projet des villages-témoins. Voir Jean Pinchon, Mémoires d’un paysan (1925-2009), Paris, L’Harmattan, 2011, p. 38.

67 M. Couillens, « Le village-pilote de Baumarchès », Bulletin technique d’information des ingénieurs des services agricoles, no 63, octobre 1951, p. 529.

68 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins », art. cité, p. 4. « Ne serait-ce pas la négation du progrès et ne vaut-il pas mieux rechercher l’assistance à ces régions sous une autre forme ? » s’interroge l’auteur de l’article, directeur de l’AGPB.

69 Denis Pesche, Le syndicalisme agricole spécialisé, ouvr. cité, p. 145.

70 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins », art. cité, p. 9-10.

71 M. Couillens, « Le village-pilote de Baumarchès », art. cité, p. 529.

72 René Dumont, « Une idée féconde. Le village-pilote », Productivité française, no 5, mai 1952, p. 46.

73 Pierre Hallé, « L’action technique », art. cité, p. 11.

74 Franck Sanselme, Les maisons familiales rurales : l’ordre symbolique d’une institution scolaire, Rennes, PUR, 2000.

75 Henri Menesson, « Les premiers villages-témoins », art. cité, p. 9.

76 Selon les vues du directeur de l’AGPB, « il y aura un très gros effort à faire pour amener les agriculteurs à se servir du crédit ». Ibid., p. 9.

77 Lors de sa mission aux États-Unis en juillet 1952, le président de la Caisse nationale de crédit agricole André Cramois se montre lui aussi très intéressé par les formules de prêts conditionnels, qu’il semble découvrir alors et dont il propose de généraliser l’usage en France. Voir André Cramois, Le crédit à l’agriculture aux États-Unis, Paris, 1954.

78 René Dumont, « Une idée féconde », art. cité, p. 42.

79 Denis Pesche, « Fondement et mécanismes », art. cité, p. 74.

80 Dans ses Mémoires Jean Pinchon évoque les liens d’amitié que nouent les ingénieurs et dirigeants de l’AGPB avec de jeunes figures du syndicalisme comme le Savoyard Lucien Biset ou les Isérois Albert Genin et Fréjus Michon. Voir Jean Pinchon, Mémoires d’un paysan, ouvr. cité, p. 43-44. Pour une analyse politique de ce renouveau du syndicalisme agricole marqué par l’ascension de responsables issus des régions en pleine intensification laitière, voir Pierre Coulomb, Henri Nallet, Le syndicalisme agricole et la création du paysan modèle, Paris, CORDES-INRA, 1980.

81 Mélanie Atrux-Tallau, Histoire sociale d’un corps intermédiaire, ouvr. cité, p. 413‑468.

82 Paul Houée, Les étapes du développement rural, t. 2, ouvr. cité, p. 78.

83 Mélanie Atrux-Tallau, Histoire sociale d’un corps intermédiaire, ouvr. cité, p. 431-432.

84 Ibid., p. 420.

85 Ibid., p. 443-457.

86 Archives départementales de la Savoie (AD 73), M3947, Ministère de l’Agriculture, Circulaire no 973/CAB sur l’aide technique et financière de productivité, 30 juin 1952, 4 pages.

87 Ibid.

88 Mélanie Atrux-Tallau, Histoire sociale d’un corps intermédiaire, ouvr. cité, p. 419.

89 Ses huit vaches laitières le placent parmi les exploitations les plus importantes de Bellecombe-en-Bauges, alors qu’elles feraient de lui un petit exploitant dans la région de plaine voisine.

90 Archives de la chambre d’agriculture de la Savoie (ACA 73), Zone-témoin, Contrat d’embauche de Gilbert Delaunay, septembre 1952.

91 ACA 73, Fédération nationale des groupements de productivité agricole (FNGPA), Aide-mémoire des GPA, novembre 1953.

92 AD 73, M3947, Direction de la production agricole du ministère de l’Agriculture, Instruction no 1 relative aux modalités d’aide technique et financière de productivité, 29 juillet 1952, 11 pages.

93 Michel Gervais, Marcel Jollivet, Yves Tavernier, Histoire de la France rurale, t. 4 : La fin de la France paysanne, Paris, Seuil, 1977, p. 495.

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