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Spinoza-Malebranche

 | 
Raffaele Carbone
, 
Chantal Jaquet
, 
Pierre-François Moreau

Deuxième partie. Spinoza-Malebranche : réceptions croisées

La réception condillacienne de Malebranche et de Spinoza

Laetitia Simonetta

Texte intégral

  • 1 « L’âme étant distincte et différente du corps, celui-ci ne peut être que cause occasionnelle. D’o (...)
  • 2 « Il faut remarquer en second lieu, par rapport aux idées mêmes qu’il dépend de nous de consulter, (...)
  • 3 « Les observations que nous avons faites nous fournissent le principe qui doit nous conduire dans (...)
  • 4 « Nous ne donnons à nos actions des motifs qu’elles n’ont pas, que parce que nous voulons nous cac (...)

1La réception condillacienne de Spinoza et de Malebranche est connue pour être négative. Rappelons que Condillac introduit en France et systématise l’empirisme hérité de Locke, et ce en plusieurs temps : dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de 1746, dans le Traité des systèmes de 1749 et dans le Traité des sensations de 1754. Il présente sa métaphysique comme une science des opérations de l’esprit, chargée d’en étudier la genèse et le développement à partir d’un principe unique : la sensation. Il veut ainsi pousser plus loin le projet lockéen en réduisant ce qui était chez Locke une seconde source d’idées, à savoir la réflexion, à l’unique source qu’est la sensation. Toutes les idées des opérations de l’âme doivent en être tirées. Même si Condillac s’inscrit ainsi en opposition frontale avec Malebranche et Spinoza, on peut néanmoins relever dans sa philosophie des éléments qui manifestent une influence positive évidente de ces auteurs. Concernant Malebranche, il convient de rappeler que Condillac reprend le principe de l’occasionalisme1, ainsi que l’idée selon laquelle la connaissance ne peut être séparée d’une perspective de bonheur2. Sur ce second point, il montre en effet, dans le Traité des sensations, que la statue doit être intéressée aux différentes sensations qu’elle reçoit, non seulement parce qu’elle ne cherche à connaître que ce qui l’intéresse, mais, avant cela, parce qu’elle ne remarque que ce qui l’intéresse3. S’agissant de Spinoza, Condillac reprend avec force sa critique de la conscience4. Il n’empêche qu’à part pour l’occasionalisme qui est explicitement rattaché à Malebranche, Condillac ne déclare jamais explicitement avoir une dette vis-à-vis de ces deux philosophes. En revanche, il les mentionne explicitement lorsqu’il s’agit de les critiquer : dans le Traité des systèmes de 1749, il présente Malebranche et Spinoza comme le type même des philosophes ayant fondé leur système sur des principes abstraits, et non bien déterminés. Ils ont par suite été contraints d’utiliser des idées vides, comme le sont par excellence celles d’entendement et de volonté qui vont retenir notre attention dans cette étude. C’est cette erreur (qu’il ne relève ni chez Leibniz ni chez le père Boursier auxquels il consacre aussi un chapitre dans l’ouvrage de 1749) qu’ont en commun les deux auteurs – en plus d’avoir formé des systèmes abstraits. Ils seraient tous les deux tombés dans le mythe de la séparation de l’entendement et de la volonté. Voilà ce qui, dans la réception condillacienne, réunit Malebranche et Spinoza. Mais Condillac les a-t-il bien lus ? Eux-mêmes n’ont-ils pas au contraire présenté l’activité de l’entendement et de la volonté comme étant indissociables ? Et Condillac, de son côté, est-il si prémuni du reproche qu’il leur adresse ?

2Nous voulons ici mener l’enquête afin de comprendre qui, de Malebranche, Spinoza ou Condillac, peut être accusé d’avoir séparé l’entendement de la volonté. Cela nous permettra tout d’abord de révéler en creux, et contre l’avis de Condillac, que le point de rencontre entre les deux métaphysiciens réside plutôt dans l’intrication de l’entendement et de la volonté dans le jugement et d’examiner, en retour, le sens et la portée de la critique de l’abbé.

Condillac critique de Malebranche et de Spinoza : la distinction de l’entendement et de la volonté

3Dans le Traité des systèmes, Condillac donne une exposition négative de sa méthode, qu’il présente par opposition à l’abstraction pratiquée dans les systèmes de ses prédécesseurs. C’est à l’occasion de ce traité qu’on trouve les plus longs développements consacrés dans son œuvre à Malebranche et à Spinoza. Pami les critiques qu’il leur adresse, nous allons nous concentrer sur celle qui leur est commune : le fait d’avoir distingué l’entendement et la volonté, comme s’il s’agissait de deux facultés séparées.

4Condillac amorce le chapitre vii consacré à Malebranche par une citation de la Recherche de la vérité concernant justement la distinction de l’entendement et de la volonté :

  • 5 É. B. de Condillac, Traité des systèmes, OP, vol. 1, chap. vii, p. 145.

[…] l’esprit de l’homme, dit ce philosophe, n’étant point matériel, ou étendu, est sans doute une substance simple, et sans aucune composition de parties : mais cependant on a coutume de distinguer en lui deux facultés, savoir, l’entendement et la volonté, lesquelles il est nécessaire d’expliquer d’abord […].5

  • 6 N. Malebranche, RV, I, I, § 1, O, I, p. 23.

5Condillac rappelle que, dans son maître ouvrage, Malebranche prétend rendre ces notions « plus distinctes et même plus familières »6 en se servant d’une comparaison avec les propriétés de l’étendue. Le projet de vouloir clarifier une distinction par une comparaison et de se faire ainsi l’idée d’une chose d’après l’idée d’une autre dont la nature est toute différente apparaît comme vain à l’abbé. Il est selon lui typique de la sorte de fécondité des systèmes abstraits, laquelle est entièrement fondée sur l’aisance dans le maniement des mots. Condillac annonce alors que Malebranche échouera à rendre les idées d’entendement et de volonté plus distinctes.

6Dans le chapitre x qui est consacré à la réfutation de Spinoza, il aborde la façon dont celui-ci traite cette distinction lorsqu’il commente la démonstration de la proposition XXXII de la première partie de l’Éthique d’après laquelle :

  • 7 B. Spinoza, E, B. Pautrat éd., Paris, Éditions du Seuil, 2010 [1988], I, pr. XXXII, dem., p. 70-71 (...)

La volonté n’est qu’une certaine manière de penser précise, tout comme l’intellect ; et par suite (par la Prop. 28) chaque volition ne peut exister, ni être déterminée à opérer, à moins d’être déterminée par une cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l’infini.7

  • 8 É. B. de Condillac, Traité des systèmes, OP, chap. x, p. 191.

7D’après Condillac, si Spinoza était conséquent, il ne continuerait pas à parler de l’entendement et de la volonté pour l’homme : « S’il y a une première cause, ce n’est pas avec connaissance qu’elle agit ; mais c’est que tout suit nécessairement de sa nature »8. Condillac remarque d’ailleurs que Spinoza ne fait pas cette distinction pour Dieu. Il ne voit donc pas « l’utilité » de ces mots, leur fonction dans un tel système. Ils ne renvoient à aucune idée particulière, sont de pures abstractions dénuées de sens si tout dérive nécessairement de la nature de la première cause.

  • 9 « […] pourtant cette façon de parler des facultés en a égaré beaucoup, je le crains ; elle leur a (...)
  • 10 É. B. de Condillac, Traité des systèmes, OP, chap. x, p. 191.

8En jetant de la sorte le soupçon sur les abstractions que constituent les termes d’entendement et de volonté, Condillac s’affiche en digne héritier de Locke. Celui-ci craignait déjà que le langage n’introduise de fausses idées dans l’esprit des hommes, comme c’est le cas de l’usage de termes désignant les facultés, qui laissent penser qu’elles se rapportent à des entités distinctes – plutôt qu’à l’âme seule9. À sa suite, Condillac demande en effet quel sens il y a à se demander « si le jugement appartient à l’entendement ou à la volonté ; s’ils sont l’un et l’autre également actifs ou également libres ; si la volonté est capable de connaissance, ou si ce n’est qu’une faculté aveugle ; si enfin elle commande à l’entendement, ou si celui-ci la guide et la détermine »10. On voit donc bien que dès l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de 1746, la distinction de l’entendement et de la volonté est pour Condillac typique de l’ancienne métaphysique abstruse, ayant mal conduit l’analyse de l’esprit et de ses opérations : les mots d’entendement et de volonté sont des abstractions. En réalité, l’entendement et la volonté ne sont que l’esprit même agissant selon deux types d’opérations : la volonté embrasse toutes les opérations qui naissent du besoin (désirer, aimer, haïr, craindre, espérer) et l’entendement toutes celles qui naissent de l’attention (la mémoire, l’imagination, la réflexion, la comparaison, le jugement).

La mauvaise foi de Condillac ? Retour aux thèses de Malebranche et de Spinoza

9En défendant une telle conception, Condillac est cependant beaucoup moins éloigné de Malebranche et de Spinoza qu’il ne le laisse penser : il achève en fait un mouvement amorcé par Descartes dans la quatrième méditation qu’ils ont eux-mêmes suivi et renforcé. Dans la suite de l’Essai, Condillac reconnaît lui-même que la conception que les cartésiens se font de l’entendement et de la volonté est loin d’être cohérente :

  • 11 Id., Essai, ouvr. cité, I, V, § 10, p. 172.

Ceux mêmes, tels que les Cartésiens, qui ont remarqué expressément que ce ne sont point là des êtres distingués de l’âme, ont agité toutes les questions que je viens de rapporter. Ils ont donc réalisé ces notions abstraites contre leur intention, et sans s’en apercevoir […].11

  • 12 N. Malebranche, RV, I, I, § 1, O, I, p. 23.

10D’ailleurs, selon Condillac dans le Traité des systèmes, la comparaison qu’utilise Malebranche avec les propriétés de la matière, en plus d’être inefficace, témoigne bien de la confusion qui règne sur ce sujet dans l’esprit de l’oratorien : l’abbé ironise sur l’expression employée par Malebranche à propos de cette comparaison, lequel reconnaissait qu’elle servirait seulement à faire « comme sentir »12 la différence entre l’entendement et la volonté plutôt qu’elle n’en donnerait des idées exactes.

11Ainsi, tout en dénonçant la distinction que fait Malebranche entre l’entendement et la volonté, Condillac semble bien conscient que la conception que s’en faisait Malebranche était loin d’être aussi tranchée qu’il ne le présente dans le Traité des systèmes. Nous aimerions en effet rappeler la première règle de la méthode donnée dans la Recherche de la vérité, qui manifeste au contraire le rapport indissociable que ces deux facultés entretiennent, dans l’esprit de Malebranche, dans le développement des connaissances :

  • 13 Ibid., I, II, § 4, p. 34-35.

Voici la première [règle], qui regarde les sciences. On ne doit jamais donner de consentement entier, qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies, qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison ; c’est-à-dire, sans que l’on connaisse clairement qu’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne voulait pas consentir, ou si l’on voulait étendre son pouvoir sur des choses, sur lesquelles elle n’en a plus.13

  • 14 Ibid., note 3, p. 1358.

12Malebranche dote la recherche scientifique d’un caractère axiologique : l’erreur relève d’un mauvais usage de la liberté, qui n’est pas seulement pernicieux à l’égard du progrès des connaissances, mais aussi par rapport au perfectionnement moral de l’homme – il révèle en effet le manque d’attention que l’homme donne au maître intérieur ou à Dieu en lui. Comme le signale Geneviève Rodis-Lewis dans ses notes, Malebranche, par rapport à la première règle de la méthode chez Descartes, « remplace la mise en doute par le refus du consentement », et y ajoute les « reproches secrets de la raison »14 lorsqu’on acquiesce à une proposition non évidente. L’assentiment est donc légitimé ou condamné par un sentiment, et l’erreur est une faute. La liberté de la volonté n’est pas seulement requise pour juger (comme chez Descartes) : elle est un critère de jugement. Savoir si l’on fera un bon usage de sa liberté contribue à décider si l’on doit donner son assentiment.

  • 15 B. Spinoza, E, ouvr. cité, II, pr.  XLIX, p. 185.
  • 16 Ibid., scol., p. 187.
  • 17 Ibid., cor.

13L’intrication entre l’entendement et la volonté dans le consentement de l’esprit est encore plus clairement exprimé par Spinoza, toute idée contenant selon lui son affirmation ou sa négation : « Dans l’Esprit il n’y a aucune volition, autrement dit aucune affirmation et négation, à part celle qu’enveloppe l’idée, en tant qu’elle est idée »15. Une idée vraie enveloppe la certitude16 : la vérité de l’idée entraîne nécessairement le consentement de l’esprit. Dès lors, il faut considérer que « la volonté et l’intellect sont une seule et même chose »17.

  • 18 Voir É. B. de Condillac, Essai, ouvr. cité, II, II, iii, § 29, p. 315.

14On peut ainsi être surpris de la critique de Condillac. A-t-il mal lu Spinoza et Malebranche ? Que leur reproche-t-il au fond ? À y regarder de plus près, sa critique porte en fait sur une distinction qui est simplement nominale : il leur reproche d’utiliser « les mots » d’entendement et de volonté. Par suite, cette critique apparaît plutôt comme un reproche adressé envers ceux qui ont compris que l’entendement et la volonté n’étaient pas distincts réellement mais qui, malheureusement, n’en ont pas tiré les conséquences. Malebranche et Spinoza ne se seraient pas rendu compte du danger que comporte la permanence d’une simple distinction nominale. Or, cela est loin d’être anodin pour Condillac car il pense que l’erreur vient toujours d’un mauvais usage des signes que sont les mots18. Le problème est souvent que ceux-ci ne sont pas formés à partir d’idées simples bien déterminées, et qu’ils nous conduisent ainsi à retrancher quelque chose qui appartient à l’idée ou au contraire à lui ajouter quelque chose qui ne lui appartient pas.

  • 19 Id., Traité des animaux, OP, chap. i, p. 377.

15Le problème devient de savoir pour quelle raison ils tombent dans ces abstractions, ce qui, finalement, a manqué à Malebranche et à Spinoza selon Condillac. Que révèle le fait de garder deux mots pour séparer les différentes opérations de l’âme ? Le Traité des animaux de 1755 est éclairant sur ce point. Il y mentionne à nouveau le défaut des philosophes abstraits (dont on sait depuis le Traité des systèmes que Malebranche et Spinoza en sont des représentants éminents) consistant à répartir les modifications de l’âme en deux classes, l’une relevant de ce qu’on nomme l’entendement, faculté de recevoir les idées et d’en juger, l’autre relevant de ce qu’on nomme volonté, qui renvoie à un mouvement de l’âme. Condillac explique à nouveau que le recours à de telles distinctions nominales conduit insidieusement à les concevoir comme des distinctions réelles sur lesquelles personne ne parvient à s’accorder, les réalités en jeu étant en fait inexistantes : « Les abstractions réalisées sont une source de vaines disputes et de mauvais raisonnements »19. Quels sont au fond ces mauvais raisonnements ?

  • 20 Ibid., p. 378.

L’entendement et la volonté ne sont donc que deux termes abstraits, qui partagent en deux classes les pensées ou les opérations de l’esprit. Donner son attention, se ressouvenir, imaginer, comparer, juger, réfléchir, sont des manières de penser qui appartiennent à l’entendement : désirer, aimer, haïr, avoir des passions, craindre, espérer, sont des manières de penser qui appartiennent à la volonté, et ces deux facultés ont une origine commune dans la sensation. En effet, je demande ce que signifie ce langage, l’entendement reçoit les idées, la volonté meut l’âme, sinon que nous avons des sensations que nous comparons, dont nous portons des jugements, et d’où naissent nos désirs ?20 

16Le problème est que le fait de garder deux mots laisse croire que les opérations de l’âme, non seulement ne dérivent pas toutes de la même source, mais que cette source est différente de la sensation. Pour Condillac, si nous décrivions les opérations de l’âme telles qu’elles sont réellement engendrées à partir du matériau qu’est la sensation, il ne serait d’aucune utilité de parler de ces facultés générales que sont l’entendement et la volonté, qui, dans la réalité, n’existent que dans les différentes manières que la sensation a de se transformer et qui sont autant d’opérations différentes : donner son attention, se ressouvenir, juger, aimer, etc.

Un point de départ commun, des perspectives différentes

  • 21 Id., Essai, ouvr. cité, I, II, v, § 53, p. 108-109.

17Dans un dernier temps, nous aimerions montrer que c’est en fait à partir d’une conception qu’il hérite de Malebranche et de Spinoza que Condillac poursuit une perspective psychologique et épistémique nouvelle. L’intrication de l’entendement et de la volonté que Malebranche et Spinoza n’auraient pas portée assez loin (laissant dans le langage des marques de leur séparation) signifie pour lui que ces deux opérations se déploient à partir d’un matériau commun, qui sollicite les transformations de l’âme. Contre la thèse de la liberté d’indifférence – c’est-à-dire contre l’idée que la volonté est entièrement indépendante de l’entendement pour donner son consentement –, et en ce sens, dans le sillage de Malebranche et Spinoza, il considère bien que le matériau donné à l’esprit contient les raisons de l’adhésion de cet esprit. Pour Condillac, l’attention ne s’exerce sur un objet qu’à proportion du rapport qu’il a à notre tempérament et à tout ce qui nous touche21 ; dans le Traité des sensations, il affirme clairement que l’attention est déterminée par les plaisirs et les peines qui se font sentir dans les sensations que la statue considère.

  • 22 Ibid., II, II, iii, § 44, p. 322.
  • 23 N. Malebranche, RV, III, II, VII, § II, O, I, p. 348 ; B. Spinoza, E, ouvr. cité, II, 36, dem., p. (...)
  • 24 « Qui a une idée vraie, en même temps sait qu’il a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vér (...)
  • 25 É. B. de Condillac, Essai, ouvr. cité, II, II, iii, § 32, p. 316.

18Mais alors, il faut noter un déplacement majeur dans la manière que Condillac a de refuser la liberté d’indifférence par rapport à Malebranche et Spinoza : le « matériau » auquel l’entendement doit donner toute son attention et qui doit aussi incliner la volonté n’est plus le même, il n’est plus l’idée vraie mais la sensation. En effet, dans la philosophie de l’abbé, lorsque l’esprit considère des idées, c’est qu’il n’en est plus au stade de la réception ou de l’adhésion passive : il est alors déjà actif et productif. Selon lui, les idées ne sont pas reçues par l’entendement mais élaborées par lui ; elles sont son ouvrage22. En revanche, dans l’esprit des deux philosophes abstraits, toutes les idées sont en Dieu et sont vraies considérées dans leur rapport avec lui23. Contrairement à eux24, Condillac considère que la vérité d’une idée n’est pas évidente ou manifeste à un esprit attentif : pour la découvrir, il faut en retracer la génération, c’est-à-dire la rapporter aux idées simples dont elle est issue, étant bien entendu que commencer par les idées les plus évidentes ou les plus simples, c’est commencer par les idées de la sensation, et non par les principes généraux ou idées innées. Pour connaître la vérité d’une idée, il faut en faire l’analyse, soit la décomposition et la recomposition. Condillac critique justement ceux qui « prennent les idées telles qu’elles se présentent et croient ne devoir y rien changer ! »25

19Ainsi, le problème des philosophes abstraits en général et de Malebranche et Spinoza en particulier est qu’ils négligent la dimension active de l’esprit dans la découverte de la vérité. Or, tout est lié : en maintenant l’entendement et la volonté non pas tant séparés entre eux (si la distinction n’est que nominale) mais séparés de la sensation, en considérant qu’ils sont donnés au départ, disponibles avant la réception des sens, ils ne voient pas que l’idée est construite par l’esprit devenant actif et réfléchissant. Cela les empêche dans le même temps de voir que cette transformation du matériau sensible en idée est ce par quoi l’esprit déploie ses différentes opérations, celles-là même qu’ils appellent entendement et volonté. L’esprit n’est passif que dans le premier temps du développement des connaissances, au moment de la réception des idées simples. Mais lorsqu’il opère des jugements, c’est-à-dire, pour Condillac, lorsqu’il compare des idées, l’esprit est fondamentalement actif.

20La dernière question est alors de savoir ce que devient la volonté et son rapport avec l’entendement dans la philosophie de Condillac : l’entendement n’est plus ce qui reçoit les idées mais ce qui les construit ; qu’en est-il de la volonté ? En effet, la volonté, rassemblant toutes les opérations qui naissent du plaisir et de la peine, et du désir, n’aura plus sa place dans l’affirmation ou la négation des idées, c’est-à-dire dans le jugement. En atteste la répartition des opérations que donne Condillac dans le Traité des animaux, reprise dans le « Précis » des leçons préliminaires du Cours d’études :

  • 26 Id., Cours d’études, ouvr. cité, p. 414.

Dans un sens plus général, la volonté se prend pour une faculté qui embrasse toutes les opérations qui naissent du besoin ; comme l’entendement est une faculté qui embrasse toutes les opérations qui naissent de l’attention.26

  • 27 « Apercevoir ou avoir conscience, donner son attention, reconnaître, imaginer, se ressouvenir, réf (...)
  • 28 « De sorte que par ce mot de volonté, […] je prétends désigner l’impression ou le mouvement nature (...)

21Précisons que, dès l’Essai de 1746, Condillac dissociait l’entendement et l’activité de juger de la volonté proprement dite dont il se passait pour décrire le développement des connaissances27. C’est là un résultat inattendu et pour le moins paradoxal pour quelqu’un qui a critiqué la séparation entre entendement et volonté. Finalement, en confinant la volonté à toutes les opérations qui naissent du besoin, Condillac s’approprie une partie de la conception malebranchienne de la volonté, comme mouvement de l’âme vers le bien28, en laissant de côté la fonction qu’elle recevait aussi, chez l’oratorien, dans le jugement.

22Ainsi, il convient d’insister sur le fait que, selon Condillac, c’est du point de vue de leur genèse que l’entendement et la volonté sont inséparables, alors qu’ils se distinguent du point de vue de leurs opérations. En revanche, chez Malebranche, l’entendement et la volonté sont distincts comme facultés ; et chez Malebranche et Spinoza, ils sont confondus ou mêlés dans l’opération du jugement, c’est-à-dire dans l’affirmation ou la négation des idées. Dès lors, même si Condillac a, comme Malebranche et Spinoza, insisté sur l’intrication de l’entendement et de la volonté, c’est dans un tout autre sens qu’eux. Celui-ci est indissociable des deux ruptures qui le démarquent de la psychologie de ses prédécesseurs : la première selon laquelle les opérations que désignent l’entendement et la volonté naissent de la sensation ; la seconde selon laquelle l’esprit est fondamentalement actif dans la découverte de la vérité d’une idée, contre une mauvaise compréhension du sensualisme.

Notes

1 « L’âme étant distincte et différente du corps, celui-ci ne peut être que cause occasionnelle. D’où il faut conclure que nos sens ne sont qu’occasionnellement la source de nos connaissances » (Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, J.-Cl. Pariente et M. Pécharman éd., Paris, Vrin, 2015, partie I, section I, chap. i, § 8, p. 72-73).

2 « Il faut remarquer en second lieu, par rapport aux idées mêmes qu’il dépend de nous de consulter, que pour s’y rendre attentif : il faut le vouloir, et que pour le vouloir, il faut quelque motif physique. Il faut que l’objet plaise et intéresse en quelque manière, le désir d’être heureux ; car vouloir c’est consentir à un motif » (N. Malebranche, RPP, XII, OC, XVI, p. 49-50).

3 « Les observations que nous avons faites nous fournissent le principe qui doit nous conduire dans cette recherche : c’est qu’elle [la statue] ne remarquera, dans ses sensations, que les idées auxquelles le plaisir et la douleur lui feront prendre quelque intérêt. L’étendue de cet intérêt déterminera l’étendue de ses connaissances » (É. B. de Condillac, Essai, ouvr. cité, II, VIII, ii, p. 152-153). « On se convaincra que cet intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de l’entendement et de la volonté » (ibid., p. 40). Cassirer a bien montré dans La philosophie des Lumières que Condillac reprend à Locke la notion d’inquiétude tout en amplifiant son rôle dans la vie humaine : l’alternance du plaisir et du malaise meut l’entendement aussi bien que la volonté (Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, traduction de P. Quillet, Paris, Fayard, 1966, p. 125 et suiv.).

4 « Nous ne donnons à nos actions des motifs qu’elles n’ont pas, que parce que nous voulons nous cacher ceux qui nous déterminent ; et nous ne croyons avoir été libres dans le moment où nous n’avons fait aucune usage de notre liberté, que parce que notre situation ne nous a pas permis de remarquer le peu de part que notre choix avait à nos mouvements, et la force des causes qui nous entraînaient » (É. B. de Condillac, Cours d’études, art de raisonner, Œuvres philosophiques (désormais OP), G. Le Roy éd., 3 vol., Paris, Presses universitaires de France, vol. 1, 1947, chap. iv, p. 632. Sauf indication contraire, nous citerons les œuvres de Condillac dans cette édition).

5 É. B. de Condillac, Traité des systèmes, OP, vol. 1, chap. vii, p. 145.

6 N. Malebranche, RV, I, I, § 1, O, I, p. 23.

7 B. Spinoza, E, B. Pautrat éd., Paris, Éditions du Seuil, 2010 [1988], I, pr. XXXII, dem., p. 70-71. Voir É. B. de Condillac, Traité des systèmes, OP, chap. x, p. 191.

8 É. B. de Condillac, Traité des systèmes, OP, chap. x, p. 191.

9 « […] pourtant cette façon de parler des facultés en a égaré beaucoup, je le crains ; elle leur a donné la notion confuse qu’il y a en nous d’autant d’agents distincts avec chacun leur domaine et leur autorité respectives, commandant, obéissant, et accomplissant différentes actions, comme autant d’êtres distincts » (John Locke, Essai sur l’entendement humain, traduction de J.-M. Vienne, 2 vol., Paris, Vrin, vol. 1, 2001, livre II, chap. xxi, § 10, p. 378-379).

10 É. B. de Condillac, Traité des systèmes, OP, chap. x, p. 191.

11 Id., Essai, ouvr. cité, I, V, § 10, p. 172.

12 N. Malebranche, RV, I, I, § 1, O, I, p. 23.

13 Ibid., I, II, § 4, p. 34-35.

14 Ibid., note 3, p. 1358.

15 B. Spinoza, E, ouvr. cité, II, pr.  XLIX, p. 185.

16 Ibid., scol., p. 187.

17 Ibid., cor.

18 Voir É. B. de Condillac, Essai, ouvr. cité, II, II, iii, § 29, p. 315.

19 Id., Traité des animaux, OP, chap. i, p. 377.

20 Ibid., p. 378.

21 Id., Essai, ouvr. cité, I, II, v, § 53, p. 108-109.

22 Ibid., II, II, iii, § 44, p. 322.

23 N. Malebranche, RV, III, II, VII, § II, O, I, p. 348 ; B. Spinoza, E, ouvr. cité, II, 36, dem., p. 161.

24 « Qui a une idée vraie, en même temps sait qu’il a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vérité de la chose » (B. Spinoza, E, II, 43, ouvr. cité, p. 171) ; « […] la vérité est norme d’elle-même et du faux » (ibid., scol., p. 173). Pour Spinoza, notre âme, en tant qu’elle perçoit les choses de façon véritable, est une partie de l’entendement infini de Dieu.

25 É. B. de Condillac, Essai, ouvr. cité, II, II, iii, § 32, p. 316.

26 Id., Cours d’études, ouvr. cité, p. 414.

27 « Apercevoir ou avoir conscience, donner son attention, reconnaître, imaginer, se ressouvenir, réfléchir, distinguer ses idées, les abstraire, les comparer, les composer, les décomposer, les analyser, affirmer, nier, juger, raisonner, concevoir : voilà l’entendement » (É. B. de Condillac, Essai, ouvr. cité, I, II, viii, p. 121).

28 « De sorte que par ce mot de volonté, […] je prétends désigner l’impression ou le mouvement naturel, qui nous porte vers le bien indéterminé » (N. Malebranche, RV, I, I, § 2, OC, I, p. 27).

Auteur

IHRIM-UMR 5317

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