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Arguments minimalistes

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Alain Rouveret

Chapitre V

Étiquetage, linéarisation

Texte intégral

1La stratégie systématiquement poursuivie par Chomsky, de C&T à PoP, a consisté à montrer qu’on pouvait conserver à Merge sa simplicité initiale, en rapportant à d’autres facteurs les propriétés de la structure syntagmatique qu’elle ne prend pas en charge. Si la tâche de structurer les objets syntaxiques complexes est entièrement dévolue au Merge récursif, c’est à d’autres mécanismes et même à d’autres modules qu’il revient de labéliser les objets syntaxiques structuralement complexes et de déterminer l’ordre linéaire des éléments qui les constituent. L’étiquetage est opéré dérivationnellement par un algorithme spécifique. Le mécanisme de linéarisation est conçu comme indissociable du processus post-syntaxique d’externalisation en PF.

1. Étiquetage

2La solution présentée dans la section 2.3 du chapitre IV se borne à adapter dans les termes de Merge l’idée standard dans la théorie X-barre que l’étiquetage se fait par projection des traits de la tête. Elle reprend également à son compte l’idée que, dans les opérations de mouvement, c’est toujours la catégorie visée par le déplacement qui se projette.

3Dans PoP, Chomsky observe que la notion de label, héritée de la grammaire traditionnelle et du structuralisme, fait difficulté parce qu’elle est strictement interne à la théorie et présente la particularité de ne pas avoir de réflexe immédiatement détectable quand on inspecte les expressions. Il ajoute même que les problèmes qu’elle soulève n’ont pas été abordés avec suffisamment de rigueur, ni résolus de façon satisfaisante dans les modèles précédents. La première question qui se pose dans une approche minimaliste, est la suivante : les labels sont-ils absolument nécessaires ? Le passage suivant donne à penser qu’il pourrait exister un dispositif grammatical ne recourant pas aux labels :

Dans le pire des cas, le label est déterminé par une règle explicite pour chaque choix de α, ß. Une situation plus favorable est que le label puisse être prédit par une règle générale. Une possibilité encore plus séduisante est que L ne requière pas de label du tout. (BEA, p. 109)

4De fait, certains chercheurs ont proposé d’alléger le dispositif grammatical en faisant l’économie des labels. Collins (2002) observe que les labels sont un vestige des approches représentationnelles et à ce titre ne sont pas les bienvenus dans un système résolument dérivationnel, comme le modèle minimaliste. Il s’attache à démontrer que les labels n’ont aucune pertinence dans un grand nombre de processus syntaxiques et que, plus généralement, dans la lettre comme dans l’esprit, ils violent la Condition d’inclusion. Cette objection ne vaut bien sûr que pour les labels ajoutés en cours de dérivation, c’est-à-dire pour ceux qui sont associés aux diverses projections, qui, par définition, ne sont pas présents dans la numération. Dans la théorie de la bare phrase structure, elle est sans objet pour les têtes où le label est simplement l’un des traits inclus dans l’ensemble des traits portés par l’élément pertinent. Il est vrai que Collins ne fournit pas d’arguments contre l’existence des labels. Il cherche seulement à déterminer à quoi ressemblerait une grammaire qui en serait dépourvue.

5Dans la caractérisation de Merge donnée dans C&T, Chomsky avait justifié le recours aux labels par des considérations d’interprétation aux interfaces et fait référence aux interprétations distinctes des projections nominales et des projections verbales. On attend en effet de LF qu’elle fournisse au système C-I une information concernant les prédicats, les arguments, les structures dans lesquelles ils figurent et les relations qu’ils entretiennent. Or ce sont les labels qui assurent cette fonction et permettent la mise en œuvre de processus interprétatifs en LF. La seule condition absolument nécessaire est que le label d’un objet syntaxique ait été déterminé lorsqu’il atteint les interfaces. La question qui se pose est celle de savoir si les labels jouent aussi un rôle dans la computation syntaxique. Dans OP et PoP, Chomsky répond par la négative et réitère l’affirmation qu’ils ne sont vraiment nécessaires qu’aux interfaces. Lorsqu’on a affaire à un objet syntaxique asymétrique, une recherche minimale permet d’identifier l’item lexical le plus saillant dans cet objet, la tête, et de déterminer le label de cet objet. Quand on a affaire à un objet symétrique (quand, par exemple, deux projections maximales sont combinées par Merge), la computation syntaxique peut tolérer l’absence provisoire de label sur cet objet, pourvu qu’il soit porteur d’un label quand il atteint les interfaces. C’est le sens du passage de BEA cité plus haut.

1.1. Un algorithme d’étiquetage

6Dans OPh, Chomsky modifie sensiblement la conception de l’étiquetage développée dans C&T et dans MI. Ce changement est en partie lié à la découverte de données qui indiquent sans ambiguïté que, dans les configurations résultant d’un mouvement, il n’est pas toujours vrai que la catégorie visée par le déplacement (the target of movement) se projette et projette son label, contrairement à ce qu’énonce IV, (24). Dans un sous-ensemble de constructions, c’est l’élément déplacé lui-même qui détermine le label de la structure résultante. Lorsque c’est le cas, il faut attendre que les représentations d’interface soient construites afin de décider quel choix de label donne lieu à une dérivation convergente.

  • 1 Le point essentiel de la démonstration de Donati (2006) est qu’une tête se projette, qu’elle soit i (...)

7Un exemple de ce type est fourni par les structures analysables à la fois comme interrogatives indirectes et comme relatives libres. Dans OPh, Chomsky, se référant à Donati (2006)1, observe que la séquence (1a) peut fonctionner comme une interrogative indirecte, complément d’un prédicat du type wonder (voir 1b), ou comme une relative libre (voir 1c).

(1) a. what [C [you wrote]]
  b. I wonder what you wrote.
    « Je me demande ce que tu as écrit. »
  c. I read what you wrote.
    « J’ai lu ce que tu as écrit. »

8Si c’est la cible C qui se projette, alors (1a), analysé comme un CP, satisfait à l’exigence sélectionnelle de wonder, produisant l’interprétation interrogative de la séquence, illustrée par (1b). Mais dans l’interprétation relative, illustrée par (1c), il faut admettre que c’est l’item lexical, c’est-à-dire le mot what, qui détermine le label, permettant de construire la séquence (1a) comme un DP ayant what pour tête et identifiable comme une proposition relative libre. Il semble que les relatives libres se distinguent des interrogatives indirectes précisément par le fait que, quand le mot wh se déplace dans le spécifieur de CP, ce n’est pas la tête C qui se projette, mais le mot wh, donnant lieu à une projection maximale DP. On retrouve ici l’observation que, étant donné un objet {α, ß} résultant de Merge, la projection de α ou celle de ß est a priori possible. Par elle-même, l’opération Merge est symétrique, au sens où <α, ß> = <ß, α>.

9L’algorithme d’étiquetage, introduit par Chomsky dans OPh, pour dériver le résultat cherché, ne réfère plus aux relations sonde-cible.

(2) a. Dans {H, α}, H un item lexical, H est le label.
  b. Si α est combiné avec ß par Merge interne (c’est-à-dire par mouvement), formant {α, ß}, alors le label de ß est le label de {α, ß}.
  • 2 Cecchetto et Donati (2010, p. 2) observent que (2a) « est un candidat très plausible au statut de p (...)

10(2a) énonce que quand la tête H d’un objet complexe résultant de Merge est un item lexical, c’est-à-dire un élément lexical ou fonctionnel listé comme tel dans le Lexique et prélevé directement dans la numération – dans le cas général, on a affaire à un mot –, c’est l’item lexical qui détermine le label de l’objet complexe.2 (2b), déjà discuté dans le chapitre IV – voir (24) –, pose que, dans les situations de Merge interne, c’est la catégorie visée par le mouvement qui détermine le label. (2a) prédit que la combinaison par Merge externe d’un verbe sélecteur V et de son complément direct, DP ou CP, produit un objet complexe de label VP parce que V est un item lexical. (2b) prédit que le label de l’objet complexe résultant d’une opération de montée déclenchée par la nécessité de valuer les traits du T matrice est TP, parce que l’opération impliquée dans ce cas est un Merge interne. Contrairement à (2b), qui réfère exclusivement au Merge interne, (2a) concerne tous les types de Merge et est donc également pertinent pour le Merge interne. (2a) implique donc que si une tête lexicale, c’est-à-dire un mot, est adjointe à une autre tête éventuellement vide, c’est la tête déplacée qui détermine le label. L’opération que l’on appelle traditionnellement le mouvement de tête a donc le pouvoir de modifier le label de la catégorie visée par le déplacement.

11Selon Chomsky, (1a) illustre une situation où les deux principes (2a) et (2b) entrent en conflit : celle dans laquelle un item lexical α déplacé se combine par Merge interne avec ß qui n’est pas un item lexical. (2a) prédit que le label est α ; (2b) prédit que le label est ß. C, la catégorie visée par le déplacement, pouvant se projeter conformément à (2b). La séquence résultante satisfait alors l’exigence sélectionnelle de wonder. Mais si c’est l’item lexical déplacé what, qui détermine le label, comme le permet (2a), la séquence (1a) est construite et interprétée comme un DP, c’est-à-dire comme une proposition relative libre. Dans cette situation, on est contraint d’admettre que la catégorie visée par le déplacement (ici C) le détermine aussi (les traits de C doivent en effet être accessibles à la catégorie T), avec la conséquence que deux labels coexistent. (2a) prédit aussi correctement que l’interprétation de la séquence (1a) comme relative libre n’est plus disponible si l’item lexical what est remplacé par une expression complexe comme what book. L’exemple anglais correspondant et son homologue français sont l’un et l’autre exclus.

(3) a. *I read what book you wrote.
  b. *J’ai lu (le)quel livre tu as écrit.

12C’est la conclusion à laquelle conduit inévitablement une « interprétation littérale de l’algorithme d’étiquetage », conclusion qui marque une rupture nette par rapport à celle qui était défendue dans C&T.

  • 3 On peut aussi recourir à (2) pour expliquer l’asymétrie constatée entre le verbe savoir et le verbe (...)
  • 4 La discussion de Chomsky concerne la distinction entre interrogatives indirectes et relatives libre (...)

13En résumé, l’étiquetage joue un rôle essentiel dans la distinction entre relatives libres et interrogatives indirectes exemplifiée en (1) et l’algorithme (2) permet de représenter adéquatement cette distinction.3 On peut aussi conclure que les phénomènes de ce type dans lesquels l’un ou l’autre des deux éléments associés par Merge se projette en produisant dans les deux cas un résultat grammatical apportent un argument solide en faveur de l’existence des labels et de leur présence aux interfaces.4

14La combinaison de deux items lexicaux, c’est-à-dire de deux têtes, à la première étape de la dérivation soulève une question délicate. N’importe lequel des deux items devrait pouvoir se projeter. (2a) ne permet pas de trancher et (2b) ne s’applique pas. Il faut reconnaître, à la suite de Citko (2011), que la conception de l’étiquetage fondée sur la sélection ou la valuation de traits évite ces problèmes. Même dans le Merge inaugural, un élément est sélectionné par un autre. Ainsi, le merger de l’argument interne avec V satisfait une exigence sélectionnelle de V (c’est le cas de la combinaison {rencontre, Jean}), tout comme le merger de l’argument externe avec vP. Chomsky, dans PoP, explore une voie différente. Il observe que si, à la suite de Marantz (1997), on admet l’existence de racines lexicales non spécifiées, ces dernières sont toujours associées à une tête fonctionnelle F qui détermine leur catégorie : un X associé à la tête v est lui-même un V, un X associé à n est lui-même un N… Si le statut de racine ne correspond pas à un label, la construction sera toujours labellisée F, aucun autre élément n’étant visible à l’algorithme.

1.2. Étiquetage par l’item lexical saillant

15Contrairement à (2a), (2b) ne concerne que les structures impliquant un déplacement. Donati et Cecchetto (2011) soulignent que (2b), qui ne concerne que le Merge interne, revient à stipuler « un résidu de la théorie du mouvement ». L’idée que dans les opérations de mouvement, c’est la catégorie visée par le déplacement qui se projette est traditionnelle en grammaire générative. Mais elle est en porte-à-faux avec l’adoption de la bare phrase structure, puisqu’elle suppose la possibilité d’opérations de substitution dans des structures préconstruites. De fait, Chomsky dans PoP propose d’éliminer complètement la clause (2b) de l’algorithme d’étiquetage, réduisant ce dernier à la détection, par une recherche minimale, de l’item lexical ou du trait le plus saillant pour chaque objet syntaxique. Après avoir posé que tous les objets syntaxiques qui atteignent les interfaces doivent porter un label, il définit le procédé suivant :

(4) Le label d’un objet syntaxique est l’item lexical ou le trait (ou la collection de traits) le plus saillant (prominent) dans cet objet, détectable par une recherche minimale.

16L’effet de (4) est de réduire le processus de détection de la tête à une recherche minimale. Chomsky tente de montrer que, moyennant certaines hypothèses supplémentaires, (4) permet d’accommoder certaines configurations qui ne sont pas couvertes par (2).

  • 5 Dans son approche, la motivation première d’un grand nombre de déplacements syntaxiques est de crée (...)

17C’est le cas des structures exocentriques qui résultent de la combinaison par Merge externe de deux objets complexes XP et YP. Les deux objets combinés n’étant pas des items lexicaux, aucun des deux ne devrait pouvoir se projeter. Les petites propositions (small clauses) nominales associant deux DP, dans l’analyse qu’en donne Moro (2000), tombent sous cette caractérisation. Ces domaines [DP DP] sont « instables » du fait de l’absence de tête et de l’absence de label. Selon Moro, c’est le Principe de l’antisymétrie dynamique qui force l’un des DP à quitter la petite proposition.5 Ce déplacement permet en effet de produire une structure antisymétrique, donc linéarisable. Il cite les exemples suivants (je donne les équivalents français des exemples italiens qui appuient sa démonstration) :

(5) a. Plusieurs photos sur le mur sont [plusieurs photos sur le mur la cause de la révolte].
  b. La cause de la révolte, ce sont [plusieurs photos sur le mur la cause de la révolte].
  c. *Ce sont [plusieurs photos sur le mur la cause de la révolte].

18Chomsky (PoP) adapte l’argumentation de Moro en proposant que la vraie raison du mouvement dans ce cas est la nécessité de fournir un label à la petite proposition, qui a priori ne peut être étiquetée puisque c’est une structure exocentrique. Si l’un des DP se déplace, c’est l’autre qui confère son label à la petite proposition. Le résultat du déplacement est une structure de forme (6).

(6) XP copule [β XP YP]

19Pour obtenir le résultat cherché, il faut supposer qu’en (6), le XP le plus bas est invisible à l’algorithme d’étiquetage, puisqu’il fait partie d’un élément discontinu, ce qui a pour conséquence que β reçoit le label de YP. Cette analyse s’écarte de l’hypothèse habituelle, posant que chaque copie dans une chaîne de mouvement est un élément indépendant. Elle suppose qu’« un élément α n’est dans le domaine D que si toutes les occurrences de α sont un terme de D » (PoP, p. 22-23). En termes plus simples, on peut dire que les traces du mouvement ne sont pas prises en compte quand il s’agit de détecter l’élément saillant dans un objet syntaxique et de déterminer son label.

  • 6 Les exemples discutés par Alexiadou et Anagnostopoulou (2001) ne sont pas ceux qui sont examinés ic (...)

20À l’appui de cette approche, Chomsky (PoP) cite également l’observation d’Alexiadou et Anagnostopoulou (2001) que dans une construction transitive, l’argument externe (l’argument sujet) et l’argument interne (l’argument objet direct) ne peuvent conjointement rester confinés dans le groupe verbal. L’un des deux arguments doit se déplacer. Ce phénomène peut être illustré par les constructions suivantes du français et de l’anglais.6

  • 7 En (7b, c, d), tv désigne la copie du v déplacé dans T.
(7) a. Je me demande quand téléphonera Pierre.
  b. *Je me demande quand rencontrera [vP Pierre tv ses amis].
  c. Je me demande quand les rencontrera [vP Pierre tv les].
  d. Je me demande lesquels rencontrera [vP Pierre tv lesquels].7
(8) a. « I am so happy » Mary said to John. [Collins 1997]
  b. « I am so happy » said Mary to John.
  c. « I am so happy » Mary told John.
  d. * « I am so happy » told Mary John.

21Dans les exemples (7), qui illustrent le phénomène d’inversion stylistique du français, le verbe fléchi a quitté le vP et est réalisé dans T, l’argument externe a conservé sa position interne au vP. Mais alors que les constructions verbales intransitives ne soulèvent aucune difficulté particulière (voir 7a), la coexistence dans le vP des deux arguments nominaux est exclue dans les constructions verbales transitives (voir 7b). L’argument externe ne peut se maintenir dans le vP que si l’argument interne est lui-même externalisé, par cliticisation (voir 7c) ou déplacement d’interrogatif (voir 7d). Le phénomène d’inversion quotative illustré en (8) montre que l’argument externe ne peut suivre le verbe déclaratif que si aucun argument direct nominal n’est présent dans le vP (voir 8b, 8d). Il va de soi que dans les structures où aucune inversion n’est observable, c’est-à-dire celles où l’argument externe a été déplacé dans le domaine flexionnel devant le verbe fléchi, la condition de non-cooccurrence des deux arguments dans le vP est trivialement satisfaite (voir 8c). Les phénomènes examinés ci-dessus sont intéressants parce qu’ils montrent que l’argument externalisé n’est pas nécessairement l’argument externe et qu’un argument interne peut se déplacer par-dessus un argument externe maintenu dans une position interne à vP. Ils montrent aussi que la syntaxe des sujets est sensible non seulement aux propriétés flexionnelles codées dans le domaine fonctionnel, mais également au matériel contenu dans le domaine lexical, c’est-à-dire dans le vP. Les arguments externes ont donc une syntaxe au-dessus et au-dessous de T.

22Chomsky suggère de dériver ces distributions de l’impossibilité de déterminer le label de β en (9).

(9) T [β (EA) [v [V IA]]]

23EA désigne l’argument externe combiné initialement avec le vP, IA l’argument interne de V. V (qui pourrait être aussi une racine R non catégoriellement spécifiée) monte dans la tête fonctionnelle v, produisant une structure de forme {XP, YP}, donc une structure qui n’est pas labellisée par l’algorithme d’étiquetage. Le déplacement de l’un des DP, EA ou IA, laisse derrière lui une structure contenant une seule occurrence de DP. Cette occurrence est techniquement analysable comme un objet, qu’il s’agisse de l’argument interne ou de l’argument externe de la racine verbale. Si c’est EA qui est déplacé dans la position spécifieur de TP, β est étiqueté v, puisque EA, partie d’un élément discontinu, est désormais invisible à l’algorithme. Si EA demeure sur place et si IA est déplacé, la portion de structure visible à l’algorithme est EA-v, où EA est analysable comme le complément de v. Le label de la structure résultante est à nouveau v. Le phénomène discuté par Alexiadou et Anagnostopoulou pourrait donc se réduire à un problème d’étiquetage. Le mouvement permet à nouveau de contourner la difficulté soulevée par une structure exocentrique.

24Selon Chomsky (PoP), les structures de coordination peuvent également être abordées dans cette perspective. Supposons que la structure sous-jacente à (10a) soit (10b).

(10) a. [γ Z [α Conj [β Z W]]]
  b. [α Conj [β Z W]]

25À la suite du mouvement de Z, β reçoit le label de W. Mais que dire de γ ? On a à nouveau affaire à une structure {XP, YP} qui doit être étiquetée. Pour dériver le résultat que le label de l’ensemble n’est pas Conj (Conjonction), mais celui de Z, qui lui-même coïncide avec celui de W, on admettra que Conj n’est pas un label possible (même s’il doit être visible pour déterminer la structure) ; γ ne peut donc recevoir que le label de Z.

26La question se pose de savoir comment sont étiquetées les structures dont la dérivation met en jeu à la fois Agree et le Merge interne, une fois supprimée la clause de l’algorithme faisant référence au mouvement. Les situations instanciant un mouvement successif cyclique peuvent servir à illustrer le problème. L’étape intermédiaire dans la dérivation de (11a) peut être schématisée comme en (11b).

(11) a. Tu as entendu dire [α quelle princesse [le prince allait épouser quelle princesse]].
  b. {α XP, YP}
    où XP est l’expression interrogative et YP un domaine CP

27L’objet syntaxique α ne peut être labélisé tel quel, puisqu’il se réduit à un ensemble {XP, YP}, mais il doit être interprété, ne serait-ce que pour être thématiquement marqué. Si XP se déplace, α sera étiqueté Y. Chomsky suggère que ce type de considération impose que le mouvement soit successif cyclique.

  • 8 Cette proposition, en elle-même peu satisfaisante (voir Narita 2014), a le mérite de résoudre une d (...)

28Le mouvement A permet d’illustrer le rôle que peuvent jouer les traits dans la détection de l’élément le plus saillant dans un objet complexe. On admet qu’une relation d’accord en traits φ s’établit entre la tête T et l’argument sujet déplacé dans SpecTP pour satisfaire [EPP] – voir l’analyse de (43), chapitre IV. Les traits φ coïncidents qui sont identifiables comme l’élément le plus saillant à la fois dans le DP sujet et dans le TP définissent le label de l’objet complexe {DP, {T,…}}. En bref, le label d’une proposition finie est une paire de traits φ, soit <φ, φ>.8

  • 9 Narita (2014) observe qu’aucune de ces hypothèses ne va de soi, ce qui jette un doute sur la solidi (...)

29On retiendra de ce qui précède que l’algorithme (4) peut traiter avec succès les structures exocentriques s’il est complété par deux hypothèses supplémentaires : (i) les traces résultant du Merge interne sont invisibles dans le processus de détection de l’élément saillant, (ii) les traits résultant de l’accord sont visibles au niveau LF/SEM.9

1.3. La proposition de Donati et Cecchetto (2011)

30La proposition de Chomsky est construite sur l’idée que les labels sont absolument nécessaires aux interfaces dans la dérivation de l’interprétation des objets syntaxiques structuralement complexes, mais qu’ils ne jouent pas de rôle dans la syntaxe étroite. Un objet syntaxique symétrique (donc sans étiquette) peut être toléré par la computation pourvu qu’il ait reçu un label au point où la dérivation atteint les interfaces. Donati et Cecchetto (2011) observent que cette idée ne va pas de soi. Ce ne sont pas en effet les labels syntaxiques qui sont déterminants dans la construction de l’interprétation en LF, mais les types sémantiques eux-mêmes. On sait depuis toujours que catégories syntaxiques et catégories sémantiques ne coïncident pas. Un DP peut correspondre sémantiquement à un individu, à une expression quantifiée, à une propriété. Un contenu propositionnel peut prendre la forme d’un CP ou d’un DP. Définissent des prédicats les catégories VP, NP, AP et PP. On ne peut donc faire l’économie de la notion syntaxique de label. On peut même admettre que le processus d’étiquetage pertinent, dans la mesure où il représente une « procédure computationnelle efficace », peut être compté au nombre des propriétés relevant du facteur 3.

31Donati et Cecchetto proposent donc un algorithme d’étiquetage fondé sur la notion de sonde, formulé comme suit :

(10) Probing Algorithm
  Le label d’un objet syntaxique {α, β} est le trait (ou les traits) qui se comporte(nt) comme la sonde d’une opération de merger créant l’objet {α, β}.

32L’opération de sondage, qui, lorsqu’elle aboutit, déclenche l’opération Agree, est un processus de la syntaxe étroite. C’est aussi une opération asymétrique de façon inhérente. Donati et Cecchetto (2011) reprennent l’idée de Chomsky dans OPh que les mots, lorsqu’ils sont introduits dans les structures, sont porteurs d’un trait spécial (edge feature) qui les force à se combiner par Merge avec d’autres éléments. Selon eux, ce trait fait des mots des sondes inhérentes qui activent systématiquement l’algorithme (10). L’implication est que les mots peuvent toujours étiqueter l’objet syntaxique qu’ils contribuent à former. Le système sonde-cible-Agree n’ayant pas encore été présenté (voir VI), il n’est pas possible de déployer toutes les implications de cette proposition. Observons cependant que l’étiquetage de {aime, le jazz} ne soulève aucun problème particulier et que le label de {rencontre, Jean} est correctement prédit si l’on suppose que, bien que deux mots soient ici impliqués, rencontre l’emporte parce que c’est à la fois une sonde et un sélecteur. Le système prédit enfin que les conflits d’étiquetage sont possibles, lorsqu’un mot est combiné avec un objet syntaxique fonctionnant comme sonde. C’est le cas dans la structure (1a).

33De façon intéressante, on rencontre à propos de l’étiquetage une difficulté analogue à celle que soulève la question de la linéarisation (voir section 2) : a-t-on affaire à un mécanisme de la syntaxe étroite ou à un processus confiné au mapping sur les interfaces ? Pour ce qui touche à l’étiquetage, on doit choisir la première option s’il apparaît que ce dernier intervient de façon déterminante dans la computation syntaxique. Comme le remarquent Donati et Cecchetto (2011), il paraît difficile de maintenir que les relations de sélection jouent un rôle dans le fonctionnement de Merge si les labels ne sont présents qu’aux interfaces. Les phénomènes d’intervention, tels qu’ils sont habituellement caractérisés, font également référence aux labels syntaxiques. Ces considérations semblent donc appuyer la conception syntaxique (non interfaciale) de l’étiquetage. Mais on peut aussi, à la suite de Chomsky dans BEA, prendre acte du fait que la sélection catégorielle et sémantique ne joue pratiquement aucun rôle dans la syntaxe étroite et poser que les déviances au regard de la sélection peuvent n’être évaluées qu’au niveau de l’interface SEM/C-I (voir aussi Narita 2014). Dans cette perspective, rien ne s’oppose à ce que l’étiquetage soit lui-même une affaire d’interface.

34Telles sont les réponses que l’on peut apporter aux questions relatives à l’étiquetage des objets syntaxiques complexes, dans une approche posant que la détermination du label de ces objets est un processus dérivationnel, sensible à l’application préalable d’opérations de mouvement ou d’accord. Cette conception dérivationnelle de l’étiquetage est inévitable dans un modèle qui fait l’économie des représentations étiquetées préconstruites et construit la structure syntagmatique pas à pas, par assemblage des items lexicaux. La question de savoir si la notion de label est pertinente dans la computation de la syntaxe étroite ou n’est opératoire qu’aux interfaces doit encore être tranchée. Mais il est clair que si c’est à un algorithme indépendant qu’il revient de déterminer le label des objets syntaxiques, l’opération de construction de la structure, Merge, peut se réduire à une opération ensembliste élémentaire, produisant des objets syntaxiques qui sont des ensembles nus.

2. Linéarisation

35Dire que le langage est linéaire, c’est, selon Milner (1989, p. 385), « rappeler que le langage a une matérialité empirique spatio-temporelle et que celle-ci consiste dans sa matérialité parlée ». Or « la forme parlée se déroule dans le temps » et « le temps est communément comparé à une ligne ». Cette observation faite, on peut la développer dans deux directions bien différentes. On peut supposer que la structure d’ensemble du langage dépend directement du fait qu’il est destiné à être parlé. Dans cette vue, le fonctionnement de la syntaxe elle-même se trouve affecté et même déterminé par la nécessité de linéariser la forme phonique. Une seconde voie consiste à conserver à la syntaxe son autonomie et son caractère strictement hiérarchique et à reléguer l’ordre des mots dans un composant périphérique, s’occupant de la réalisation, sous forme linéaire, des structures syntaxiques hiérarchiquement organisées. Selon Milner, on peut considérer la position de Saussure comme représentant la première voie. Il cite le passage suivant du Cours :

Dans le discours, les mots contractent entre eux, en vertu de leur enchaînement, des rapports fondés sur le caractère linéaire de la langue, qui exclut de prononcer deux éléments à la fois […]. Ceux-ci se rangent les uns à la suite des autres sur la chaîne de la parole. (Saussure 1955, p. 170)

36Ce passage illustre l’un des principes saussuriens majeurs – le caractère linéaire du signifiant –, qui revient à poser que les mots, mais aussi les phrases sont des combinaisons de signes le long d’un axe temporel. Cette proposition est d’une importance majeure, puisque c’est d’elle que découle la définition des rapports syntagmatiques et des rapports paradigmatiques qui définissent selon Saussure l’essence même du langage. La seconde possibilité, selon Milner, serait illustrée par certains travaux structuralistes, ceux de Jakobson en particulier (pour ce qui touche par exemple à l’adjacence phonologique).

37Les recherches minimalistes s’accordent sur le fait que la linéarisation n’est pas une propriété accidentelle des langues, mais une réponse aux exigences de l’interface PF. Or, de façon intéressante, on retrouve en leur sein une dichotomie en tout point analogue à celle qui vient d’être évoquée. La théorie de l’antisymétrie développée par Kayne (1994) illustre la première voie : le fonctionnement syntaxique est tout entier déterminé par la nécessité de linéariser la forme phonique. L’approche défendue par Chomsky dans C&T et dans BPS relève clairement de la seconde : le système computationnel et, avec lui, la Forme Logique et la sémantique n’ont pas à se soucier des exigences de l’interface sensorimotrice ; les arbres générés par la syntaxe ne contiennent pas une information complète sur l’ordre linéaire ; la linéarisation intégrale des configurations arborescentes dans lesquelles entrent les items lexicaux est l’une des tâches accomplies par l’opération Spell-Out. Cette façon d’aborder le problème de la linéarisation illustre l’ambition du minimalisme de réduire les contraintes linguistiques à des conditions de sortie (bare output conditions) imposées par les systèmes d’interface avec lesquels la Faculté de Langage est en interaction (voir II.2).

2.1. L’Axiome de correspondance linéaire

38La monographie de Kayne The Antisymmetry of Syntax, publiée en 1994, est, sans discussion possible, l’un des livres les plus importants des années quatre-vingt-dix, à l’origine de toutes les théories de la linéarisation développées dans le cadre du Programme Minimaliste. L’approche antisymétrique est elle-même clairement d’essence minimaliste. Elle participe du projet d’expliquer certaines propriétés du langage par des conditions d’interface et de lisibilité. Il s’agit, dans ce cas, de la nécessité de linéariser les structures syntaxiques afin qu’elles soient prononçables. C’est pourtant en grande partie en opposition à la proposition de Kayne que Chomsky a développé l’hypothèse de la bare phrase structure, présentée au chapitre IV.

39La théorie X-barre classique n’établit aucune corrélation entre les structures syntaxiques hiérarchisées et labellisées qu’elle produit et l’ordre linéaire qui peut leur être associé. De fait, à un ensemble donné de relations hiérarchiques, exprimées en termes de dominance, on peut faire correspondre plusieurs linéarisations. Au sein d’un groupe verbal, le verbe et son complément direct entretiennent entre eux la même relation de sœur et sont minimalement dominés par la même projection, que l’ordre observé soit Verbe-Objet, comme en français ou en anglais, ou Objet-Verbe, comme en japonais, en turc ou en allemand. Ce sont des paramètres de directionnalité qui, dans le modèle des Principes et Paramètres, prenaient en charge ce type de variation à travers les langues ou à l’intérieur d’une même langue. Sous-jacente à la proposition de Kayne (1994), il y a l’idée que l’on passe à côté de l’essentiel quand on traite les variations dans l’ordre des mots – l’asymétrie VO/OV, par exemple – en termes de paramètres de directionnalité. Le placement préverbal de l’argument direct dans les langues OV doit être abordé dans les mêmes termes que le placement de l’argument direct dans la position de sujet grammatical dans la construction passive en français ou en anglais. Il est de nature transformationnelle. Si cette hypothèse est correcte, on doit admettre que dans un sous-ensemble de structures – les constructions VO –, aucun déplacement n’intervient et qu’au contraire, dans d’autres – les constructions OV –, la structure hiérarchique et l’ordre linéaire résultent d’un déplacement. Kayne développe une théorie restrictive dans laquelle la structure en constituants « détermine toujours complètement l’ordre linéaire » et où des ordres linéaires différents impliquent nécessairement des relations hiérarchiques différentes.

2.1.1. Formulation du LCA

40Le noyau de la proposition de Kayne est que l’ordre linéaire des séquences reflète directement les relations hiérarchiques entre les termes qu’elles contiennent. Un algorithme de linéarisation est défini qui, aux relations structurales posées comme essentiellement asymétriques, fait correspondre univoquement des relations de précédence linéaire. L’Axiome de correspondance linéaire (Linear Correspondance Axiom, soit LCA) pose que la c-commande asymétrique entre nœuds non terminaux dans un indicateur syntagmatique est invariablement appliquée sur la précédence linéaire entre éléments terminaux. Kayne a recours à un formalisme relativement complexe dans l’énoncé du LCA. Je m’en tiens ici à une formulation très simplifiée.

(11) Axiome de correspondance linéaire (Linear Correspondance Axiom, LCA)
  α précède β dans l’ordre linéaire si et seulement si A, un nœud non terminal dominant α, c-commande asymétriquement B, un nœud non terminal dominant β.
(12) A c-commande B si et seulement si le premier nœud dominant A domine B et si A ne contient pas B.
(13) A c-commande asymétriquement B si et seulement si A c-commande B et B ne c-commande pas A.
  • 10 Il faut noter que la c-commande est définie en (12) en termes de « premier nœud dominant A » et non (...)

41En bref, l’ordre linéaire des éléments terminaux dans une séquence est parasite sur les relations de c-commande asymétrique entre les nœuds non terminaux qui les dominent dans l’indicateur syntagmatique : si A c-commande asymétriquement B, alors α précède β. On observe que le déplacement des expressions interrogatives à la périphérie gauche des questions ou le positionnement initial des sujets à la tête des propositions dont ils sont les sujets affectent conjointement les relations de c-commande et l’ordre linéaire : ce sont autant d’effets de l’axiome (11).10 La relation d’ordre linéaire obéit d’autre part à un certain nombre de conditions de bonne formation qui lui sont inhérentes.

(14) Conditions de bonne formation sur la linéarisation
  Pour α, β, γ des terminaux distincts, α < β représentant la précédence de α sur β
  • 11 Les notions de symétrie, d’asymétrie et d’antisymétrie ont un contenu précis dans la théorie des en (...)
a. Si α < β et β < γ, alors α < γ (la relation est transitive).
  b. Pour tout α et pour tout β dans un indicateur syntagmatique, ou bien α < β ou bien β < α (la relation est totale).
  c. Il est exclu que α < β et β < α soient vérifiés conjointement dans le même indicateur (la relation est antisymétrique).11

42Puisque la relation d’ordre doit être totale et doit couvrir tous les membres de l’ensemble, la linéarisation ne réussit que si un ordre est spécifié pour chaque élément terminal.

43Mais il ne suffit pas de poser que l’ordre linéaire reflète directement la hiérarchie structurale. Il faut encore préciser quel est l’ordre linéaire avant les déplacements ou en l’absence de tout déplacement. Pour faire vite, on peut dire que le LCA légitime (en particulier) les structures qui branchent uniformément vers la droite, comme (15a). Il faut donc exclure les structures obtenues par commutation à partir des précédentes, qui en seraient l’image-miroir, c’est-à-dire les structures branchant uniformément vers la gauche, comme (15b). Ces dernières satisfont en effet à l’exigence imposée par le LCA, parce que la commutation ne modifie pas les relations de c-commande asymétrique.

(15) a. [XP1 [YP α] [XP2 [X β] [ZP1 [WP γ] [ZP2 [Z δ]…]]]]
  b. [XP1 [XP2 [ZP1 [ZP2… [Z δ]] [WP γ]] [X β]] [YP α]]
  • 12 Lasnik et Uriagereka (2005, p. 39) soulignent qu’il est facile de justifier empiriquement ce choix. (...)

44Le système de linéarisation doit donc faire en sorte que la syntaxe ne soit pas commutative. Kayne pose que l’ordre basique est celui qui reproduit l’asymétrie de l’axe temporel qu’on peut supposer ordonné de gauche à droite. Cet ordre est universellement l’ordre spécifieur-tête-complément. C’est à partir de cet ordre basique que les ordres concurrents sont dérivés.12 Dans un sous-ensemble de structures, aucun déplacement n’intervient. Dans d’autres configurations, structure hiérarchique et ordre linéaire résultent d’un déplacement.

45Comme le souligne Liao (2011, p. 80), l’asymétrie de la syntaxe a donc pour Kayne non pas une, mais deux origines : « L’absence de symétrie associative résulte du LCA, alors que l’absence de symétrie commutative reflète l’asymétrie temporelle. » La syntaxe est donc pleinement asymétrique. On peut, à la suite de Liao, appeler cette position la « thèse antisymétrique forte ».

46À l’appui de l’idée qu’une forme d’asymétrie est inscrite dans la structure même des langues, et pas seulement dans leur linéarité, Kayne observe que certains phénomènes, que l’on s’attendrait à rencontrer si la théorie X-barre était symétrique et traitait sur un pied d’égalité toutes les combinaisons possibles des trois composants tête, complément et spécifieur, ne sont tout simplement pas attestés. Il ne semble pas exister de mouvement non borné vers la droite, en particulier pas de mouvement d’interrogatif. Si c’est le mouvement qui crée le spécifieur, on peut simplement dire que le mouvement s’effectue systématiquement vers la gauche. On ne rencontre pas d’autre part de langues qui présenteraient l’image-miroir du phénomène X second et placeraient systématiquement le verbe fléchi ou les clitiques pronominaux en avant-dernière position. On est fondé à conclure que les positions spécifieurs occupent universellement la marge gauche des constituants, donc la position initiale, et que les têtes précèdent universellement leur complément. Cette conclusion appuie, selon Kayne, l’hypothèse que le branchement à droite est universel, que l’ordre avant tout déplacement est spécifieur-tête-complément.

47Mais alors que dire des langues dans lesquelles un ordre différent est observé ? La réponse de Kayne est que les variations dans l’ordre des mots sont des effets secondaires du mouvement, et non le résultat d’un paramètre de la tête dans une théorie X-barre symétrique.

2.1.2. Dérivation des propriétés de la théorie X-barre

48L’hypothèse que l’ordre linéaire reflète la hiérarchie structurale, comme l’énonce le LCA, permet de dériver plusieurs caractéristiques de la structure en constituants, qui sont stipulées par la théorie X-barre.

49La théorie X-barre pose que le complément d’une tête X ne peut être lui-même une tête Y : c’est nécessairement une projection maximale YP dominant le nœud préterminal Y. Le LCA dérive cette caractéristique. Si le complément n’est pas complexe (c’est le cas dans rencontre Jean), l’élément terminal correspondant (Jean) doit être dominé par une catégorie tête préterminale Y (ici N) et par la projection maximale YP de cette tête (ici NP), de façon qu’existe une relation de c-commande asymétrique entre les nœuds non terminaux X (= V) et Y (= N) et une relation de précédence entre les éléments terminaux corespondants, x (= rencontre) et y (= Jean). Si la projection maximale était absente, et si les deux têtes X et Y étaient en relation de c-commande mutuelle, la linéarisation des terminaux correspondants x et y échouerait.

50La théorie X-barre exclut également les configurations dans lesquelles une projection maximale ZP domine deux projections maximales XP et YP. Dans une grammaire incluant le LCA, ce type de structure exocentrique n’est pas disponible, les deux projections maximales se trouvant en relation de c-commande mutuelle et chaque projection c-commandant une tête dans la projection adjacente. On voit que le LCA n’autorise que les structures qui combinent une tête et une non-tête et exclut celles qui combinent deux têtes ou deux projections maximales.

51Le LCA dérive une autre stipulation de la théorie X-barre : le caractère binaire des branchements. Une structure à trois branches contient inévitablement deux têtes ou deux projections maximales, configurations structurales exclues parce que non linéarisables. Ce résultat implique à son tour que le spécifieur, s’il est présent, ne peut être dominé par la même projection que la tête et le complément et qu’il ne peut se trouver du même côté que le complément, puisqu’il doit c-commander asymétriquement la tête et le complément. On dérive ainsi la conclusion que l’ordre linéaire obtenu sans la mise en œuvre d’aucune opération transformationnelle est spécifieur-tête-complément.

52En résumé, le LCA est formulé dans les termes de la théorie X-barre, dont il parvient à dériver certaines propriétés, stipulées dans les versions précédentes, au prix d’une modification de la définition de c-commande et de divers aménagements de la théorie X-barre elle-même. Il exclut les structures non endocentriques, les structures à branchement ternaire, et celles qui violent la condition de la tête unique. Aucune de ces structures n’est linéarisable.

2.1.3. Adjoints et spécifieurs

53Il est facile de vérifier que ni les structures X-barre classiques contenant un spécifieur ([XP YP [X’]]), ni celles qui contiennent un adjoint ([XP ZP [XP]]) ne satisfont l’exigence de c-commande asymétrique totale. Or la théorie de l’antisymétrie fournit une caractérisation commode des structures d’adjonction. Afin d’étendre cette caractérisation aux spécifieurs, Kayne propose que ces derniers soient eux-mêmes des adjoints.

54Considérons les sujets grammaticaux dans SpecTP. S’ils occupent une position sœur de la projection de rang 1 T’, la structure résultante ne peut être linéarisée.

(16) [TP [NP1 [N1’ [N1 n1]] [T’ [T t] [VP [V’ [V v]] [NP2 [N2’ [N2 n2]]]]

55En (16), T c-commande asymétriquement V, NP2, N2’, N2 et V c-commande asymétriquement N2’, N2. Donc <t, v>, <v, n2>. Mais la c-commande asymétrique n’est pas totale. Si NP1 c-commande asymétriquement T, T’ c-commande aussi asymétriquement N’1 et N1. On a donc une difficulté. Pour la résoudre, on peut, comme le fait Chomsky, poser que les catégories de rang 1 ne peuvent ni c-commander ni être c-commandées, bref sont invisibles pour le calcul de la c-commande. Il semble en effet qu’en général, la phonologie se préoccupe des têtes et des projections maximales, mais pas des projections intermédiaires. Il serait naturel de prendre en compte cette caractéristique dans le traitement de la linéarité, puisque cette dernière est l’affaire de PF. Kayne propose une solution plus radicale, qui repose sur une nouvelle modification de la définition de c-commande :

(17) α c-commande ß si et seulement si α et ß sont des catégories, et si toute catégorie qui domine α domine ß, et si α exclut ß.
  [Kayne 1994, p. 16]
(18) Une catégorie α exclut une catégorie β si et seulement si aucun segment de α ne domine ß.
  • 13 La distinction entre « segment » et « catégorie » a son origine dans May (1985) et a été reprise pa (...)
(19) α domine ß si tout segment de α domine ß.13

56L’effet de (17) est d’exclure les segments de la c-commande. Or l’adjonction est une opération qui crée une catégorie avec plus d’un segment. Considérons les relations de c-commande (asymétrique) pouvant être définies dans la structure d’adjonction (20).

(20) [XP1 [YP [Y]] [XP2 [X] [ZP Z]]

57XP1 et XP2 sont des segments de la catégorie XP. XP n’exclut pas YP, parce que YP est dominé par un segment de XP, mais YP exclut XP. Dans les termes de (17), XP2 ne c-commande pas Y, mais YP c-commande X. La relation de c-commande asymétrique, condition nécessaire à la linéarisation, est donc vérifiée. Si les spécifieurs sont assimilables à des adjoints, les sujets grammaticaux doivent être analysés comme des adjoints à TP. On n’a donc pas (16), mais (21).

(21) [TP1 [NP1 [N1 n1]] [TP2 [T2 t] [VP [V’ [V v]] [NP2 [N2’ [N2 n2]]]]

58(21) a la propriété requise. NP1 c-commande T, mais TP2 ne c-commande pas N1. L’asymétrie est donc totale.

  • 14 Si l’analyse proposée capture l’intuition que les clitiques dépendant de la même tête se regroupent (...)

59(17) a d’autres conséquences. L’adjonction multiple à une même projection maximale est exclue, tout comme l’adjonction multiple à une même tête. On peut vérifier que l’adjonction de deux clitiques à une même tête produit une structure non linéarisable dans laquelle les deux têtes clitiques adjointes se trouvent en relation de c-commande mutuelle. Kayne propose que dans les situations de cliticisation multiple (voir Jean te la présentera), le second terme adjoint est en fait adjoint au premier terme adjoint, plutôt qu’à la tête X. Cette analyse confirme que le LCA n’évalue pas pas à pas des fragments de structure, mais prend en compte la totalité de la structure syntagmatique. Dans le cas contraire, on pourrait s’attendre à ce que l’objet syntaxique résultant de la première adjonction ne puisse plus être altéré, mais autorise en revanche une seconde adjonction à la racine de la projection XP concernée.14

2.1.4. Réanalyses

60La discussion qui précède suffit à indiquer que l’hypothèse de l’antisymétrie a des conséquences de grande portée touchant l’analyse d’un grand nombre de structures. De fait, elle fonctionne comme un principe de choix entre analyses concurrentes.

61Le LCA explique par exemple pourquoi les sujets précèdent généralement leur prédicat. S’ils ont leur origine dans une position interne au prédicat, ils ne peuvent être déplacés que dans une position où ils c-commandent asymétriquement ce dernier. De même, le mouvement se produisant toujours vers le haut, un argument objet qui précède la tête verbale doit la c-commander asymétriquement. Le LCA impose également que l’affixation de la tête lexicale (V par exemple) à la tête flexionnelle (T) dans les structures à tête finale (c’est le cas en allemand) résulte d’un mouvement vers le haut et vers la gauche du syntagme complément (VP) de cette tête (T).

  • 15 Cela implique que les relatives appositives doivent aussi être dérivées par montée, une analyse dif (...)

62L’adjonction à droite est incompatible avec le LCA, simplement parce que les catégories adjointes à droite c-commandent asymétriquement les catégories internes à la projection à laquelle se fait l’adjonction. Pour que l’exigence imposée par le LCA soit satisfaite, il est nécessaire de réanalyser les constructions correspondantes comme impliquant exclusivement des déplacements vers la gauche. C’est le cas des structures contenant une comparative, une consécutive extraposée, une relative extraposée ou non. Pour les relatives, Kayne réactive l’analyse par montée développée par Vergnaud (1974), dans laquelle l’antécédent de la relative a son origine dans la relative elle-même et se déplace dans le spécifieur d’un CP complément du déterminant D abritant l’article défini. L’analyse classique dans laquelle le CP relatif est adjoint à la droite de la projection nominale correspondant à l’antécédent n’est en effet pas une option.15 Ces deux analyses sont schématisées en (22b) – adjonction basique – et (22c) – montée.

  • 16 En (22b), OP désigne l’opérateur nul occupant le spécifieur du CP relatif.
(22) a. la photo de Marie que Jean préfère
  b. [DP la [NP [photo de Marie] [CP OP que Jean préfère Op]]]16
  c. [DP la [CP [que [TP Jean préfère [NP photo de Marie]]]]] →
    [DP la [CP [photo de Marie] [que [TP Jean préfère [NP photo de Marie]]]]]
  • 17 On peut vérifier que, tel qu’il est formulé, le LCA exclut également la multidominance (voir IV.3.3 (...)

63En résumé, en avançant la théorie de l’antisymétrie, Kayne tente de dériver, dans les termes d’une théorie restrictive de la structure en constituants et de l’ordre des mots, à la fois :
(i) l’universalité de l’ordre spécifieur-tête-complément ;
(ii) les hypothèses définitoires de la théorie X-barre, ainsi que certaines stipulations attachées à cette théorie ;
(iii) les contraintes concomitantes sur le mouvement.17

2.1.5. Problèmes

  • 18 Chomsky note également que « cette approche élimine le paramètre de la tête, mais au prix d’en intr (...)
  • 19 Kayne (1994) propose une solution à cette difficulté.

64L’hypothèse de l’antisymétrie est aujourd’hui controversée. L’objection majeure qu’on peut lui adresser est de postuler un ensemble de catégories et de mouvements sans motivation indépendante et qui n’ont d’autre fonction que de dériver des structures antisymétriques. Kayne cherche à développer une théorie restrictive de la structure en constituants, mais il se retrouve à l’arrivée avec une théorie non restrictive des transformations (voir BEA, p. 110).18 Dans l’inventaire qu’il dresse des difficultés rencontrées par le LCA, Johnson (2007) cite aussi les conséquences potentiellement néfastes de la définition nouvelle de la c-commande pour ce qui touche aux phénomènes de liage19 et aussi la difficulté à distinguer, parmi les ordres autres que l’ordre SVO, ceux qui sont typologiquement majoritaires et les autres (si SOV est possible, pourquoi OSV ne l’est pas ?).

65Le recours exclusif à des opérations de la syntaxe étroite, plutôt qu’aux propriétés des composants externes, soulève aussi un problème architectural. Il cadre mal avec l’hypothèse, nécessaire dans cette approche, de mouvements sans coût et de catégories additionnelles et suppose que les transformations de la syntaxe étroite ont accès à une information de type PF qui ne devrait être accessible que plus tard dans la dérivation. C’est le moment de rappeler qu’aux yeux de Kayne, l’asymétrie de la syntaxe résulte de deux facteurs distincts : d’une part, l’axe temporel est de façon inhérente ordonné de gauche à droite ; d’autre part, il y a isomorphisme entre hiérarchie structurale et ordre linéaire. Liao (2011, p. 81) souligne avec raison qu’aucune de ces dimensions ne relève de façon nécessaire de la syntaxe étroite. La première est même totalement externe au système grammatical. Quant à la seconde, elle repose sur un ensemble de stipulations attachées à la théorie X-barre dont une approche minimaliste devrait faire l’économie.

66On observe aussi que la théorie de l’antisymétrie n’explique pas vraiment pourquoi la c-commande asymétrique est appliquée sur la précédence plutôt que sur la succession. Comme le souligne Kayne (1994, p. 36) lui-même, sa théorie n’est pas a priori incompatible avec un traitement de la linéarisation qui poserait que les catégories asymétriquement c-commandées précèdent les termes qui les c-commandent. Ce sont les considérations empiriques évoquées à la fin de la section 2.1.1 qui imposent d’écarter cette option. Mais, comme l’observent Lasnik et Uriagereka (2005), s’il est nécessaire d’exclure cette option et de spécifier que les relations de c-commande asymétrique sont exclusivement projetées sur des relations de précédence linéaire, avec une seule possibilité résultante, quel avantage a-t-on à séparer l’énoncé des relations d’ordre de la définition de l’indicateur syntagmatique ? Pourquoi ne pas poser directement que l’indicateur syntagmatique lui-même est ordonné ?

  • 20 Brody (2003, p. 205) exprime une idée proche : « Ce sont les écarts par rapport à la symétrie plutô (...)
  • 21 Les énoncés suivants découverts par Ernst (2001), également discutés par Lasnik et Uriagereka (2005 (...)

67On peut enfin s’interroger sur le fondement conceptuel de la théorie de l’antisymétrie : l’idée que le langage est pleinement asymétrique. D’une part, comme le note Liao (2011, p. 82), « l’observation que les formes visibles et audibles dans la langue ne sont jamais pleinement symétriques ne met pas en cause la validité d’un système computationnel symétrique qui tente d’expliquer cette propriété ».20 Liao observe à ce propos qu’il est quasi impossible d’observer un cercle parfait dans la nature, mais que cela ne falsifie pas la symétrie inhérente du modèle mathématique qui définit un cercle. De plus, « il pourrait y avoir une symétrie cachée dans l’asymétrie observée ». Kayne pose en effet que la symétrie est totalement absente du système grammatical, puisque la syntaxe est à la fois non associative et non commutative. Du fait de l’architecture du modèle, cette asymétrie est « pleinement représentée (par isomorphisme) en PF et en LF » (Liao, 2011, p. 80). C’est pourquoi l’on peut parler de « thèse antisymétrique forte ». Pourtant, il y a des raisons de penser que la syntaxe de LF est commutative, c’est-à-dire qu’il existe au moins un type de symétrie dans la grammaire, la symétrie commutative. Ainsi, l’ordre des adjoints en chinois est l’image-miroir de ce qu’il est en anglais et en français et les interprétations correspondantes sont strictement superposables. On peut donc supposer que ces ordres linéaires en miroir préservent les relations hiérarchiques. Ce qui jette un doute sur l’asymétrie totale postulée par Kayne, dont le système exclut absolument que deux structures syntaxiques bien formées soient l’image-miroir l’une de l’autre.21

  • 22 Uriagereka (1999b) cherche à simplifier le LCA en faisant l’économie de l’étape « inductive » formu (...)

68Depuis que l’hypothèse de l’antisymétrie et le LCA ont été formulés, plusieurs propositions concurrentes ou complémentaires concernant la linéarisation ont été avancées, voir Chomsky (1995a et b), Uriagereka (1999b)22, Moro (2000), Fox et Pesetsky (2004), Biberaurer, Holmberg et Roberts (2008), Norvin Richards (2010), et aussi Kayne (2011) qui reformule Merge comme une opération formant des paires ordonnées. Dans la section suivante, j’examine la proposition de Chomsky dans BPS et C&T.

2.2. Bare phrase structure et linéarisation

69Dans le passage suivant, Chomsky résume clairement les termes du problème et la position qu’il adopte :

La question sous-jacente est celle de déterminer si l’ordre linéaire joue un rôle dans la syntaxe étroite et le mapping sur le système C-I ou s’il est restreint au composant phonologique, motivé par des conditions d’interface à SM […]. Il me semble qu’il y a de bonnes raisons de penser que l’hypothèse la plus simple peut être soutenue : l’ordre n’entre pas dans la génération de l’interface C-I et les dimensions syntaxiques déterminant l’ordre relèvent du composant phonologique. (OPh, p. 139)

70Ce point de vue est réaffirmé dans PoP :

L’ordre […] est un aspect périphérique du langage, liée exclusivement à l’externalisation à l’interface SM, où bien sûr [il est] nécessaire. (PoP, p. 36)

71L’un des acquis majeurs de la tradition générative est d’avoir établi que toutes les opérations grammaticales accessibles à la computation syntaxique sont dépendantes de la structure, que le liage, la portée, l’assignation thématique et les relations sujet-prédicat font exclusivement intervenir des conditions de nature purement hiérarchique telles que la c-commande et ne manifestent aucune sensibilité à l’ordre linéaire. La contribution de ce dernier à la signification des expressions linguistiques est très réduite, voire inexistante. Une situation difficile à expliquer si l’ordre linéaire est une dimension présente et accessible tout au long de la dérivation de la syntaxe étroite. L’approche la plus plausible consiste donc à ne pas intégrer le mécanisme de linéarisation responsable de l’ordre linéaire à la syntaxe proprement dite, mais au contraire à le cantonner au mapping de la syntaxe sur PHON, c’est-à-dire à en faire une caractéristique du processus d’externalisation. C’est la voie d’approche poursuivie par Chomsky.

  • 23 BPS (p. 420 et suiv.) contient une version plus développée du même texte.

72Une fois admis que le mécanisme de linéarisation ne relève pas de la syntaxe étroite, mais fait partie du processus d’externalisation, une deuxième question se pose. On se souvient que l’un des objectifs du minimalisme est d’éliminer les aspects purement stipulatifs de la théorie X-barre en montrant que ses effets sont dérivables dans le cadre d’une approche à la fois plus restrictive et plus flexible de la structure en constituants, la bare phrase structure. Dans C&T, Chomsky pose explicitement la question de savoir si certains éléments du LCA peuvent être incorporés à un modèle intégrant une telle approche.23 Il accepte l’hypothèse que les relations structurales asymétriques sont projetées sur des relations de précédence linéaire, ainsi que les arguments empiriques de Kayne appuyant la conclusion que l’ordre spécifieur-tête-complément est un ordre universel dans les langues. Mais il observe que l’intégration de certains des arguments avancés par Kayne, en particulier ceux qui visent à dériver du LCA certaines propriétés de la théorie X-barre, est plus délicate. D’une part, la dérivation de ces propriétés met en jeu non seulement le LCA, mais aussi des caractéristiques de la théorie X-barre abandonnées dans la bare phrase structure. D’autre part, la bare phrase structure permet de dériver ces résultats sans invoquer le LCA.

73Les obstacles les plus évidents viennent de ce que la bare phrase structure (i) annule la distinction entre catégories préterminales et éléments terminaux, (ii) fait l’économie des nœuds non branchants, en posant que tous les nœuds dans un arbre sont le produit de l’opération Merge qui, par définition, assemble deux objets syntaxiques, et (iii) admet que le même terme peut être simultanément une tête, parce qu’il ne se distingue pas d’un item lexical, et une projection maximale, parce qu’il fonctionne comme le complément d’une autre tête. Il est clair que la bare phrase structure produit des structures symétriques et que ces structures ne doivent pas être exclues. Ce point constaté, la question qui se pose est la suivante : comment convertir une structure symétrique en une séquence linéarisée ?

74Résumons la réponse que Chomsky apporte à cette question dans C&T (p. 334-340). Soit tout d’abord la structure (23) dans laquelle K et L sont des objets syntaxiques complexes et où j et m (ou p) sont des têtes éléments terminaux, p (ou m) étant une catégorie complexe.

(23) [K j [L m p]]
  • 24 Si K en (23) est lui-même un segment, non une catégorie séparée, on a affaire à une structure d’adj (...)

75L est soit m, soit p, K est soit j, soit L ; K peut être soit une catégorie séparée, soit un segment de [K, j] ou de [K, L], en fonction du terme qui se projette. Si L n’est pas formé par adjonction, sa tête est soit m, soit p. Supposons que ce soit m : p est alors à la fois maximal et minimal et L est mP. Si p est une catégorie complexe, m précède p. Si de plus L se projette, j est un spécifieur dans une position A. j c-commande asymétriquement m et j c-commande asymétriquement p, donc j précède m et p. L’ordre spécifieur-tête-complément est produit (dans l’hypothèse où p est un complément non trivial, c’est-à-dire ne se réduisant pas à une tête). Il est donc possible d’associer un ordre linéaire à la structure nue (23) en recourant à une version du LCA de Kayne.24

76Examinons maintenant la structure (24) dans laquelle J est cette fois un objet syntaxique complexe contenant les items lexicaux a et b.

(24) [K [J a b] [L m p]]
  • 25 On se souvient que Kayne obtient ce résultat en recourant à la distinction entre catégorie et segme (...)
  • 26 Gärtner (1995) observe que cette invisibilité a des implications touchant la linéarisation même des (...)

77Supposons que L se projette. Il n’est alors ni maximal ni minimal : c’est un X’. Admettons que les projections intermédiaires ne c-commandent pas.25 Si c’est le cas, J, comme j en (23), c-commande asymétriquement m et p et les précède. Les items lexicaux a et b contenus dans J précèdent également m et p.26

78Reconsidérons enfin la structure (23), en supposant que m et p sont des éléments terminaux. Si L = mP, p est un terminal à la fois minimal et maximal. Ni m ni p ne se c-commandant asymétriquement, aucun ordre n’est assigné à m, p. Pour résoudre la difficulté, on ne peut s’appuyer sur l’existence d’un nœud non branchant qui dominerait p, car cette hypothèse est incompatible avec le cadre de la structure syntagmatique nue. On ne peut non plus supposer que l’algorithme de linéarisation est capable de distinguer entre un élément terminal qui est une projection maximale Xmax et un élément terminal qui n’est pas un Xmax. Il faut admettre que le complément d’une tête peut être une tête, qui sera (aussi) un Xmax. Plusieurs options peuvent être envisagées (voir C&T, p. 334 et suivantes, ainsi que Hornstein, Nunes et Grohmann 2005).

79(i) Une première possibilité consiste à exploiter l’observation que le LCA n’a aucune raison de s’appliquer à un élément qui aura disparu en PF – c’est le cas des éléments nuls – et à poser que les traces en particulier sont exemptées du LCA, hypothèse qui représente un affaiblissement partiel de ce dernier. Dans ces conditions, le mouvement de l’un des deux items lexicaux entrant dans une structure symétrique permet de créer l’asymétrie nécessaire à la linéarisation. La cliticisation des pronoms faibles illustre cette stratégie. La structure de départ sous-jacente à (Jean) la voit est très approximativement celle qui est donnée en (25a), la structure résultant du mouvement est (25b) :

(25) a. [VP V [DP D]]
  b. [X [D] X] [VP V [DP D]]

80Le clitique est analysable comme un DP dont la tête D intransitive (c’est-à-dire dépourvue de complément NP) s’attache à une tête plus haute X. En bref, la trace d’une catégorie déplacée est ignorée ou effacée à l’interface PF, ce qui résout le problème de la linéarisation.

81(ii) L’incorporation est une autre stratégie permettant de linéariser deux items symétriques en les combinant en un seul item pour les besoins de la linéarisation. Une structure V-N est linéarisable si le nom nu N s’incorpore à V.

82L’option (i) suppose que le LCA est une opération qui s’applique à Spell-Out ; l’option (ii), qui convertit un constituant en un mot phonologique non soumis au LCA, suppose que le LCA opère après la Morphologie, sur la branche PF. C’est ce délai qui laisse ouverte la possibilité que la configuration problématique soit modifiée avant l’intervention du LCA. Cette analyse ne réussit donc que si le LCA n’est pas pertinent à chaque point de la dérivation, mais seulement sur la branche PF. On peut formuler à l’encontre de cette approche une objection analogue à celle qui a été adressée à la proposition de Kayne. Si les déplacements pertinents (la cliticisation, l’incorporation) ont lieu dans la syntaxe explicite, ils ne peuvent être motivés par des considérations relatives à la lisibilité des interfaces : les conditions sur les computations efficaces excluent toute anticipation dérivationnelle (look ahead). On doit également noter que les pronoms faibles se cliticisent (et les noms nus s’incorporent) même quand ils n’ont pas leur origine dans une branche droite de la structure. Par exemple, la cliticisation du pronom la dans la phrase Pierre la laisse acheter des romans roses a été opérée depuis la position spécifieur du TP enchâssé, c’est-à-dire depuis une branche gauche. Il est clair que tous les cas de cliticisation (et d’incorporation) ne peuvent se ramener à la nécessité de dériver des structures asymétriques et linéarisables.

83(iii) Aucune de ces options ne paraît impliquée dans la linéarisation des séquences V-XP dans lesquelles XP se réduit à un nom propre, voir Jean rencontre Marie dans les cafés. Une option, discutée par Hornstein, Nunes et Grohmann (2005, p. 229-230), consiste à poser que les noms propres doivent en réalité être analysés comme des structures DP, incluant un niveau intermédiaire entre D et NP. La tête intervenante pourrait être, selon eux, la catégorie Nombre (Nb). Dans les langues qui, comme le français, instancient un déplacement de N à l’intérieur de DP, on peut supposer que le nom propre, originellement complément de Nb, se déplace dans Nb, puis peut-être dans D. Dans les langues comme l’anglais où ce déplacement n’est pas attesté, on peut supposer que D et Nb abritent un élément nul. Il est facile de vérifier que chacune des structures résultantes est linéarisable.

(26) a. [VP [V rencontre] [DP [D Marie] [NbP [Nb Marie] [NP [N Marie]]]]]
  b. [VP [V meet] [DP [D Ø] [NbP [Nb Ø] [NP [N Mary]]]]]

84Les auteurs justifient la présence d’un niveau intermédiaire de structure NbP entre D et NP, par le fait qu’une représentation qui n’inclurait pas ce niveau serait symétrique, donc non linéarisable, voir (27). Mais on voit immédiatement que la même chose est vraie de Nb et de Mary dans la structure (28) : on a affaire à deux objets en relation symétrique.

(27) [VP [V meet] [DP D [NP Mary]]]
(28) [VP [V meet] [DP D [NbP Nb [NP Mary]]]]
  • 27 Ces constructions posent également un problème d’étiquetage, voir section 1.

85Il est clair que la difficulté que posent les structures symétriques est directement liée à la première opération Merge, celle qui inaugure la dérivation et qui par nécessité assemble deux items lexicaux, créant une structure symétrique.27 Un moyen permettant de résoudre la difficulté serait d’admettre que la première instance de Merge dans une dérivation implique toujours un élément qui n’a pas à être linéarisé, un élément nul précisément qui suffirait à créer la structure asymétrique requise. Cette idée est présente dans le passage cité de Chomsky (C&T, p. 334) et aussi dans Moro (2000) : l’un des termes affectés par le Merge inaugural doit être un élément vide à l’interface PF. Une dernière option, évoquée dans PoP, consiste à faire fond sur l’idée que chaque racine lexicale doit être associée à une tête fonctionnelle définissant sa catégorie (voir section 1.1). Cette tête constituerait l’autre terme dans l’opération Merge.

86En conclusion, l’intuition qui sous-tend la théorie de l’antisymétrie peut être transposée dans un modèle fondé sur la bare phrase structure. Dans ce modèle, le LCA est reformulé comme un principe du composant phonologique, opérant après la Morphologie et ignorant ou effaçant les traces. On retrouve ici l’idée, affirmée par Chomsky dans le passage de OPh cité dans l’introduction, que l’ordre linéaire ne joue aucun rôle dans la génération de l’interface C-I et que les dimensions pertinentes dans la linéarisation relèvent exclusivement du composant phonologique.

  • 28 Certains linguistes, Koster (2007), de Vries (2009) et Kayne (2011) parmi d’autres, maintiennent au (...)

87Pour Chomsky, un avantage de cette analyse est qu’elle permet de maintenir l’hypothèse que l’opération Merge est fondamentalement symétrique et plus généralement l’idée que la syntaxe s’occupe exclusivement de hiérarchie structurale, et non d’ordre des mots.28

3. Conclusion

88On peut observer, en guise de conclusion, que les trois propriétés de la structure syntagmatique qui, dans les modèles précédents, relevaient des principes de la théorie X-barre et des paramètres de directionnalité associés – structure en constituants, étiquetage, linéarisation – sont, dans l’approche minimaliste, prises en charge par trois mécanismes indépendants opérant dans des composants distincts de la grammaire : la construction de la structure syntagmatique est le domaine du Merge non borné, qui produit des ensembles non ordonnés (et ne peut donc endosser la linéarisation de leurs constituants) ; la détermination du label des objets syntaxiques structuralement complexes est prise en charge par un algorithme d’étiquetage, opérant au cours de la dérivation de la syntaxe étroite, au plus tard, selon Chomsky, au point où la représentation SEM est produite ; le processus de linéarisation intervient sur la branche PF de la grammaire. Ce dispositif permet de définir Merge ensembliste de la façon la plus simple imaginable, c’est-à-dire comme l’opération récursive et symétrique, qui combine de façon binaire mots et expressions linguistiques, de façon à satisfaire leurs exigences sélectionnelles, tout en respectant la Condition d’extension.

89Les discussions précédentes ont rencontré une question récurrente dans l’entreprise minimaliste, liée à l’architecture du dispositif : celle de la division du travail entre le système computationnel opérant dans la syntaxe étroite et les interfaces. Quand une information doit être rendue disponible au plus tard aux interfaces – c’est le cas de l’ordre linéaire, de l’étiquetage des objets complexes – on est amené à se demander si elle n’est pas également pertinente et opératoire dans la syntaxe étroite. Touchant la linéarisation et les labels, les deux possibilités ont été envisagées par les chercheurs et, dans les deux cas, Chomsky s’est efforcé de démontrer que l’option interfaciale était l’option correcte. Si les arguments donnés en faveur de la non-pertinence de l’ordre linéaire dans la syntaxe étroite sont convaincants, il n’en va pas de même, semble-t-il, pour ceux qui sont censés appuyer une conception interfaciale des labels. Notons que le problème ne se limite pas aux deux dimensions évoquées dans ce chapitre. À partir de BEA, Chomsky défend l’idée que les exigences sélectionnelles des items lexicaux sont du ressort des interfaces et n’ont aucune pertinence dans la syntaxe étroite.

Notes

1 Le point essentiel de la démonstration de Donati (2006) est qu’une tête se projette, qu’elle soit insérée par Merge externe ou par Merge interne, alors qu’un syntagme XP ne se projette pas. Cette proposition s’inscrit dans une tentative de réévaluation du mouvement de tête. On s’attend en fait à ce que le mouvement de tête et le mouvement de syntagme soient gouvernés par le même ensemble de conditions de localité. Si le Merge externe et le Merge interne sont la même opération, il faut expliquer pourquoi, alors que le Merge externe affecte aussi les têtes, le Merge interne traite à première vue différemment les têtes et les syntagmes. Donati identifie également plusieurs difficultés dans la proposition de Chomsky d’éliminer le mouvement (syntaxique) de tête, qui ne permet pas d’exclure sur une base théoriquement fondée le mouvement d’une tête dans une position de spécifieur (sur la position de Chomsky, voir VII.6).

2 Cecchetto et Donati (2010, p. 2) observent que (2a) « est un candidat très plausible au statut de primitive syntaxique, définissant le rôle central des mots dans les dérivations syntaxiques ». De fait, (2a) présuppose que les mots existent comme objets autonomes, distincts des affixes et des syntagmes. Sur ce point aussi, Chomsky adopte une position relativement traditionnelle, à l’opposé de celle de la Morphologie Distribuée pour qui la notion de mot ne recouvre aucune réalité.

3 On peut aussi recourir à (2) pour expliquer l’asymétrie constatée entre le verbe savoir et le verbe connaître illustrée par le paradigme (i)-(iv).

(i) Je sais qui tu as rencontré.
  (ii) ?Je connais qui tu as rencontré.
  (iii) Je sais à qui tu as parlé hier.
  (iv) *Je connais à qui tu as parlé hier.
  (v) *J’ai rencontré à qui tu as parlé hier.

Les verbes savoir et connaître admettent l’un et l’autre de se construire avec une proposition introduite par un élément qu-, mais une différence apparaît lorsque cet élément est prépositionnel : la construction à préposition est possible avec savoir (iii), exclue avec connaître (iv). L’agrammaticalité de (iv) vient de ce que à qui n’étant pas une tête ne peut déterminer le label de la proposition – ce dernier ne peut être que CP, ce qui ne permet pas de satisfaire la sélection lexicale de connaître. (iv) est mal formé pour la même raison que (v).

4 La discussion de Chomsky concerne la distinction entre interrogatives indirectes et relatives libres. D’autres analyses sont disponibles pour les premières et pour les secondes, qui permettent de mieux comprendre l’esprit et la portée de la solution minimaliste. Les relatives libres sont au nombre des constructions pour lesquelles une analyse en termes de multidominance est envisageable (voir IV.3.3). Dans cette analyse, le terme relatif constitue du matériel partagé entre la relative et la principale : il est dominé à la fois par le nœud VP de la principale et par le nœud CP relatif. L’expression interrogative dans une question indirecte est univoquement dominée par CP. Chomsky rejette cette analyse parce qu’à ses yeux, la multidominance représente une complication considérable pour la définition de Merge. Dans l’approche cartographique, présentée en III.5.3, qui repose sur la conception de la structure en constituants développée dans le modèle des Principes et Paramètres, interrogatives et relatives sont distinguées structuralement. Selon Rizzi (1997), les interrogatives indirectes sont des projections FocusP ; les relatives en général, et les relatives libres en particulier, sont des projections d’une tête périphérique plus haute, Force. Les relatives libres sont donc des domaines ForceP, dont on doit supposer qu’ils sont les compléments d’une catégorie D. En bref, interrogatifs et relatifs occupent des cases différentes dans la hiérarchie cartographique. L’algorithme de Chomsky suppose qu’il n’existe aucune structure préconstruite, indépendante des items lexicaux et fonctionnels, et que la détermination des labels peut se faire de façon dynamique, sur des structures plus simples.

5 Dans son approche, la motivation première d’un grand nombre de déplacements syntaxiques est de créer des structures antisymétriques, donc linéarisables en PF (voir V.2). La structure interne des petites propositions est réduite au minimum absolu. Den Dikken (2006) a depuis démontré qu’une analyse aussi parcimonieuse ne pouvait être maintenue et que la structure interne des petites propositions devait inclure au moins une tête fonctionnelle.

6 Les exemples discutés par Alexiadou et Anagnostopoulou (2001) ne sont pas ceux qui sont examinés ici.

7 En (7b, c, d), tv désigne la copie du v déplacé dans T.

8 Cette proposition, en elle-même peu satisfaisante (voir Narita 2014), a le mérite de résoudre une difficulté très sérieuse liée à l’élimination de la clause (b) de l’algorithme d’étiquetage formulé en (2). Dans l’énoncé (i) :

(i) There arose a great hope in this country.

there, qui est à la fois minimal et maximal, est directement inséré dans le spécifieur de TP ; la tête T n’est pas remplie. Les conditions pour l’opération de (2a) sont donc satisfaites. Or, comme l’observe Huy Linh Dao, there ne doit pas donner son label à la proposition qui le contient et l’identifier comme un domaine nominal. Pour exclure ce résultat déviant, il faut compléter l’algorithme (2a) par des mécanismes d’interface excluant les étiquetages aberrants. Il faut aussi admettre qu’un objet complexe peut, dans certaines conditions, ne pas recevoir de label. Le problème se pose aussi, dans des termes légèrement différents, si on adopte le probing algorithm de Donati et Cecchetto (2011) ; voir (10). La proposition de Chomsky fondée sur le partage de traits permet de résoudre la difficulté.

9 Narita (2014) observe qu’aucune de ces hypothèses ne va de soi, ce qui jette un doute sur la solidité de la procédure définie par Chomsky. Les traces du mouvement A’ semblent être visibles puisqu’elles créent des effets d’intervention. L’hypothèse que les traits φ définissent l’élément saillant dans les configurations {DP, {T,…}} est en porte-à-faux avec l’hypothèse que les traits ininterprétables valués doivent être effacés dès qu’ils sont valués.

10 Il faut noter que la c-commande est définie en (12) en termes de « premier nœud dominant A » et non en termes de « premier nœud branchant dominant A », comme dans la version classique de cette notion, donnée en (i) :

(i) c-commande :
A c-commande B si et seulement si :
(a) le premier nœud qui branche au-dessus de A domine aussi B ;
  (b) A ne domine pas B.

Les formulations données au chapitre IV en (13) et (40) sont des variantes de cette définition.

11 Les notions de symétrie, d’asymétrie et d’antisymétrie ont un contenu précis dans la théorie des ensembles, où elles réfèrent aux relations binaires pouvant exister entre éléments dans un ensemble. Une relation entre deux éléments est symétrique si, pour toute paire ordonnée <x, y> de l’ensemble, la paire <y, x> appartient au même ensemble. Une relation est asymétrique si, pour une paire <x, y>, il n’est jamais vrai que la paire <y, x> appartient au même ensemble. Par exemple, la relation « plus vieux que » est asymétrique, alors que la relation « cousin de » est symétrique. Enfin, une relation entre deux éléments d’un ensemble est antisymétrique si, quand <x, y> et <y, x> sont membres de l’ensemble, x doit être identique à y. Je remercie Jakub Kallas pour cette précision.

12 Lasnik et Uriagereka (2005, p. 39) soulignent qu’il est facile de justifier empiriquement ce choix. Le mouvement se produit habituellement vers la gauche, c’est-à-dire dans la direction opposée à celle que suit la chaîne de parole. Et tout indique que le site d’arrivée est plus haut que la position originelle de l’élément déplacé. La cible du mouvement c-commande donc sa source. « S’il en est ainsi, et dans la mesure où la cible du mouvement est prononcée avant la lacune qu’il laisse derrière lui, on s’attend à ce que, dans le cas général, la c-commande soit appliquée sur la précédence. »

13 La distinction entre « segment » et « catégorie » a son origine dans May (1985) et a été reprise par Chomsky dans Barriers.

14 Si l’analyse proposée capture l’intuition que les clitiques dépendant de la même tête se regroupent en un cluster, elle peine à représenter de façon naturelle la relation existant entre v/T, V et le ou les clitiques qui en dépendent. Ce point apparaît clairement quand on considère un deuxième exemple d’adjonction multiple, correspondant aux structures clitique-verbe ou verbe-clitique dans les langues romanes. On admet généralement que la tête X à laquelle s’adjoint un clitique est une tête fonctionnelle v ou T, non la tête lexicale V. On admet aussi que V s’adjoint indépendamment à cette tête. Si l’adjonction multiple à la même tête n’est pas une option disponible, il faut admettre que dans les structures où le clitique est proclitique, il s’adjoint à V après que V s’est adjoint à v ou T et que dans celles où il est enclitique, il s’est adjoint à v ou T, avant que le verbe ne s’adjoigne au clitique, produisant une tête clitique complexe adjointe [CL V-CL].

15 Cela implique que les relatives appositives doivent aussi être dérivées par montée, une analyse difficile à soutenir.

16 En (22b), OP désigne l’opérateur nul occupant le spécifieur du CP relatif.

17 On peut vérifier que, tel qu’il est formulé, le LCA exclut également la multidominance (voir IV.3.3).

18 Chomsky note également que « cette approche élimine le paramètre de la tête, mais au prix d’en introduire beaucoup d’autres (les options requises pour produire les hiérarchies appropriées), ainsi que des complications techniques ».

19 Kayne (1994) propose une solution à cette difficulté.

20 Brody (2003, p. 205) exprime une idée proche : « Ce sont les écarts par rapport à la symétrie plutôt que les symétries elles-mêmes qui, typiquement, requièrent une explication. »

21 Les énoncés suivants découverts par Ernst (2001), également discutés par Lasnik et Uriagereka (2005) et Johnson (2007), illustrent une situation de ce type.

(i) Un dinosaure qui est gros qui est petit n’est pas la même chose qu’un dinosaure qui est petit qui est gros.
  (ii) Un gros petit dinosaure n’est pas la même chose qu’un petit gros dinosaure.

Quand les modifieurs précèdent le nom comme en (ii), l’interprétation est que le modifieur qui précède inclut dans sa portée le modifieur qui suit : gros petit dinosaure réfère à un dinosaure qui est gros pour un petit dinosaure… Il est plausible de supposer que le premier adjectif c-commande le second – les relations de portée ayant un support structural. Dans ce cas, il est légitime de poser que la c-commande asymétrique se traduit en précédence linéaire. Il n’en va de même en (i), où la seconde relative dans chaque expression nominale est interprétée comme portant sur la combinaison formée par le nom et la première relative. Or si la seconde relative c-commandait la première, elle devrait, dans les termes du LCA, la précéder. Les propositions développées par Cinque (2010) permettent une analyse différente de ces données, compatible avec la thèse antisymétrique forte. Il en va de même pour les données chinoises qui viennent d’être évoquées.

22 Uriagereka (1999b) cherche à simplifier le LCA en faisant l’économie de l’étape « inductive » formulée en (i) :

(i) Si γ précède β et si γ domine α, alors α précède β.

Il propose que la linéarisation comporte plusieurs étapes et que chaque étape ne comporte que des unités de commande. C’est l’hypothèse du Spell-Out multiple, dont l’incidence sur la caractérisation du LCA sera discutée en VIII.5.2.

23 BPS (p. 420 et suiv.) contient une version plus développée du même texte.

24 Si K en (23) est lui-même un segment, non une catégorie séparée, on a affaire à une structure d’adjonction, où j ou L est également un segment. L’ordre entre la cible de l’adjonction et l’adjoint dépend de la définition de c-commande que l’on adopte.

25 On se souvient que Kayne obtient ce résultat en recourant à la distinction entre catégorie et segment et en modifiant la définition de la c-commande, ce que Chomsky veut absolument éviter, pour d’excellentes raisons, semble-t-il.

26 Gärtner (1995) observe que cette invisibilité a des implications touchant la linéarisation même des structures syntaxiques dans les termes du LCA. On se souvient qu’afin de définir la relation de précédence de façon appropriée, il faut garantir que dans la structure (i) – qui est (24) avec K = L –, m et p ne c-commandent pas asymétriquement a et b.

(i) [L [J a b] [L m p]]

Du fait de son invisibilité, L = m p ne c-commande pas le spécifieur J = a b. Mais d’autre part, ni m ni p ne doivent pouvoir c-commander en dehors de L. Dans une note de C&T (note 110), Chomsky observe que « L fait partie de la structure » et que la structure branchante est préservée. Gärtner remarque avec raison que « faire partie de la structure n’est pas la même chose que faire partie de la structure visible » et qu’inversement, « ne pas faire partie de la structure visible n’implique pas ne pas faire partie de la structure ».

27 Ces constructions posent également un problème d’étiquetage, voir section 1.

28 Certains linguistes, Koster (2007), de Vries (2009) et Kayne (2011) parmi d’autres, maintiennent au contraire que Merge et la relation de sœur qui en résulte sont asymétriques.

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