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La démocratie au Japon, singulière et universelle

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Guibourg Delamotte

Préface

Christophe Jaffrelot

Texte intégral

  • 1 Christophe Jaffrelot, « Comment expliquer la démocratie hors d’Occident », Démocraties d’ailleurs. (...)

1Je remercie Guibourg Delamotte de m’avoir demandé de préfacer ce livre, comme je l’avais remerciée de m’avoir demandé de l’accompagner – en tant que « garant » – dans son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, texte dont le présent ouvrage est issu. Lire et relire ses analyses m’ont en effet ouvert de stimulantes perspectives comparatives sur un thème que j’ai abordé il y a maintenant plus de vingt ans1.

2Chaque fois qu’un pays non occidental établit un régime démocratique, la question, non seulement de la « qualité » de sa démocratie, mais aussi des origines dudit régime, se pose : procède-t-il bien de la matrice nationale ? De fait, il s’agit souvent d’une greffe issue d’influences qui trouvent leurs sources dans ces berceaux de la démocratie que sont l’Europe et l’Amérique du Nord. Le Japon ne fait pas exception à la règle, car ses valeurs sociales dominantes et ses traditions impériales pouvaient difficilement être le creuset de la démocratie, qui se conjugue en général à l’individualisme et au républicanisme. Ces questions se posent d’une façon toujours plus pressante dans le cas des pays qui n’ont pas connu de révolution et n’ont donc pas fait table rase de leurs élites héréditaires.

3Dès lors, la question clé, pour le politiste, concerne les conditions de la greffe et sa pérennité : pourquoi a-t-elle pris et qu’est-ce qui explique qu’elle dure ? Guibourg Delamotte offre ici des réponses allant au-delà de la définition de la démocratie la plus couramment admise par les politistes japonais, qui mettent en général l’accent sur la dimension institutionnelle. Certes, le pluralisme politique et le recours à l’élection sont les pierres de touche de la démocratie, mais comment le pays est-il parvenu à remplir ces critères procéduraux, à partir de quel cheminement politique et social ?

4Le travail de Guibourg Delamotte présente l’immense avantage d’historiciser cette question et de prendre pour point de départ non pas les années 1940, mais les transformations que la société japonaise a connues sous l’ère Meiji. Cette phase de réforme à la fois intellectuelle, sociale et politique, en se réclamant de certains principes nés en Occident, comme la liberté et l’égalité, a débouché sur une démocratisation de la vie politique – et du suffrage, au moins masculin. Ce faisant, le pluralisme politique est devenu une valeur cardinale du jeu politique. L’ère Meiji a ainsi préparé le terrain à la greffe démocratique de la fin des années 1940 et, rétrospectivement, ce sont les années 1932-1945 qui apparaissent comme une parenthèse.

  • 2 Dankwart Rustow, « Transitions to democracy. Toward a dynamic model », Comparative Politics, vol.  (...)

5Comme toute greffe, celle-ci a donné naissance à un régime hybride qui combinait des traits plus ou moins démocratiques. Cette alchimie est d’abord due à l’identité des acteurs qui jouent un rôle moteur dans le processus démocratique et qui sont nécessairement un produit du passé. En l’occurrence, les samouraïs des clans marginalisés par la restauration de 1868 et les marchands, eux aussi pénalisés, vont s’investir dans le Mouvement pour les droits et les libertés, non pas parce qu’ils sont nécessairement adeptes des valeurs de liberté et d’égalité, mais parce que celles-ci sont utiles à la défense de leurs intérêts. Cet épisode fondateur illustre bien les théories de la démocratie de Mancur Olson et Dankwarth Rustow, suivant lesquelles ce ne sont pas les idées démocratiques en tant qu’idéaux, mais la pertinence qu’elles revêtent pour des groupes en compétition, qui poussent certains acteurs à s’en réclamer pour établir un rapport de force favorable2.

6Le rôle des « sous-élites » à l’origine de la première libéralisation politique japonaise est capital. Elles promeuvent celle-ci au nom de la nation (donc du peuple) en construction suivant un schéma qui rappelle le modèle explicatif du nationalisme de John Breuilly : « nation-making » et démocratisation vont de pair car, à l’interface des deux processus, il y a un peuple de citoyens en formation.

7Mais des « sous-élites » sont encore des élites et le fait qu’elles soient non pas révolutionnaires, mais porteuses de traditions, n’est pas indifférent. La résilience – corrélative – de valeurs mettant l’accent sur le respect des hiérarchies sociales s’est traduite au Japon, comme en Europe au même moment, par une phase de clientélisme qui accompagne presque systématiquement le processus de démocratisation. Ce moment a toutefois duré plus longtemps au Japon du fait de la prégnance d’un système de valeurs hérité du passé. De même, l’accent mis sur le consensus social plutôt que sur les logiques de compétition a sans doute inhibé un temps l’essor du multipartisme. Cette étape dans le processus de démocratisation trouve sa traduction institutionnelle dans la monarchie constitutionnelle instaurée en 1889, où l’on retrouve les ingrédients habituels de ce genre de trajectoire incrémentale : suffrage censitaire masculin, maintien du monarque au pouvoir, rôle clé d’oligarques chapeautant le dispositif clientéliste, etc.

8Mais, en parallèle, des partis politiques ont vu le jour et ont commencé à animer la scène politique avant de se tailler une part du pouvoir. L’ère Taishô (1912-1926) marque ainsi un tournant dans la marche du Japon à la démocratie. Même si le pays ne se dote pas d’une démocratie représentative où le pouvoir exécutif serait responsable devant des élus du peuple, l’entre-deux-guerres constitue un jalon fondamental dans la marche du Japon à la démocratie. Ce moment pose en effet des bases auxquelles le pays pourra se référer lorsqu’il retrouvera la démocratie dans les années 1940. Là encore, la trajectoire japonaise n’a rien d’exceptionnel : l’Allemagne d’après 1945 a pu elle aussi retrouver certains des repères qu’elle s’était donnés au cours de la République de Weimar.

  • 3 Barrington Moore Jr., Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, P. Clinquart trad (...)

9La comparaison entre le Japon et l’Allemagne nous aide d’ailleurs à comprendre non seulement les modalités de leur marche à la démocratie, mais aussi leur moment totalitaire – ce que Guibourg Delamotte qualifie de « dérive militariste » dans son ouvrage. C’est notamment ce que l’on doit au maître ouvrage de Barrington Moore, Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, qui cherche à « comprendre le rôle joué par les classes rurales possédantes et les classes paysannes dans les révolutions bourgeoises avortées qui ont abouti au fascisme et dans les révolutions paysannes qui ont abouti au communisme »3. À ses yeux, « la réaction qu’opposèrent les aristocraties foncières et les classes paysannes au défi que leur lançait l’agriculture commerciale joua un rôle décisif dans l’issue politique finale » (ibid.). Pour qu’une démocratie se développe, d’après Moore, il faut, dans la phase qui précède la formation de ce régime, que l’aristocratie foncière se reconvertisse dans l’agriculture commerciale et se fonde ainsi peu à peu avec la bourgeoisie marchande. Là où l’aristocratie foncière ne suit pas cette trajectoire, mais s’allie à la bourgeoisie, une telle alliance donne lieu à une « modernisation conservatrice », puis au fascisme, comme en Allemagne et au Japon. La dernière – et principale ! – condition que Barrington Moore met à l’établissement de la démocratie est une « rupture révolutionnaire avec le passé ».

10Au Japon, l’intervention américaine peut être perçue comme à l’origine de la rupture en question. Mais il ne faudrait pas pour autant sous-estimer l’impact de la phase d’apprentissage démocratique des années 1910-1920 – ni la capacité du Japon à acclimater, une nouvelle fois, cette deuxième greffe occidentale. Guibourg Delamotte nous donne à voir le registre démocratique dont le Japon est le réceptacle dans les années d’après-guerre, où les variantes britannique et américaine dominent les influences occidentales. Ce qui rend toutefois cette démocratie « atypique », c’est l’absence d’alternance de 1948 à 1993, le Parti libéral-démocrate exerçant le pouvoir sans partage pendant de longues décennies grâce, notamment, au système électoral.

11Il s’agit là d’une infirmité démocratique relative. Certes, le jeu des factions au sein du PLD rétablit une forme de pluralisme et favorise un certain renouvellement des élites exerçant le pouvoir, mais le fait qu’aucune alternative idéologique ne soit en mesure d’émerger pour déloger le PLD limite le choix des électeurs.

  • 4 Rajni Kothari, Politics in India, New Delhi, Orient Longman, 1970. L’analyse du factionnalisme la (...)

12Le fonctionnement du PLD illustre bien ici l’atout paradoxal que peut constituer le factionnalisme pour une formation politique. Comme Rajni Kothari l’a montré à propos du parti du Congrès en Inde dans les années 1960, par le jeu des factions, un parti dominant peut devenir hégémonique en couvrant tout l’échiquier politique et en jouant même le rôle de sa propre opposition4. Guibourg Delamotte démontre de la même façon que la capacité du Parti libéral-démocrate à gérer la concurrence entre les factions, face à une opposition divisée, constitue l’explication principale de l’absence d’alternance.

13Le factionnalisme va souvent de pair avec le clientélisme, étant donné que dans les deux cas un « patron » sert de point de ralliement à des partisans qui lui apportent leur soutien en échange de services (protection, prébendes, etc.) ou dans l’espoir d’un poste (au sein du parti ou du gouvernement). Le clientélisme est toutefois plus préjudiciable à la démocratie que le factionnalisme, non seulement parce que le second peut être un vecteur de pluralisme, mais aussi parce que le premier entretient les hiérarchies sociales sur un mode vertical. Au-delà, c’est un facteur de corruption – un mal d’autant plus prégnant que les mêmes groupes se perpétuent au pouvoir faute d’alternance.

14L’alternance qui fait enfin son apparition en 1993 ouvre une phase de démocratisation nouvelle à partir de laquelle le pays a cherché à se réformer à travers des lois permettant l’essor de partis d’opposition plus crédibles. La loi de 1994 sur le financement des partis a contribué à moraliser la vie politique d’une façon remarquable, signe que le Japon pouvait se réformer pour atteindre ce que Guibourg Delamotte appelle « l’épanouissement démocratique ». Ce processus s’est aussi traduit par l’entrée dans la carrière politique de figures nouvelles, y compris de femmes jusque-là relativement extérieures à cet univers.

15En dépit de ces avancées, Guibourg Delamotte conclut le panorama très fouillé de la trajectoire démocratique du Japon par une quatrième partie balancée, comme le suggère son titre : « Une démocratie en transition ». Les marges de progression qu’elle identifie tiennent tant aux limites que rencontrent encore des contre-pouvoirs comme la justice qu’à la faiblesse de la société civile – à commencer par les médias, dont le rôle reste en demi-teinte. Il n’est pas de vraie démocratie, en effet, sans un système judiciaire indépendant faisant contrepoids à l’exécutif – ni sans réseau associatif agrégeant les voix des citoyens pour peser sur le processus de décision politique.

  • 5 Juan Linz and Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Europe, (...)

16Quels enseignements théoriques – autres que ceux notés en passant jusqu’ici – peut-on retirer de cette analyse de l’histoire politique japonaise ? Au plan méthodologique, ce livre est révélateur des atouts d’une approche éclectique, car si Guibourg Delamotte est institutionnaliste – au sens où elle s’intéresse principalement aux cadres constitutionnels et aux acteurs du régime que sont les partis politiques, les gouvernants, les assemblées élues, etc. –, elle fait néanmoins la sociologie de la démocratie japonaise. En outre, qu’elle s’intéresse aux institutions ou à la société politique, elle applique souvent une méthode d’historienne – comme en témoigne le plan chronologique de l’ouvrage et le fait qu’elle remonte au xixe siècle. Cette perspective permet de reconstituer une trajectoire et d’illustrer le schéma mis au jour par Juan Linz et Alfred Stepan5 concernant le caractère non linéaire du processus de démocratisation : certains pays ont connu des « rechutes » autoritaires et le Japon n’est pas le moindre.

17Néanmoins, l’apport essentiel de ce livre tient à sa thèse centrale, à savoir que si le Japon conserve une marge de progression, il a gagné en démocratie d’une manière telle qu’en dépit de la singularité de son régime, il échappe aujourd’hui à la vague populiste qui entraîne tant de pays vers l’autoritarisme. Le livre de Guibourg Delamotte nous aide à comprendre pourquoi, et ce n’est pas là le moindre de ses mérites !

Notes

1 Christophe Jaffrelot, « Comment expliquer la démocratie hors d’Occident », Démocraties d’ailleurs. Démocraties et démocratisations hors d’Occident, Christophe Jaffrelot dir., Paris, Karthala, 2000, p. 6-66.

2 Dankwart Rustow, « Transitions to democracy. Toward a dynamic model », Comparative Politics, vol. 2, no 3, avril 1970 et Mancur Olson, « Dictatorship, democracy and development », American Political Science Review, vol. 87, no 3, septembre 1993.

3 Barrington Moore Jr., Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, P. Clinquart trad., Paris, Maspero, 1983, p. 12.

4 Rajni Kothari, Politics in India, New Delhi, Orient Longman, 1970. L’analyse du factionnalisme la plus heuristique reste celle de Bruce Graham : Bruce D. Graham, Representation and Party Politics. A Comparative Perspective, Oxford, Blackwell, 1993.

5 Juan Linz and Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Europe, South America, and Post-Communist Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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