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L’Afrique en prisons

 | 
Frédéric Le Marcis
, 
Marie Morelle

Partie 2. Réformes de la prison

Chapitre 5

Se saisir du droit dans la prison centrale de Yaoundé

Marie Morelle

Texte intégral

1La fin du xxe siècle a vu le déploiement massif des droits de l’homme avec le renforcement du droit international public mais aussi la création de formations, la diffusion d’indicateurs et de divers standards, et la démultiplication d’experts, de « professionnels » et de programmes (Goodale et Merry 2007). Finalement, le terme de droits de l’homme reflète une variété de lieux, de discours, de projets, de pratiques, de labels et d’idéologies, cette variété conduisant à discuter de sa dimension politique et émancipatrice (Allen 2013), autant que de sa technicisation avérée (Hibou 2011).

2Dans ce contexte, l’institution pénitentiaire est devenue l’un des points d’appui de la diffusion des droits de l’homme, au service de la (re)construction et de la consolidation de l’État de droit, en particulier dans les pays de l’ancien bloc soviétique et dans ceux communément dits du « Sud » (Bouagga 2016 ; Jefferson et Gaborit 2015 ; Martin 2013).

  • 1 Le PACDET I (Programme d’amélioration des conditions de détention et de respect des droits de l’hom (...)
  • 2 Convention de financement entre la Commission des communautés européennes et la République du Camer (...)

3Ainsi le Cameroun compte-t-il parmi les États africains ayant passé à deux reprises une convention à des fins d’amélioration des conditions de détention avec l’Union européenne (UE), principal acteur de la réforme carcérale sur le continent africain (Colineau 2013)1. À chaque fois, c’est plus largement un « dysfonctionnement généralisé du système judiciaire » qui est diagnostiqué, mais qui aboutit à souligner prioritairement la surpopulation dans les prisons centrales, en particulier la présence d’individus en détention préventive sur « des durées anormalement longues »2. L’accès au droit à partir de la prison devient alors l’un des axes des deux programmes. Au-delà, il importe tout de même de mentionner la refonte du Code pénal et du Code de procédure pénale d’une part, l’existence d’organisations, d’associations et d’ONG intervenant dans les prisons camerounaises à des fins d’accès à la santé, à la formation et au droit d’autre part (Morelle et al. 2018). Ces actions visent de manière plus ou moins explicite la réforme de l’accès à la justice et de son fonctionnement, comme la diffusion des droits de l’homme et la matérialisation de ces derniers en prison. Il demeure donc nécessaire de réfléchir à leurs objectifs, à leurs instruments et à leurs effets : s’agit-il d’introduire certains droits (à l’alimentation, aux visites, aux soins) dans un espace où des individus en sont privés, à des fins de (sur)vie ? S’agit-il de doter les détenus de droits, entendus comme la capacité à prendre la parole pour participer à la vie en détention et à agir légalement, le cas échéant à l’encontre de l’arbitraire et des violences, récurrents dans toute prison, au Cameroun comme ailleurs (Chantraine et Kaminski 2008) ?

4La prison a pu être le support de revendications politiques. Elle a été la scène sur laquelle des détenus ont dénoncé leur incarcération pour des motifs politiques, par exemple au Cameroun lors de la répression des mouvements indépendantistes. Des avocats ont participé à la diffusion d’une « stratégie de défense politique fondée sur une approche juridique » (Terreta 2015, p. 37). Dans les années 1950, documenter et dénoncer les arrestations arbitraires, les procédures judiciaires et les incarcérations sert la cause nationaliste camerounaise. Par la suite, décennie après décennie, la prison est médiatisée au moyen de la prise de parole de détenus considérés comme politiques, sous la présidence d’Ahmadou Ahidjo comme celle de Paul Biya (Morelle 2019).

5Cependant, dans d’autres contextes géographiques, la prison en elle-même peut faire l’objet d’un discours critique non sans lien avec une optique plus large de changement social et politique (Artières et Lascoumes 2004 ; Salle 2009). Ce sont les modalités de la punition et ses déterminants qui sont remis en cause, en même temps que les détenus se revendiquent comme sujets de droit. Dans cette perspective, ces derniers placent certaines de leurs demandes et de leurs actions sur un plan juridique. Ce recours au droit, comme instrument d’émancipation (Israël 2009), est souvent reconnu comme porté par des détenus explicitement politisés. Qu’en est-il des détenus de droit commun dont les usages du droit demeurent souvent un impensé des programmes de réforme quand ils ne sont pas ignorés et méprisés par certains acteurs institutionnels (Thomas et al. 1986 ; Rostaing 2007 ; Durand 2014 ; Bouagga 2015) ?

  • 3 De 2010 à 2012, j’ai bénéficié d’une autorisation pour mener des recherches dans la prison centrale (...)

6À partir d’une ethnographie conduite dans la prison centrale de Yaoundé3, ce chapitre s’intéresse aux usages du droit par les détenus. Dans quelle mesure certains d’entre eux ont-ils recours à des pratiques juridiques, sinon à un langage empruntant au droit, auprès de quelles institutions et pour quelles finalités ? Le tribunal n’est pas la seule arène où apprendre et faire entendre ses droits. Au-delà de la loi, il existe un processus de réappropriation non pas seulement du droit pénal mais du registre des droits de l’homme, ce qui n’est pas sans créer de tension avec l’administration pénitentiaire, les gardiens notamment, et dont il importe de discuter la portée sociale. Un langage des droits (Minow 1987, p. 1862 ; Hornberger 2011) est produit par des détenus pour penser et pour dénoncer les injustices vécues en prison, au même titre que des réappropriations des discours de réformes et de formations aux droits de l’homme par les gardiens ont été constatées et analysées (Martin 2014). Ce langage permet d’analyser plus finement le rapport d’individus subalternes aux institutions en contexte d’appel à la consolidation de l’État de droit (Baudot et Revillard 2017).

  • 4 Le Cameroun n’est pas doté d’un droit pénitentiaire en tant que tel.

7À cet égard, il convient de rappeler la qualification récurrente de l’État camerounais dans la littérature contemporaine, en sciences politiques principalement, sous l’angle de sa faible institutionnalisation (Morelle et Planel 2018 ; Eboko et Awondo 2018). Les institutions publiques incarnent des espaces où s’accaparer les biens publics dans le cadre d’ententes corruptives au bénéfice des agents de l’État ou de coalitions liant acteurs publics et privés. Dans ce contexte, quelle peut être la valeur accordée à la loi et à l’accès au droit alors même que plusieurs travaux mettent l’accent sur la dimension informelle du gouvernement carcéral et du fonctionnement de l’appareil judiciaire, au Cameroun comme dans des pays voisins (Garces et al. 2013 ; Martin et al. 2014 ; Le Marcis 2014 ; Morelle 2014 ; Macauley 2017) ? On peut aussi objecter le paradoxe à envisager la prison (camerounaise et au-delà) comme support d’un langage du droit alors que l’institution apparaît régulièrement comme un lieu de « non-droit » (Rostaing 2007, p. 578)4.

  • 5 « “Rights” can give rise to “rights consciousness” so that individuals and groups may imagine and a (...)

8La dimension autoritaire du régime et l’arbitraire inhérent à la vie carcérale doivent-ils évincer le droit comme référent normatif des rapports sociaux et du rapport à l’État (Mann 2009 ; Saada 2002 ; Bayart 2008) ? Dans le souci de répondre aux demandes de bailleurs internationaux, le Cameroun a engagé une série de réformes de la justice et de la prison, validant l’hypothèse de l’existence d’une culture de la légalité à l’échelle des institutions publiques (Comaroff et Comaroff 2006). Faut-il n’y voir qu’un exercice de mise en scène d’un État ? Ces réformes sont aussi portées par des magistrats, des avocats, de hauts fonctionnaires comme par des ONG, canaux potentiels de diffusion des droits de l’homme et du droit pénal au bénéfice des détenus. Dès lors, il paraît utile de ne pas rejeter de manière immédiate la question de la relation qu’entretiennent ces derniers à l’égard du droit (procédures pénales, sanctions disciplinaires…) et des droits de l’homme : quels en sont leurs usages, pour quelles mobilisations et finalement pour quels processus de subjectivation ? Les détenus sont-ils contraints à ne développer que des tactiques en marge de la légalité pour accéder à l’État et à la justice ? Ne peut-on pas les reconnaître comme sujets de leurs droits, dès lors, acteurs de la réforme carcérale, sans non plus tomber dans un excès de romantisation de leurs résistances éventuelles ? Tout au moins, peut-on démontrer qu’ils ont conscience d’avoir des droits et tentent de les faire valoir dans des lettres et dans certaines relations aux institutions en dépit de leur statut de détenu, voire en raison de ce dernier qui crée une familiarisation au droit (les règles) et à la justice (l’institution), et les conduit à revendiquer des formes de protection de la part de l’État et plus largement des droits (Ewick et Silbey 1998)5 ?

9Dans un premier temps, j’esquisserai une mise en contexte en évoquant les différentes réformes de la justice et de la prison et les acteurs qui les portent : la prison est-elle, ou non, constituée en « problème public » au Cameroun ? En quels termes et pour quels projets la question des droits des détenus y est-elle éventuellement formulée ? En miroir, de nombreux détenus semblent démunis face aux institutions judiciaire et pénitentiaire. Néanmoins et dans un second temps, j’étudierai les représentations et les usages du droit pénal de certains détenus. Je souhaite cerner les appropriations (Olivier de Sardan 2008), les pratiques d’intermédiation entre la Cour et les détenus et leur ambiguïté, ainsi que les interprétations que certains prisonniers ont des droits de l’homme ; et en retour comment ces derniers deviennent un support de légitimation de certaines de leurs stratégies et de leurs revendications.

Donner accès au droit ou « vider les prisons » ?

  • 6 L’administration pénitentiaire donne le chiffre de 30 605 détenus en 2017 (contre 23 196 en 2010). (...)

10Le nombre de détenus dans les prisons camerounaises tend à augmenter6, entraînant un processus de surpopulation désormais prégnant dans la majorité des établissements (voir carte 5). Ce constat légitime la volonté de certains bailleurs, relayés par des acteurs nationaux de l’administration pénitentiaire, d’engager des réformes du système pénal. Cette volonté entraîne la formulation aussi bien progressive que par à-coups, d’une question pénitentiaire sur l’agenda politique national.

Carte 5. Population carcérale au Cameroun en 2017

Carte 5. Population carcérale au Cameroun en 2017

Source : Direction de l’administration pénitentiaire 2017, sauf pour les prisons non fonctionnelles de Douala-Ngoma, Limbé et Bonaberi (ministère de la Justice 2016). Réalisation Ecoppaf 2018, programme ANR 15-CE27-0007.

Une réforme scripturaire et matérielle

11À compter de la décennie 2010, Amnesty International publie plusieurs rapports sur les prisons du pays (2009, 2015, 2016, 2017). Au gré de la lutte contre le terrorisme et la criminalité dans le bassin du lac Tchad et à la frontière avec la Centrafrique, le Comité international de la Croix-Rouge redéploie ses activités dans le pays, tandis que de petites associations parfois très locales, relevant souvent d’ordres religieux, continuent d’intervenir dans certaines prisons du pays, sur les questions d’accès aux soins, sur la parentalité en prison, sur le travail ou sur l’incarcération des mineurs, sans nécessairement participer à la rédaction de plaidoyers touchant aux conditions d’incarcération.

12De son côté, le ministère de la Justice publie chaque année un rapport sur l’état des droits de l’homme au Cameroun dans lequel un chapitre au moins aborde les conditions de détention et le fonctionnement du système judiciaire. L’État camerounais s’est également doté d’une direction des Droits de l’homme et de la coopération internationale.

13La prison, et plus largement la justice, sont donc données à voir sous l’angle de secteurs subissant des dysfonctionnements qui sont à résoudre, entrainant des rapports et des plans d’action. Ces derniers, quand ils émanent des autorités, doivent exprimer et légitimer les efforts du Cameroun pour épouser les contours d’un État de droit. Ils deviennent finalement un critère à partir duquel mesurer les efforts effectués.

  • 7 Convention de financement entre la Commission des communautés européennes et la République du Camer (...)

14C’est dans le contexte des années 2000 que s’est tissé plus particulièrement le partenariat liant l’UE aux autorités camerounaises. Le PACDET I est un projet pilote avec une intervention sur les seules prisons centrales de Douala et de Yaoundé. Le PACDET II, de plus grande ampleur financière mais aussi géographique, a vocation à couvrir cette fois-ci les dix prisons centrales du pays7. Dès 2001, le constat est sans appel :

  • 8 Dispositions techniques et administratives d’exécution, Convention de financement entre la Commissi (...)

Cette situation de surpopulation constitue une des manifestations du dysfonctionnement généralisé du système judiciaire. Les prisons camerounaises sont surpeuplées de détenus en détention préventive d’une durée anormalement longue. […] Nombreux sont [les détenus] qui meurent de maladies et de malnutrition durant leur séjour en prison. Souvent illettré et mal informé, n’ayant pas de conseils, le prisonnier ignore ses droits.8

15Dans le même temps, la délégation de l’UE au Cameroun prend soin de souligner l’existence d’une volonté nationale de réformer les secteurs de la justice et de l’administration pénitentiaire.

La réforme du système judiciaire est […] l’une des composantes du Programme national de gouvernance (PNG) à moyen terme, promulgué par le président de la République […]. Les autorités ont manifesté de l’intérêt pour le renforcement des capacités d’intervention de la société civile dans le domaine des Droits de l’homme, l’amélioration de la résorption de l’engorgement des tribunaux et l’application plus rigoureuse des textes en vigueur, notamment en ce qui concerne la détention préventive. (ibid.)

16En conséquence, les PACDET I et II visent en particulier à réduire « les dysfonctionnements et [les] abus liés à la détention préventive », en diffusant une information sur leurs droits aux prévenus ; en permettant un accès à la défense et en mettant l’accent sur la remise en liberté des prévenus y ayant droit, finalement en réduisant la durée de la détention préventive, ce qui devrait influencer aussi les conditions de détention. Tels sont du moins les « indicateurs objectivement vérifiables » des programmes prévus d’abord dans les prisons centrales de Douala et de Yaoundé, sous réserve de l’engagement des autorités camerounaises (banque de données carcérales, révision du Code de procédure pénale, etc.).

17Si l’UE s’autorise à qualifier le fonctionnement de la justice au Cameroun au lancement de la convention, et si les projets se font sous condition de réformes plus structurelles, la réussite des programmes semble se résumer, à la fin de l’échéance, à atteindre des indicateurs techniques : il s’agit avant tout de faire condamner et sortir des prévenus en mettant à leur disposition des avocats rémunérés dans le cadre des PACDET (le second en particulier), soit une rationalisation du travail judiciaire (Colineau 2014, p. 131), entraînant potentiellement une dépolitisation de la réforme.

18À mi-étape du PACDET I, un rapport de monitoring conclut dès 2003 que le programme

  • 9 Rapport de monitoring, PACDET, 2 juillet 2003.

ne réalisera qu’une action ponctuelle de sensibilisation et de défense d’un certain nombre de détenus sans avoir eu un impact sur l’amélioration du fonctionnement du système carcéral et judiciaire dans le long terme […]. La réduction de l’accumulation des dossiers de défense qui s’éternisent paraît plus pertinente que la réduction de la population carcérale. L’[assistant technique] souhaite assurer qu’avant la fin du programme, il n’y aura plus de détenus dans les prisons de Douala et de Yaoundé ayant une date de mandat de dépôt de plus d’un an. Si ce but est atteint, et tout porte à croire qu’il le sera, le PACDET aura un impact ponctuel mais certain sur le dysfonctionnement du système carcéral.9

  • 10 Évaluation finale PACDET II, rapport final, 13 juin 2011.

19La formulation est ambiguë : l’auteur souligne l’influence strictement ponctuelle du programme sur les deux prisons de Yaoundé et de Douala, qui n’aura alors eu pour objectif que le désengorgement des prisons à court terme. Le PACDET I pouvait-il avoir vocation à agir structurellement sur la chaine pénale ? La création de centres de consultation juridique en partenariat avec les barreaux des villes concernées par le projet était prévue, de même que des formations pour des associations sur les droits de détenus. Tel n’a pas été le cas. L’évaluation finale du PACDET II10, externe, invite à pérenniser l’assistance juridique mise en place de façon ponctuelle après contractualisation avec des avocats à des fins de lutte contre les durées de détention préventive.

« On nous renvoie »

20En miroir, les détenus connaissent-ils le droit ? Quelles représentations ont-ils de leurs droits ? Dans la stricte application des codes, on relève que la durée de la détention préventive ne saurait excéder certaines durées légales selon la nature de l’infraction. Ce simple article devrait permettre des dépôts massifs de demande en libération immédiate devant les tribunaux. Pourquoi tant de détenus ne le font-ils pas ? Pour les magistrats rencontrés, la réponse est qu’ils ne connaissent pas leurs droits.

21Au fil des enquêtes menées en prison et dans les quartiers populaires de Yaoundé, si certains détenus et ex-détenus indiquent savoir comment négocier avec la police et avec la brigade de leurs quartiers l’exercice d’activités illégales, ils reconnaissent ne plus savoir quel rôle tenir au tribunal devant un procureur ou un juge. Dans les entretiens, une expression revient : « on nous renvoie. » Avec le nouveau Code de procédure pénale, la période d’instruction et le procès lui-même ont vu leur durée s’allonger du fait de l’obligation d’entendre chaque individu impliqué à titre de témoin. En outre, les salles d’audience sont peu nombreuses. Enfin, un seul camion vient chercher les détenus des prisons de Yaoundé chaque matin : en conséquence, les audiences démarrent au mieux à 11 heures. Enfin, les juges eux-mêmes reconnaissent devoir fractionner chaque affaire pour permettre à l’ensemble d’avancer timidement chaque mois… Après l’audition d’un expert ou d’un témoin dans le cadre d’une affaire, les magistrats renvoient l’affaire au mois suivant pour continuer le procès ou mettre en délibéré. Pour nombre de prévenus, incarcérés pour la première fois, l’ensemble de la procédure leur échappe et leur demeure inintelligible.

  • 11 Ancien détenu (Yaoundé 2013) arrêté avec cinq autres personnes dans une maison autre que la sienne, (...)

On nous a envoyé au parquet. Le procureur me fait signer un mandat de dépôt de détention provisoire. Il dit qu’il n’y a pas le temps, que je signe, que je reviens lundi au Parquet. Il était 23 heures. Il n’a pas le temps. On avait un dossier à six. Il dit que le tribunal va dire qui est innocent. Je suis allé en prison. […] Le lundi, je suis remonté au Parquet. Au tribunal d’instance. On ne m’a pas posé de questions. On m’a juste posé cette question : « Vous plaidez coupable ou non coupable ? » J’ai dit : « Non coupable. » On a renvoyé notre dossier à un mois. Nous sommes rentrés encore en prison. On est remonté un mois après. On m’a posé la même question : « Vous plaidez coupable ou non coupable ? » On nous a encore renvoyé. On nous a renvoyé neuf fois. Après sept mois, on nous a renvoyé deux fois pour deux semaines. Et la dixième fois que je suis monté au Parquet, c’est pour qu’on me libère. On ne m’a jamais posé d’autres questions.11

22D’anciens détenus rencontrés dans un des quartiers populaires de la ville sont unanimes : « Quand on arrive au parquet, on ne vous enquête plus. On ne fait que renvoyer. On vous renvoie, on vous renvoie. On vous renvoie. Ce n’est pas normal. Tu travailles cinq ans de prison, on va te renvoyer seulement. Ce n’est pas normal » (Yaoundé, 2013).

23Dans le même temps, des détenus avouent ne plus avoir confiance dans les différentes ONG qu’ils considèrent, pour certains, comme étant de passage : l’un d’eux s’est ainsi entretenu une première fois auprès d’enquêteurs autorisés à entrer dans la prison, mais les années passant et restant incarcéré, il refuse désormais de se confier aux enquêteurs d’ONG. Les détenus, souvent condamnés à de longues peines, quant à eux, ont assisté au déploiement d’avocats dans le cadre du PACDET II à des fins de traitement des dossiers des individus en détention provisoire, sans relever de la « bonne » catégorie, celle des prévenus.

24Cependant, la présence d’avocats dans les prisons mais aussi celle d’ONG, couplées à la médiatisation de certains rapports et plaidoyers, invitent à étudier la possible diffusion d’un discours du droit (pénal et de procédure pénale) et sur les droits (humains) auprès des détenus eux-mêmes. En cela, on ne peut conclure à la naïveté des acteurs à l’origine des programmes, conscients des blocages politiques et institutionnels, mais engagés malgré tout dans la diffusion des droits humains et des textes de loi. Ces actions ne seraient alors pas seulement « une performance » d’une poignée d’acteurs de la réforme mais deviendraient éventuellement un registre normatif approprié par des détenus (Allen 2013), entre autres, au bénéfice de formes d’affirmation de soi.

25Dans les faits, l’institution pénitentiaire marque de son empreinte le vécu de nombreux habitants de Yaoundé, où ils ont appris à vivre en marge de la légalité pour subsister (Morelle 2018). De l’incertitude quotidienne à vivre en ville à la précarité de l’existence en prison, des habitants des quartiers populaires, incarcérés ou proches d’un détenu, développent une connaissance progressive des institutions pénales articulée à un discours sur leurs droits. Selon les individus, on peut alors remarquer non pas seulement une incompréhension des règles de droit mais finalement une connaissance relative et progressive. Au fil de leur carrière délictuelle et criminelle (ou de celle de leurs proches), certains individus parviennent à maîtriser un ensemble de savoirs et de pratiques, au fondement de leur constitution en sujet de droit(s) en dépit des rapports de domination dans lesquels s’inscrivent leur double expérience citadine et carcérale. Il importe de considérer les ressources dont sont porteurs certains détenus et la façon dont ils développent un langage sur le droit au fil de leurs parcours urbain et pénal en réponse à une procédure pénale perçue comme complexe.

La prison, un espace d’apprentissage de ses droits ?

Accéder au droit, revendiquer ses droits

  • 12 Malheureusement, il n’a pas été possible d’y avoir accès de façon systématique à des fins de traite (...)

26Une fois condamné, le rapport au droit peut se modifier. Du fait de la durée d’incarcération mais aussi de l’espoir tenace d’en sortir, des détenus vont s’intéresser aux règles qui régissent leur détention et à celles leur permettant de faire appel ou de saisir la Cour suprême. Les dossiers du greffe témoignent d’une importante correspondance des détenus adressée à l’administration pénitentiaire ou aux juges : demande de transfert dans un autre établissement, procédure en appel, révision du procès, commutation de peine, confusion des peines, etc.12.

27En prison, des « écrivains publics » et des « avocats » apparaissent : l’on vient les consulter pour décider de la direction à prendre et pour rédiger des courriers d’une belle écriture avec maintes formules de politesse et de déférence. Cette accumulation de lettres témoigne d’un certain rapport à l’État, en l’occurrence à l’appareil judiciaire et pénitentiaire, dans le quotidien de ceux qui s’y confrontent – les détenus mais aussi leur famille. L’émergence de conseillers informels parmi les détenus contrecarre, dans une certaine mesure, l’inégalité de l’accès au droit ; ces « avocats » faisant le lien entre un univers dense de règles codifiées et les tactiques informelles de survie en prison. Ils rendent les procédures intelligibles (Milovanovic et Thomas 1989), du moins en partie, à d’autres, parfois illettrés. Ils sont considérés comme compétents mais aussi légitimes pour s’adresser aux institutions. C’est d’ailleurs l’une des missions revendiquées par l’association des détenus de la prison centrale de Yaoundé, dont les représentants sont élus parmi les prisonniers et dont l’existence est autorisée par l’administration pénitentiaire pour le développement d’activités dites socio-culturelles. Ces « avocats » n’étaient pas des personnels de justice avant leur incarcération. Souvent dotés de capitaux sociaux (sachant lire et écrire, munis de diplômes au minimum de l’enseignement secondaire), en prison depuis plusieurs années et sachant négocier différentes faveurs en lien avec leur ancienneté et leurs moyens financiers (un lit, une cellule, la possibilité de circuler), ils ont appris quelques rudiments du droit et des procédures pénales. Comment ?

28Être amené par camion au tribunal le matin implique de passer des journées entières à assister aux procès des autres détenus en attendant le retour à la prison en soirée. Ces audiences constituent une forme d’introduction au droit. De l’une à l’autre, les détenus sont passés maîtres dans l’art de revenir sur leurs déclarations précédentes afin d’incriminer leurs complices et de tenter de se faire innocenter. Les tribunaux sont aussi le lieu où recruter des avocats professionnels. L’immense majorité ne peut s’offrir les services de l’un d’eux. Cependant, notamment pour les longues peines, leur nécessité est impérieuse. Pour les condamnés à mort, il s’agit même d’une obligation légale. Les audiences permettent ainsi d’observer ces avocats, de juger de la pertinence de leur plaidoirie, de leur attitude. S’ils sont convaincus et ont les moyens, certains détenus les approchent par le biais de leur famille afin de faire appel à leurs services. Enfin, des ONG interviennent pour sensibiliser au droit et laissent des codes dans la bibliothèque de la prison. Au greffe de la prison, ce sont aussi des discussions entre gardiens et détenus tout juste placés sous écrou qui participent à la circulation du droit en pratique. Le greffe est un espace de dépossession mais aussi un espace de socialisation dans lequel des gardiens se retrouvent parfois à donner des conseils aux prisonniers. Les premiers sont familiers des procès et des procédures. Ils émettent aussi des avis sur les magistrats, sur leur intégrité et sur leur sévérité. Ils incarnent ainsi le droit et guident les détenus dans les postures à adopter à l’égard des uns et des autres.

29Si l’on ne peut nier l’importance du niveau de scolarisation et du soutien familial, le temps en prison, la durée de la peine et les relations en prison interviennent donc aussi dans les façons qu’ont des détenus de se saisir du droit (Rostaing 2007). « Les ressources extérieures, l’expérience accumulée, la capacité à mobiliser des intermédiaires divers produisent des rapports au droit différenciés » (Bouagga 2015, p. 16). Bien entendu, il importe de distinguer ces différents parcours de vie. Tous les détenus ne parviennent pas à se saisir du droit. L’un d’eux, vieillissant en prison, ressortissant d’une région fort éloignée de Yaoundé, coupé de tout contact avec sa famille et ne parlant que le fulbe, ne comprenait pas si, du fait de l’obtention d’une remise de peine (sa peine à perpétuité avait été commuée en vingt ans de prison), un nouveau décompte du temps allait débuter : allait-il désormais passer vingt nouvelles années en prison ? Telle était sa question. Par ailleurs, parmi les « avocats » de la prison, on sait également que bien des courriers s’avèrent très stéréotypés, pastiches ou mises en scène du droit qu’ils sont censés énoncer, au bénéfice d’une rétribution pour leur rédacteur et avec ou sans effets en aval. En cela les positions de ces intermédiaires se distinguent des parcours de militants de droits de l’homme dont l’emprisonnement a pu devenir un moteur dans leur combat et un facteur d’intérêt pour le respect des droits des prisonniers.

30Néanmoins, de manière plus générale, sous l’influence de la presse, des ONG et des Églises, tout un discours sur les droits de l’homme se diffuse dans la prison. Certains détenus s’en saisissent pour dénoncer pêle-mêle l’absence d’avocats, la violence des gardiens, la corruption des institutions ou plus pragmatiquement le délabrement des locaux de détention et la faiblesse de la ration pénale ; en parlant avec des visiteurs d’ONG, en tentant de faire publier des articles dans la presse locale et nationale par exemple. Par le biais de l’expérience carcérale, ce n’est plus seulement une certaine compétence à se saisir du droit au bénéfice de son propre dossier judiciaire que l’on constate. C’est aussi un désir de faire de l’incarcération un problème public, un enjeu collectif, au-delà des tribunaux, et à partir d’un registre plus large touchant aux droits de l’homme.

  • 13 Bien que prévu par le nouveau Code de procédure pénale.

31En raison d’un code pénitentiaire inexistant13 et de l’absence d’un règlement intérieur, les détenus négocient en permanence avec les gardiens et certains codétenus le droit d’obtenir un lit, une cellule, une visite, un recours… Cette négociation peut se résumer à des pratiques corruptives et à la violence, comme être le fruit d’arrangements de proximité durant le temps d’incarcération. Les conflits entre gardiens et détenus n’en existent pas moins. Ainsi un détenu a pu porter plainte auprès de la police contre le harcèlement de l’un d’eux l’ayant affecté à un autre quartier en guise de punition. Un autre a monté un dossier dénonçant des actes de torture en prison devant la Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (CNDHL). Autant d’éléments qui témoignent de l’incorporation par les détenus de dispositifs institutionnels en charge de défendre leurs droits, y compris pendant le temps de leur peine. Si ces démarches n’aboutissent pas systématiquement (auprès de la CNDHL par exemple), la plainte déposée contre un gardien a entrainé une médiation au sein de la prison au bénéfice du détenu. Ainsi les conditions d’incarcération et leurs règles informelles sont-elles objectivées au moyen d’une appropriation du registre des droits de l’homme. Ces derniers sont perçus comme une ressource contre l’arbitraire de la détention, comme un moyen pour avoir une prise relative à l’encontre de situations d’incertitudes intrinsèques à l’univers carcéral et pour envisager la possibilité d’une interaction avec les autorités, au-delà des normes officielles attendues (Durand 2014).

Réappropriation et « contrefaçon » des droits de l’homme

  • 14 « Human rights have become a language of entitlement and conflic » (Hornberger, 2011, p. 10). « Les (...)

32Les travaux souhaitant saisir empiriquement l’appropriation des droits de l’homme ont souvent évoqué leur « indigénisation », ou leur vernacularisation (Martin 2014). Julia Hornberger évoque une contrefaçon des droits de l’homme (« the forgery of human rights », Hornberger 2011, p. 11), appelant à saisir la place de ces derniers dans les conflits et les tensions prévalant dans la relation des populations les plus précaires à l’État14. Elle invite à se garder de toute romantisation des pratiques qui se réclament des droits de l’homme.

33Dans le processus de traduction et d’appropriation des normes, de circulation de discours et de pratiques au nom des droits de l’homme et d’une réforme carcérale, il importe de saisir la valeur (Le Marcis 2019) accordée au droit et à sa relative connaissance. Cette valeur révèle les rapports de pouvoir en prison autant qu’elle participe à ces derniers. Se voir prêter certaines compétences juridiques (de la maîtrise du droit à celle du fonctionnement des institutions) permet d’acquérir un statut en prison, autant qu’une possible rémunération pour service rendu (rédaction d’une lettre donc). Aussi chacun n’est-il pas en mesure d’avoir des droits, y compris par le canal informel des détenus. L’apprentissage, la mise en réseau et l’accès à des savoirs empiriques se négocient non sans inégalités.

  • 15 Le prénom a été modifié.

34Un ex-détenu, Éric15, est ainsi devenu courtier en droit entre la prison et le tribunal. Opérateur économique, il a suivi une formation en droit privé et en droit des affaires. Son travail consiste à démarcher des investisseurs étrangers potentiels, à les informer des appels d’offres lancés par l’État camerounais et à les accompagner dans leurs démarches au Cameroun. Ses services sont rémunérés par les sociétés étrangères au titre d’un contrat d’assistance. Si les tractations aboutissent, sa société obtient des parts dans l’éventuelle société mixte mise en place par les investisseurs étrangers et l’État camerounais. Il a donc un carnet d’adresses très dense et dans les plus hautes sphères de l’État – par ses liens familiaux notamment – qui lui permettent d’être informé de l’actualité des marchés publics et d’obtenir des rendez-vous pour des entrepreneurs étrangers. À l’occasion d’un contrat non respecté par des investisseurs, Éric est accusé par l’État camerounais d’abus de bien sociaux et passe deux mois en prison. Les charges pesant à son encontre sont rapidement abandonnées et il peut finalement sortir, libre. Il reconnaît que les liens entre sa famille et certains magistrats ont aidé. Depuis ce jour, il s’intéresse particulièrement aux marchés publics touchant au domaine de la justice, mais toujours en lien avec ses appartenances familiales. Aussi, en prison, il a gardé des contacts avec un détenu condamné à une longue peine. Ce dernier joue le rôle de premier intermédiaire afin de mettre en contact des prisonniers avec Éric. Les familles le rencontrent, il étudie le dossier et présente la situation aux magistrats (juge, procureur) en charge de l’affaire. Une décision est arrêtée (plaider coupable par exemple) puis Éric la porte à la connaissance de la famille du détenu. En échange, il reçoit et reverse une somme d’argent aux magistrats impliqués. Dans de rares cas, Éric accepte d’étudier les dossiers de détenus incapables de rassembler un quelconque pécule. Dans ce cas, il plaide une réduction de peine ou des amendes auprès des magistrats. Éric joue donc de ses connaissances en droit, de sa maîtrise du fonctionnement judiciaire et de son réseau dans le milieu de la justice (hauts fonctionnaires, magistrats) acquis de par sa naissance et de par ses expériences professionnelle et personnelle. S’il admet ne pas s’enrichir (on peut en douter), il assume avoir joué les intermédiaires entre des détenus et leur famille et des magistrats afin de remettre plusieurs milliers de francs CFA à ces derniers. Il est donc bien question de s’enrichir, en termes financiers mais aussi en renforçant son réseau social. L’application du Code pénal fait l’objet de négociations et de transactions corruptives, adossées à un réseau clientéliste où interconnaissances professionnelles et familiales jouent un rôle majeur. Dans le même temps, Éric explique donc venir en aide, dans de rares cas, à des détenus démunis ne serait-ce que pour réduire la durée de leur peine. Ce travail de courtage profite aussi à son référent à l’intérieur – un prisonnier – qui peut jouer de son statut à son tour auprès de ses codétenus, s’enrichir, mais aussi se doter d’un rôle en prison, et lutter contre la dynamique d’aliénation propre au système carcéral. Éric a joué de son expérience professionnelle d’intermédiaire économique pour supporter sa peine et finalement donner une place à cette incarcération dans son propre parcours de vie. Dans cette activité informelle de courtage, donner l’accès à un droit ne semble plus relever d’une norme morale, ni d’une volonté de dénoncer l’arbitraire des institutions pénales. On ne cherche plus ici à maîtriser la loi, on cherche plutôt les manières de la transgresser, de la contourner et de s’en arranger. Toutefois, dans le contexte d’un État faiblement institutionnalisé et d’un quotidien marqué par une informalisation massive des relations (Simone 2004), Éric, le détenu qui fait l’interface en prison ainsi que les prisonniers qui ont recours à leurs services fabriquent à leur tour – en payant pour les uns, en jouant de ses réseaux pour l’autre – un canal d’accès à l’État (particulièrement à ses agents) et à ses ressources. Ils se glissent dans les failles, les suscitent et les produisent et ne demeurent pas passifs face à la domination de ceux qui dictent les règles.

35La menace de recourir au droit et dénoncer des pratiques corruptives est un autre moyen de sortir de prison. Ainsi en va-t-il d’un ancien détenu, rencontré six mois après sa sortie de prison, en 2014. Ancien entrepreneur, détenteur de plusieurs commerces d’envergure (garage, cabaret, quincaillerie, auberge) et ayant résidé plusieurs années en Suisse, il se dit victime de jalousie ayant entrainé son incarcération du jour au lendemain. Il lui faudra cinq ans pour faire reconnaître son innocence et la violation de ses droits. À son arrivée en prison, il est totalement démuni. Sans argent, il se retrouve dans l’un des quartiers les plus surpeuplés de la prison centrale de Yaoundé, dénommé le Kosovo (Morelle 2013). Il dort dans la cour, à même le sol. Il doit s’acquitter de corvées ménagères, nettoyer les toilettes en pleine nuit. Il est régulièrement fouetté. Dépouillé de ses biens, frappé, touché par la gale, il est renvoyé à son nouveau statut de prisonnier. Pourtant, petit à petit, il s’organise. Sa famille apprend à ne plus se faire escroquer ni racketter par les gardiens. Parvenant désormais à faire entrer de l’argent, il évite les corvées. Finalement, un ancien ministre le repère et obtient du régisseur sa mutation en dehors du Kosovo. Au bout de deux ans, il est affecté au quartier des mineurs dont il a en charge une partie des enseignements. Pendant ce temps, il tente de résoudre sa situation en recourant en premier lieu à diverses pratiques corruptives. En l’absence de résultats, il décide – en s’appuyant sur des connaissances – de publier toutes les preuves de ses tentatives de corruption à l’égard de plusieurs magistrats ayant effectivement accepté son argent, sa voiture, ses terrains, mais n’ayant pour autant nullement résolu sa situation. La médiatisation de cette affaire, articulée à l’absence de preuves, conduira à sa libération. Si le capital social de ce détenu a sans nul doute joué en sa faveur, on ne peut éluder une forme d’adaptation aux règles de la prison. On constate aussi qu’à la corruption succède la menace de dénonciation et de poursuites pénales, permettant à cet homme d’arriver à ses fins.

Conclusion

36Le système pénal camerounais ne peut se résumer ni aux pratiques corruptives et coercitives, pourtant bien présentes, ni aux mots et aux programmes des institutions engagées dans sa réforme ; il est aussi le produit de tactiques et de bricolage de ceux qui l’expérimentent quotidiennement dans les commissariats, au tribunal et dans la prison. Cependant, si la transgression de la règle de droit au moyen de pratiques corruptives a été davantage étudiée, cela ne doit pas se faire au détriment d’une analyse du rapport au droit et à ses droits qui se joue dans ces situations de contrainte, parmi les détenus. Les droits de l’homme en particulier, au-delà de leur traduction dans les articles des nouveaux codes pénaux et des procédures pénales, nourrissent les pratiques et les discours non seulement des agents des institutions camerounaises et des bailleurs, mais aussi des détenus. Pour certains, cette appropriation du droit modifie le sens de leur peine, leur rapport à l’État et le rapport à soi.

37Il est donc nécessaire de comprendre empiriquement les institutions pénales comme elles sont (Martin et al. 2014), avec leur fonctionnement, leurs tensions (Jefferson 2007), leur porosité et leurs ambiguïtés à l’égard des discours de réforme. La circulation de normes et de « bonnes pratiques » engendre des changements parfois discrets (Bouagga 2019) et informels : la production d’un langage des droits par les détenus en est l’un des éléments. Il importe de reconnaître l’existence de ces savoirs acquis empiriquement au fil de l’incarcération et des audiences, de rencontres avec des ONG et de lectures en bibliothèque. Les détenus ne sont pas passifs à l’égard des projets institutionnels de réforme, ils ne doivent ni en être exclus (au titre qu’il importerait d’abord de former les personnels de l’administration pénitentiaire par exemple) ni en être de stricts réceptacles : ils en sont aussi un support et un médium. L’incarcération peut être mise à l’épreuve par ceux qui en subissent la contrainte, à partir d’une traduction en mots et en actes de la revendication de leurs droits, mais sans évincer la prégnance des inégalités d’un détenu à l’autre (Bosworth et Carrabine 2001).

38Le droit n’est pas perçu par ses usagers seulement comme la contrainte émanant de l’État, il apparaît également comme un instrument potentiel pour en limiter les excès. La ressource juridique ne se limite pas à un texte à appliquer (ou à contourner), elle alimente aussi des résistances et des négociations qui se jouent sur un terrain éventuellement non juridique (Salle et Chantraine 2009, p. 117), par exemple dans la confrontation avec un gardien violent. La connaissance progressive du droit pénal sur fond plus large de diffusion des droits de l’homme donne à voir non seulement la manière dont des individus aux prises avec l’institution carcérale se définissent en regard de l’État et de ses agents, comment ils négocient leurs droits, mais aussi comment ils construisent à leur tour un discours sur « l’État de droit ». La durée de l’incarcération, la production et la circulation d’un langage juridique, la familiarisation à des pratiques judiciaires alimentent un discours parmi les détenus fondé sur leur représentation et sur leur appropriation des droits de l’homme – principale référence – qui irrigue les relations entre détenus, religieux, ONG, avocats, gardiens, non sans une pluralisation de leurs significations (Hornberger 2011). Cela conduit à discuter de la place du droit pénal et des droits de l’homme en prison ainsi que de leurs effets en termes de subjectivation, entendue comme un processus de rejet d’une identité imposée ; celle de détenu, de délinquant ou de criminel. Dès lors, ce constat invite à ne pas ignorer les effets performatifs des discours sur le droit ni les recours effectifs à la loi, et d’en connaître et comprendre les réappropriations. Un travail systématique sur la connaissance du droit, les recours et les usages sociaux du droit devrait pouvoir être entrepris dans le cadre de projet de recherche mais aussi de réformes. Il s’agit de reconnaître la place et les savoirs des détenus et de leurs proches dans ce processus réformateur, aux sens multiples – sans naïveté toutefois –, tant il est souvent question, également, de contrefaire la loi. On notera aussi que, partant de la prison, les récriminations se dressent prioritairement contre l’institution judiciaire, alors même que les défaillances de la prison sont graves et d’abord pointées par les rapports des ONG des droits de l’homme. La réforme carcérale ne peut donc se résumer à améliorer les conditions d’incarcération ; elle doit bel et bien questionner le contenu et la portée des dispositifs punitifs.

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Notes

1 Le PACDET I (Programme d’amélioration des conditions de détention et de respect des droits de l’homme) s’inscrit dans le cadre du VIIIe Fonds européen de développement (FED) et couvre la période 2001-2004 ; le PACDET II s’inscrit dans le IXe FED et couvre la période 2006-2009.

2 Convention de financement entre la Commission des communautés européennes et la République du Cameroun, PACDET (CM/7010/000), VIIIe FED, 2001.

3 De 2010 à 2012, j’ai bénéficié d’une autorisation pour mener des recherches dans la prison centrale de Yaoundé. À compter de 2013, j’ai pu effectuer des visites à certains détenus. En complément, j’ai mené des enquêtes auprès de sortants de prison dans plusieurs quartiers populaires de la capitale camerounaise (2014-2015) et des entretiens auprès de gardiens (2010-2015) puis d’acteurs institutionnels et associatifs impliqués dans la réforme de la prison et de la justice (2015-2017).

4 Le Cameroun n’est pas doté d’un droit pénitentiaire en tant que tel.

5 « “Rights” can give rise to “rights consciousness” so that individuals and groups may imagine and act in light of rights that have not been formally recognized or enforced. Rights, in this sense, are neither limited to nor co-extensive with precisely those rules formally announced and enforced by public authorities » (Minow 1987, p. 1867). « “Les droits” peuvent donner lieu à une “conscience des droits”, de sorte que les individus et les groupes puissent imaginer et agir à la lumière de droits qui n’ont pas été formellement reconnus ou appliqués. Les droits, en ce sens, ne sont ni limités ni co-étendus précisément avec les règles officiellement annoncées et appliquées par les autorités publiques » (ma traduction).

6 L’administration pénitentiaire donne le chiffre de 30 605 détenus en 2017 (contre 23 196 en 2010). Rappelons l’incidence sur le taux d’incarcération (115 pour 100 000 habitants en 2015) de la lutte contre Boko Haram depuis 2013, puis du traitement des mobilisations sociales dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest à compter de 2016, suivi de la répression du mouvement sécessionniste à partir de 2017.

7 Convention de financement entre la Commission des communautés européennes et la République du Cameroun, PACDET II (CM/002/04), IXe FED, 2006.

8 Dispositions techniques et administratives d’exécution, Convention de financement entre la Commission des communautés européennes et la République du Cameroun, PACDET (CM/7010/000), VIIIe FED, 2001.

9 Rapport de monitoring, PACDET, 2 juillet 2003.

10 Évaluation finale PACDET II, rapport final, 13 juin 2011.

11 Ancien détenu (Yaoundé 2013) arrêté avec cinq autres personnes dans une maison autre que la sienne, à l’occasion d’une rafle de la police. Certains étaient en possession de cannabis, lui non, selon ses dires.

12 Malheureusement, il n’a pas été possible d’y avoir accès de façon systématique à des fins de traitement quantitatif puis d’analyse.

13 Bien que prévu par le nouveau Code de procédure pénale.

14 « Human rights have become a language of entitlement and conflic » (Hornberger, 2011, p. 10). « Les droits de l’homme sont devenus un langage de droit et de conflit » (ma traduction).

15 Le prénom a été modifié.

Table des illustrations

Titre Carte 5. Population carcérale au Cameroun en 2017
Crédits Source : Direction de l’administration pénitentiaire 2017, sauf pour les prisons non fonctionnelles de Douala-Ngoma, Limbé et Bonaberi (ministère de la Justice 2016). Réalisation Ecoppaf 2018, programme ANR 15-CE27-0007.
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/40810/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 272k

Auteur

Marie Morelle est professeure en géographie à l’université Lumière Lyon 2, rattachée à l’UMR EVS. Ses travaux articulent géographie politique et géographie urbaine à partir d’entrées empiriques, et portent sur la prison et la police, l’informalité économique et politique en Europe (France) et en Afrique (Cameroun). Avec Frédéric Le Marcis, elle a coordonné le programme de recherche ECOPPAF (Économie de la peine et de la prison), financé par l’Agence nationale de la recherche (2015-2019). Elle a notamment publié Yaoundé carcérale. Géographie d’une ville et de sa prison (ENS Éditions, 2019).

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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