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Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique

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Antoine Missemer

De la science économique à la bioéconomie par Nicholas Georgescu-Roegen (1978)

Présentation par Antoine Missemer

Texte intégral

1Après vingt-cinq ans passés à l’université Vanderbilt de Nashville, Nicholas Georgescu-Roegen quitte en 1976 ses responsabilités académiques sans pour autant abandonner ses travaux de recherche. Il est alors âgé de 70 ans. Jean-Paul Fitoussi, doyen de la Faculté des sciences économiques de l’université Louis-Pasteur de Strasbourg, lui propose à ce moment-là de venir en France en tant que professeur associé. Le contact s’établit par l’intermédiaire d’Alexandre Chabert, historien strasbourgeois et surtout ami de Georgescu-Roegen. Ce dernier restera finalement deux ans à Strasbourg, où il exercera une influence majeure sur de nombreux intellectuels français. Toute une génération de jeunes universitaires, sensibles aux problématiques nouvelles qui naissent autour de la publication du premier rapport pour le Club de Rome, affirme son intérêt pour les thèses bioéconomiques. Jean Arrous ou encore Jacques Grinevald sont sans doute ceux, parmi cette génération, qui ont porté le plus loin l’héritage de Georgescu-Roegen dans les milieux francophones.

2Durant ces deux années passées à Strasbourg, Georgescu-Roegen multiplie les conférences, séminaires et autres événements académiques, comme sa participation au colloque international d’économétrie appliquée à Strasbourg en 1977, et propose plusieurs articles, dans des revues anglo-saxonnes mais également dans une revue française, la Revue d’économie politique. L’article « De la science économique à la bioéconomie », publié directement en français, se veut être un levier majeur de la diffusion du paradigme bioéconomique au sein des milieux francophones (Georgescu-Roegen 1978a). Construit comme une synthèse des différents composants de l’édifice bioéconomique, à savoir ses composants épistémologiques, méthodologiques et analytiques, il réunit des passages parfois déjà proposés dans des contributions précédentes (Georgescu-Roegen 1970 ; 1971 ; 1975) et d’autres inédits. Cette démarche composite se reflète par exemple dans l’énonciation d’un ABC bioéconomique plus étoffé que le programme bioéconomique minimal de 1975 (Georgescu-Roegen 1975, p. 377-378 ; 1978a, p. 367-376). La démarche de Georgescu-Roegen est d’associer ses différentes contributions pour montrer qu’elles forment un tout cohérent structurant l’approche nouvelle des enjeux économiques qu’il souhaite diffuser.

3L’article présenté ici se structure en sept sections, en suivant une trame assez originale. La section d’introduction et la section II mettent en évidence d’une manière intuitive la nature des processus économiques. L’homme est alors situé parmi les autres espèces biologiques, la distinction entre instruments endosomatiques et exosomatiques est introduite, le tout avec un souci permanent d’intégrer la réflexion dans une grille de lecture plus large sur les enjeux de la différenciation sociale, aussi bien à l’échelle internationale que locale. C’est à partir de ces propositions que Georgescu-Roegen développe ensuite, dans les sections III et IV, la question des référents scientifiques de la discipline économique. Cette structuration témoigne d’un aspect que nous avons eu l’occasion de mettre en évidence, à savoir que le choix des référents scientifiques ne doit pas tenir lieu d’arbitraire, mais être la conséquence des observations sur la nature des processus. La thermodynamique classique, comme la biologie évolutionniste, sont des disciplines essentielles pour l’objet économique car elles décrivent avec justesse des phénomènes qui ont trait à l’économie, et non parce qu’elles seraient simplement plus complexes ou plus dignes d’intérêt. Puisque les processus économiques sont une extension de l’évolution endosomatique, et dans la mesure où toute production de valeur économique se fait par transformation des milieux naturels de manière irréversible, alors la biologie comme la thermodynamique doivent remplacer la mécanique en tant que prisme analytique pour l’économie. Ce n’est pas parce que l’on adopte un nouveau regard que l’objet change, mais c’est plutôt parce que l’on admet la véritable nature de l’objet que le regard porté est amené à changer. Georgescu-Roegen souligne ici que nombre de physiciens ont eu du mal à abandonner le référent mécanique (Georgescu-Roegen 1978a, p. 349-350). Il paraît alors d’autant moins surprenant que l’effort semble insurmontable pour les économistes. Afin d’illustrer de façon explicite les enseignements de la thermodynamique, Georgescu-Roegen décrit l’univers comme un sablier ne pouvant être renversé, dans lequel l’énergie-matière s’écoule irrémédiablement (Georgescu-Roegen 1978a, p. 355). Cette illustration, reprise de contributions précédentes (voir Georgescu-Roegen 1977), lui permet d’introduire en même temps les principes thermodynamiques et la définition des différents sous-systèmes – isolé, clos et ouvert – qui peuvent entrer en interaction. La section V laisse ensuite de côté le raisonnement d’ordre intuitif pour adopter une démarche plus technique. Le rapprochement effectué entre énergie et matière esquisse le quatrième principe thermodynamique cher à Georgescu-Roegen. Comme nous l’avons vu, il s’agit là d’un point essentiel de l’argumentaire bioéconomique dans sa version originelle. Les raisonnements menés dans cette section visent ainsi à légitimer un axiome nouveau, qui ne s’appuie pas uniquement sur le corpus thermodynamique fondamental. Les deux dernières sections de l’article, les sections VI et VII, posent la dernière pierre – prescriptive – de l’édifice bioéconomique, en reprenant une partie des mesures du programme minimal de 1975, tout en adoptant un spectre à la fois plus large, et parfois plus précis. En témoigne la démonstration qu’un niveau optimal de population peut être déterminé dès lors que l’on tient compte des contraintes imposées par le système physico-chimique (Georgescu-Roegen 1978a, p. 373-374). Comme pour conclure de manière complète sa démonstration, Georgescu-Roegen termine son argumentaire en reprenant sa problématique initiale de l’inégalité sociale et économique à l’échelle internationale. La différenciation exosomatique est un problème lorsque certaines nations se trouvent réduites à la pauvreté. Promouvoir le développement passe par une reconfiguration de la distribution des richesses au niveau mondial, le tout en cohérence avec les exigences bioéconomiques. Ce projet, utopique à première vue, est une exigence pour le futur qui sera, bon an, mal an, incontournable.

4« De la science économique à la bioéconomie » est un essai qui répond avec rigueur à l’exigence systémique de la bioéconomie. Il témoigne en effet d’un argumentaire qui allie refondations épistémologiques, problématiques analytiques et prescriptions politiques, comme la démarche bioéconomique d’ensemble invite à le faire. S’il s’agit d’un article moins connu que les textes majeurs de Georgescu-Roegen habituellement référencés, il a le mérite de dresser un panorama judicieux des enseignements légués par son auteur. Lu en complément des traductions réalisées par Jacques Grinevald et Ivo Rens (Georgescu-Roegen 2006), cet article permet au lecteur francophone de se faire une première opinion sur la perspective bioéconomique, et de mesurer l’ampleur des défis qu’elle met en exergue, deux démarches indispensables pour que chacun puisse mesurer la justesse des interprétations diverses dont Nicholas Georgescu-Roegen a pu faire l’objet.

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