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Phénoménologie et marxisme

Deuxième partie. Le rôle du débat en Europe

Enzo Paci, Aut Aut et l’école de Milan

Matteo Vincenzo d’Alfonso

Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Ce groupe rassemblait notamment Enrico Filippini (traducteur de La crise des sciences européennes), (...)
  • 2 En la présence de Karel Kosík et de Jan Patocka entre autres.
  • 3 E. Paci, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, Milan, Il Saggiatore, 1963. Les deux premi (...)
  • 4 P. A. Rovatti, R. Tomassini, A. Vigorelli, Bisogni e teoria marxista, Milan, Mazzotta, 1976.

1Ce texte entend parcourir la contribution d’Enzo Paci et de son école à la convergence et fertilisation réciproque de la pensée marxiste et de la recherche phénoménologique. Nous étudierons en particulier son inscription dans les ouvrages de Paci et les articles publiés dans la revue Aut Aut, qu’il fonda en 1951 et dirigea jusqu’à sa mort en 1976. Cette recherche se concentre sur la période centrale de la décennie 1963-1973, quand se réunissait autour de lui, professeur de philosophie théorétique à l’université de Milan, un groupe conséquent de jeunes étudiants se consacrant à l’étude de Husserl et de Marx. L’intention était, entre autres, de procurer une force nouvelle au « marxisme occidental », contre l’interprétation dogmatique du matérialisme dialectique qui avait été codifié par la IIIe Internationale1. On peut dater le commencement officiel de l’étude de ce thème à la publication dans le numéro 73 de Aut Aut en 1963, de la conférence que Paci prononça à Prague une année auparavant, intitulée « Il significato dell’uomo in Marx e Husserl »2. S’y esquissaient pour la première fois les lignes directrices d’une mise en parallèle entre les auteurs qui sera développée à bon escient dans les années suivantes. La leçon de Prague représenta sans aucun doute une occasion d’une valeur symbolique certaine, étant donné que c’est à Prague que Husserl, en 1935, prononça la conférence dans laquelle il exposait le point de départ de La crise des sciences européennes. De même, Paci reprit dans sa leçon les éléments du chapitre « Fenomenologia e marxismo » du livre Funzione delle scienze e significato dell’uomo, qu’il publia la même année3. Comme moment concluant ce travail de recherche du groupe, je choisis plutôt la publication conjointe de trois de ses élèves – Rovatti, Tomassini, Vigorelli – soit l’ouvrage Bisogni e teoria marxista4. Il me semble que ce livre propose un héritage politique courageux du travail effectué par le groupe de Aut Aut concernant le fenmarx, mais qu’il marque en même temps une prise de distance progressive vis-à-vis de l’inspiration plus franchement philosophique du discours au profit d’un positionnement militant dans le débat politique de la gauche italienne.

  • 5 Pour un bref aperçu de l’activité philosophique d’Enzo Paci, voir M. Dal Pra, Introduzione à Alfred (...)
  • 6 Pour la caractérisation de la recherche d’Enzo Paci au cours de cette phase, voir A. Vigorelli, L’e (...)
  • 7 Voir Dall’esistenzialismo al relazionismo, Messine/Florence, D’Anna, 1957. Mario Dal Pra explique a (...)

2On peut distinguer trois phases dans le travail d’Enzo Paci, l’une des plus importantes figures du panorama philosophique de l’après-guerre italien5. Une première phase se déroule dès les années 1940 jusqu’au début des années 1950. Elle est clairement existentialiste, ainsi que fortement ancrée dans la tradition de l’école de Milan de Banfi et Martinetti – l’université de Milan ayant été fondée très peu de temps auparavant, en 19246. Par la suite, on peut parler d’une période d’autonomisation de sa pensée, durant laquelle Paci s’engage dans un parcours personnel de sortie progressive de l’existentialisme, qu’il désigne comme « relationnisme »7.

  • 8 E. Paci, « L’enciclopedia filosofica e il telos dell’umanità », Aut Aut, no 112, 1969, p. 27. Guido (...)

3Enfin, la troisième phase de son activité se caractérise par la centralité qu’il attribue à la phénoménologie, pour laquelle il soutient explicitement la nécessité d’un retour à Husserl. Sous cet aspect en effet, Paci a été sans aucun doute l’un des plus importants défenseurs des études phénoménologiques en Italie. Husserl, qui avait déjà été introduit en Italie par son maître Banfi en 1926 – pour la première phase de sa production philosophique, les Ideen I –, était cependant plus connu par la médiation critique des philosophies de Scheler et de Heidegger. Afin de démonter une interprétation réductrice de la philosophie husserlienne, Paci s’appuie fortement sur la production éditoriale réalisée, à partir de 1939, par le père Van Breda aux Archives Husserl de Louvain. Dans ce cadre, il consacre la dernière partie de sa vie à tenter de faire dialoguer, voire converger en un seul effort, la critique du positivisme scientifique à partir de la phénoménologie et la critique de l’économie et de la société conduite par Marx, en reprenant les questions laissées ouvertes par son maître : « L’héritage de Banfi – soutenait-il – a laissé trois problèmes : 1) celui de l’approfondissement et du renouveau de la phénoménologie ; 2) celui de la critique du marxisme dogmatique et d’une étude renouvelée de Marx ; 3) celui du rapport entre phénoménologie et marxisme »8.

2. Phénoménologie et marxisme

  • 9 E. Husserl, La crisi delle scienze europee e la fenomenologia trascendentale, E. Filippini trad., M (...)

4La publication en 1954 de La crise des sciences européennes jouera un rôle décisif dans ce sens. Pour Paci, cet ouvrage constitue la réponse définitive aux accusations d’idéalisme dont faisait l’objet la philosophie husserlienne. À partir de ce texte, qu’il fera traduire et publier en 19619, Paci pense une nouvelle phénoménologie – par cette expression, il désigne la tâche de la phénoménologie génétique de la Lebenswelt. Dans la notice à l’édition italienne de la Krisis, il écrivait :

  • 10 E. Paci, Avvertenza à E. Husserl, La crisi delle scienze europee e la fenomenologia trascendentale, (...)

La Krisis […] [est] l’ouvrage qui représente la forme la plus mûre de la pensée husserlienne.
Pour ceux qui en sont restés à une interprétation « platonicienne » de la phénoménologie, la Krisis a constitué ou constituera une surprise. […] Le thème de l’histoire est un thème essentiel. Il est moins un thème « ajouté » qu’un sujet qui concerne la phénoménologie de façon nécessaire, et sans lequel la phénoménologie n’aurait pu être ce qu’elle a été, et elle ne pourrait être ce qu’elle est.10

  • 11 E. Paci, Prefazione à E. Husserl, La crisi delle scienze europee e la fenomenologia trascendentale, (...)

5Huit ans plus tard, dans la Préface à la réédition de l’ouvrage, Paci affirme de façon quasiment triomphale que « l’histoire de la philosophie italienne sera divisée en deux parties. Une première partie qui embrassera les ouvrages écrits avant la Krisis et une deuxième comprenant ceux qui ont été écrits après » tout en ajoutant que « sitôt que se présentera l’importance du dernier Husserl […] ou l’on aura pris position dans un sens décidément contraire, ou l’on aura accepté la critique précise de l’aliénation scientifique qui n’est que l’aliénation de l’homme, que Husserl a dévoilée »11. On voit bien comment ici la terminologie husserlienne se superpose de façon presque spontanée aux termes de Marx. Paci attribuait une valeur réellement politique à la nouvelle phénoménologie, puisqu’il reliait la critique marxienne de l’aliénation propre à la société capitaliste à la critique husserlienne des sciences logico-positivistes. Dans ces deux thèses, il fallait mettre l’accent sur le potentiel dont la philosophie dispose pour remettre en mouvement les savoirs et l’histoire afin de réorienter l’humanité vers son telos.

  • 12 Salvatore Veca, l’un de ses élèves, indique deux moments de traduction dans la philosophie de Paci, (...)
  • 13 Fulvio Papi commente ainsi le croisement de ces aspects dans sa reconstruction du parcours de Paci  (...)

6Ce terme, emprunté à Husserl, devient central dans la dernière phase de la philosophie de Paci, alors qu’il était persuadé que, du point de vue de l’innovation philosophique liée à la redécouverte de la phénoménologie, l’Italie se trouvait plus à l’avant-garde que la France. Son avantage résidait précisément dans la proposition explicite de fonder le marxisme dans la phénoménologie, et afin de faciliter cette fondation, Paci s’engage dans une mise en relation de la terminologie husserlienne et de la terminologie marxienne12. Marx et Husserl peuvent se compléter parfaitement, non parce que le premier serait purement idéal et le second concret et praxéologique, mais parce que la critique épistémologique avance parallèlement à la critique sociale marxienne et vice-versa, puisqu’il faut lire Le capital comme une phénoménologie de l’économie politique, ainsi que le suggère son sous-titre, Critique de l’économie politique. Par conséquent, le moyen de reconduire le marxisme sur la voie d’une praxis juste est de le rapporter à l’approche phénoménologique et, par ailleurs, la phénoménologie ne peut être pleinement comprise que si elle est conçue de façon dialectique, voire si elle est même dialectisée13.

2.1. Terminologie

7En guise d’introduction, voyons alors de plus près certains de ces couples terminologiques dans lesquels Enzo Paci reconnaît deux formes, dont marxisme et phénoménologie traitent la même question de fond.

8 Précatégorial/Besoin. Selon Paci, ce qui constitue, chez Husserl, notre accès direct au monde de la vie, notre enracinement dans le corps propre (Leib), Marx le traite au moyen du concept de besoin et du rapport au travail réel. L’économie capitaliste cache ce processus en englobant le travail de l’ouvrier dans la marchandise sans reconnaître la plus-value qu’il a générée. Ainsi l’homme se transforme lui aussi en marchandise. C’est seulement la méthode génétique propre à la phénoménologie, qui, en partant de l’exercice de l’épochè, nous permettra de revenir aux choses elles-mêmes et de regarder la constitution du monde en diluant la factualité, considérée comme incontournable, par la conscience naïve. Marx, par ailleurs, nous enjoint d’appliquer cet exercice à la constitution sociale, c’est-à-dire économique, à la marchandise et aux rapports humains médiatisés par les marchandises. Ainsi l’homme, conçu par Marx comme « individu concret et agent », trouve une correspondance exacte dans le Moi transcendantal phénoménologique, dans le Moi ayant l’évidence de soi-même à la première personne. Paci peut donc conclure :

  • 14 E. Paci, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, ouvr. cité, p. 462.

L’analyse qui dévoile le retour aux opérations humaines, le retour au sujet coïncide avec la découverte de ce qui n’est pas « subjectif » dans le sujet, à savoir ce qui est relatif, et donc par la découverte du caractère tendanciel des choses et des hommes, du caractère typique et intentionnel de la réalité, dans la mesure où la réalité se transforme, dans la praxis du sujet, en réalité qui se constitue et qui se fait selon la vérité [...]. Tout le mystère du dualisme entre praxis et théorie se dissout, tout comme se dissout le fétichisme des marchandises lorsqu’il est dévoilé parce qu’elles apparaissent dans l’échange, parce que le capital abstrait agit comme concret et contraint le travailleur, homme entier, à agir comme travailleur abstrait, pour ensuite lui faire perdre la conscience de l’abstraction subie.14

  • 15 E. Paci, Fenomenologia e dialettica, Milan, Feltrinelli, 1974, p. 12

9Deux autres mises en parallèle tournent ensuite exactement autour de ce thème, entre Lebenswelt/Structure et Discours catégorial/Fétichisation. Dans le manuscrit husserlien Universale Teleologie (E III 5) – que Paci publie en annexe à son livre Tempo e verità nella fenomenologia di Husserl – on parle de « la primordialité comme système des (im)pulsions ». Cette primordialité, présentée en tant que structure intentionnelle originaire et universelle, lui permet de dire que la Lebenswelt est au fond constituée par des besoins. Sur cette base, Paci fonde la proposition d’une « nouvelle phénoménologie » qui insiste sur la Lebenswelt entendue comme besoin économique, comme structure du travail qui produit. Ainsi la Lebenswelt se rapproche de la structure de Marx, mais par ce rapprochement, poursuit Paci, « le concept de structure change également et donne lieu à une phénoménologie de l’économie dans laquelle le corporel qui vit dans les besoins n’est plus séparé de la vie psychologique, de la même manière que l’âme n’est pas séparée du corps »15.

10À l’inverse, le discours catégorial peut s’apparenter à la fétichisation, de même que la réduction phénoménologique peut s’apparenter à la « critique de l’économie politique comme science objectivée […] c’est-à-dire comme science qui réduit l’homme à une marchandise » (ibid., p. 27). Cette correspondance procède de manière analogue à celle qui existe entre la critique husserlienne de l’objectivation scientifique et la critique marxienne de l’objectivation du travail :

La nouvelle phénoménologie sait que la fétichisation des marchandises est aussi celle des sujets humains c’est-à-dire des hommes. La constitution intersubjective tendra par conséquent vers la constitution d’une société de sujets qui sont toujours concernés par la possibilité constitutive et la capacité à la réaliser. (p. 25)

11Telos/Socialisme. Pour conclure, nous trouverons sans doute le parallèle politiquement le plus significatif dans la superposition du Telos de l’humanité réclamé par Husserl avec le Socialisme de la tradition marxienne. Nous avons déjà mentionné l’importance pour Paci du rôle de la philosophie dans l’histoire, et tout particulièrement le fait qu’il faille regarder l’histoire comme étant toujours en mouvement. Pour Paci, aussi bien le marxisme que la phénoménologie permettent une dynamisation nouvelle des catégories modales en vue d’une fin historique : « Le telos se présente comme une société dans laquelle on dépasse la division, la domination, la lutte entre puissances qui se révèlent ainsi vidées de contenu, qui sont finalement remplacées par l’historicité constituante de l’intersocialisme » (p. 28). Ailleurs, Paci expliquait l’utilisation du terme intersocialisme comme un concept spécifique du fenmarx : « Tout comme il n’existe aucun sujet sans d’autres sujets, ainsi il n’existe aucune société sans d’autres sociétés. La transformation d’une société implique la transformation de l’autre. C’est pour cette raison ultime que la nouvelle phénoménologie parle moins de socialisme que d’intersocialisme » (p. 23-24).

3. Trame et tissu du telos

  • 16 E. Paci, « Fenomenologia e obbiettivazione », Giornale critico della filosofia italiana, 1961, p. 1 (...)
  • 17 E. Paci, « Fenomenologia e fondazione dell’economia politica », dans Idee per un’enciclopedia filos (...)
  • 18 Dans son livre publié posthume, Il filosofo e la città: Platone, Whitehead, Husserl e Marx, S. Veca (...)

12Dans la lecture de Paci, la phénoménologie et le marxisme s’unissent et s’éclairent réciproquement dès lors qu’ils sont les moments complémentaires d’une perspective philosophique unitaire qui est la seule à pouvoir donner une orientation positive aux destins de l’humanité, les poussant vers l’achèvement de leur telos rationnel. La lecture de Marx à la lumière de Husserl lui permet de libérer le marxisme d’une fausse interprétation qui l’avait réduit à l’objectivisme scientifique. C’est en particulier l’analyse des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 qui lui offre l’occasion de formuler certaines réflexions vouées à établir une série de correspondances entre la pensée marxienne et la pensée husserlienne. Phénoménologie et marxisme se trouvent à côté l’un de l’autre dans la promotion de la « libération de l’humanité tout entière de l’esclavage du désir d’enrichissement qui, à son tour, crée le capitalisme »16 ; par conséquent « faire l’épochè signifie ici éliminer préliminairement tout désir de s’enrichir c’est-à-dire sortir du mondain dans lequel est perdu l’homme […]. Faisant l’épochè de la mondanité d’une telle situation, l’homme revient à sa propre essence, une essence immanente à son existence » (ibid.). Ainsi, dans « Fenomenologia e fondazione dell’economia politica », Paci décrit le communisme comme « une loi transcendantale (dans le sens néo-kantien de Natorp) du déroulement historique »17, qui est une loi essentielle pour comprendre l’opération marxienne comme critique de l’économie et non pas comme son exposé, comme si elle constituait une science indépendante par rapport au déroulement historique de la société18.

13On peut voir en particulier que c’est plutôt le Husserl de la maturité et le Marx des débuts qui ont permis aux deux philosophies de se greffer l’une à l’autre pour ensuite incorporer et le jeune Husserl, dépourvu de son côté idéaliste, et le Marx du Capital, dés-économisé. Paci nous livre le message suivant : pour pouvoir se situer à la hauteur du projet théorique présenté par Husserl dans la Crise – selon lequel la phénoménologie n’est pas une philosophie comme les autres mais une attitude philosophique qui révolutionne radicalement l’attitude théorétique et pratique, et qui permet donc de redéfinir l’attitude de l’homme envers le monde – on ne peut échapper à un refus tout aussi radical du système de production capitaliste, fondé sur l’aliénation, le fétichisme des marchandises et l’exploitation. Indépendamment donc du fait de savoir si la phénoménologie est plus ou moins l’expression d’une philosophie et d’un monde bourgeois, Paci retient que le diagnostic husserlien de l’échec du scientisme positiviste, fruit du mode de production bourgeois, la rend en fait incompatible avec la société bourgeoise capitaliste. La phénoménologie devra alors offrir de nouveaux instruments théoriques pour lire Marx et à l’inverse, le matérialisme dialectique devra éclairer le concept de concret transcendantal que Husserl, à sa maturité, met progressivement en lumière.

14Il est donc clair que Paci ne réinterprète pas uniquement Marx sans le dogmatisme de l’orthodoxie soviétique ; il se consacre, à l’aune de la phénoménologie, au projet de réforme des social-démocraties occidentales. Son interprétation se révèle fructueuse seulement si on prend en compte aussi le sens inverse. Le constat marxiste sur l’état d’aliénation et de réification de l’humanité propre au mode de production capitaliste peut, en effet, aider à mieux comprendre les deux directions que Husserl avait tracées dans La crise des sciences européennes : en premier lieu la reconstruction de l’histoire des sciences européennes comme oubli progressif du telos de la raison humaine, qui fait suite à la « chute de l’intentionnalité » de la science, voire sa réduction à une pure science des faits banalement instrumentale ; et deuxièmement la révélation du précatégorial, la Lebenswelt, comme niveau de fondation authentique des opérations catégoriales du sujet, toujours réactivable en fonction de l’enracinement du sujet connaissant dans son propre corps, le Leib.

  • 19 « Le Capital n’est pas, ou pas seulement, un traité d’économie politique. C’est, comme cela a été d (...)

15Tout d’abord Marx, aussi bien le Marx plus humaniste des Manuscrits de 1844, de l’Idéologie allemande et des Thèses sur Feuerbach, que le Marx scientifique, auteur du projet de la Critique de l’économie politique – comme le souligne le sous-titre opportun du Capital que Paci ne se lasse jamais de rappeler19 – fournissait à Paci, interprète du Husserl de la maturité, un outil fondamental pour créer une médiation avec le Husserl des débuts, et promouvoir ainsi une lecture unitaire du projet phénoménologique husserlien. Et cela grâce à sa théorie de l’aliénation du sujet dans son action anonyme d’organisation du travail. En effet, cette aliénation ne peut être dépassée qu’en corrigeant l’image abstraite de travail propre à la science économique classique, cette dernière étant déchue au statut d’idéologie du fait qu’ont été oubliées les opérations concrètes du sujet et leur enracinement dans la structure vitale de l’être humain. Ainsi Marx fournissait à Paci la possibilité d’expliquer la dialectique intime animant subrepticement toute l’argumentation de la Krisis et de donner ainsi un caractère plus concret à ce telos de l’humanité que Husserl pointe comme le fruit authentique du projet phénoménologique.

16Par ailleurs, si ce projet philosophique ne se réalise pas concrètement dans la praxis révolutionnaire d’un sujet politique déterminé qui, en agissant pour satisfaire ses propres besoins humains, supporte également le projet rationnel de toute l’humanité, il est destiné, au mieux, à demeurer un simple idéal régulateur. Si bien que c’est seulement lorsqu’elle s’inscrit dans la perspective marxienne d’une révolution sociale et politique menée par la classe ouvrière que la proposition phénoménologique semble pouvoir vraiment s’incarner et échapper au destin de simple proposition philosophique en vérifiant sa scientificité. Quelques années plus tard, Paci résumera cette position de la façon suivante :

  • 20 Paci, « L’enciclopedia filosofica e il telos dell’umanità », art. cité, p. 45.

Husserl n’avait pas connaissance de ce qu’avait dit Marx sur la société aliénée, mais la conséquence logique de la Krisis et de l’objectivation des sciences est justement la société aliénée décrite par Marx. Par conséquent […] l’approfondissement et le développement de la phénoménologie transforment la Lebenswelt en fonction de toutes les sciences, alors que la phénoménologie […] devient phénoménologie marxiste (ou, par abréviation, fenmarx). La phénoménologie ouvre la voie à un nouveau marxisme (que l’on peut indiquer sous l’abréviation marxfen).20

  • 21 Cette position, que Pier Aldo Rovatti notamment approfondira, vise la critique d’une division nette (...)

17En même temps, l’approfondissement des positions de Husserl permet de voir que le processus d’objectivation de la science, qui se vérifie quand les opérations précatégoriales qui la fondent sont écartées, rend également compte du processus d’aliénation qui fait suite à la fétichisation critiquée par Marx21. Voyons alors comment se décline chez Paci la rencontre entre phénoménologie et marxisme, et comment peuvent se rapprocher, dans le projet du marxisme phénoménologique et d’une phénoménologie marxiste, un Marx proto-phénoménologue et un Husserl critique de la société bourgeoise et de ses savoirs.

3.1. Husserl – Marx et retour : marxisme phénoménologique ou marxfen

18Dans la perspective de Paci, ce qui rapproche avant tout la démarche de Marx de celle de Husserl est la demande de scientificité issue de la méthode philosophique, qui s’oppose à la prétendue scientificité des sciences contemporaines. Chez les deux auteurs la bataille d’ordre théorique se joue au nom d’une conception nouvelle, et plus authentique, de la scientificité à partir de laquelle on pourrait proposer une nouvelle fondation des sciences. Refonder au vrai sens du terme, puisque les sciences ont perdu leur fondement, voire le lien avec la racine pratique à laquelle se rattache l’opération qui détermine concrètement leur savoir réel : les sciences actuelles se limitent à fonctionner et à faire fonctionner sans plus réussir à vraiment expliquer. Elles ont donc, selon la leçon husserlienne, perdu leur fonction originaire, car elles expriment, comme Marx l’avait déjà diagnostiqué à propos de l’économie politique, la fonction des intérêts, non pas de toute l’humanité, mais de sa part actuellement hégémonique, la classe bourgeoise.

19Pour Marx, le problème du statut de science se pose par rapport à l’économie politique telle qu’elle est apparue entre le xviiie et le xixe siècle, d’abord par l’intermédiaire de Smith et de Ricardo. Contre la perspective physiocratique, ces derniers avaient, à juste titre, souligné l’origine de la valeur à partir du travail, mais ont fini par établir cette corrélation de manière incongrue. Puisque l’idée de travail que les économistes classiques ont imposée dépendait des conditions économiques et sociales spécifiques dans lesquelles ils étaient historiquement pris, par conséquent le travail n’était entendu que comme activité au service de la production capitaliste. Selon Marx, dans le paradigme de l’économie classique, tout travail concret est supprimé pour être remplacé par le travail abstrait exécuté et vendu par un individu abstrait. Ainsi l’économie politique ignore ce qui enrichit vraiment le capital, ce qui, dans la terminologie marxienne, prendra le nom de plus-value, comme le fruit d’un surtravail que le capitaliste s’approprie avec la marchandise produite, sans en reconnaître ni la valeur, ni l’existence, et qui est, en revanche, l’ingrédient essentiel pour la reproduction et du capital et du rapport de production capitaliste.

20C’est justement cette abstraction inaperçue qui donne lieu aux deux distorsions suivantes : 1) l’ouvrier perd ses spécificités d’individu concret, réduisant ainsi l’être humain à une pure marchandise ; 2) de ce fait, dans le calcul de la valeur du travail, on crée un cercle vicieux : si la valeur de la marchandise doit se fonder sur le travail, mais que l’individu dans ce système de production vend déjà son travail en tant que marchandise, alors la valeur du travail, c’est-à-dire l’unité de mesure de la valeur, finit par échapper à tous calculs. Dans ce cadre théorique, la question qui était à l’origine de la recherche, comment se produit la valeur, demeure sans réponse : la richesse se crée, mais exactement en fonction de tout ce que la théorie cherchant à expliquer la naissance de la valeur ne réussit pas à prendre en considération. Il s’ensuit que le manque de scientificité authentique de l’économie politique classique la pervertit en une idéologie non seulement parce qu’elle décrit le mécanisme de création de valeur de manière insuffisante et en fait un instrument servant à conserver le mode de production capitaliste, mais aussi parce qu’elle présente sa propre description comme relative aux données des faits ayant le même statut que les faits de la nature. Ainsi les économistes classiques assument de façon acritique la portée d’une abstraction historiquement déterminée : une fois dégagé de son historicité, le mécanisme de création de la valeur qu’ils décrivent devient absolu, et ses ingrédients le deviennent aussi : le fétichisme de la marchandise, l’aliénation humaine et l’exploitation de la classe ouvrière.

21Marx reporte donc ce que l’économie classique présente comme une donnée à sa genèse, en faisant de la valeur le produit d’un processus historiquement déterminé de production incorporant le travail concret effectué par un être humain concret. En reconstruisant la genèse, Le capital dément la factualité de cette description et peut, selon Paci, être à juste titre interprété comme une phénoménologie ante litteram : Marx voit comme un phénomène ce que la prétendue scientificité de l’économie politique enregistrait comme un fait qui ne pouvait être analysé ultérieurement, et il met en évidence la réalité opérationnelle concrète que l’on utilise en dessous de ce qui était perçu exclusivement dans sa forme de catégorie abstraite. L’analyse marxienne que l’on vient d’exposer est ainsi un retour proto-phénoménologique aux choses mêmes. C’est pour y avoir réintroduit les opérations réelles du sujet qui avaient été supprimées par l’abstraction de l’économie politique, pour avoir réussi à rapporter l’idée de travail abstrait au travail exercé concrètement dans les actions d’un être humain incarné et historiquement déterminé, l’ouvrier, que Marx a pu achever scientifiquement sa propre description du point de vue phénoménologique. Ainsi, Paci peut relier Marx et Husserl dans un but commun à poursuivre :

  • 22 E. Paci, « Il significato dell’uomo in Marx e Husserl », Aut Aut, no 73, 1963, p. 19.

Tout le travail que Marx fait pour analyser l’économie capitaliste est, en substance, une analyse phénoménologique. Marx refuse la réalité telle qu’elle nous apparaît, pour découvrir, derrière les apparences qui se sont solidifiées comme réalité, le processus concret, toujours lié à l’homme […]. Tout comme Marx révèle la réalité du travail vivant, Husserl révèle la réalité du sujet vivant et de tous ses actes. Le mauvais usage de la science ne comprend pas que toutes les opérations scientifiques, tout comme les opérations du travailleur de Marx, sont des opérations du sujet concret. Les sciences sont en crise parce qu’elles font devenir objets ceux qui sont sujets ou, dans le langage de Marx, parce qu’elles transforment les rapports sociaux entre les gens en des rapports entre les choses.22

22En outre, si nous prenons au sérieux le constat husserlien de la « perte d’intentionnalité des sciences » formulé dans la Krisis, la leçon de Marx relative à l’économie peut être étendue au panorama entier des sciences qui se sont progressivement constituées à l’époque moderne. Pour Husserl, les sciences, tout en participant d’une intention originaire de comprendre le monde et d’interpréter ainsi le telos de la rationalité humaine, ont très vite oublié et fini par dissimuler le processus d’abstraction des opérations subjectives ancrées dans le précatégorial qui seul en a permis la naissance et le succès. Ne s’agit-il pas alors, chez Husserl aussi, de la description de la réduction générale des sciences au statut d’idéologie bourgeoise ? Enfin, si l’on regarde la théorie économique classique de Smith et de Ricardo comme l’un des derniers produits de la révolution scientifique, et comme le premier ne concernant pas le monde de la nature, et ayant par contre la prétention de décrire scientifiquement les lois de l’histoire humaine, si à cette description nous appliquons la reconstruction husserlienne de l’histoire des sciences européennes, de leur apparition sur la scène du savoir humain avec Galilée jusqu’à leur total développement dans la tentative, finalement vaine, de naturaliser la psychologie à la fin du xviiie siècle, n’est-il pas alors évident que ce parcours, commencé avec succès et qui s’achève sur un échec, a accompagné l’émergence et l’affirmation de la classe bourgeoise de la Renaissance jusqu’à la première moitié du xxe siècle ?

  • 23 Salvatore Veca présentait ainsi les résultats d’une enquête marxienne consignés dans les Manuscrits (...)
  • 24 Ainsi Paci écrit dans l’Introduzione à l’édition italienne de la Krisis : « L’économie politique pe (...)
  • 25 Voir Enzo Paci, « Il senso delle parole. Ancora sul marxismo e sulla fenomenologia », Aut Aut, no 1 (...)

23On voit bien alors comment la condition historique concrète de la naissance et de l’affirmation progressive du paradigme moderne de scientificité coïncide avec l’affirmation et la consolidation de la bourgeoisie et de ses rapports de production. De ce point de vue l’économie politique peut être considérée comme la science bourgeoise par excellence, c’est-à-dire celle où, de manière réfléchie, l’objet de la discipline – création et distribution de la richesse dans le mode naissant de production capitaliste – coïncide, quoiqu’inconsciemment, avec les conditions qui ont permis la naissance et l’affirmation de la méthode scientifique de l’enquête23. C’est véritablement en fonction de son adoption mécanique de la méthode des sciences naturelles – mise au point, à l’origine, pour la description du monde mathématique et physique, mais qu’elle a de façon acritique transféré dans le monde historique – que très tôt l’économie politique a supprimé en son sein toute référence au précatégorial, voire au travail concret exécuté par l’homme réel, et qu’elle s’est transformée, de nouvelle science sociale qu’elle était, en idéologie en perdant son telos24. Ainsi, l’économie politique a vraiment fait de la méthode scientifique son arme idéologique la plus efficace, puisque la description de l’homme qu’elle lui permet d’avancer ne peut aucunement refléter celle du travailleur réel responsable de la création de valeur, mais n’est capable que de percevoir les caractères d’un individu abstrait, un sujet désincarné et donc aliéné, pour ainsi dire, a priori. Il en découle une théorie du sujet qui sert parfaitement à déterminer la fonction qu’il lui est demandé d’exercer dans le monde de la production capitaliste, celle d’un individu qui vend sa propre main-d’œuvre « naturellement » comme une marchandise et contribue ainsi à produire et à reproduire, au-delà des marchandises, le rapport de production capitaliste25.

  • 26 « Marx dit que dans une société aliénée les choses apparaissent et agissent comme des hommes et les (...)

24Enfin c’est la naturalisation des lois, que l’économie découvre avec la description neutre du fonctionnement de la société, qui compte le plus parmi les éléments qui, dans cette opération, assurent son succès auprès de la bourgeoisie. Ainsi l’opération marxienne, en tant que critique de l’économie politique, consiste-t-elle principalement à mettre en question sa prétendue neutralité et scientificité afin d’en révéler la fonction idéologique de savoir de classe. Le résultat montre que, contrairement à tout ce que l’on a cru, l’économie politique n’est pas une science mais une discipline technique servant à une classe sociale spécifique pour s’assurer la suprématie. Le premier pas vers une science économique véritable consiste alors à dévoiler combien l’économie classique est contrainte de dissimuler son opération idéologique pour réussir. C’est en cela que consiste la force de la théorie de la valeur marxienne, c’est-à-dire reprendre l’intuition qui est l’origine de chaque valeur pour pouvoir ensuite la rapporter au statut de surtravail, incorporé subrepticement dans la marchandise, la source authentique de la richesse, que l’économie classique laissait alors enfouie26.

25Sur cet aspect précis la lecture phénoménologique que Paci offre de Marx apparaît particulièrement efficace, et ce, à deux niveaux : d’abord parce que l’opération de dévoilement qu’il opère veut redéfinir la scientificité d’une discipline qui, en révélant avec une grande acuité de nombreux aspects du mécanisme de la création de richesse, finit par stopper sa propre enquête face au fondement le plus important et par faire ainsi échouer sa propre intention scientifique. C’est là que la dénonciation de la perte de l’intentionnalité des sciences européennes semble implicitement liée à l’histoire et au succès du capitalisme. Ensuite parce que le modèle de scientificité alternatif proposé par Marx va dans la même direction que tout ce que proposera Husserl pour contrecarrer la chute de l’intentionnalité des sciences : comprendre, au-delà du catégorial, son lien concret avec le monde de la vie, et ensuite récupérer la capacité opérationnelle du sujet authentique pour corriger la description du phénomène. On peut ainsi passer à la seconde partie du rapport que Paci instaure entre Husserl et Marx, celle où Marx fournit des outils pour approfondir la contribution phénoménologique de la Crise.

3.2. Marx - Husserl et retour : une phénoménologie marxiste ou le fenmarx

  • 27 Voir à ce propos E. Paci, « Tempo e dialettica in Husserl », Il pensiero, no 2, 1959, p. 129-150.
  • 28 « Quand l’homme prend conscience que la cause de la crise des sciences est l’objectivisation, il pr (...)

26Avant tout, il faut comprendre que Paci considère le Husserl de la Krisis comme un penseur dialectique à partir de sa théorie du temps. Husserl prive d’objectivité le fondement de la conscience dans la dynamique intentionnelle allant entre rétention et dépassement, et introduit le monde de la vie comme structure antérieure au monde catégorial fondé par les opérations de la conscience27. C’est parce qu’il tend vraiment à récupérer le rapport avec le précatégorial qu’il veut définir la possibilité authentique de puiser dans le telos de l’humanité. Donc aller vers ce qui est derrière nous, ce qui nous est antérieur et précède la vie consciente et théoriquement active afin de récupérer la passivité qui a constitué notre rapport primordial avec le monde, est ce qui permet de puiser dans le but suprême de l’humanité. C’est ainsi que le sens du présent consiste à poursuivre un avenir-finalité dont le contenu peut être compris seulement en puisant dans un passé immémorial28.

  • 29 « Le je, comme l’entend Husserl, n’est pas seulement une pensée mais une personne, un sujet qui tra (...)
  • 30 « Nous voyons ici ce qu’a fait Husserl. Alors qu’il semble vouloir tout réduire au solipsisme et co (...)

27Le premier pas dans cette direction est, évidemment, l’exercice de l’épochè. La possibilité qu’a le sujet connaissant de mettre entre parenthèses son attitude quotidienne envers le monde lui permet d’accéder à son enracinement originaire dans son propre corps (Leib) et dans les pratiques qui le lient à son milieu (Umwelt)29. De telles pratiques, bien qu’elles soient propres à un sujet individuel, se révèlent toutefois aussitôt indépendantes de l’individu spécifique qui en dispose et sont donc, par définition, anonymes. Ainsi l’épochè, parce qu’elle est justement accomplie personnellement par un sujet concret et déterminé et qu’elle se révèle en outre capable de mettre en évidence les actions de ce sujet dans son enracinement corporel personnel, représente une ouverture vers les structures anonymes dans lesquelles chaque sujet agissant et connaissant puise. En somme, même si on part d’une activité subjective, c’est par son intermédiaire qu’on accède à un plan intersubjectif, à partir duquel il est possible de définir le but de l’humanité considérée comme porteuse d’instances rationnelles inscrites dans notre rapport corporel avec le monde30.

  • 31 « Le sujet originaire, qui, après l’épochè, agit, voit l’eidos et tend vers le telos, est originair (...)
  • 32 « [I]l n’est pas vrai, comme on le dit, que Husserl ne tient pas compte de l’histoire. Il croit, bi (...)

28Ainsi la rationalité perd son lien traditionnel avec l’élaboration catégoriale, fruit de l’exercice du logos, pour se retrouver inscrite dans l’entrelacement originaire de notre corporéité avec le monde de la vie. Et la valeur de l’acte scientifique, mis en œuvre par le savoir catégorial, peut être récupérée seulement à condition que le lien avec le précatégorial dont il est issu ne soit pas coupé de manière irréversible. C’est seulement à travers ce lien avec le précatégorial que se retrouve, en effet, la valeur de l’abstraction scientifique. Nous nous trouvons ici en présence d’un double mouvement dialectique. Avant tout une dialectique de la temporalité : dans le présent le telos peut se définir seulement en puisant dans le passé, et il est possible de faire avancer l’histoire positivement, seulement si l’on est capable de bien regarder en arrière dans la série de nos opérations constitutives. En d’autres termes, le sens des sciences pourra se manifester exclusivement et totalement dans l’avenir, après avoir mis au jour tout le procès génétique qui les reconnecte à leur passé. Dans un deuxième temps, c’est le rapport dialectique du sujet à soi-même qui est mis en lumière. Plus le sujet se reconnecte à sa propre racine individuelle et concrète et se rend capable de rétablir le rapport entre les abstractions avec lesquelles il agit de manière théorétique et le monde de la vie dans lequel il continue à être plongé grâce à son propre corps, plus ce monde de la vie se révèle indépendant de lui comme sujet, ou comme intersubjectivité et fondement d’un lien indissoluble des autres individus corporels et rationnels31. Ce second aspect nous permet d’établir une autre relation avec la pensée de Marx, parce qu’il révèle, au plus profond de la phénoménologie, une dimension sociale que seul le matérialisme permet d’éclairer jusqu’au bout32.

29Dans la découverte du monde de la vie, et dans la révélation parallèle que seul le corps (Leib) nous permet d’y accéder, Husserl met en cause la dimension matérielle du fondement de notre rapport au monde. Paci n’hésitera pas à mettre en relation cette dimension intersubjective avec l’idée marxienne de structure, dans laquelle la dimension catégoriale s’ancre en tant que superstructure. Ainsi il interprète également le rapport entre individu et monde de la vie comme essentiellement économique, parce qu’il est fondé sur un échange visant à la satisfaction des besoins qui sont le fruit de la dispersion énergétique de chaque processus vital, selon le deuxième théorème de la thermodynamique. À partir de cette nouvelle fondation, la définition du temps sort de sa dimension psychologique et prend une valeur objective voire intersubjective. De cette manière, Husserl peut nous aider à redéfinir l’économie comme science en deux sens. Le premier comme savoir fondé sur la recherche de la satisfaction des besoins qui lient l’individu au monde de la vie ; le second comme science des choix rationnels c’est-à-dire comme science permettant d’élaborer les meilleures stratégies pour rétablir l’équilibre entre l’homme porteur de besoins et son milieu qui lui fournit les outils pour les satisfaire. Ainsi Paci écrit :

  • 33 E. Paci, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, ouvr. cité, p. 197.

L’homme en tant qu’être matériel et vivant, est un homme qui a des besoins. Le rapport entre l’homme et la matière est aussi un rapport entre le sujet qui a des besoins et les biens qui satisfont ses besoins. Sur le plan précatégorial, cela signifie qu’une phénoménologie du besoin vécu par le sujet à la première personne peut constituer la base de l’économie politique comme science. La même intentionnalité pourra assumer alors un nouveau sens. Celle-ci se révélera non seulement comme conscience de quelque chose mais aussi comme dépendance à quelque chose. Ma subjectivité sur le plan économico-précatégorial pourrait se faire besoin de quelque chose qui conditionne la vie. La crise des sciences apparaîtra, précatégorialement, comme crise économique et catégorialement comme crise de l’économie politique qui se fera science des décisions.33

4. La dynamique économique du monde de la vie et la phénoménologie des besoins

  • 34 L’édition italienne, la toute première, de ce travail d’Ágnes Heller, dont le titre original était (...)
  • 35 E. Paci, R. Tomassini, P. A. Rovatti et S. Veca, « Per una fenomenologia del bisogno », Aut Aut, no(...)

30Le problème des besoins deviendra alors pour Paci et son groupe, grâce également aux importantes recherches d’Ágnes Heller34, l’un des sujets de débat les plus intéressants et originaux pour une dizaine d’années au moins – comme en témoigneront par la suite des articles sur ce thème parus dans Aut Aut35. Le but du groupe de recherche sera, encore une fois, double : d’un côté mettre au point une phénoménologie véritable des besoins, de l’autre tenter, à travers elle, de libérer l’idée de besoin par rapport au rejet de tradition marxiste selon lequel il ne serait qu’une idée bourgeoise remontant à la pensée humaniste et au bout du compte reconductible à celle de valeur morale. Dans la perspective marxienne, il n’existe pas de besoins humains concrets qui caractérisent les individus d’un point de vue ontologique, étant donné que tous les besoins sont déterminés historiquement. La révolution communiste sera donc aussi l’expression d’un besoin spécifique nouveau de libération relativement à tous les besoins précédemment connus, une fois qu’ils se sont vus progressivement satisfaits. C’est en ce sens qu’ont été repris les Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie de Marx, ses cahiers d’études publiés posthumes entre 1939 et 1941, dans lesquels, dix ans après la publication du livre premier du Capital, il revenait sur la critique de l’économie politique en abordant le sujet d’une possible révolution dans les sociétés au capitalisme avancé. À ce moment-là les rapports sociaux altérés par la forme de production capitaliste ont déjà produit des changements significatifs dans les deux champs de lutte, les prolétaires et le capital, en la complète défaveur des luttes révolutionnaires. D’un côté, en effet, la condition de salariés a déjà progressivement altéré les besoins des travailleurs : les luttes syndicales pour la réduction du temps de travail et l’augmentation de la paie ont en effet commencé à porter leurs fruits, donnant droit à une vie presque digne, ou du moins tolérable. Pourtant ce fait a provoqué, à son tour, un début d’embourgeoisement de la classe travailleuse, qui perd progressivement de l’intérêt pour la révolution prolétarienne en faveur d’une ligne plus typiquement réformiste. D’un autre côté, le capital a parallèlement appris à se servir des revendications des travailleurs pour perfectionner ses moyens de production. À travers le recours de plus en plus fréquent aux machines et le relatif accroissement de la capacité de production, l’industrie réduit ses coûts salariaux, et voit alors augmenter soit son propre pouvoir contractuel vis-à-vis des travailleurs, soit sa propre compétitivité par rapport à ses concurrents restés en arrière. Enfin dans les Grundrisse, Marx suppose que l’augmentation de la mécanisation pourra produire une véritable et progressive libération de l’ouvrier qui passera d’un travail physiquement oppressant et impliqué à une activité plus intellectuelle.

  • 36 « Political Organization. The Second International Telos Conference », Buffalo, novembre 18-24, 197 (...)

31Cette analyse marxienne de la dynamique politique du capitalisme arrivé à maturité semble se confirmer à ce moment, en ces années de boom économique marquées par la révolte étudiante de Mai 68, très vite rattachée aux buts des luttes ouvrières. Tous semblent prendre conscience de la nécessité de refuser enfin le mode de production capitaliste et le propos réformiste fruit de l’idéologie bourgeoise, parce qu’il est incapable de satisfaire le véritable besoin naissant : le besoin de communisme. Dans leur intervention aux États-Unis lors du congrès du collectif Telos36, Rovatti et Veca expliquent la fonction politique que le fenmarx peut occuper dans le présent historique, déclinant la recherche au sens militant.

  • 37 P. A. Rovatti et S. Veca, « La critica e i nuovi bisogni », Aut Aut, no 126, 1971, p. 99.

Seule une phénoménologie de la division actuelle du travail social qui ne reproduit pas idéologiquement les schémas et les catégories propres au modèle de la grande industrie, est capable de rendre compte des modalités de transformation, de définir l’ordre des transformations, d’identifier la subjectivité, afin de saisir le type spécifique propre aux contradictions arrivées à maturité. C’est seulement à travers cette phénoménologie que nous trouverons la « nouvelle classe ouvrière », et c’est seulement à travers la « nouvelle classe ouvrière » que nous trouverons la nouvelle organisation révolutionnaire.37

32Pour avoir la force de se transformer en praxis concrète, le point de départ de cet exercice théorique doit consister dans l’analyse d’un besoin réel, ce qui pourra juste permettre de promouvoir une organisation sociale. Les deux auteurs mettent ainsi l’accent sur le work in progress critique que le collectif milanais défend, en soutenant que « la critique doit se donner aujourd’hui comme thème le besoin d’une rupture dans le mode de production et dans le type d’activité, fondant ainsi ce besoin sur une analyse de la situation réelle et des modalités spécifiques de ses contradictions » (ibid., p. 101).

  • 38 P. A. Rovatti, « La nozione di bisogno tra teoria politica e ideologia », dans P. A. Rovatti, R. To (...)
  • 39 R. Tomassini, « Nuova sinistra e autonomia del bisogno proletario », ibid., p. 81-172.
  • 40 A. Vigorelli, « Politica e filosofia nei Grundrisse di Marx », ibid., p. 173-246.
  • 41 P. Rovatti, « La nozione di bisogno tra teoria politica e ideologia », ibid., p. 27.

33C’est dans cette direction que s’orientera la synthèse la plus importante du travail de recherche du groupe, présentée cinq ans plus tard en 1976 dans un livre écrit par trois auteurs, Pier Aldo Rovatti, Roberta Tomassini et Amedeo Vigorelli, intitulé Bisogni e teoria marxista. On y retrouve le concept de besoin à la lumière de la nouvelle perspective théorique38, la comparaison avec l’interprétation du marxisme que soutient la nouvelle gauche de Tronti et Panzeri39 et enfin, la relecture des Grundrisse de Marx à la lumière de cette nouvelle interprétation40. Le tout s’inscrivant dans la revendication de l’« autonomie des besoins ouvriers » d’un côté contre « une idéologie du besoin assurée par la théorie bourgeoise et détournée par le marxisme officiel dans un but de contrôle et de légitimation », et de l’autre contre l’idéologie bourgeoise qui « au besoin de communisme […] oppose la recherche de la qualité de vie »41. Dans sa contribution, Rovatti explicite essentiellement en quel sens la nouvelle phénoménologie des besoins représente une rupture notamment par rapport aux deux formes du marxisme, celle « dogmatique » de la IIIe Internationale, et celle « positiviste » d’Althusser et de son école :

[Le] modèle de marxisme dominant est objectiviste et déterministe, il restreint la complexité de la relation entre forces et rapports de production à un nœud quasi mécanique […] à un développement objectif. Dans un tel nœud, il n’y a pas de place pour les besoins ouvriers comme niveau autonome. […]
Le marxisme positiviste actuel repousse la centralité de la notion de besoin en la définissant comme « idéologique ». […]
[L]e renvoi à Marx, outre la lecture des luttes, fournit un clair démenti. […] Même dans ses variations, Marx voit le besoin comme agent et fin du communisme entendu comme mouvement révolutionnaire objectif. (ibid., p. 34-35)

  • 42 « L’importance de rediscuter le problème du besoin en s’appuyant sur Marx se comprend à partir du f (...)

34Mais, à la base de ces interprétations qui limitent fortement le concept de besoin, on trouve une conception de l’homme partagée aussi par ce qu’on appelle le « marxisme occidental », et qu’on ne pourra démentir qu’en faisant appel à Husserl. C’est ici que la phénoménologie peut jouer un rôle spécifique en s’alliant au marxisme. Rovatti commençait, en effet, son texte en citant des propos de Gorz selon qui « le mot d’ordre pratique et théorique est de partir des besoins […] pas par les besoins pris dans le sens naturaliste et subjectiviste du terme, mais par des besoins déterminés historiquement » (p. 10) ; il continuait en déclarant qu’« une phénoménologie concrète des besoins ouvriers actuels est une exigence politique inviolable et également une exigence théorique de fond » (p. 11) pour conclure que « l’expression “besoin de communisme” synthétise l’acquisition de subjectivité dont les luttes ont été à la fois la cause et la conséquence » (p. 15). À ce sujet, l’expérience du travailleur dans l’industrie contemporaine a montré que ce qui rend plus difficile l’adaptation au travail en usine est véritablement l’effort fourni pour soumettre son propre corps à un exercice répétitif et aliéné pour en faire un engrenage des machines. C’est cet aspect qui a été le plus approfondi dans la lecture de Paci et de ses élèves et est interrogé à partir des « nouveaux besoins » révélés par le mouvement de Mai 6842.

35Marx avait déjà montré que le capital continue à se reproduire et à s’accroître parce que seule une partie de l’activité que l’individu accomplit est effectivement rémunérée, la partie plus mécanique, alors que tout le travail qui a recours à la créativité, partie essentielle de l’existence et des actes de l’homme, même la plus stérile et mécanique, est enfouie bien qu’elle soit indispensable et présente. Dans les Grundrisse il avance la notion de nouveaux besoins comme quelque chose de contradictoire dans le développement constant du capital : ce n’est pas une notion éthique ni simplement économique mais « critique » et, à la rigueur scientifique au sens de scientificité d’une théorie qui fait de son propre contenu émancipateur un élément constituant. Toutefois, Rovatti critique aussi chez Marx une position non univoque, « une indécision […] entre un concept naturaliste et un concept critico-historique de besoin » (p. 54). Or, si la philosophie peut encore aider à faire mûrir cette prise de conscience en vue d’une praxis, cela peut se produire uniquement sous l’égide de la phénoménologie husserlienne. La considération phénoménologique de l’être humain refuse, en effet, dès le départ, la conception fétichiste imposée par le mode de production capitaliste, préférant en revanche faire référence à l’homme dans sa totalité. Pour fonder de manière correcte une phénoménologie des besoins, le problème que Rovatti se pose est de réussir à rendre sa juste valeur à l’idée de besoin au sein d’une perspective phénoménologique. Dans sa contribution, il se mesure aux interprétations du besoin de Heidegger, Marcuse et Sartre, pour révéler que, finalement, les deux derniers, même s’ils le critiquent, sont redevables à « une interprétation non phénoménologique, mais ontologique du concept d’existence concrète et du besoin » qu’ils assument du premier. En réalité c’est seulement la perspective phénoménologique du dernier Husserl – que ni Marcuse ni Adorno ne distinguent de celle de Heidegger – qui pourra fournir une issue possible vers l’interprétation du besoin dans une clé de lecture jamais ontologique, mais plutôt dans un projet qui s’enracine dans une intersubjectivité réelle et qui, pour être réalisable, doit se positionner dans le cadre d’une historicité concrète :

Il est indubitable que le concept heideggerien de besoin ontologique est chez Husserl radicalement en crise : même sans thématiser cette notion […] Husserl relie de façon évidente le besoin au sujet vivant, à la corporéité, à l’expérience totale, au sens de vérité de la praxis. Le besoin n’est plus bloqué en une catégorie, mais il est vécu dans le rapport dialectique entre passivité et activité, externe et interne : le mouvement de tel rapport se donne dans la reconnaissance et dans le dépassement de la passivité. (p. 72)

36Dans la conclusion de son essai, qui comporte enfin la proposition d’un « devoir de recherche » philosophico-politique, Rovatti écrit :

Phénoménologie des besoins concrets veut dire capacité à pénétrer sous l’idéologie de la répression des besoins et à parvenir à la qualité subjective réelle de la classe, à ses besoins politiques. Le discours s’empare de tout le social et non plus seulement de l’usine, il se met à la fois dans et en dehors du processus de travail car il se réfère à une idée différente de production plus vaste de la seule production-travail ; et il concerne toute la place de la composition de la classe actuelle, corrélatif aux manières et à la qualité du commandement capitaliste, et enfin il s’empare d’une interprétation globale de la crise. (p. 80)

37L’apparente force théorique de cette proposition, qui se nourrit de la comparaison avec tous les philosophes ayant réfléchi à l’union du marxisme et de la phénoménologie, s’arrête cependant dans la réflexion de Rovatti mais aussi de ses collègues au stade du souhait, atteignant parfois un statut purement rhétorique. Enfin le niveau de l’information concrète de la praxis de la part de la perspective philosophique, ne nous semble pas, finalement, avoir été atteint.

Biographie succinte d’Enzo Paci

  • 43 D’après A. Civita, Bibliografia degli scritti di Enzo Paci, Florence, La Nuova Italia, 1983, p. 1-3

38191143 – Enzo Paci naît à Monterado dans la province d’Ancona, le 18 septembre. Il fait ses études primaires et secondaires à Florence et à Cuneo.

391930 – Il s’inscrit à l’université de Pavie et intègre deux ans après l’université de Milan où il termine ses études par une thèse sur le Parménide de Platon sous la direction d’Antonio Banfi.

40En 1935 il commence son service militaire. En décembre il est envoyé en Somalie, d’où il rentre dans le courant du mois de juin 1936. En octobre 1937 il sera finalement renvoyé de l’armée.

411939 – Il publie Principi di une filosofia dell’essere (Principes d’une philosophie de l’être), il enseigne l’histoire et la philosophie au lycée Tito Livio de Padoue, il se marie avec Elena Fagiolo. Avec Giulio Preti, Remo Cantoni, Giovanni M. Bertin et d’autres étudiants de Banfi, il collabore activement à la revue Studi filosofici.

421942 – Dans le numéro du janvier de Critica (no 1, p. 48-49), Benedetto Croce fait une recension de l’article de Paci portant sur la signification historique de l’existentialisme, qui avait été publié en 1941 dans Studi filosofici. C’est le début d’une polémique qui se déroulera pendant une décennie. Si l’origine de la dispute réside bien dans l’interprétation proposée par Paci de la forme crocienne de l’utile, la discussion regarde en réalité tous les enjeux fondamentaux de la philosophie italienne de l’époque.

431943 – Avec la collaboration de Nicola Abbagnano, la figure la plus importante de l’existentialisme en Italie, Paci dirige le dossier de janvier de la revue Primato consacré au débat existentialiste en Italie. Il est entre-temps rappelé aux armes et se rend le 27 janvier en Grèce avec le grade de lieutenant d’infanterie. Le 8 septembre il est fait prisonnier par les Allemands, et est interné dans un camp de prisonniers près de Varsovie où il sera détenu jusqu’au 20 août 1945.

441947 – Il publie Esistenza ed immagine (Existence et image). Il devient professeur chargé d’histoire de la philosophie.

451949 – Il obtient la chaire de philosophie théorique et publie Ingens Sylva. Saggio sulla filosofia di G. B. Vico (Essai sur la philosophie de G.-B. Vico).

461950 – Il publie Esistenzialismo e storicismo (Existentialisme et historicisme). Les points essentiels de la discussion avec Croce font l’objet d’un long appendice critique et bibliographique.

471951 – Après l’arrêt de Studi filosofici, Paci fonde la revue Aut Aut dont il sera le directeur infatigable jusqu’à sa mort.

481954 – Il devient professeur ordinaire d’histoire de la philosophie à l’université de Pavie. Il publie Tempo e relazione (Temps et relation), qui marque l’entrée dans sa pensée de la perspective et du programme relationnistes. Trois ans plus tard (1957) il publie notamment Dall’esistenzialismo al relazionismo (De l’existentialisme au relationnisme).

491958 – Il devient le premier professeur de Philosophie théorique à l’université de Milan. Deux ans plus tard il édite le volume Omaggio a Husserl (Hommage à Husserl) à l’occasion du centenaire de la naissance de Husserl).

50En 1961, sort Tempo e verità nella fenomenologia di Husserl (Temps et vérité dans la phénoménologie de Husserl) et la première véritable traduction à l’échelle mondiale de la Crise des sciences européennes éditée par son disciple Enrico Filippini. À partir de ce moment, la thématique phénoménologique constituera le cœur de sa réflexion théorique.

51Le 24 octobre 1962 à l’Académie philosophique de Prague, il fait sa première intervention publique sur le fenmarx dans la conférence « Il significato dell’uomo in Marx e Husserl »). En 1963 suit Funzione delle scienze e significato dell’uomo). Le volume apparaît comme un commentaire de La crise des sciences européennes d’Husserl, qui avait déjà été annoncé dans l’introduction à la traduction italienne. Aux deux premières parties de matrice husserlienne – et intitulées respectivement « La crisi delle scienze e il problema del tempo nella fenomenologia » (La crise des sciences et le problème du temps dans la phénoménologie) et « La fondazione e la fondazione delle scienze » (La fondation et la fondation des sciences) – suit une troisième partie intitulée « Fenomenologia e marxismo » (Phénoménologie et marxisme) vouée à la fondation théorique de la position du fenmarx.

521965 – Il publie les volumes de Relazioni e significati (Relations et significations). L’année suivante sortira le troisième. Les trois volumes contiennent, par ailleurs, les écrits les plus importants que Paci consacrera à l’esthétique et à la critique littéraire.

53En 1968 éclate la contestation étudiante. Dès le début Paci suit avec attention et participe au déroulement des événements qu’il considère comme historiques comme le prouve la préface à la nouvelle traduction de Krisis.

54Entre les mois de mai et de juin 1970 il donne une série de conférences dans plusieurs universités états-uniennes et canadiennes. Le fil rouge des conférences réside dans le rapport entre phénoménologie et marxisme. Les textes de ces conférences seront publiés dans le volume Fenomenologia e dialettica (Phénoménologie et dialectique), publié en 1974.

55En 1973 sort sa dernière étude, Idee per una enciclopedia fenomenologica (Idées pour une encyclopédie phénoménologique) qui constitue une nouvelle tentative de donner un ordre systématique à son ample production philosophique aux multiples facettes.

561976 – Il meurt à Milan le 21 juillet. Il aura poursuivi ses recherches et son enseignement jusqu’à la fin de ses jours.

Bibliographie

La bibliographie complète d’Enzo Paci par Alfredo Civita, Bibliografia degli scritti di Enzo Paci, Florence, La Nuova Italia, 1983 est téléchargeable à l’adresse suivante : [http://www.studiumanistici.unimi.it/files/_ITA_/Filarete/098.pdf].

Dal Pra Mario, Introduzione à Alfredo Civita, Bibliografia degli scritti di Enzo Paci, Florence, La Nuova Italia, 1983, p. IX-XXII.

Heller Ágnès, Bedeutung und Funktion des Begriffs Bedürfnis im Denken von Karl Marx, Budapest, 1973 ; traduction italienne : La teoria dei bisogni in Marx, traduit par A. Morazzoni avec une préface de P. A. Rovatti, Milan, Feltrinelli, 1974.

Husserl Edmund, La crisi delle scienze europee e la fenomenologia trascendentale, E. Filippini trad., Milan, Il Saggiatore, 1960 et 1968.

Neri Guido Davide, « Paci e Merleau Ponty. Una testimonianza e qualche riflessione », Chiasmi International, no 2, 2000, p. 39-43.

Paci Enzo, Il filosofo e la città: Platone, Whitehead, Husserl e Marx, S. Veca dir., Milan, Il Saggiatore, 1979.

Paci Enzo, Fenomenologia e dialettica, Milan, Feltrinelli, 1974.

Paci Enzo, « Fenomenologia e fondazione dell’economia politica », dans Idee per un’enciclopedia filosofica, Milan, Bompiani, 1973.

Paci Enzo, Idee per un’enciclopedia fenomenologica, Milan, Il Saggiatore, 1973.

Paci Enzo, « L’enciclopedia filosofica e il telos dell’umanità », Aut Aut, no 112, 1969, p. 26-45.

Paci Enzo, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, Milan, Il Saggiatore, 1963.

Paci Enzo, « Il significato dell’uomo in Marx e Husserl », Aut Aut, no 73, 1963, p. 10-21.

Paci Enzo, « Fenomenologia e obbiettivazione », Giornale critico della filosofia italiana, 1961, p. 143-152.

Paci Enzo, « Tempo e dialettica in Husserl », Il pensiero, no 2, 1959, p. 129-150.

Paci Enzo, Dall’esistenzialismo al relazionismo, Messine/Florence, D’Anna, 1957.

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Vigorelli Amedeo, L’esistenzialismo positivo di Enzo Paci. Una biografia intellettuale (1929-1950), Milan, F. Angeli, 1987.

Notes

1 Ce groupe rassemblait notamment Enrico Filippini (traducteur de La crise des sciences européennes), Pier Aldo Rovatti (qui reprendra la direction de Aut Aut à la mort de Paci, et la tient toujours), Salvatore Veca, Guido Davide Neri, Giairo Daghini, Paolo Gambazzi, Roberta Tomassini e Amedeo Vigorelli. On peut citer aussi Giovanni Piana (traducteur de Histoire et conscience de classe de Lukács ainsi que de plusieurs ouvrages de Husserl), Andrea Bonomi (traducteur de Merleau-Ponty) et Carlo Sini, dont les travaux ne concernent pas directement cette thématique, mais qui ne restent pas indifférents au débat autour des deux auteurs en question. Sur ce thème, la revue accueillera en outre les interventions des représentants de l’école hongroise de Lukács, Mihaly Vajda et Ágnès Heller, ainsi que les Américains Paul Piccone et John O’ Neill, qui appartenaient au collectif Telos, qui anima, à partir du 1er mai 1968, la revue du même nom publiée par l’université d’État de New York à Buffalo.

2 En la présence de Karel Kosík et de Jan Patocka entre autres.

3 E. Paci, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, Milan, Il Saggiatore, 1963. Les deux premières parties de l’ouvrage constituaient un commentaire ponctuel à la Krisis de Husserl, dont Paci avait assuré la traduction et la publication – la première à l’étranger – seulement deux ans auparavant. En 1963, paraît l’ouvrage de Karel Kosík, La dialectique du concret, dont la première partie était déjà parue, grâce à l’entremise de Guido Davide Neri, dans Aut Aut en 1960 et qui sortit en italien, traduit par Gianlorenzo Pacini, chez Bompiani en 1965.

4 P. A. Rovatti, R. Tomassini, A. Vigorelli, Bisogni e teoria marxista, Milan, Mazzotta, 1976.

5 Pour un bref aperçu de l’activité philosophique d’Enzo Paci, voir M. Dal Pra, Introduzione à Alfredo Civita, Bibliografia degli scritti di Enzo Paci, Florence, La Nuova Italia, 1983, p. IX-XXII, auquel nous faisons particulièrement référence dans ce passage. On trouvera en annexe de notre contribution une biographie du philosophe.

6 Pour la caractérisation de la recherche d’Enzo Paci au cours de cette phase, voir A. Vigorelli, L’esistenzialismo positivo di Enzo Paci. Una biografia intellettuale (1929-1950), Milan, F. Angeli, 1987.

7 Voir Dall’esistenzialismo al relazionismo, Messine/Florence, D’Anna, 1957. Mario Dal Pra explique ainsi le sens de cette évolution : « Le renvoi de l’existentialisme à l’homme et à sa condition finie serait dénaturé, selon Paci, s’il débouchait dans un humanisme entendu comme une absolutisation de l’homme, comme une fermeture en lui-même de l’homme ; l’homme est moins le centre de l’univers que la conclusion du procès : l’homme est dans la nature et dans l’histoire. “L’homme qui s’ouvre au possible veut la relation”. […] À partir de cette perspective l’existence est relation et temporalité, elle est historicité concrète. […] Elle n’est ni une science sans racines dans l’historicité et dans la temporalité, ni une historicité abstraite sans racines dans la tension relationnelle de l’existence. […] [L]e relationnisme se réfère justement à un procès, à un devenir qui se découvre à la racine la plus immédiate de l’existence, et il marque la finitude et à la fois le lien de continuité et de discontinuité », dans son Introduzione à Alfredo Civita, Bibliografia degli scritti di Enzo Paci, ouvr. cité, 1983, p. XV-XVI. Les traductions françaises de l’italien sont les nôtres.

8 E. Paci, « L’enciclopedia filosofica e il telos dell’umanità », Aut Aut, no 112, 1969, p. 27. Guido Davide Neri commentait ainsi, plus tard, la nouvelle ligne interprétative de Paci, née de la découverte d’un Husserl inédit, et de son impact sur ses élèves : « Aux yeux de qui venait, comme moi, de la lecture des Idées I, et de l’interprétation célèbre, bien que désormais dépassée, de Banfi, il en ressortait une image de la phénoménologie complètement transfigurée, à première vue quasiment méconnaissable, que ce soit au sens où à la conscience pure husserlienne se substituait la nouvelle subjectivité incarnée, lestée de toute la passivité et l’opacité de la perception corporelle, ou que ce soit par les suggestions que les vastes intérêts culturels de Paci ouvraient en direction de la psychanalyse, de la littérature et des multiples formes de l’art contemporain ». G. D. Neri, « Paci e Merleau Ponty. Una testimonianza e qualche riflessione », Chiasmi International, no 2, 2000, p. 39-43.

9 E. Husserl, La crisi delle scienze europee e la fenomenologia trascendentale, E. Filippini trad., Milan, Il Saggiatore, 1960.

10 E. Paci, Avvertenza à E. Husserl, La crisi delle scienze europee e la fenomenologia trascendentale, ouvr. cité, p. 2.

11 E. Paci, Prefazione à E. Husserl, La crisi delle scienze europee e la fenomenologia trascendentale, E. Filippini trad., Milan, Il Saggiatore, 1968, p. 7. Giovanni Piana écrivait – dans la nécrologie de son maître parue dans L’Unità, quotidien du Parti communiste italien, le 6 août 1976 – à propos de l’importance de l’année 1968 pour Enzo Paci : « Qu’on ne puisse en rester aux limites idéologiques de la philosophie de Husserl fut très tôt une évidence pour Paci. Son commentaire dédié à La crise des sciences européennes devient l’histoire d’un parcours conduisant au marxisme. [...] Puis arrive l’année 1968. Cet énorme réservoir d’énergie sociale et culturelle qui explose devient pour Paci la première occasion effective de mesurer en profondeur, en tant que philosophe, en tant qu’intellectuel, son propre rapport à la réalité. Il fallait adhérer à Mai 68, et on ne pouvait pas ne pas adhérer passionnément. Tous ont en mémoire la passion brûlante de Paci dans ces années-là. Tous les étudiants en effervescence l’aimaient alors ».

12 Salvatore Veca, l’un de ses élèves, indique deux moments de traduction dans la philosophie de Paci, qui ont selon lui une valeur régressive relativement à la richesse de sa précédente théorisation du relationnisme. « Dès la fin des années 1950 Paci s’engage dans une sorte de traduction systématique des conséquences et des parcours du programme relationniste dans le langage de la phénoménologie husserlienne […]. La nature des rapports entre phénoménologie et marxisme se compose de ce type d’analogies et de traductions. Il y a évidemment quelque chose de vrai dans tout cela mais c’est l’ensemble qui s’avère littéralement dépourvu de sens, n’ayant de valeur qu’en tant que simple “exhortation” ». Voir S. Veca, Introduzione à E. Paci, Il filosofo e la città: Platone, Whitehead, Husserl e Marx, S. Veca dir., Milan, Il Saggiatore, 1979, p. 16 (nous traduisons).

13 Fulvio Papi commente ainsi le croisement de ces aspects dans sa reconstruction du parcours de Paci : « Le marxisme devient ainsi le répertoire des catégories – l’aliénation, la marchandise, le fétichisme – qui rendent possible le sujet mondanisé dans son procès de libération et de finalisation ». F. Papi, Vita e filosofia. La scuola di Milano, Banfi, Cantoni, Paci, Preti, Milan, Guerini e associati, 1990, p. 230.

14 E. Paci, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, ouvr. cité, p. 462.

15 E. Paci, Fenomenologia e dialettica, Milan, Feltrinelli, 1974, p. 12

16 E. Paci, « Fenomenologia e obbiettivazione », Giornale critico della filosofia italiana, 1961, p. 148.

17 E. Paci, « Fenomenologia e fondazione dell’economia politica », dans Idee per un’enciclopedia filosofica, Milan, Bompiani, 1973, p. 430.

18 Dans son livre publié posthume, Il filosofo e la città: Platone, Whitehead, Husserl e Marx, S. Veca dir., Milan, Il Saggiatore, 1979, Paci affirme que Marx montre que « derrière les lois présumées extérieures à l’économie capitaliste se cache la structure de la société bourgeoise » (p. 75) et, plus loin, que « la critique a toujours la tâche de découvrir ce qui est occulté derrière le caractère énigmatique de la fétichisation de la marchandise » (p. 76).

19 « Le Capital n’est pas, ou pas seulement, un traité d’économie politique. C’est, comme cela a été dit, une critique de l’économie politique. Le terme de “critique” doit être entendu en un sens analogue à celui qu’utilise Kant. Le Capital constitue une réponse à la question : “Comment l’économie politique est-elle possible en tant que science ?” », E. Paci, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, ouvr. cité, p. 459.

20 Paci, « L’enciclopedia filosofica e il telos dell’umanità », art. cité, p. 45.

21 Cette position, que Pier Aldo Rovatti notamment approfondira, vise la critique d’une division nette entre le jeune Marx et le Marx de la maturité dans le but d’une interprétation unifiée de Marx qu’on peut opposer radicalement à ce que Althusser appelait « coupure épistémologique » entre le Marx auteur des Manuscrits de 1844 et le Marx auteur du Capital. Voir ses articles : « Rottura e fondazione. Note su Althusser », Aut Aut, no 121, 1971, p. 67-82, « Feticismo e alienazione nelle “Note di lettura 1844-1845” di Marx », Aut Aut, no 123-124, 1971, p. 47-69 et « Sulla critica del feticismo e delle categorie economiche », Aut Aut, no 126, 1971, p. 22-45 ; « La critica al feticismo nel frammento sulle macchine dei “Grundrisse” », Aut Aut, no 134, 1973, p. 33-49. Toutes ces analyses seront reprises dans son livre : Critica e scientificità in Marx, Milan, Feltrinelli, 1973.

22 E. Paci, « Il significato dell’uomo in Marx e Husserl », Aut Aut, no 73, 1963, p. 19.

23 Salvatore Veca présentait ainsi les résultats d’une enquête marxienne consignés dans les Manuscrits de 1844 : « Dans le vocabulaire des œuvres de jeunesse : le travail aliéné, dans la mesure où il produit des marchandises, produit et reproduit les conditions de l’aliénation. Nous pouvons ajouter : le travail aliéné, en produisant et en reproduisant les conditions de l’aliénation, produit aussi l’économie politique comme science. En ce sens, l’économie politique figure à l’intérieur de l’aliénation ». Salvatore Veca, « Teoria del valore e critica dell’economia politica », Aut Aut, no 123/124, 1971, p. 36.

24 Ainsi Paci écrit dans l’Introduzione à l’édition italienne de la Krisis : « L’économie politique peut donc perdre son propre fondement et ensuite sa propre genèse à cause de la Lebenswelt. En perdant sa genèse et son fondement, une science perd sa propre fonction. En perdant sa propre fonction elle perd sa prégnance idéale c’est-à-dire son telos. En voulant adhérer seulement aux faits, elle transforme la vérité infinie, que l’homme ne peut jamais conquérir, en un fait, en une réalité. La phénoménologie est entrée ici dans l’économie politique qui fait en elle-même sa propre auto-purification. Cette auto-purification est confiée avant tout à l’épochè, à la fondation des sciences et à la redécouverte de leur sens de vérité. Ce qui s’impose alors est de dépasser et nier, comme Husserl le fait, la valeur purement industrielle des sciences. Il faut reconduire les sciences et l’homme à leur vrai telos », Introduction à La crisi delle scienze, ouvr. cité, p. 14.

25 Voir Enzo Paci, « Il senso delle parole. Ancora sul marxismo e sulla fenomenologia », Aut Aut, no 114-115, 1969, p. 130 : « L’analyse phénoménologique ante litteram de Marx refuse, comme on sait, la réduction de l’homme à une chose, et de là apparaît tout le processus qui doit trouver son achèvement dans l’histoire humaine et dans son environnement, afin qu’apparaissent les figures humaines, les sujets humains. C’est ici que Husserl peut nous être utile : dans la découverte que la science, depuis son origine, contraint le sujet et ses opérations scientifiques à devenir une chose, une marchandise. C’est là l’erreur originaire de la science moderne qui, comme l’aurait dit Galilée, “supprime” l’homme ».

26 « Marx dit que dans une société aliénée les choses apparaissent et agissent comme des hommes et les hommes comme des choses. C’est sur ce point que la phénoménologie insiste quand elle accepte le marxisme en en faisant un marxisme phénoménologique. C’est ce que le marxisme accepte quand il n’oublie pas les hommes concrets, libres, et réels dans leur subjectivité » (La crisi delle scienze, ouvr. cité, p. 15-16).

27 Voir à ce propos E. Paci, « Tempo e dialettica in Husserl », Il pensiero, no 2, 1959, p. 129-150.

28 « Quand l’homme prend conscience que la cause de la crise des sciences est l’objectivisation, il prend aussi conscience de la fonction rationnelle des sciences. Il découvre sa propre nature rationnelle et comprend qu’il faut réaliser dans l’histoire une société rationnelle. Cette prise de conscience révèle ce qui est caché, le sens de vérité du procès historique. Pour l’humanité la prise de conscience de l’objectivisation est une compréhension radicale de son vrai devoir et de son propre telos. C’est la lutte pour l’humanité authentique » (« Il significato dell’uomo in Marx e Husserl », Aut Aut, no 67, 1963, p. 21).

29 « Le je, comme l’entend Husserl, n’est pas seulement une pensée mais une personne, un sujet qui travaille, invente, construit, accomplit des actions dans l’histoire. Chaque Moi a son propre corps, un Leib, mais chacun le vit dans un milieu (Umwelt) » (E. Paci, Idee per un’enciclopedia fenomenologica, Milan, Il Saggiatore, 1973, p. 33).

30 « Nous voyons ici ce qu’a fait Husserl. Alors qu’il semble vouloir tout réduire au solipsisme et considérer que tout le milieu environnant appartient à un seul Je, en réalité, en accomplissant l’épochè pour arriver à son propre moi, il fait en sorte que notre propre Je reconnaisse les autres comme siens » (ibid., p. 33-34).

31 « Le sujet originaire, qui, après l’épochè, agit, voit l’eidos et tend vers le telos, est originaire selon trois sens : a) par rapport au fait qu’il est présent, actuel et qu’après l’épochè, nous ne pouvons que partir du présent actuel ; b) par rapport au fait qu’il est l’origine première et passée, mais oubliée et cachée, dans laquelle ont été accomplies pour la première fois des opérations différentes que nous répétons machinalement et sans en avoir conscience, des opérations qui ont fondé les différentes sciences [La fonction et le telos ont été oubliés ou cachés par un masque, par un “vêtement d’idées” (Ideenkleid), par une idéologie…] ; c) l’originaire apparaît comme le fondement et la fonction des autres sciences, ainsi que comme le but et le telos de toutes les autres sciences. […] Maintenant le telos de toutes les sciences, et la liberté des sujets, sont l’idéal d’une société d’objets dans laquelle chaque sujet n’est jamais un objet pour l’autre sujet » (ibid., p. 41).

32 « [I]l n’est pas vrai, comme on le dit, que Husserl ne tient pas compte de l’histoire. Il croit, bien au contraire, qu’elle est très importante et même déterminante. D’abord chaque monade a sa genèse et donc une histoire liée à la genèse et à l’histoire des autres monades ; en deuxième lieu Husserl analyse, assez précisément, le temps qui est l’élément fondamental de l’histoire. Ces caractéristiques se trouvent dans la Lebenswelt sur lequel se fondent toutes les sciences. […] Du besoin et de la consommation, qui demandent du travail, la réintégration de la consommation avec le produit travaillé, et donc des moyens suffisants pour vivre et donner à la vie un sens, naît l’économie politique » (ibid., p. 42).

33 E. Paci, Funzione delle scienze e significato dell’uomo, ouvr. cité, p. 197.

34 L’édition italienne, la toute première, de ce travail d’Ágnes Heller, dont le titre original était Bedeutung und Funktion des Begriffs Bedürfnis im Denken von Karl Marx, Budapest, 1973 avait été promue par Aut Aut et intitulée La teoria dei bisogni in Marx, traduit par A. Morazzoni, Milan, Feltrinelli, 1974, avec une préface de Pier Aldo Rovatti. Cela contribuera au succès international de l’ouvrage avec ses publications en Allemagne (1976), France (1978) et aux États-Unis (1976). Ágnes Heller était l’élève et la collaboratrice de Lukács et l’une des plus importantes représentantes de l’école de Budapest, un groupe de philosophes considérés comme dissidents par le parti communiste hongrois et par la suite éloignés de l’Académie des sciences. Les relations entre Aut Aut et ce groupe d’intellectuels hongrois étaient très proches : le numéro 127 de Aut Aut, janvier-février 1972, avait été entièrement dédié à l’école de Budapest.

35 E. Paci, R. Tomassini, P. A. Rovatti et S. Veca, « Per una fenomenologia del bisogno », Aut Aut, no 123-124, 1971, p. 117-138 ; P. A. Rovatti et S. Veca, « La critica e i nuovi bisogni », Aut Aut, no 126, 1971, p. 95-101 ; R. Tomassini, « Capacità e bisogno », Aut Aut, no 128, 1972, p. 84-88. C’est Pier Aldo Rovatti lui-même qui définit les années 1970-1979 « la décennie des besoins » dans son recueil d’articles les plus significatifs de Aut Aut pour célébrer le 60e anniversaire de la revue fondée en 1951 : P. A. Rovatti éd., Il coraggio della filosofia aut aut 1951-2011, Milan, Il Saggiatore, 2011.

36 « Political Organization. The Second International Telos Conference », Buffalo, novembre 18-24, 1971, colloque organisé par la revue Telos, 18-21 novembre 1971 ; voir P. A. Rovatti et S. Veca, « La critica e i nuovi bisogni », Aut Aut, no 126, 1971, p. 95-101.

37 P. A. Rovatti et S. Veca, « La critica e i nuovi bisogni », Aut Aut, no 126, 1971, p. 99.

38 P. A. Rovatti, « La nozione di bisogno tra teoria politica e ideologia », dans P. A. Rovatti, R. Tomassini et A. Vigorelli, Bisogni e teoria marxista, ouvr. cité, p. 10-80.

39 R. Tomassini, « Nuova sinistra e autonomia del bisogno proletario », ibid., p. 81-172.

40 A. Vigorelli, « Politica e filosofia nei Grundrisse di Marx », ibid., p. 173-246.

41 P. Rovatti, « La nozione di bisogno tra teoria politica e ideologia », ibid., p. 27.

42 « L’importance de rediscuter le problème du besoin en s’appuyant sur Marx se comprend à partir du fait qu’il fournit un point de vue assez privilégié pour tenter de défaire le nœud du rapport entre théorie et pratique », p. 33.

43 D’après A. Civita, Bibliografia degli scritti di Enzo Paci, Florence, La Nuova Italia, 1983, p. 1-3.

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