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Sexe et genre des mondes culturels

 | 
Sylvie Octobre
, 
Frédérique Patureau

Partie II. Différences et inégalités

Chapitre 10

Quels droits d’entrée dans les concerts orchestraux de musique de jeux vidéo ?

Gameur.euses, spectateur.rices, musicien.nes

Irina Kirchberg

Texte intégral

  • 1 Le suivi de la tarification des places des concerts orchestraux de musique de jeux vidéo entre nov (...)
  • 2 À l’occasion de son week-end « Jeux vidéo symphoniques », la Philharmonie de Paris indique qu’il s (...)
  • 3 Si l’étude 2016 du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) parle bien d’un « loisir u (...)
  • 4 La moyenne d’âge de ce public est de 28 ans contre 61 ans dans la musique classique selon Stéphane (...)

1Les organisations représentatives de l’industrie du jeu vidéo comme les syndicats d’éditeurs de logiciels de loisir ne cessent de proclamer dans leurs rapports que « le jeu vidéo [est un] loisir pour tous » (SELL 2016) dont les usagères et usagers ont des profils « divers et variés ». Dans une perspective de développement de public, et sans rien concéder à leurs exigences financières1 et artistiques2, certains ensembles musicaux semblent miser sur cette prétendue « universalité » du jeu vidéo3 pour toucher un public habituellement éloigné des salles de concert, afin de contrer les effets connus du vieillissement et du non-renouvellement des publics de la musique classique (Dorin 2018). Dans le cas des concerts de musique de jeux vidéo, les salles de concert investies par des tournées internationales (Distant World, Press Start) ou les formations de moindre envergure telles que l’Orchestre de jeux vidéo de Montréal (OJV) attirent de fait un public jeune4. Par ailleurs, la majeure partie de ces publics, très souvent passionnée par ce répertoire musical spécifique (Kirchberg 2017), fait pour la première fois l’expérience d’un concert orchestral live. Comment le comprendre ?

Une partition de genre spécifique au monde de la musique de jeux vidéo

2Là où les enquêtes sur les pratiques culturelles (Donnat 2005), et plus spécifiquement sur la fréquentation des concerts dits « classiques » (Dorin 2018), font le constat d’une constante féminisation des sorties aux concerts orchestraux, l’enquête réalisée auprès de 1234 spectateurs et spectatrices de concerts orchestraux de musique de jeux vidéo en France et au Canada (voir encadré méthodologique) dresse une image étonnante de ce public qui compte jusqu’à un peu plus de 7 hommes pour 3 femmes (voir tableau 1).

Tableau 1. Répartition sexuée des publics des concerts orchestraux de musique de jeux vidéo

En %
Spectateur Spectatrice
France 70 30
Distant World 71 29
Press Start 70 30
Zelda. Symphony of the goddesses 69 31
Canada 64 36
SNES 63 37
RPG 62 38
Zelda. Symphony of the goddesses 68 32
Total 67 33
Champ : 1234 répondant.es

Note de lecture : dans les six concerts orchestraux de musique de jeux vidéo observés durant l’enquête, le public comptait en moyenne 67 % d’hommes. Ce pourcentage s’élevait à 71 % d’hommes lors du concert Distant World donné en France.

  • 5 En 2005, les femmes représentent environ un tiers du public dans les concerts de jazz, de musiques (...)

3Avec une répartition sexuée du public assez similaire à celle que l’on peut trouver dans les concerts de métal (Turbé 2016 ; Guibert 2015), les concerts orchestraux de musique de jeux vidéo rejoignent le jazz, les musiques électroniques et le rock au rang des concerts les plus masculinisés5. La même hégémonie masculine se retrouve-t-elle, parmi les instrumentistes de ces orchestres, au pôle de la production ? Les salles programmant des concerts de musique de jeux vidéo se transforment-elles, par l’intercession des mondes vidéoludiques, en espaces dont l’accès serait rendu difficile aux femmes ?

  • 6 À ce jour il n’existe pas de recherche menée sur la constitution des orchestres d’harmonie au Québ (...)

4Lors de la session de répétitions de l’automne 2016, l’Orchestre de jeux vidéo de Montréal (OJV), dont la moyenne d’âge était de 26,6 ans, comptait 30 musiciennes pour 27 musiciens alors que des recherches récentes sur les orchestres d’harmonie amateurs français soulignent la présence largement majoritaire des femmes instrumentistes chez les moins de 35 ans (Dubois, Méon et Pierru 2009)6. Dès lors, le quasi-équilibre entre musiciennes et musiciens constaté dans l’OJV peut sembler étonnant.

5Ce constat d’une présence importante des hommes aux deux pôles de production et de réception de cette pratique culturelle amène à s’interroger sur les modalités d’accès à la sphère des concerts vidéoludiques orchestraux. On peut également se demander si les dynamiques de recrutement des spectateur.rices d’une part et des musicien.nes d’autre part répondent aux mêmes logiques. En effet, contrairement à ce que l’on remarque au sein des publics de ces manifestations, les femmes restent bien présentes parmi les instrumentistes de l’Orchestre de jeux vidéo. Ce chapitre propose donc une confrontation entre « production » et « réception » dans l’univers des concerts orchestraux de musique de jeux vidéo, en explorant l’hypothèse de barrières à l’entrée différenciées.

Éléments de méthodologie
Cette enquête auprès des amateur.rices de musique de jeux vidéo (spectateur.ices et interprètes) comporte trois volets.
Le premier consiste en une enquête statistique réalisée en France et au Québec auprès du public de six concerts orchestraux de musique de jeux vidéo. Ces événements, choisis pour la diversité de leurs formats, ont permis d’embrasser un échantillon représentatif des multiples dispositifs de concerts réunis sous l’étiquette « concert de musique de jeux vidéo » (avec ou sans projection vidéo, sous franchise ou non, sur des arrangements textuels ou variés, en présence ou non des compositeur.rices, avec ou sans animation pré-show). Deux des concerts étaient organisés sous la même franchise, ce qui a permis quelques comparaisons transatlantiques des résultats obtenus.
      Concert Date Lieu Salle      
      Distant World Intimate Symphony 30/11/2014 France Cortot      
      Press Start 11/04/2015 France La Mutualité      
      The Legend of Zelda:
Symphony Of The Goddesses
23/04/2015 France Palais
des congrès
     
      SNES 24/01/2015 Québec Marguerite Bourgeois      
      RPG 26 et 27/02/2016 Québec Marguerite Bourgeois      
      The Legend of Zelda:
Symphony Of The Goddesses
25/06/2016 Québec Wilfried Pelletier      
Dans ce premier volet de l’enquête, 1234 questionnaires auto-administrés dûment complétés ont été recueillis auprès d’un corpus d’enquêté.es âgé.es de 11 à 87 ans. Un.e spectateur.rice sur sept a ainsi rempli ce formulaire de 28 questions (à choix simples, multiples ou ouvertes) destiné à appréhender quatre grands champs thématiques : les propriétés sociales des répondant.es (profession, âge, sexe, niveau de diplôme, lieu de résidence, etc.), leurs modalités d’assistance à ces concerts (sociabilités liées à cette sortie, etc.), leur profil de gameur.euse (ancienneté de la pratique du jeu vidéo, interruption éventuelle de celle-ci, degré d’investissement personnel dans le jeu, type de jeu pratiqué) et leur investissement dans le champ musical (préférences en matière d’écoute, fréquentation des concerts, connaissance du répertoire et des compositeur․rices des musiques de jeu vidéo, pratique musicale ou non, type d’instrument joué, etc.).
Dans un deuxième volet de l’enquête, ces données quantitatives s’enrichissent de l’analyse d’entretiens de récits de vie collectés auprès de spectateur.rices selon deux modalités : une partie des entretiens (n=10 hommes à ce jour, aucune femme n’ayant souhaité répondre) a été menée en face à face, une autre (24 autres enquêté.es dont 6 spectatrices) a été réalisée au moyen d’une correspondance numérique.
Enfin, le troisième volet de cette enquête consiste en une ethnographie participante débutée en janvier 2015 et réalisée en tant que clarinettiste et membre du conseil d’administration de l’Orchestre de jeux vidéo de Montréal. Cet orchestre de grand.es amateur.rices d’une soixantaine de membres répète 3 heures par semaine, se produit en concert jusqu’à 6 fois par an et attire un public annuel de plus de 4000 personnes. Cette ethnographie participante s’est enrichie des réponses apportées à un questionnaire distribué à l’ensemble des musicien.nes de cet orchestre et de récits de vie collectés au moyen d’entretiens auprès de ces dernier.ères, encore en cours (8 instrumentistes dont 3 femmes à ce jour).
  • 7 À l’échelle de la population française, les hommes sont 69 % à déclarer jouer aux jeux vidéo contr (...)
  • 8 On trouve les joueurs les plus investis en termes de temps de jeu et de régularité de la pratique (...)

6L’homogénéité des profils des joueur.euses, vantée par les organismes cités en introduction de ce texte, doit être nuancée par la lecture attentive des résultats de notre enquête. Celle-ci dresse le portrait d’une population de gameur.euses adeptes des jeux de rôles et d’aventure de tous âges, comptant 43 % de femmes et 57 % d’hommes7 – ces derniers étant les plus investis en termes de régularité et d’intensité de pratique8. Dans un premier temps de l’analyse, la présence massive des hommes dans les concerts orchestraux de musique de jeux vidéo s’explique logiquement par un recrutement du public et des interprètes parmi la population des gameur.euses, elle-même caractérisée par une inégale participation et un engagement différent des hommes et des femmes. En puisant principalement dans la population des « gros joueurs », ces concerts accentuent ainsi les clivages sexués existant plus largement dans les mondes vidéoludiques (tableaux 2 et 3).

Tableau 2. Répartition des spectateur.ices selon leur sexe et leur pratique vidéoludique

En %
Spectateur Spectatrice Ensemble
Actuellement, je suis joueur.euse 90 71 84
Avant, j’étais joueur.euse 6 9 7
Non, je ne suis pas joueur.euse 4 19 9
Total général 100 100 100
Champ : 1234 personnes (voir encadré méthodologique supra)

Note de lecture : 90 % des spectateurs de concerts orchestraux de musique de jeux vidéo et 71 % des spectatrices déclaraient avoir une pratique vidéoludique au moment du concert.

Tableau 3. Répartition des instrumentistes selon leur sexe et leur pratique vidéoludique

En effectifs
Musicien Musicienne Total
Actuellement, je suis joueur.euse 17 10 27
Avant, j’étais joueur.euse 3 4 7
Non, je ne suis pas joueur.euse 2 8 10
Total général 22 22 44

Note de lecture : Sur les 22 musiciennes que comptait l’Orchestre de jeux vidéo de Montréal en 2015, 10 déclaraient jouer aux jeux vidéo.

7Le taux de pénétration de la pratique vidéoludique plus important chez les spectateurs que chez les spectatrices de ces concerts orchestraux de musique de jeux vidéo vient à l’appui de cette explication. De fait, 90 % des spectateurs déclarent jouer aux jeux vidéo au moment de l’enquête pour seulement 71 % des spectatrices. On compte par ailleurs 1,7 fois plus de musiciens/gameurs que de musiciennes/gameuses au sein de l’Orchestre de jeux vidéo.

8Mais la plus ou moins grande familiarité avec l’univers vidéoludique ne peut, à elle seule, expliquer cette sous-représentation des femmes. Les joueuses sont certes majoritaires chez les spectatrices et chez les musiciennes, mais une spectatrice a près de 5 fois plus de chances d’être non joueuse qu’un spectateur et une musicienne de l’orchestre a 4 fois plus de chances que son homologue masculin de ne jamais avoir joué aux jeux vidéo. En outre, le poids de la familiarité avec l’univers vidéoludique dans la présence à ces concerts n’est pas équivalent selon que l’on soit spectatrice ou musicienne. Alors que seuls 19 % des spectatrices déclarent être non joueuses, près d’une musicienne sur deux est dans ce cas au sein de l’orchestre. Steven, un spectateur du concert SNES à Montréal, explique ainsi cette différence de recrutement entre les spectateur.rices et les musicien.nes non joueuses dans l’univers des concerts orchestraux de musique de jeux vidéo :

  • 9 Anglicisme québécois signifiant « petit ami » ou « compagnon » dans ce contexte.

Il y a beaucoup de filles [spectatrices] qui sont là parce que c’est une bonne occasion de faire une sortie avec leur chum9. On va presque toujours aux concerts de jeux avec notre même petit groupe : trois amis et la blonde d’un des trois qui suit parce que c’est un concert et qu’au final... un orchestre qui joue n’importe quelle musique, ça ne peut pas être ennuyant !
(Steven, joue aux jeux vidéo tous les jours ou presque, concert SNES, courriel du 3 novembre 2016)

9La fin de cette citation – « au final c’est de la musique » – met l’accent sur l’ordre des priorités pour un grand nombre de spectateur.rices. Pour ces dernier.ères, la dimension musicale d’une telle manifestation bien qu’importante (Kirchberg 2017, p. 183), n’est prise en compte que dans un second temps, après la célébration de l’univers vidéoludique.

Être du « côté geek de la force » ? Le cas des spectatrices

  • 10 Cette enquête ethnographique fait apparaître que les femmes venues en couple à ces LAN party adopt (...)

10Cette hiérarchie des motivations à l’origine de la fréquentation des concerts place donc la célébration de l’univers vidéoludique au premier plan des préoccupations des spectateur.rices. Il n’est pas anodin de noter que ‒ à l’instar des femmes rencontrées par Marion Coville lors d’entretiens réalisés avec des couples visitant une exposition parisienne consacrée aux concerts de musique de jeux vidéo (Coville 2016) ou des participant.es à une LAN party observées par Johann Chaulet et Jessica Soler-Benonie (2016)10 ‒ de nombreuses spectatrices semblent confinées à une répartition des rôles entre hommes et femmes empruntée aux stéréotypes de genres associés à l’univers sociotechnique (Détrez et Piluso 2017).

  • 11 Sur les dix occurrences de cette modalité repérées dans les questionnaires, seule une est formulée (...)

11Dans leur majorité, ces spectatrices ne semblent pas s’autoriser à assumer un rôle à part entière dans ces manifestations. Nombre d’entre elles renoncent au statut de spectatrices ou d’auditrices, qu’elles pourraient pourtant endosser quelle que soit leur connaissance de l’univers vidéoludique, au profit d’un rôle secondaire, qui les amène à se décrire comme « accompagnatrices »11. De fait, si les réponses aux questionnaires montrent qu’on ne vient généralement pas seul.e aux concerts de musique de jeux vidéo, cela est d’autant plus vrai pour les femmes (tableau 4).

Tableau 4. Sociabilités associées à la sortie aux concerts orchestraux de musique de jeux vidéo

En %
Spectateur Spectatrice Ensemble
Avec des amis 49 31 43
En couple 20 41 27
En famille 15 14 14
Seul.e 10 3 8
Réponses multiples* 6 11 8
Total 100 100 100
Champ : 1234 *En couple et avec des amis, avec des amis et en famille, etc.

Note de lecture : 10 % des hommes du public sont venus seuls aux concerts orchestraux de musique de jeux vidéo.

12Alors que les sorties au concert sont, pour 43 % des enquêté.es, prétexte à des sorties entre ami.es, les spectatrices, pour leur part, se rendent à ces concerts principalement en couple (41 % d’entre elles déclarent être venues à ces manifestations avec leur conjoint alors que ce n’est le cas que de 20 % des spectateurs) et selon une configuration particulière. En effet, là où les spectateurs venus en couple ne sont que 7 à évoquer leur « femme » – ou, dans des termes plus québécois – leur « blonde », comme motif de sortie au concert, les spectatrices, quant à elles, déclarent régulièrement venir pour « rendre [leur] copain heureux », « faire plaisir à [leur] conjoint », leur « chum », « accompagner leur mari », parfois même « accompagner Monsieur » (sic). Ces différences dans le champ lexical mobilisé par les spectatrices et les spectateurs venu.es avec leurs conjoint.es montrent que, contrairement au constat concernant le rôle moteur, incitatif, ou prescripteur des femmes dans les sorties culturelles effectuées en couple (Donnat 2005 ; Lahire 2004 ; Pasquier 2012), le pouvoir de conversion culturelle ou, tout du moins, de prescription au sein des couples revient ici aux hommes. Comme pour la sortie au concert de jazz étudiée par Lizé et Roueff (2010), les femmes fréquentant les concerts de musique de jeux vidéo en couple effectuent ces sorties à l’initiative de leurs conjoints.

13Le nombre restreint de spectatrices au sein du public des concerts de musique de jeux vidéo pourrait également s’expliquer par la crainte d’attitudes sexistes à leur égard. Le témoignage d’Omar, rencontré lors du concert Press Start donné à Paris en 2016, va en ce sens :

Je prends pour exemple la Paris Games Week (le plus gros salon dédié au jeu vidéo en France) qui s’est déroulée il y a quelques jours. J’ai vu encore une fois beaucoup trop de témoignages de femmes qui y sont allées pour passer un bon moment et qui se sont fait interpeller, harceler, par des hommes en plein milieu du salon. J’ai espoir que l’ambiance [soit] plus paisible dans un concert symphonique de jeu vidéo, mais il n’empêche que ce climat constant (même en ligne il est compliqué d’évoluer dans une communauté orientée « jeu vidéo » lorsqu’on est une femme) doit probablement influer sur la tendance qu’ont les femmes à hésiter à se rendre à ce genre d’événements.
(Omar, joue aux jeux vidéo tous les jours ou presque, concert Press Start, courriel du 9 novembre 2016)

  • 12 Ces recherches insistent par ailleurs sur la multiplicité des imaginaires et usages genrés associé (...)
  • 13 Benoît, rencontré lors du concert Press Start, avance un argument permettant d’ajouter du crédit à (...)

14Bien que n’ayant pas constaté de tels comportements lors de la douzaine de concerts observés durant l’enquête, il semble que les mises en scène hypersexualisées des corps féminins (Lignon 2005 et 201512), fréquemment associées à l’univers vidéoludique, puissent constituer des repoussoirs à la participation des spectatrices non joueuses13. Le faible pourcentage de spectatrices venues assister seules aux concerts observés (3 % des femmes contre 10 % des hommes) et le fait qu’aucune des enquêtées venues seules au concert n’assistait pour la première fois à un concert de musique de jeux vidéo semblent corroborer cette hypothèse. Aucune de ces spectatrices ne pénétrait donc en territoire inconnu en venant participer à ce concert, car elles étaient à la fois habituées de ce type de concerts et joueuses. C’est la force de ce capital de joueuse que souligne le témoignage d’Eva :

En ce qui me concerne, j’ai toujours été très jeux vidéo, films/séries, littérature fantastique, jeux de rôles, etc. Du coup, j’ai toujours été du côté geek de la force...
(Eva, joue aux jeux vidéo tous les jours ou presque, concert Press Start, courriel du 4 novembre 2016)

15Plus encore, les spectatrices telles qu’Eva, très impliquées dans le monde du jeu vidéo, peuvent être qualifiées de « faux solos » du concert – pour reprendre l’expression de Dominique Pasquier (Pasquier 2013) : familières et très connaisseuses en matière de jeux vidéo, en tant que joueuses assidues, cosplayers ou spectatrices récurrentes, elles s’intègrent, au moment du concert, à des groupes spectateur.rices passionné.es déjà constitués. Leur expertise dans l’univers vidéoludique, leurs connaissances préalables et leur aisance dans ce type de manifestations expliquent qu’elles trouvent leur place au sein d’un espace que d’autres spectatrices trouveraient inhospitalier, et plus encore, qu’elles puissent y jouer un rôle à part entière.

La polysémie du terme « jouer » : le cas des musiciennes

  • 14 Marie-Ève, flûtiste, joue aux jeux vidéo une à deux fois par semaine (questionnaire aux musicien.n (...)

16Les mécanismes évoqués précédemment pour expliquer la présence modérée des femmes au sein des publics (familiarité avec l’univers du jeu vidéo, effet d’exclusion des stéréotypes associés aux jeux vidéo et rôle d’accompagnatrice pour les femmes) ne jouent pas de la même façon en ce qui concerne les musiciennes d’orchestre. Pour expliquer leur entrée dans l’orchestre, les instrumentistes empruntent à deux registres d’argumentation : d’une part, leurs connaissances et leur intérêt pour le jeu vidéo acquis par une pratique intensive de gameur.euses et d’autre part, leurs compétences techniques et musicales d’instrumentistes – deux éléments complémentaires qui leur permettent d’allier « deux passions en une activité »14.

  • 15 L’OJV procède à une courte audition lorsqu’une personne désire se joindre à l’ensemble. L’audition (...)
  • 16 Emmanuelle, flûtiste, ne joue pas aux jeux vidéo, 22 juin 2016.
  • 17 Il en va de même en ce qui concerne l’élection des instrumentistes aux postes de direction de la s (...)
  • 18 Lorsque Myrtille, une trompettiste de 17 ans ayant passé l’audition d’entrée dans l’OJV avec succè (...)

17L’entrée dans l’OJV est formellement conditionnée au passage d’une audition « visant à maintenir au sein de l’ensemble un niveau musical permettant d’interpréter avec rigueur les pièces »15. Ce recrutement sur la base de l’évaluation d’une technique instrumentale fait de chaque musicienne recrutée la titulaire élue et légitime d’un poste qu’elle occupe au terme d’une mise en concurrence l’ayant confrontée à d’autres instrumentistes des deux sexes. Loin du rôle secondaire auquel certaines des spectatrices évoquées précédemment se cantonnent, les musiciennes prennent pleinement un rôle au sein de l’ensemble musical. Moins « suiveuses » qu’interprètes à part entière, ces musiciennes, même non joueuses, se décrivent comme des actrices essentielles de l’interprétation orchestrale portées par « l’énergie de 55 personnes »16. Sur chacun des 14 postes de « lied de sections » ouverts en 2017, les musiciennes étaient 8 à être cheffes de section, de la flûte au cor17. Aussi surprenant que cette répartition puisse paraître lorsque l’on connaît la faible proportion de femmes aux postes de solistes dans les orchestres symphoniques (Ravet 2003, p. 173), cette répartition s’explique par l’importance prise par la culture vidéoludique dans le quotidien de l’orchestre18.

  • 19 Une dizaine de musicien.nes de l’orchestre ne jouent pas aux jeux vidéo et certain.es d’entre elle (...)
  • 20 On trouvera de multiples témoignages de ces pratiques dans les ouvrages de Ravet (2011), Monnot (2 (...)

18Si le renvoi constant aux compétences de gameur.euses n’est pas assez discriminant pour amener au non-recrutement d’un.e postulant.e19, celui-ci demeure assez présent pour prendre l’ascendant sur d’autres possibilités de différenciation entre musiciens et musiciennes. De fait, les blagues sexistes ou connotées qui émaillent habituellement la vie musicale et sociale des orchestres d’harmonie20 (répétitions, sorties au restaurant, assemblées générales) sont remplacées par des plaisanteries dont les ressorts reposent sur une connaissance minimale de l’univers du jeu vidéo. À tel point que Livia, une clarinettiste affirme lors d’un entretien :

On sait qui joue [aux jeux vidéo] et qui ne joue pas dans l’orchestre. Peut-être qu’à la limite, il y en a où je sais moins s’ils sont homme ou femme que joueurs ou pas joueurs [rires].
(Livia, clarinettiste, ne joue pas aux jeux vidéo, 29 juin 2016)

*

19L’intégration du répertoire musical issu de l’univers vidéoludique à la programmation régulière des orchestres vient modifier les logiques qui président au recrutement des spectateur.rices comme à celui des musicien.nes. Les stéréotypes de genre associés à la pratique du jeu vidéo y prennent une importance particulière, même s’ils interviennent différemment selon que l’on se situe au pôle de la réception musicale (au sein du public) ou au pôle de la production (chez les interprètes).

20Conformément au projet de diversification des publics de ces ensembles, il ne semble plus être question de posséder un « curriculum orchestral » lorsqu’il s’agit d’entrer dans les salles de concert programmant un concert symphonique de musique de jeu vidéo. Néanmoins, en souhaitant « rendre la musique orchestrale […] accessible à tous »21, les organisateurs de ce type de concerts semblent avoir remplacé un droit d’entrée par un autre. Du côté des spectateur.rices, puisque la prestation musicale passe, du moins dans les déclarations d’avant les concerts, après les sociabilités ancrées sur les jeux vidéo, les barrières à l’entrée pour les femmes sont assez similaires à celles observées dans l’univers vidéoludique. Cette prééminence du jeu et des représentations genrées qui y sont parfois associées fonctionnent comme autant de mécanismes d’exclusion qui modifient le « profil » du public de ces événements en le masculinisant.

21Au sein de l’OJV, il ne s’agit plus seulement d’être gameur.euses et passionné.es par le jeu vidéo mais, surtout, de disposer de compétences d’instrumentiste. La sélection des candidat.es sur la base de ce droit d’entrée composite avantage moins le gameur.euse que l’instrumentiste chevronné.e. Cela joue à la fois en faveur de la présence des femmes dans l’orchestre et de la diversité des rôles qu’elles y tiennent. Alors que les barrières d’entrée implicites dans les formations orchestrales comportent une forte dimension genrée, leurs mécanismes se trouvent pondérés, dans le cas des concerts de musique de jeux vidéo, par la plus ou moins grande influence des compétences vidéoludiques.

Bibliographie

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Notes

1 Le suivi de la tarification des places des concerts orchestraux de musique de jeux vidéo entre novembre 2016 et mars 2017 fait apparaître qu’en France, le prix moyen d’une place s’établit à un peu plus de 60 euros et peut s’élever jusqu’à plus de 194 euros.

2 À l’occasion de son week-end « Jeux vidéo symphoniques », la Philharmonie de Paris indique qu’il s’agit « d’apprécier la musique de jeu vidéo pour ce qu’elle est : une culture vivante » (vidéo Damien Mecheri, « De la musique de jeu vidéo au concert » | Philharmonie de Paris, consulté le 1er septembre 2017 sur [https://philharmoniedeparis.fr/fr/magazine/de-la-musique-de-jeu-video-au-concert]). Dans un style plus contemporain, le site de la franchise Video Games Live décrit les concerts en ces termes : « An immersive event created by the game industry featuring the best game music performed by top orchestras and choirs combined with synchronized lighting, video, live action and audience interactivity. » En ligne : [http://www.videogameslive.com/index.php?s=home].

3 Si l’étude 2016 du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) parle bien d’un « loisir universel », les données chiffrées relayées par les industries du jeu vidéo sont sujettes à critiques (SELL 2016). Sur ce point, voir Ter Minassian et al. 2011 ; Coavoux et al. 2013 ; Loubié 2014.

4 La moyenne d’âge de ce public est de 28 ans contre 61 ans dans la musique classique selon Stéphane Dorin (2018).

5 En 2005, les femmes représentent environ un tiers du public dans les concerts de jazz, de musiques électroniques (techno) et de rock et ce ratio se maintient en 2008 (Donnat 2005). Voir également Eloy et Donnat 2017, p. 77.

6 À ce jour il n’existe pas de recherche menée sur la constitution des orchestres d’harmonie au Québec. Une opération de dénombrement réalisée à titre exploratoire en mars 2017 auprès de deux orchestres d’harmonie des environs de Montréal semble montrer que la répartition homme/femme dans les orchestres d’une moyenne d’âge inférieure à 30 ans est équivalente à celle observée en France par Dubois, Méon et Pierru (2009).

7 À l’échelle de la population française, les hommes sont 69 % à déclarer jouer aux jeux vidéo contre 56 % chez les femmes (Loubié 2014, p. 23-24).

8 On trouve les joueurs les plus investis en termes de temps de jeu et de régularité de la pratique parmi les hommes âgés de 15 à 34 ans.

9 Anglicisme québécois signifiant « petit ami » ou « compagnon » dans ce contexte.

10 Cette enquête ethnographique fait apparaître que les femmes venues en couple à ces LAN party adoptent, là encore, un rôle d’accompagnatrice, de supportrice et parfois même d’assistante pour leur conjoint compétiteur (Chaulet et Soler-Benonie 2016).

11 Sur les dix occurrences de cette modalité repérées dans les questionnaires, seule une est formulée par un homme.

12 Ces recherches insistent par ailleurs sur la multiplicité des imaginaires et usages genrés associés à cette pratique vidéoludique, qui ne s’inscrivent pas constamment dans une reproduction de schémas sexistes.

13 Benoît, rencontré lors du concert Press Start, avance un argument permettant d’ajouter du crédit à cette hypothèse : « Je pense qu’une femme dans ce genre d’événement est encore trop “un morceau de viande” pour certains » (Benoît, joue aux jeux vidéo tous les jours ou presque, concert Press Start, courriel du 6 novembre 2016).

14 Marie-Ève, flûtiste, joue aux jeux vidéo une à deux fois par semaine (questionnaire aux musicien.nes de la session de printemps 2016).

15 L’OJV procède à une courte audition lorsqu’une personne désire se joindre à l’ensemble. L’audition se déroule en trois étapes d’une durée totale de 15 minutes. Le candidat doit présenter deux extraits de pièces : un passage mélodique et un passage technique. Il y a par la suite deux courtes lectures à vue et un entretien termine la rencontre » [https://orchestre-ojv.ca/fr/recrutement].

16 Emmanuelle, flûtiste, ne joue pas aux jeux vidéo, 22 juin 2016.

17 Il en va de même en ce qui concerne l’élection des instrumentistes aux postes de direction de la structure administrative de l’orchestre. En 2017-2018, les postes au conseil d’administration de l’OJV étaient répartis équitablement entre les hommes et les femmes.

18 Lorsque Myrtille, une trompettiste de 17 ans ayant passé l’audition d’entrée dans l’OJV avec succès, assiste à sa première répétition, le chef d’orchestre la présente à l’ensemble des musicien.nes : « On accueille aujourd’hui Myrtille à la trompette. [Tout le monde applaudit.] Myrtille, à l’audition on a oublié de te demander : “C’est qui l’ennemi de Mario ?” [Myrtille blêmit, cherche du soutien auprès de ses voisins de pupitre qui rient. Le chef reprend :] Mais non, ne t’inquiète pas, c’est une blague. Allez, commençons la répétition ! » Prénom, instrument et familiarité avec l’univers du jeu vidéo sont les trois informations essentielles fournies à l’ensemble des musiciens lors de la présentation de cette nouvelle musicienne.

19 Une dizaine de musicien.nes de l’orchestre ne jouent pas aux jeux vidéo et certain.es d’entre elles et eux sont même solistes ou occupent des postes au sein du conseil d’administration de l’orchestre.

20 On trouvera de multiples témoignages de ces pratiques dans les ouvrages de Ravet (2011), Monnot (2012), comme dans le livre co-écrit par Dubois, Méon et Pierru (2009).

21 En ligne : [https://orchestre-ojv.ca/fr/historique].

Auteur

Postdoctorante, Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), équipe Partenariat Publics Musique (P2M), université de Montréal.

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