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Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

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Fabrizio Maccaglia

Introduction

Texte intégral

  • 1 P. Duran, Penser l’action publique, 1999.
  • 2 V. Dubois, « La sociologie de l’action publique. De la socio-histoire à l’observation des pratique (...)
  • 3 P. Laborier, D. Trom, « Introduction », 2003, p. 11.

1Cet essai se propose d’étudier, à partir du cas de Palerme, les effets du « mauvais gouvernement » sur la gestion et l’aménagement des villes. Il est construit autour de la question de l’action publique. Il ne cherche pas uniquement à reconstituer un processus d’urbanisation avec toutes ses spécificités, mais tente aussi de voir comment cette urbanisation est aujourd’hui prise en charge. Plus précisément, il s’attache à cerner le poids des héritages et des contraintes non seulement dans le jeu institutionnel et l’urbanisme opérationnel, mais également dans les usages et l’imaginaire des acteurs politiques. L’idée d’action publique offre des possibilités de travail élargies et renouvelées, par rapport à l’idée de politique publique qui est d’un usage plus courant et qui induit une vision linéaire de l’intervention des gouvernants. Une telle notion conduit en effet à imaginer que l’intervention est maîtrisée de bout en bout dans ses moindres détails et que les mesures prises s’articulent parfaitement les unes aux autres au point de former un ensemble cohérent1. Cette vision idéale ne résiste pas à l’examen des faits car, bien souvent, les interventions de la puissance publique sont fragmentées et manquent de cohérence comme le souligne Vincent Dubois : « Une politique publique, c’est un ensemble nécessairement hétéroclite d’actes, de discours, de dépenses, de pratiques administratives qu’il faut coordonner et présenter comme étant coordonnés, qu’il faut agréger dans un ensemble qui leur donne sens […]. »2 L’idée d’action publique, entendue comme « l’activité des pouvoirs publics et plus largement toute activité articulée sur un espace public et nécessitant une référence à un bien commun »3, autorise une approche beaucoup plus souple. Elle permet de travailler sur des interventions isolées ou déconnectées d’un programme général pour questionner une pratique de gouvernement.

2Deux champs de recherche ont, dans cette perspective, été articulés. D’une part, la culture politique des autorités municipales : une culture faite de pratiques, d’usages et de représentations, mais aussi de rapports au territoire, aux administrés et au bien commun. D’autre part, les politiques mises en œuvre par ces mêmes autorités et les techniques de gouvernement auxquelles elles ont recours. Ce parti pris débouche sur une approche globale de la ville de Palerme. Celle-ci est appréhendée dans son quotidien comme dans ses grandes évolutions, à l’échelle du territoire que lui dessinent ses limites administratives comme à l’intérieur des autres territoires auxquels elle appartient (territoires métropolitain, régional, national et européen). De même, l’intervention des gouvernants est étudiée à travers les politiques d’urbanisme mais aussi la gestion des services urbains (eau, déchets) et d’une manière plus générale les différentes interventions qui façonnent le territoire.

  • 4 C. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, 1980 ; R. Sack, Human territoriality. Its theory and (...)

3C’est à partir du territoire, envisagé comme un espace produit par un pouvoir, que cet essai pose la question de l’État4. Celui-ci y est décliné sous ses trois principales formes d’expression : l’exécutif central, l’exécutif régional et l’exécutif municipal. Il importe tout d’abord de voir comment, à l’échelle de Palerme, ces trois pouvoirs s’articulent les uns aux autres et se relaient, coopèrent ou à l’inverse entrent en conflit. Il s’agit ensuite d’explorer les relations de pouvoir entre gouvernants et gouvernés. Celles-ci présentent une double caractéristique. Ce sont des relations dynamiques parce qu’elles évoluent et se transforment. Ce sont également des relations politiques car elles déterminent le mode d’organisation du groupe social et son rapport au territoire. Dans quel contexte social et historique ces relations se sont-elles constituées ? Sur quel compromis social se fondent-elles ? Sur quelles formes d’échanges (politiques, économiques, sociaux) débouchent-elles ? Une attention particulière doit être accordée à la façon dont l’espace est instrumentalisé pour construire ces relations de pouvoir tant par l’acteur étatique que les autres acteurs. Ainsi, les dirigeants politiques utilisent l’espace comme une ressource dans le jeu électoral local pour se construire un consensus favorable et assurer ainsi leur (ré)élection. Nous sommes dans une logique clientéliste classique où l’espace est échangé contre de potentiels suffrages. Cet échange passe par trois voies. Il repose sur l’adoption de plans d’urbanisme complaisants envers les investisseurs (promoteurs immobiliers, entreprises du bâtiment et des travaux publics) et les habitants. Il se nourrit de l’absence d’un contrôle efficace du territoire, permettant de vérifier que les règles définies par le plan d’urbanisme sont bien appliquées et, dans le cas contraire, de sanctionner les contrevenants. Cet échange est enfin obtenu par un recours fréquent aux lois d’amnistie immobilière. L’instrumentalisation du territoire transparaît également dans la politique de reconquête urbaine menée par la municipalité palermitaine. La rénovation du centre historique, la mise à disposition de nouvelles infrastructures culturelles, les projets scolaires centrés sur la découverte du patrimoine artistique et architectural ont pour objectif de faire revivre une ville qui traverse une profonde crise sociale, économique et politique. L’introduction de nouveaux usages urbains vise à faire émerger une nouvelle sociabilité tout en conduisant à une réappropriation collective du territoire. Celui-ci est utilisé comme une machine à produire du social, à faire société, par des comportements qu’il est censé favoriser et des valeurs qui lui sont assignées (au premier rang desquelles figure le « vivre ensemble »). Un dernier exemple nous est donné par la mafia dont le pouvoir repose sur un étroit contrôle de son territoire. Celui-ci lui permet d’exercer une fonction de médiation sociale qui renforce sa légitimité auprès de la population. Il lui assure également la mainmise sur l’économie locale dont elle tire une part croissante de ses revenus : l’extorsion, l’usure, la manipulation des marchés publics constituent aujourd’hui les trois principales activités des clans mafieux dont les profits sont pour partie réinvestis dans l’économie locale. Il convient enfin de s’intéresser à la manière dont l’État exerce son pouvoir. Selon quels modes opératoires intervient-il ? Peut-on définir les contours d’un modèle d’action publique sicilien ? Quelles contraintes particulières pèsent sur l’action publique en Sicile ?

4Le texte s’organise autour d’un double questionnement. Le premier porte sur l’illégalité. Palerme est une ville profondément marquée par l’illégalité, notamment d’origine mafieuse. Diverses portions de son territoire évoluent, de manière permanente ou transitoire, en dehors de la loi commune. Ce constat soulève une première série d’interrogations sur la nature et les ressorts de l’illégalité. Où et sous quelle forme celle-ci se manifeste-t-elle ? Comment les territoires de l’illégalité fonctionnent-ils ? Comment s’insèrent-ils dans la ville légale et quels rapports entretiennent-ils avec elle ? De quelle manière les pouvoirs publics ont-ils pu contribuer dans certains cas au développement de cette illégalité territoriale ? Quelle(s) fonction(s) remplit-elle ? Faut-il voir dans cette situation un rejet de l’État et d’une manière plus générale de toute forme d’ordre (interprétation fortement répandue) ou bien, plus justement, un moyen de compenser certaines défaillances de l’État ? Ensuite, se pose la question des effets de cette situation. Comment s’exerce le pouvoir dans une ville où l’illégalité est si prégnante ? Comment planifier une ville dont le contrôle vous échappe ? Comment et dans quelle mesure la mafia conditionne-t-elle la gestion et l’aménagement du territoire urbain ? L’illégalité invite enfin à réfléchir sur la relation qui unit les Palermitains à leurs gouvernants. Notre premier réflexe a été de nous intéresser aux effets déstructurants de l’illégalité. Très vite, il nous est apparu nécessaire d’aller au-delà de ce constat. La tolérance que les gouvernants ont manifestée à l’égard de certaines formes d’illégalité, voire l’instrumentalisation qu’ils ont pu en faire notamment à des fins électoralistes, montre que l’illégalité a fini par s’imposer comme un élément régulateur de la relation gouvernants/gouvernés : elle est non seulement un phénomène coproduit, mais, en plus, un point de rencontre et de dialogue dans le jeu politique.

5Parallèlement, nous avons cherché à développer une réflexion sur la culture territoriale palermitaine. Par culture territoriale, il faut entendre une culture de gouvernement (la manière dont un territoire est géré et administré) et une culture populaire (la façon dont une population habite et utilise un territoire). Tout l’enjeu a été de saisir, d’une part, comment ces deux composantes de la culture palermitaine s’articulent l’une à l’autre et, d’autre part, quelles interactions se développent entre elles. Quels sont les fondements de cette culture territoriale ? Dans quelles conditions a-t-elle pris forme ? La période qui s’ouvre avec la fin du second conflit mondial constitue le cadre temporel de référence pour examiner ces deux questions : Palerme connaît alors un puissant processus d’urbanisation porté par la spéculation, l’habitat illégal et une avide volonté de modernisation partagée tout à la fois par les élites dirigeantes et la population. C’est à la lumière de ces éléments qu’il est ensuite possible de reconstituer les logiques – géographiques, idéologiques, sociales et économiques – en fonction desquelles la ville de Palerme a été pensée et aménagée. Cette culture territoriale persiste bien que les conditions qui en sont à l’origine aient disparu. Dès lors, comment disqualifier des pratiques territoriales qui se sont consolidées voire institutionnalisées ? Quelles résistances les populations opposent-elles à cette reprise en main ? Comment faire évoluer les représentations collectives qui sous-tendent l’utilisation d’un territoire ? Ces trois interrogations appellent, en contrepoint, à étudier la manière dont ce territoire a été gouverné. Quels enjeux ce mode de gouvernement pose-t-il aujourd’hui ? À quels obstacles se heurte l’introduction de nouvelles logiques dans la gestion et l’aménagement du territoire ?

6Les trois parties qui composent cet essai s’organisent autour de ce double questionnement, chacune en explorant une facette. La première partie s’ouvre sur un état des lieux de l’urbanisation contemporaine de Palerme et des mécanismes qui l’ont produite. La deuxième s’intéresse à la manière dont l’illégalité, criminelle et non criminelle, représente une entrave à la capacité d’action des autorités municipales. La troisième s’attache enfin à montrer que l’action publique est dominée par l’urgence, le court terme et l’utilisation de dispositifs dérogatoires : la gestion en flux tendus du territoire va de pair avec la conviction qu’une politique ne peut aboutir sans « pousser les règles ».

Notes

1 P. Duran, Penser l’action publique, 1999.

2 V. Dubois, « La sociologie de l’action publique. De la socio-histoire à l’observation des pratiques (et vice-versa) », 2003, p. 353.

3 P. Laborier, D. Trom, « Introduction », 2003, p. 11.

4 C. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, 1980 ; R. Sack, Human territoriality. Its theory and history, 1986.

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