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Des champs aux cuisines

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Margot Beal

Chapitre 6

« Crise de la domesticité » ou crise de la surveillance domestique ? Une étude du quadrillage domestique à la Belle Époque

Texte intégral

  • 1  Henri Richard, Du louage de services domestiques, ouvr. cité, p. 1.

« Nul sujet, en effet, n’est plus d’actualité […]. De tous côtés, on parle de la crise du service domestique, et, cette crise s’aggrave chaque année. »1

  • 2  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 160-161.
  • 3  Ibid., p. 161.

1Une « crise de la domesticité » tourmente nombre d’observateurs et d’observatrices en Occident, entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Pourtant les domestiques n’ont jamais été aussi nombreux et nombreuses en France et autour de Lyon et Saint-Étienne. Le contexte politique a changé depuis la chute du Second Empire, mais les rigidités de classe, de genre et raciales persistent, voire s’aggravent sous la Troisième République. Sont-elles à l’origine de la multiplication des écrits sur la « crise de la domesticité » ? Il s’agit ici de mettre en lumière la manière dont le patronat gère et surveille sa domesticité au tournant du siècle. Le choix du terme foucaldien de « discipline » semble pertinent à bien des égards, en dépit du refus par Foucault lui-même de considérer la domesticité comme telle. Pour le philosophe, la domesticité n’est qu’un « rapport de domination constant, global, massif, non analytique, illimité et établi sous la forme de la volonté singulière du maître, son “caprice” »2. Or, à regarder plus précisément le fonctionnement des foyers, apparaissent des méthodes pour « ajuster les mécanismes de pouvoir qui encadrent l’existence des individus », à la fois plus larges et plus précises, plus englobantes et moins visibles, de contrôle. Ces disciplines constituent pour Foucault des « formules générales de domination » qui « permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces »3 mais qui n’excluent pas que les personnes dominées manœuvrent autour de ces rapports de force. Comme le patronat industriel, le patronat domestique s’efforce de surveiller et de quadriller son personnel, mettant en place un « art du rang », un « art de l’espace », un art du temps et des dispositifs moralisateurs. Ces pratiques existaient sous l’Ancien régime pour la plupart, mais certaines connaissent, entre les années 1880 et 1914, des renouvellements, allant pour l’essentiel dans le sens d’une professionnalisation de la gestion des domestiques, d’une disciplinarisation plus intense.

Une discipline domestique traditionnelle : clôture, art de l’espace, art du rang

2Les employeur.es domestiques cherchent à circonscrire les mouvements de leur domesticité, pratiquant un « art de l’espace » et un « art du rang », caractéristiques de la discipline foucaldienne.

  • 4  Henry Buguet, Le guide des maîtres et des domestiques, Paris, Derveaux, 1881, p. 3.
  • 5  Ibid., p. 56.
  • 6  Déposition de M. Deveaux, mars 1891, Affaire M. F., 2U536, ADR.
  • 7  Henri Richard, Du louage de services domestiques, ouvr. cité, p. 159.

3Le droit est sur ces points au service du patronat : l’obéissance aux ordres doit être presque absolue : « Le maître doit commander et le domestique obéir. »4 Les seules limites aux ordres donnés par un « maître » restent leur illégalité ou leur immoralité5. En cas d’insatisfaction patronale, les renvois sont le plus souvent expéditifs : en 1890-1891, Marie Fiviat, enceinte, le poignet foulé, souffrante, est renvoyée plusieurs fois, car elle n’est « pas assez forte pour faire son travail »6. Les cas similaires sont nombreux à partir des années 1880. La loi reconnaît l’existence de licenciements « illégitimes » (sans les détailler), mais la preuve de l’illégitimité est à la charge des domestiques7.

  • 8  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 166-168.
  • 9  Paul et Michel Chabot, Jean et Yvonne, ouvr. cité, p. 46.
  • 10  Recensements 6MP172, 6MP273, 6MP341, 6MP374, 6MP408, 6MP446, 6MP603, 6MP650, ADR.

4Outre l’obéissance, la grande quantité de travail contribue bien à la « clôture » des domestiques : une surcharge de travail empêche de sortir. Le lieu de travail est délimité par le patronat (voir le chapitre précédent). De la même manière que les portes des usines ne s’ouvrent qu’à des moments particuliers et que ceux et celles qui n’y travaillent pas ne peuvent y accéder, les portes des maisons bourgeoises ont aussi leurs horaires, et les personnes extérieures ne sont pas admises en leur sein. Ce que Foucault considère comme un « art de l’espace », pour les usines, les hôpitaux, les casernes, peut s’appliquer aux foyers : des lieux où vivent, travaillent, dorment des personnes et où la « clôture », sans être constante, est réelle8. Le patronat domestique met en place des contraintes spatiales supplémentaires en attribuant divers intitulés à divers postes de travail. Les titres donnés aux différent.es domestiques doivent, en théorie, résumer le contenu du labeur demandé. Les dénominations s’organisent en partie selon l’âge, l’expérience, les qualifications et surtout le genre des personnes. Elles imposent une division des tâches et surtout des pièces de la maisonnée légitimement fréquentées. Ainsi, une femme de chambre devient responsable du soin apporté à une chambre, et par extension à la personne occupant cette chambre. Elle ne fait pas seulement le ménage : jusqu’à l’extension de l’électricité les femmes de chambre allument le feu, entretiennent les lampes, coiffent, lassent les corsets, choisissent les vêtements d’un.e employeur.e9, sans continuité directe avec le travail ménager. Ces fonctionnements se retrouvent dans les maisons employant, comme les comtes de Chaponay, une domesticité pléthorique où chacun.e a un titre (un minimum de cinq domestiques et un maximum de quatorze domestiques « à la personne » sont enregistrés dans les recensements pour leur domaine de La Flachère dans le Rhône entre 1861 et 1931)10.

  • 11  Sur un total de 115 lettres lues : 44J150, 44J172, 44J173, 44J174, 44J177, ADR.
  • 12  Recensement 6MP172, ADR.
  • 13  Lettre de Laurent Moureau au comte de Chaponay du 18 mars 1853, 44J753, ADR.

5Par ailleurs, cette organisation par « titres » permet également l’explicitation d’une hiérarchie au sein des domestiques des « grandes maisons ». La gestion est en partie déléguée à certain.es employé.es : les consignes précises transitent par les domestiques de rang « intermédiaire ». Les Chaponay, dans la correspondance dépouillée, ne transmettent pas d’ordres aux membres du personnel11 : ils passent par l’oral ou par des intermédiaires, comme Laurent Moureau. Ce dernier est le véritable intendant du domaine, légalement « domestique » du comte de Chaponay : à 64 ans en 1861, il est le plus expérimenté d’un effectif pléthorique (huit domestiques « à la personne », quinze domestiques « cultivateurs »)12. Laurent Moureau interroge le comte sur l’emploi d’un cocher ou le possible départ de la cuisinière13, décrivant régulièrement l’économie du domaine et les relations de travail.

  • 14  Lettres de Baptiste Bouteille, 44J117, ADR. Voir le chapitre 9 pour une analyse détaillée de ce co (...)
  • 15  « Souvenirs de Victor Ogier sur Camille Dognin » (1894), 1 II 423, AML.

6Pourtant, les décisions majeures concernant la domesticité (embauche, négociations salariales) sont prises par les comtes, qui s’impliquent autant que leurs épouses : de 1883 à 1885, par exemple, une négociation salariale oppose directement le comte et son ancien cocher Bouteille14. Dans d’autres familles, l’implication conjointe se pratique également : à la fin des années 1860, une gouvernante jugée séductrice est renvoyée par Mme Dognin mais Monsieur décide immédiatement de lui verser une pension15. En 1913, Julien Hutter indique à son épouse le nombre de « bonnes » à embaucher au vu de son état de santé, et montre une connaissance précise des aménagements nécessaires :

  • 16  Lettre de Julien Hutter du 22 juin 1913, 45J243, ADL. Le soulignement est de Julien Hutter.

Pour moi je vois la question de la manière suivante : il faut que tu mènes, après Vichy, exactement le même vie désœuvrée qu’à Vichy. Ceci exige trois bonnes au moins. Comme notre appartement ne nous permet d’en loger que deux, la seule solution possible consiste à remplacer la 3e bonne par une femme de journée venant régulièrement.16

  • 17  Reconnaissance de versements de gages, 44J753, ADR.
  • 18  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 213.
  • 19  Michel Vanderpooten, Les campagnes françaises au xixe siècle : économie, société, politique, Nante (...)
  • 20  Déposition de Jean Férreol du 3 février 1871, Affaire J. J., 4U183, ADL.

7Dans la famille Chaponay, ce sont les régisseurs qui versent leurs gages aux domestiques et aux journaliers pour les travaux ponctuels17. Nous remarquons dans les listes de recensements un vocabulaire plus précis que le générique « domestique » pour décrire les statuts à partir des années 1880 (« femmes de chambre », « cuisinière »…). L’usage d’intermédiaires et de titres précis permet une surveillance appuyée. Les régisseurs ont un intérêt à être efficaces dans leur management de la main-d’œuvre, car il en va de leur propre position au sein du ménage. De plus, le patronat choisit des intermédiaires mariés et âgés, gages de respectabilité auprès des autres domestiques, et de dépendance plus forte envers l’employeur.e (un écart peut valoir la perte non d’un seul mais des deux emplois pour le couple). L’usage d’intermédiaires permet aussi aux patron.nes de s’épargner les désagréments psychologiques de donner des ordres. La création de statuts différents a pour fonction de « marquer les écarts, hiérarchiser »18 entre domestiques, y compris dans les exploitations agricoles où les « grands valets » supervisent les travaux et gagnent bien plus que les autres19. Des tensions éclatent : en 1871, Jules Jeannet, simple domestique, se dispute avec Jean Férreol, « grand domestique ». Après des insultes et des coups, Jeannet quitte l’exploitation en plein hiver. Il revient quelques jours plus tard pour voler le propriétaire et s’emparer des biens d’autres domestiques, dont Férreol. Ce dernier le charge lors de l’enquête, affirmant que les indices laissés par le voleur sont bien les traces de Jeannet20.

  • 21  Déposition de Pierrette Parisse du 24 mars 1891, Affaire M. F., 4U289, ADL.

8Les employeur.es contribuent à créer des rivalités professionnelles et affectives. En 1891 Pierrette Parisse témoigne ainsi des changements survenus à l’arrivée d’une nouvelle domestique dans la maison : « À partir de ce jour, Jeanne Ollagnier a presque constamment couché avec la patronne, et moi, qui jusque là étais la favorite, je suis descendue au second rang. C’est Jeanne Ollagnier qui me commandait. »21 Pierrette Parisse (19 ans) travaille depuis six mois comme domestique au café de Marguerite Fetet. Celle-ci, bien que patronne, l’entoure de prévenances, lui promet de l’adopter, puis la délaisse à l’arrivée d’une nouvelle employée. Lassée, Pierrette part, puis témoigne contre son ancienne patronne lorsque celle-ci est accusée de vol.

  • 22  Éric Mension-Rigau, L’enfance au château, ouvr. cité, p. 106.
  • 23  Lettre de mai 1869 de Marie Hutter à sa mère, fonds Hutter, 45J73, ADL.

9Les intendant.es ou favori.tes mériteraient une analyse plus poussée : sont-ils et sont-elles issu.es du même prolétariat rural que les autres domestiques ? Gouvernantes et institutrices présentent un parcours de classe différent de celui des femmes de chambre. Contraintes de travailler contre rémunération, elles partagent avec les classes supérieures des éléments de la culture bourgeoise qui les coupent de potentielles camaraderies avec le reste du personnel, sans pour autant leur gagner le respect des employeur.es22. En résulte parfois une détresse qui s’ajoute au déclassement, lisible par exemple dans les mots d’une patronne, Marie Hutter : « J’ai encore reçu une déclaration, d’une jeune fille. […] c’est la jeune gouvernante, pauvre âme triste qui n’a pas de plaisir à vivre. […] Je lui prêche le courage. »23

  • 24  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 171 et p. 205.

10La gestion par domestiques de rang intermédiaire, l’attribution de titres, d’une hiérarchie domestique révèlent de la part des employeur.es leur maîtrise de l’« art du rang », composante de l’institution disciplinaire foucaldienne. Pour Foucault, cet « art du rang » se développe parallèlement à l’apparition de la fonction de surveillant.e des travailleurs (et travailleuses) en usines24. Le rôle des régisseurs et des gouvernantes correspond de plus en plus à une fonction de contrôle. Cet « art du rang » se traduit par des écarts de gages, notamment entre hommes et femmes. En augmentation à la fin du xixe siècle, le fossé de genre entre les salaires est monétaire, mais pas uniquement. Les employeur.es tolèrent que les hommes mangent et boivent plus, surveillent moins leurs sorties. Ces bénéfices cumulés par les hommes au détriment de leurs collègues féminines contribuent à créer une hiérarchie matérielle entre « discipliné.es ».

Un « quadrillage » moralisateur : les inquiétudes sur la sexualité des femmes des classes populaires

  • 25 Baronne Staff, Usages du monde : règles du savoir-vivre dans la société moderne [1891], Paris, Tall (...)
  • 26  Bonnie Smith, Les bourgeoises du Nord, 1850-1914, Paris, Perrin, 1989, p. 32.
  • 27  Ces lectures édifiantes ont lieu par exemple chez les Morel-Journel et chez les Brac de la Perrièr (...)
  • 28  Frédérique El Amrani, Les jeunes filles des milieux ruraux populaires en Anjou, ouvr. cité, p. 80.
  • 29  Annick Tillier, Des criminelles au village, ouvr. cité, p. 261.

11« Le premier devoir du maître à l’égard des serviteurs c’est de conserver ou de développer en eux les idées de moralité. »25 Les classes supérieures se targuent d’avoir une pratique ancestrale de la gestion économique et morale des classes populaires. Le discours sur l’encadrement des « classes laborieuses » prend un tour encore plus visible à partir des années 188026. À partir des années 1890, l’Église catholique à l’offensive contre la République s’intéresse à la domesticité. Une partie du clergé mène des actions sociales afin de ne pas se couper de classes populaires réputées anticléricales. Les domestiques femmes, en tant que jeunes célibataires déracinées, constituent une cible de choix pour la propagande catholique : leur pauvreté les rend parfois destinataires de la charité chrétienne. À partir des années 1880, nous trouvons quelques traces d’employeur.es (les plus croyant.es) ritualisant des lectures édifiantes27, et qui imposent à leurs employées (exceptionnellement aux hommes) d’assister aux offices28. Ces pratiques restent vantées, elles sont rares en réalité (aucun témoignage d’archives ne mentionne ces fameuses lectures édifiantes). La messe reste toutefois l’occasion d’un puissant contrôle social29.

  • 30  Francesca Canadé Sautman, « Invisible women », Homosexuality in Modern France, ouvr. cité, p. 186.
  • 31  Ann Laura Stoler, La chair de l’empire, ouvr. cité, p. 172-182 par exemple.
  • 32  Chiara Beccalossi, Female Sexual Inversion. Same-Sex Desires in Italian and British Sexology, c. 1 (...)
  • 33  Claire Auzias et Annick Houel, La grève des ovalistes : Lyon, juin-juillet 1869, Paris, Payot, 198 (...)
  • 34  Déposition de Véronique Génin du 12 janvier 1876, Affaire F. D., 2U362, ADR.
  • 35  Déposition de Véronique Génin du 12 janvier 1876, Affaire F. D., 2U362, ADR.
  • 36  Fanny Faÿ-Sallois, Les nourrices à Paris, ouvr. cité, p. 229.

12Par ailleurs, la « dépravation », du point de vue patronal, c’est aussi la peur de la corruption (homo)sexuelle des enfants : le lesbianisme est alors perçu comme un vice inconnu des classes supérieures, qui ne pourrait s’expliquer que par une contamination par les domestiques30. Ces éléments sont au cœur des travaux d’Ann Laura Stoler31. En Angleterre, masturbation et lesbianisme sont attribués à l’influence perverse des « servantes »32. Si les ouvrières en grève sont régulièrement accusées d’avoir une sexualité déviante par le patronat lyonnais33, les domestiques corrompent d’abord parce qu’elles s’inscrivent dans l’espace familier des classes dominantes. C’est par leur contact direct qu’elles menacent leurs patron.nes et leur progéniture. En 1876, Mme Génin s’empresse de renvoyer – sous un faux prétexte – Marie Choulet, sa « bonne d’enfant » de 12 ans, en apprenant qu’elle a été victime d’une agression sexuelle, tout en répétant lors de l’instruction qui suit l’agression qu’elle ne doute pas de « l’innocence » et de la « bonne foi » de sa domestique34. Pourquoi donc renvoyer immédiatement l’adolescente chez sa mère, où loge le prédateur sexuel présumé ? Véronique Génin n’éprouve pas le besoin de se justifier et veut juste ne plus voir Marie Choulet chez elle : « En apprenant cela je ne voulus pas garder davantage cette enfant chez moi. »35 La surveillance sexuelle patronale s’applique particulièrement aux nourrices (notamment par peur de la syphilis)36.

  • 37  Déposition d’Annette Pitiot du 25 avril 1891, Affaire C. R., 4U288, ADL.

13Les villes comme les campagnes sont sous haute surveillance. Les patronnes demandent régulièrement à voir les linges tachés du sang des règles de leurs employées pour s’assurer de l’absence de grossesse : une tenancière d’hôtel, Mme Dessagne, déclare à propos de sa domestique Claudine Runon : « [Je lui dis :] vous lavez toujours votre linge en cachette, je veux que d’ici un mois, au moment de vos règles, vous me montriez votre linge. La fille R. m’a dit qu’elle me le montrerait, que c’était bien facile, que si elle ne l’avait pas fait plus tôt c’est que ses chemises étaient trop mauvaises. »37 La surveillance est exercée conjointement par les patrons et les patronnes, avec une division genrée des modes de surveillance entre époux : aux femmes les questions « techniques » (surveillance des règles), aux hommes, qui sont loin de se désintéresser de ces questions, les décisions en dernier ressort (maintien ou renvoi).

  • 38  Adeline Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France, ouvr. cité, p. 244-245.
  • 39  Diane de Keyser, Madame est servie. Vivre au service de la noblesse et de la bourgeoisie (1900-199 (...)

14La surveillance morale et sexuelle se met en place d’une manière similaire pour le patronat domestique et le clergé catholique : par une répétition constante des dogmes moraux et par un encadrement de proximité fondé sur des obligations tangibles. Selon Adeline Daumard, la bourgeoisie du xixe siècle juge « légitime et juste d’imposer à tous le système sur lequel était fondée sa supériorité sociale »38. Cette imposition normative à l’égard des domestiques, en dépit des lignes de classes qui la mettent à distance, se fait au quotidien dans les familles les plus religieuses. La bourgeoisie oppose la domesticité, qui préserve, à l’usine, lieu de toutes les perversions pour les innocentes jeunes filles de la campagne39. Pour s’assurer que beaucoup de jeunes filles continuent de s’inscrire dans le marché du travail domestique, il faut maintenir cette « bonne réputation ». Sont donc justifiées des pratiques d’exclusions et de marginalisation de toutes les domestiques considérées comme « sexuées ».

La position ambiguë du clergé

  • 40  Christophe Charle, Histoire sociale de la France, ouvr. cité, p. 84.
  • 41  Recensement 6MP172, ADR.
  • 42  Soit respectivement 9 ménages dirigés par un religieux (ou une religieuse) employant au moins un d (...)
  • 43  Rémy Dubois, De la condition juridique des domestiques, ouvr. cité, introduction.
  • 44  Recensements 6M381, 6M390, 6M399, ADL, et 6MP172, 6MP273, 6MP408, 6MP446 et 6MP523, ADR.

15Le discours moralisateur est d’autant plus puissant qu’il trouve en outre des relais dans le clergé, que les domestiques des villes comme des campagnes sont amené.es à fréquenter assidûment : la France des années 1870 compte ainsi trois prêtres pour deux mille âmes40. Servant parfois d’intermédiaire entre classes populaires et classes dominantes, le clergé assure une partie de la surveillance des domestiques. Certain.es domestiques ont des précepteurs cléricaux comme « collègues » dans les familles aristocrates : l’abbé Devoilles exerce comme précepteur chez les Chaponay dans les années 186041. Le clergé se trouve en effet dans une position ambiguë. Les ecclésiastiques sont d’abord du côté des dominant.es : issus souvent des mêmes classes sociales, ils partagent avec l’aristocratie et la grande bourgeoisie l’habitude d’être servis par les membres des classes populaires des deux sexes, et par les femmes de leur entourage. Pour autant, le « soin des âmes » n’est pas toujours très rémunérateur, et dans la seconde moitié du xixe siècle, des curés doivent se passer de domesticité. En effet la part des prêtres comme patrons dans nos échantillons baisse (de 2,11 % en 1876 à 0,9 % en 1911)42. Certains sont précepteurs, une forme de domesticité qui n’est pas toujours considérée comme telle par la bourgeoisie43. Si l’embauche d’ecclésiastiques tend à disparaître (les Chaponay n’ont plus de curé dans leur personnel à partir des années 187044), le clergé ne perd pas son rôle d’intermédiaire, en s’occupant de placer des domestiques. Par cette assistance concrète, les ecclésiastiques maintiennent leur influence importante.

Du contrôle sexuel au contrôle laborieux

  • 45  Marcel Cusenier cité par Anne Martin-Fugier, La place des bonnes, ouvr. cité.
  • 46  Acte d’accusation de C. D. du 29 mai 1869, Affaire C. D., 4U175, ADL.
  • 47  Déposition de Claudine Merlin femme Sagolle du 22 avril 1869, Affaire C. D., ibid.

16Selon nous, ce contrôle sexuel est davantage un contrôle du corps laborieux qu’un contrôle moral. La sexualité fait l’objet d’une surveillance particulièrement stricte parce qu’une grossesse diminue directement les capacités de travail. Enceintes, les domestiques font l’objet d’un licenciement quasi systématique, autorisé par la loi45. Les archives judiciaires consultées font état d’une dizaine de cas, même de jeunes femmes travaillant depuis plusieurs années pour un.e même employeur.e. L’objectif est de décourager l’autonomie affective et sexuelle des femmes des classes populaires pour qu’elles restent concentrées sur le travail à réaliser. Les domestiques enceintes, pour ne pas perdre sources de revenus et foyer, cherchent souvent à cacher le plus longtemps possible leur « état ». En 1868, dans le nord de la Loire, Claudine Dourumier dissimule sa grossesse à ses patron.nes, un couple de fermiers. Ces derniers, les époux Sagolle, s’en étant finalement rendu compte vont « pour lui arracher l’aveu de sa position […] jusqu’à lui promettre de la reprendre à leur service après ses couches »46. Mais cette proposition, exceptionnelle, n’est ensuite pas mise en œuvre : Claudine Dourumier est renvoyée quinze jours avant son accouchement, en plein hiver47.

  • 48  Déposition de Jacques G. du 11 octobre 1866, Affaire J.-B. G., 2U275, ADR.
  • 49  Déposition de Jeanne Perrachon du 18 octobre 1876, Affaire A. C., 2U366, ADR.

17Le cynisme des patron.nes transparaît dans de nombreux dossiers. Les Sagolle ne licencient pas Claudine Dourumier immédiatement, continuant à la faire travailler pendant que sa grossesse se développe. Benoîte Delorme, domestique en 1866 dans une ferme du Rhône, n’est pas non plus licenciée après le dévoilement de sa grossesse : les époux Delor voulant « encore la garder pour quelques jours »48. À l’été 1876, au plus fort des récoltes, Adeline Carlet est embauchée par les époux Perrachon, cultivateurs, alors même qu’ils se doutent d’une grossesse : « Comme nous avions encore beaucoup d’ouvrage à faire mon mari d’abord m’a empêchée de la renvoyer en me disant qu’elle irait bien encore quelque temps », explique Jeanne Perrachon49, qui renvoie pourtant la jeune femme peu avant son accouchement. Dans les campagnes surtout, ce n’est pas tant le « scandale » de voir apparaître sa domestique avec un ventre arrondi que la perspective d’une bouche à nourrir inutile qui explique les licenciements. Les incapacités physiques liées à la grossesse inquiètent, comme la « distraction » par rapport au travail que postule une vie sexuelle et affective.

L’obsession des propriétaires : pièges, fouilles, contrôle de la consommation personnelle

  • 50  L’avarice d’employeurs « classe moyenne » est décrite par Jeanne Bouvier, Mes mémoires ou 59 ans d (...)

18Une autre forme de surveillance, qui rejoint en réalité, comme le contrôle sexuel, des préoccupations davantage économiques que morales, est le contrôle de la consommation. Depuis l’Ancien Régime, les employeur.es domestiques se préoccupent beaucoup de ce que dépensent, mangent ou boivent leurs employé.es, une tendance particulièrement prononcée chez les classes moyennes50.

  • 51  Annie Moulin, Les paysans dans la société française, ouvr. cité, p. 119.
  • 52  Anne Martin-Fugier, La place des bonnes, ouvr. cité, p. 228.

19À partir des années 1870 se multiplient les transactions monétaires, mais dans les campagnes, l’argent liquide demeure rare jusqu’aux années 190051. Lorsque les domestiques sont chargé.es de l’approvisionnement quotidien des ménages, des employeur.es méfiant.es vérifient que les quantités achetées correspondent aux sommes déboursées. Ces patron.nes manifestent leur peur du vol domestique et développent par conséquent des stratégies pour garder la certitude de ne pas être volé.es. Réaliser soi-même ses achats, une idée encouragée par les manuels domestiques52, prend du temps : à quoi bon avoir un.e domestique dans ce cas ?

  • 53  John Burnett, Useful Toil, ouvr. cité, p. 241-242.
  • 54  Bouniceau-Gesmon, Domestiques et maîtres : question sociale, ouvr. cité, p. 113.

20Ces craintes conduisent le patronat à mettre en place de véritables pièges à destination des domestiques. Dans l’Angleterre des années 1920, une patronne dissimule de l’argent sous un tapis pour vérifier que, lors du nettoyage, la domestique lui retourne la monnaie « égarée »53. Les patron.nes veulent ainsi s’assurer non seulement qu’il n’y a pas de vol dans leur maison, mais qu’en plus leur(s) domestique(s) pousse(nt) l’honnêteté jusqu’à restituer des pièces apparemment « perdues ». « Quel repos désormais peut avoir un maître, quand il sait que son serviteur commet des infidélités ? » interroge le juriste Bouniceau-Gesmon en 189654. Il s’agit de conjurer l’inquiétude à la fois sur la réalité de leur situation domestique (est-ce que mon valet me vole aujourd’hui ?) et aussi de s’assurer une garantie future de loyauté (est-ce que, même s’il en a l’occasion, il ne me volera pas dans un futur proche ?). Ces mises à l’épreuve se fondent sur l’a priori d’une domesticité voleuse, un discours qui se retrouve dans l’ensemble des archives privées, judiciaires, administratives et thèses de droit écrites au début du xxe siècle.

  • 55  Déposition de Jacques Jantet du 25 décembre 1859, Affaire S. G., 2U242, ADR.
  • 56  Déposition de Jacques Jantet du 25 décembre 1859, Affaire S. G., ibid.
  • 57  Acte d’accusation du 22 mars 1860, Affaire S. G., ibid.

21Les employeur.es ne s’enorgueillissent généralement pas de ce type de pratique : le piège tendu doit se justifier par des soupçons de vols et s’entourer d’un discours bienveillant. À Sainte-Foy-lès-Lyon, en 1860, Jantet, notaire, soupçonne des vols. Il emploie deux domestiques, Séraphine Gaspard et Hippolyte Humbert. Jantet marque ses pièces de monnaie, qu’il place délibérément de manière accessible, et éloigne tour à tour ses deux employé.es jusqu’au jour où il a la certitude que Séraphine est la coupable. « Un jour j’ai tout ménagé pour surprendre Séraphine Gaspard »55, explique le notaire aux forces de l’ordre, mais il ne parvient jamais à prendre sa domestique en flagrant délit. Néanmoins convaincu de sa malhonnêteté, il la renvoie en soustrayant de ses gages 135 francs pour les vols (une somme pouvant représenter deux années de salaire pour une domestique), puis porte plainte. Jantet détaille sa stratégie au commissariat de police, mais manifeste un certain embarras, justifiant ou tempérant son action, arguant de sa patience : « Jusqu’à cent francs, je n’avais rien dit. »56 Il est vrai que Séraphine Gaspard n’est pas une inconnue recrutée récemment : elle travaille pour les Jantet depuis quatre ans57.

  • 58  Lettre de S. G. du 4 juin 1860 au procureur impérial de Lyon, Affaire S. G., ibid.

22L’attitude d’apparente bienveillance de Jantet est pour le moins en contradiction avec les pratiques réelles du notaire qui soustrait des gages de Séraphine Gaspard une somme considérable et qui en outre sollicite les forces de l’ordre. Il manifeste à son égard un souci de discrétion, mais dépose une plainte, alors même qu’il s’est remboursé des « vols ». Le notaire conclut de surcroît sa déposition en mentionnant à la police l’existence dans la malle de la domestique d’une cuillère en argent d’origine inconnue, donc suspecte. Son dépôt de plainte et cette information conduisent les forces de l’ordre à une enquête approfondie sur Séraphine Gaspard et l’interrogation de ses ancien.nes patron.nes, ce que ne peut ignorer un notaire comme Jantet. Bien loin donc de la mesure affichée, Jantet veut s’assurer que l’infraction à la propriété tentée par Séraphine Gaspard sera bien réprimée, au-delà de la simple « correction » du délit à travers la retenue sur salaire. La domestique a cependant le dernier mot dans cette affaire : elle n’avoue jamais et sa détermination, jointe à l’absence d’antécédents judiciaires, lui vaut d’être acquittée. Innocentée, elle écrit au procureur pour récupérer ses possessions saisies et une forte somme d’argent (380 francs) qui semble correspondre à l’ensemble de ses gages pour son travail chez les Jantet58.

  • 59  Le Crocodile, no 111, 1937, cité par Catherine Pellissier, La vie privée des notables lyonnais, ou (...)
  • 60  Livres de comptes de 1892, Fonds Chaponay, 44J166, ADR.
  • 61  Déposition de Jacques Jantet du 25 décembre 1859, Affaire S. G., 2U242, ADR.

23Outre l’argent, la consommation des employé.es est au cœur des préoccupations. Les employeur.es s’inquiètent du volume de denrées consommées dans leur ménage, y compris dans l’élaboration de plats qui leur sont destinés. Dans les années 1930 un universitaire s’exprime ainsi devant ses convives : « Ma nouvelle cuisinière manie la crème dans ses sauces avec une audace qui m’effraie ! Je ne sais pas si nous pourrons la garder ! Je ne plaisante pas, je pourrais vous montrer son livre de dépenses de cuisine ! »59 Pour limiter ces peurs et garder le contrôle de la consommation du ménage, une grande partie du patronat impose, déjà sous l’Ancien Régime, des livres de comptes. Ce contrôle met à contribution les domestiques eux-mêmes et elles-mêmes : chez les Chaponay en 1890, les livres de comptes détaillant les frais quotidiens (cuisine, achats de fournitures diverses, paiement de ses propres gages…) sont tenus par la cuisinière, Adèle Petitjean. De manière irrégulière, elle consigne même les très petites sommes, comme les pourboires60. Cette pratique se retrouve aussi chez les classes moyennes urbaines et rurales qui emploient des domestiques, comme chez le notaire Jantet61.

  • 62  Marguerite Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises, ouvr. cité, p. 10.
  • 63  Interrogatoire d’A. F. du 19 janvier 1876, Affaire N. F. et J. C., 2U361, ADR.
  • 64  Déposition de Jeannette T. du 15 mars 1901, Affaire A. T., 2U643, ADR.

24La nourriture et le logement font partie de la paye et, parfois complétés par des dons et étrennes, peuvent constituer jusqu’à la moitié de la rémunération62. La consommation des domestiques constitue donc un enjeu salarial et, dans beaucoup de ménages, l’objet des plus petites économies. Amélie Gauthier, femme d’un riche percepteur, compte à sa domestique le savon63. La tante et employeure d’Apolline Thamat en 1901 fait aussi remarquer à sa nièce sa « gloutonnerie » : « Tu es assez ronde comme ça, tu n’as pas besoin d’engraisser davantage. »64 Les denrées considérées comme précieuses – le bon vin, le café – sont refusées aux domestiques, même dans les ménages d’aristocrates.

  • 65  Déposition de Michel Dulac du 4 juin 1869, Affaire M. B. et M. R., 4U175, ADL.
  • 66  Eugen Weber, Peasants into Frenchmen : The Modernization of Rural France, 1870-1914, Londres, Chat (...)
  • 67  Trois commerçant.es stéphanoises déposent ainsi dans l’affaire Marie Bruyère et Marie Roux, se sou (...)
  • 68  Acte d’accusation de C. G. du 14 mai 1873, Affaire C. G., 2U334, ADR.

25Les vêtements des domestiques sont eux aussi scrutés. En 1869 à Saint-Étienne, M. Dulac, employeur de Marie Bruyère depuis quelques semaines, ne tarde pas à « remarquer dans la toilette de cette jeune fille des objets et parures qui nous paraissaient disproportionnés avec ses revenus »65. Le fils Dulac, 16 ans, signale que la domestique possède une montre, preuve que cette vigilance s’apprend jeune. Dans les archives judiciaires, les témoins se souviennent d’autant plus d’une personne croisée que le hiatus entre l’appartenance de classe – supposée – et l’habillement est grand. Cette surveillance s’applique plus aux femmes qu’aux hommes, et touche l’ensemble des classes populaires. Tout enrichissement soudain paraît suspect dans les campagnes66, comme en ville. Les employeur.es ne vérifient pas seulement les malles pour s’assurer qu’on ne leur a rien dérobé personnellement, ils et elles contrôlent aussi que les articles contenus correspondent bien à ce qu’un.e domestique peut s’offrir. Affichant ainsi leur loyauté envers leurs camarades « de classe », les employeur.es signalent aux autorités toute possession suspecte. Les commerçant.es jouent également un rôle important dans cette surveillance, gardant des souvenirs précis des interactions avec des domestiques67, ou allant jusqu’à devancer la police en entraînant directement au commissariat un domestique venu pour une transaction68. Entre collègues, les domestiques observent les possessions des un.es et des autres, fournissant quelques témoignages précis sur le contenu des malles de leurs collègues.

  • 69  Un tiers des domestiques jugés aux assises du Rhône et de la Loire entre 1848 et 1886 pour vol dom (...)
  • 70  Interrogatoire de M. B. du 13 avril 1863, Affaire M. B., 4U163, ADL.

26Les forces de l’ordre participent par ailleurs à cette surveillance des possessions des domestiques. Les dépositions des patron.nes en cas de soupçons de vols sont systématiquement suivies de fouilles par la police ou la gendarmerie, souvent après une première « visite » des employeur.es69. La circulation monétaire fait l’objet de remarques acerbes de la part des magistrats : lorsque des domestiques sont inculpé.es pour vols, leurs dépenses des derniers mois – voire des dernières années – sont vues comme le fruit d’une conduite malhonnête. Malgré une carrière de dix-huit ans dans la domesticité, Maria Barios se voit longuement questionnée sur l’achat d’un pré. Cette acquisition prend une telle place dans l’instruction que l’inculpée, exaspérée, demande au juge : « Est-ce que par hasard je suis obligée de dire d’où vient mon argent et où il passe ? »70 Suspicion et surveillance se nourrissent l’une de l’autre, faisant des domestiques femmes des suspectes a priori.

  • 71  Pierre Guiral et Guy Thuillier, La vie quotidienne des domestiques, ouvr. cité, p. 50.
  • 72  Marguerite Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises, ouvr. cité, p. 13 et p. 76
  • 73  Adeline Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France, ouvr. cité, p. 195.
  • 74  Catherine Pellissier, La vie privée des notables lyonnais, ouvr. cité, p. 44.

27La littérature a déjà insisté sur la pingrerie des « petits » à l’égard de leur « bonne à tout faire » particulièrement maltraitée dans les ménages où les revenus monétaires sont à peine suffisants à l’embauche d’une personne71. Pourtant, les familles de la grande bourgeoisie contrôlent elles aussi étroitement leur budget : les gages ne représentent en moyenne que 7 % des dépenses, évalue Marguerite Perrot pour la Belle Époque, et jusqu’en 1940 cette proportion reste stable72. Riche bourgeois lyonnais, Cyrille Cottin consacre en 1881 11 % de son budget aux œuvres caritatives73 et 9 % à la rémunération des domestiques74. Ces arbitrages budgétaires laissent paraître une éthique bourgeoise de la générosité déconnectée des relations de travail, quand un scrupuleux calcul des gages et des étrennes récompense le travail domestique.

*

28Les aspects « traditionnels » de la surveillance des domestiques sont bien présents dans les années 1840 à 1870, et se renforcent par la suite. Depuis l’Ancien Régime, être domestique signifie être assujetti à un uniforme, très souvent à un changement d’identité, à un travail astreignant et chronophage n’entraînant que peu de reconnaissance. La nourriture et le logement, fournis par l’employeur.e, fondent également l’emprise du patronat. Le changement de régime politique n’a pas radicalement transformé les conditions matérielles d’existence des domestiques, hommes ou femmes, officiant en milieu agricole ou en milieu urbain, travaillant pour des aristocrates ou des ménages de vignerons. Pourtant, avec la diffusion d’un discours républicain de « démocratisation » et les événements des années 1870-1871, un climat de tensions croissantes émerge, expliquant la volonté patronale d’accroître une surveillance déjà forte de sa domesticité.

Notes

1  Henri Richard, Du louage de services domestiques, ouvr. cité, p. 1.

2  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 160-161.

3  Ibid., p. 161.

4  Henry Buguet, Le guide des maîtres et des domestiques, Paris, Derveaux, 1881, p. 3.

5  Ibid., p. 56.

6  Déposition de M. Deveaux, mars 1891, Affaire M. F., 2U536, ADR.

7  Henri Richard, Du louage de services domestiques, ouvr. cité, p. 159.

8  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 166-168.

9  Paul et Michel Chabot, Jean et Yvonne, ouvr. cité, p. 46.

10  Recensements 6MP172, 6MP273, 6MP341, 6MP374, 6MP408, 6MP446, 6MP603, 6MP650, ADR.

11  Sur un total de 115 lettres lues : 44J150, 44J172, 44J173, 44J174, 44J177, ADR.

12  Recensement 6MP172, ADR.

13  Lettre de Laurent Moureau au comte de Chaponay du 18 mars 1853, 44J753, ADR.

14  Lettres de Baptiste Bouteille, 44J117, ADR. Voir le chapitre 9 pour une analyse détaillée de ce conflit.

15  « Souvenirs de Victor Ogier sur Camille Dognin » (1894), 1 II 423, AML.

16  Lettre de Julien Hutter du 22 juin 1913, 45J243, ADL. Le soulignement est de Julien Hutter.

17  Reconnaissance de versements de gages, 44J753, ADR.

18  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 213.

19  Michel Vanderpooten, Les campagnes françaises au xixe siècle : économie, société, politique, Nantes, Éditions du Temps, 2005, p. 167.

20  Déposition de Jean Férreol du 3 février 1871, Affaire J. J., 4U183, ADL.

21  Déposition de Pierrette Parisse du 24 mars 1891, Affaire M. F., 4U289, ADL.

22  Éric Mension-Rigau, L’enfance au château, ouvr. cité, p. 106.

23  Lettre de mai 1869 de Marie Hutter à sa mère, fonds Hutter, 45J73, ADL.

24  Michel Foucault, Surveiller et punir, ouvr. cité, p. 171 et p. 205.

25 Baronne Staff, Usages du monde : règles du savoir-vivre dans la société moderne [1891], Paris, Tallandier, 2007, p. 198.

26  Bonnie Smith, Les bourgeoises du Nord, 1850-1914, Paris, Perrin, 1989, p. 32.

27  Ces lectures édifiantes ont lieu par exemple chez les Morel-Journel et chez les Brac de la Perrière. Catherine Pellissier, La vie privée des notables lyonnais, ouvr. cité, p. 49.

28  Frédérique El Amrani, Les jeunes filles des milieux ruraux populaires en Anjou, ouvr. cité, p. 80.

29  Annick Tillier, Des criminelles au village, ouvr. cité, p. 261.

30  Francesca Canadé Sautman, « Invisible women », Homosexuality in Modern France, ouvr. cité, p. 186.

31  Ann Laura Stoler, La chair de l’empire, ouvr. cité, p. 172-182 par exemple.

32  Chiara Beccalossi, Female Sexual Inversion. Same-Sex Desires in Italian and British Sexology, c. 1870-1920, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 110.

33  Claire Auzias et Annick Houel, La grève des ovalistes : Lyon, juin-juillet 1869, Paris, Payot, 1982, p. 150. Comme le fait justement remarquer Patricia Hilden, les ouvrières sont décrites comme immorales de manière hétérosexuelle lorsqu’elles travaillent avec des hommes, immorales de manière homosexuelle lorsqu’elles travaillent entre femmes. Patricia Hilden, « Women and the labour movement in France, 1869-1914 », The Historical Journal, vol. 29, no 4, p. 813.

34  Déposition de Véronique Génin du 12 janvier 1876, Affaire F. D., 2U362, ADR.

35  Déposition de Véronique Génin du 12 janvier 1876, Affaire F. D., 2U362, ADR.

36  Fanny Faÿ-Sallois, Les nourrices à Paris, ouvr. cité, p. 229.

37  Déposition d’Annette Pitiot du 25 avril 1891, Affaire C. R., 4U288, ADL.

38  Adeline Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France, ouvr. cité, p. 244-245.

39  Diane de Keyser, Madame est servie. Vivre au service de la noblesse et de la bourgeoisie (1900-1995), Bruxelles, Éditions La Longue Vue, 1997, p. 21.

40  Christophe Charle, Histoire sociale de la France, ouvr. cité, p. 84.

41  Recensement 6MP172, ADR.

42  Soit respectivement 9 ménages dirigés par un religieux (ou une religieuse) employant au moins un domestique sur un total de 426 ménages employeurs de domestiques pour 1876, 6 pour 481 ménages en 1891 et 4 pour 442 ménages en 1911.

43  Rémy Dubois, De la condition juridique des domestiques, ouvr. cité, introduction.

44  Recensements 6M381, 6M390, 6M399, ADL, et 6MP172, 6MP273, 6MP408, 6MP446 et 6MP523, ADR.

45  Marcel Cusenier cité par Anne Martin-Fugier, La place des bonnes, ouvr. cité.

46  Acte d’accusation de C. D. du 29 mai 1869, Affaire C. D., 4U175, ADL.

47  Déposition de Claudine Merlin femme Sagolle du 22 avril 1869, Affaire C. D., ibid.

48  Déposition de Jacques G. du 11 octobre 1866, Affaire J.-B. G., 2U275, ADR.

49  Déposition de Jeanne Perrachon du 18 octobre 1876, Affaire A. C., 2U366, ADR.

50  L’avarice d’employeurs « classe moyenne » est décrite par Jeanne Bouvier, Mes mémoires ou 59 ans d’activité industrielle, sociale et intellectuelle d’une ouvrière (1876-1935), Paris, Maspero, 1983, p. 65-79.

51  Annie Moulin, Les paysans dans la société française, ouvr. cité, p. 119.

52  Anne Martin-Fugier, La place des bonnes, ouvr. cité, p. 228.

53  John Burnett, Useful Toil, ouvr. cité, p. 241-242.

54  Bouniceau-Gesmon, Domestiques et maîtres : question sociale, ouvr. cité, p. 113.

55  Déposition de Jacques Jantet du 25 décembre 1859, Affaire S. G., 2U242, ADR.

56  Déposition de Jacques Jantet du 25 décembre 1859, Affaire S. G., ibid.

57  Acte d’accusation du 22 mars 1860, Affaire S. G., ibid.

58  Lettre de S. G. du 4 juin 1860 au procureur impérial de Lyon, Affaire S. G., ibid.

59  Le Crocodile, no 111, 1937, cité par Catherine Pellissier, La vie privée des notables lyonnais, ouvr. cité, p. 44-45.

60  Livres de comptes de 1892, Fonds Chaponay, 44J166, ADR.

61  Déposition de Jacques Jantet du 25 décembre 1859, Affaire S. G., 2U242, ADR.

62  Marguerite Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises, ouvr. cité, p. 10.

63  Interrogatoire d’A. F. du 19 janvier 1876, Affaire N. F. et J. C., 2U361, ADR.

64  Déposition de Jeannette T. du 15 mars 1901, Affaire A. T., 2U643, ADR.

65  Déposition de Michel Dulac du 4 juin 1869, Affaire M. B. et M. R., 4U175, ADL.

66  Eugen Weber, Peasants into Frenchmen : The Modernization of Rural France, 1870-1914, Londres, Chatto and Windus, 1977, p. 13.

67  Trois commerçant.es stéphanoises déposent ainsi dans l’affaire Marie Bruyère et Marie Roux, se souvenant parfaitement des articles achetés par les jeunes filles. Affaire M. B. et M. R., 4U175, ADL.

68  Acte d’accusation de C. G. du 14 mai 1873, Affaire C. G., 2U334, ADR.

69  Un tiers des domestiques jugés aux assises du Rhône et de la Loire entre 1848 et 1886 pour vol domestique voient leurs effets perquisitionnés par leurs patron.nes avant l’arrivée des forces de l’ordre.

70  Interrogatoire de M. B. du 13 avril 1863, Affaire M. B., 4U163, ADL.

71  Pierre Guiral et Guy Thuillier, La vie quotidienne des domestiques, ouvr. cité, p. 50.

72  Marguerite Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises, ouvr. cité, p. 13 et p. 76

73  Adeline Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France, ouvr. cité, p. 195.

74  Catherine Pellissier, La vie privée des notables lyonnais, ouvr. cité, p. 44.

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