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Le métier d’enseignant : une identité introuvable ?

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Hélène Buisson-Fenet
, 
Olivier Rey

Le point de vue des praticiens

La recherche-action Narramus, témoignage : un exemple de collaboration qui participe au développement professionnel des enseignants

Frédérique Jarre

Texte intégral

1Une partie importante de l’identité enseignante repose sur la maîtrise des compétences didactiques et pédagogiques, nécessaires pour exercer son métier de la façon la plus efficace et la plus satisfaisante possible, c’est-à-dire en sachant comment aider ses élèves à apprendre et comment affronter éventuellement les difficultés qu’ils rencontrent.

2En ce sens, le développement professionnel est un levier d’épanouissement dans son métier, de même que l’accès à des savoirs issus de la recherche, dont on attend qu’ils nous donnent les moyens de progresser. Malheureusement, les formations qui s’efforcent de présenter des résultats de la recherche peuvent parfois se révéler décevantes, quand leurs recommandations semblent trop éloignées de la réalité vécue sur le terrain ou même quand elles ne se traduisent pas en pistes opérationnelles et réalistes.

3En ce sens, l’expérience ici relatée de mise en œuvre de Narramus montre en quoi l’utilisation d’un outil fondé sur des travaux de recherche, mais conçu avec des praticiens et en fonction des contextes de mise en œuvre, peut devenir un puissant levier de développement professionnel dans son domaine (la compréhension de l’écrit) mais aussi au-delà, en favorisant l’émergence de collectifs autour du métier enseignant.

Le projet de recherche-action

4Lors d’une formation à l’Institut français de l’Éducation intitulée « Apprendre, enseigner et former en maternelle », en mars 2016, Sylvie Cèbe, Roland Goigoux et Isabelle Roux-Baron ont présenté leur projet de recherche-action pour enseigner la compréhension de textes en maternelle : il s’agit pour les enseignants engagés de tester dans leur classe à raison de trois fois par an pendant trois ans l’outil Narramus. Un échantillon d’élèves, stable sur toute la durée de la recherche, est évalué six fois par an.

  • 1 R. Goigoux éd., « Étude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture (...)

5Ce projet s’adresse principalement aux écoles en éducation prioritaire car les différences de résultats à l’entrée au CP entre les élèves issus de milieux populaires et ceux issus de milieux favorisés sont assez faibles en ce qui concerne le code (conscience phonologique, connaissance des lettres, décodage) et l’écriture, mais très importantes en ce qui concerne la compréhension1.

6La part de variance expliquée par les caractéristiques socio-démographiques à l’entrée au CP est la suivante :

– 8 % pour le code (conscience phonologique, connaissance des lettres, décodage) ;

– 5 % pour l’écriture ;

– 25 % pour la compréhension (vocabulaire + compréhension de phrases + compréhension de textes).

  • 2 P. Kendeou et al., « Children’s Inference Generation Across Different Media », Journal of Research (...)

7Pourtant, plusieurs études démontrent que ces compétences de compréhension s’acquièrent tôt puisque dès 4 ans, la plupart des enfants sont capables de construire une représentation mentale des textes qu’ils entendent, d’en faire un récit cohérent, de produire des inférences pour lier les informations entre elles, de remplir les blancs laissés par l’auteur et de répondre à des questions inférentielles2. Autant de compétences qui, lorsqu’elles font défaut, empêchent la compréhension, même quand l’identification des mots ne pose pas de problème. C’est pourquoi de nombreux chercheurs soutiennent que, si l’on veut permettre à tous d’acquérir ces habiletés, il faut les enseigner explicitement sans attendre que les enfants sachent déchiffrer, dès la maternelle.

8Ce projet de recherche-action a été présenté et proposé par l’inspecteur de l’Éducation nationale (IEN) de circonscription aux enseignants de cycle 1 du REP + Longchambon (8e arrondissement de Lyon). Conformément au protocole de recherche, l’utilisation de l’outil Narramus est accompagnée par un collectif de formateurs, dès l’année 1 pour certaines écoles. L’engagement des enseignants dans ce projet n’était pas obligatoire. Pourtant, la totalité des enseignants de maternelle du réseau ont souhaité s’engager. La mise à disposition d’outils « clé en main », conçus par des chercheurs reconnus dans la profession de surcroît, a sans doute été à l’origine de cet engagement massif. Pour autant, le pari est, tant pour les chercheurs que pour les formateurs, de dépasser la stricte utilisation de l’outil pour qu’il devienne à terme un véritable vecteur de développement professionnel. Analysons à travers cet exemple de recherche-action en quoi l’utilisation accompagnée d’un outil peut être un point de rencontre entre les pratiques des enseignants et les savoirs issus de la recherche.

Une proposition de formation par l’outil dont la conception est « continuée dans l’usage »

9Les enseignants du réseau, dont l’ancienneté est variable (un tiers d’entre eux est dans sa première ou deuxième année d’enseignement et un tiers est plus expérimenté dans le poste), font très souvent ce constat : leur formation, qu’elle soit initiale ou continue, est souvent de qualité quant au contenu théorique et prescriptif, mais ne les outille pas ou peu pour retranscrire ces savoirs universitaires et ces prescriptions en savoirs opérationnels et répondre aux besoins des élèves. Un nombre non négligeable d’enseignants débutent sans formation et sont recrutés « hors concours ». Face à une charge de travail croissante liée à la gestion de classe et à des contextes de travail complexes et exigeants, ils n’ont pas ou peu de temps pour construire ces outils. De plus, cette retranscription des savoirs issus de la recherche en concepts opérationnels ne va pas de soi.

10La proposition des chercheurs a donc séduit les enseignants pour plusieurs raisons :

– elle leur offre un outil « clé en main », répondant aux besoins de leurs élèves et à leurs difficultés pour y répondre, besoins et difficultés parfaitement identifiés et verbalisés par les enseignants lors des temps de formation REP + ;

– l’outil proposé est le fruit d’une collaboration entre chercheurs et enseignants, puisqu’il a été co-construit par des enseignantes de maternelle de Clermont-Ferrand (REP + Clermont-Plaine) et Sylvie Cèbe. Cette co-construction étant le gage que leurs contraintes de terrain ont été prises en compte et que l’outil n’est pas trop éloigné de leur réel ;

– enfin, les enseignants ne se sentent pas « enfermés » dans l’outil puisqu’ils ont la possibilité de le modifier (ajout / suppression ou modification de séances) pourvu qu’ils en informent les chercheurs via le « carnet de bord » qui leur est envoyé à chaque scénario. Ils ne sont pas de simples exécutants de la méthode, mais des praticiens réflexifs ; ils se l’approprient et l’adaptent au mieux à leur environnement singulier, régulent, selon le principe de conception continuée dans l’usage.

Une utilisation de l’outil accompagnée et la naissance d’un « collectif apprenant »

11Les enseignants du réseau sont accompagnés par un collectif de formateurs durant les trois ans de la recherche, à raison de quinze heures par an environ, temps institutionnellement reconnu (plan d’animation de circonscription et temps REP +).

12L’équipe d’accompagnateurs sur le REP + Longchambon est constituée de quatre personnes : deux conseillers pédagogiques de circonscription, une formatrice REP + et la coordonnatrice du réseau. Deux écoles sur quatre ont été accompagnées en 2016-2017. Elles le sont toutes depuis 2017-2018. L’équipe d’accompagnateurs travaille aussi avec le REP Brassens de Meyzieu, également engagé dans le projet expérimental.

13La démarche de formation retenue peut être schématisée de la manière suivante, avec une alternance temps de formation / temps de régulation et d’échanges de pratiques :

14L’objectif principal de cet accompagnement est d’aider les enseignants à faire le lien entre les principes didactiques de l’outil (les apports théoriques sur le schéma de la compréhension et les quatre compétences cibles : compétences en réception, en production, lexicales et inférentielles, qui font plutôt consensus au sein de la communauté des chercheurs) et les activités proposées par l’outil, en commençant par les activités les plus déstabilisantes pour les enseignants (les plus éloignées de leurs pratiques habituelles de classe). Il s’agit pour les enseignants de dépasser l’exécution d’une méthode, pour bien comprendre ce qu’ils font et pourquoi ils le font, et d’avoir une analyse réflexive de leur activité qui permet, au-delà de l’utilisation de l’outil, de transférer les compétences nouvellement acquises à d’autres situations d’apprentissage. C’est là le véritable point de rencontre entre la recherche et les acteurs de terrain (formateurs / enseignants), celui qui permet le développement professionnel et / ou nourrit leur sentiment de compétence des enseignants au bénéfice des progrès des élèves.

  • 3 S. Cèbe, « La compréhension de textes n’est pas un jeu d’enfants », conférence au LXXXIIIe congrès (...)

15Cette rencontre permet aussi aux enseignants de réguler leurs pratiques et l’utilisation de l’outil. Par exemple, les enseignants de petite section ont été nombreux à exprimer, lors du premier temps de régulation, les difficultés rencontrées pour enseigner l’étude des états mentaux des personnages à leurs élèves. Certains d’entre eux avaient même renoncé à cet enseignement. Les apports des formateurs sur le courant de la « théorie de l’esprit », qui étudie la façon dont les enfants se représentent les états mentaux d’autrui et les relations entre ces états mentaux et le comportement des personnages3 (expérience de Wimmer et Perner, 1983, expérience de Harris, 2007), ont permis aux enseignants de situer la place de l’étude des états mentaux dans le schéma de la compréhension et de les réengager dans cet enseignement. D’ailleurs, lors du dernier temps d’échanges de pratiques autour de l’utilisation de l’outil Narramus en 2016-2017 les enseignants se sont exprimés sur les transferts qu’ils avaient opérés. À la question : « Quelles activités mettez-vous en place dans vos classes au niveau des états mentaux que vous ne mettiez pas en place avant l’expérimentation ? », ils ont apporté les réponses suivantes : avant l’expérimentation, ils travaillaient avec leurs élèves le langage des émotions en ayant recours aux images et au mime principalement, sans référence explicite aux états mentaux ni incitation à la décentration par les élèves. Aujourd’hui, les activités d’étude des états mentaux des personnages sont devenues systématiques lors de l’étude d’un album, avec les activités suivantes : deviner les états mentaux des personnages, les exprimer à travers la théâtralisation et le recours aux masques et maquettes, aux bulles (ce que pense le personnage, ce que dit le personnage).

16Ces activités ont été transférées par certains enseignants à d’autres situations d’apprentissage. C’est ainsi que certains ont expliqué sur ce temps de régulation :

– qu’ils ont ritualisé des activités d’expression de ses propres états mentaux (par exemple, à l’accueil le matin, les enseignants demandent aux élèves qui arrivent tristes d’exprimer ce qu’il y a dans leur tête et dans leur cœur) ;

– qu’ils incitent les élèves à se décentrer en cas de bagarre ou de colère. Par exemple, un enseignant décrivait la façon dont il gérait un conflit à présent : lorsqu’un élève tape un autre élève, le maître demande à l’élève qui a frappé d’imaginer et de verbaliser ce que l’élève tapé a pu ressentir, de manière à développer chez les élèves une forme d’empathie. Un autre enseignant a décrit une situation de jeu du roi où un élève se met systématiquement en colère lorsqu’il n’est pas le roi. Il lui a demandé d’expliquer pourquoi il est en colère, ce que l’élève a eu du mal à faire. L’enseignant lui a alors demandé s’il était en colère parce qu’il souhaitait être à la place du roi. L’élève a répondu que oui. L’enseignant lui a expliqué qu’il ressentait de la jalousie ;

– que certaines activités des scénarios ont été transférées à d’autres situations d’apprentissage. Deux enseignantes ont expliqué que les bulles « ce que pensent les personnages » et « ce que disent les personnages » des scénarios de Narramus ont été réutilisées pour que les élèves expriment leurs propres états mentaux.

17Ces temps d’échanges de pratiques ont également permis aux enseignants ayant le même réel (car ils ont tous testé le même outil), de partager leurs observables et d’échanger sur leurs difficultés réciproques et les solutions testées pour y faire face, créant ainsi un véritable « collectif apprenant », qui dépasse aujourd’hui les justifications théoriques de la méthode Narramus pour aborder d’autres problématiques, de manière spiralaire. Les thématiques suivantes ont été abordées lors des temps de formation : l’enseignement explicite, la question de l’organisation pédagogique pour mettre en place le rappel de récit en classe, son évaluation et plus largement l’évaluation de la compréhension d’un élève selon son âge, l’enseignement du lexique sur tout le cycle 1 (programmation, méthodologie)…

  • 4 R. Goigoux et S. Cèbe, « Un autre rapport entre recherche, pratique et formation. Les instruments (...)

18L’utilisation accompagnée de l’outil offre donc la possibilité aux enseignants de développer des compétences nouvelles et d’augmenter leur pouvoir d’agir, selon une conception « inversée » de la formation, décrite par le schéma suivant 4:

Conclusion

19La question de la mise à disposition des enseignants d’outils pose un certain nombre de questions. Le caractère « clés en main » d’un outil séduit fortement les enseignants, car ils ne disposent pas du temps ou de l’ensemble des compétences nécessaires pour traduire les connaissances issues de la recherche en savoirs opérationnels. Le risque de ce type d’approche est que les enseignants déroulent des méthodes sans prendre conscience des appuis théoriques et didactiques sous-jacents. L’impact sur leur développement professionnel est alors amoindri, le transfert de compétences professionnelles et le tissage deviennent peu probables.

20La recherche-action Narramus, bien que proposant une entrée par l’outil, a permis de faire entrer les enseignants dans une démarche réflexive et de développement professionnel, pour les raisons suivantes :

– elle propose un outil pour répondre à une problématique identifiée sur leur terrain et que l’utilisation de cet outil soit accompagnée par les formateurs ;

– elle permet aux enseignants de parler du même « réel » en formation, évitant ainsi une forme « d’effet Matthieu » des enseignants les plus experts ;

– elle crée des espaces d’échanges de pratique sécurisés et l’émergence d’un collectif de réflexion alliant didactique et pédagogie, avec un leadership partagé et horizontal ;

– elle permet une conception de l’outil « continuée dans l’usage » : l’accompagnement par les formateurs a permis d’expliciter ce que l’utilisation de l’outil change à la manière d’enseigner et les modifications faites par l’enseignant pour se l’approprier ;

– elle a modifié le rapport des enseignants à leur formation continue, qui s’inscrit dans un temps long, alternant des temps d’apports théoriques et des temps d’échanges de pratiques, et dans laquelle la recherche prend une place significative, valorisant le sentiment de compétences des enseignants dans la mesure où une forme de dialogue enseignants-chercheurs a été mise en place, médiatisée par les formateurs, sans hiérarchie des savoirs.

21Enfin, la recherche-action Narramus s’accompagne d’une évaluation régulière d’un échantillon élèves (avant la mise en œuvre des scénarios, immédiatement après et de façon différée). Le contenu exact des évaluations n’est jamais communiqué aux enseignants. En revanche, les résultats leur sont communiqués régulièrement. Souvent, ces résultats viennent confirmer ce qu’ils observent : leurs élèves progressent. Et ce sont les élèves les plus en difficulté qui progressent le plus. Ces progrès visibles des élèves sont sans doute l’élément qui motive le plus les enseignants et nourrit leur sentiment de compétence.

Notes

1 R. Goigoux éd., « Étude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture sur la qualité des premiers apprentissages », Rapport de recherche remis à madame la directrice générale de l’enseignement scolaire (DGESCO-MENESR), ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Lyon, IFÉ-ENS de Lyon, 2016, en ligne : [http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/lire-ecrire].

2 P. Kendeou et al., « Children’s Inference Generation Across Different Media », Journal of Research in Reading, no 31, 2008, p. 259-272 ; V. Tompkins, Y. Guo et L.-M. Justice, « Inference Generation, Story Comprehension, and Language in the Preschool Years », Reading and Writing: An Interdisciplinary Journal, no 26, 2013, p. 403-429 ; E. Florit, M. Roch et M-C. Levorato, « Listening Text Comprehension in Preschoolers: A Longitudinal Study on the Role of Semantic Components », Reading and Writing: An Interdisciplinary Journal, no 7, 2014, p. 793-817.

3 S. Cèbe, « La compréhension de textes n’est pas un jeu d’enfants », conférence au LXXXIIIe congrès de l’AGEEM, Annecy, 2010, disponible en ligne : [www.cndp.fr/crdp-reims/fileadmin/documents/cddp52/se_former/ageem/s_cebe_comprehensiontxt.pdf].

4 R. Goigoux et S. Cèbe, « Un autre rapport entre recherche, pratique et formation. Les instruments didactiques comme vecteur de transformation des pratiques des enseignants confrontés aux difficultés d’apprentissage des élèves », conférence invitée en clôture du colloque du réseau international de Recherche en éducation et formation (REF), Université de Nantes, 19 juin 2009, disponible en ligne : [https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00936348].

Table des illustrations

Titre Figure 1
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/11249/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 229k
Titre Figure 2
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/11249/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 109k

Auteur

Directrice école maternelle, coordonnatrice EP, formatrice, Lyon 8

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