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Engagement bénévole et développement du pouvoir d’agir

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Saskia Weber Guisan

Préface

Maryvonne Charmillot

Texte intégral

1« Contrairement à la plupart des pays voisins » lit-on sur le site de l’Observatoire du bénévolat en Suisse, « la Suisse ne connaît pas de stratégie publique pour le bénévolat et les activités bénévoles ne font pas l’objet de recherches suivies »1. Depuis 2002, une large enquête quantitative dresse régulièrement un état des lieux de l’engagement bénévole en Suisse. On apprend ainsi qu’en Suisse, en 2013, environ 33  % de la population de 15 ans et plus exerçait une activité bénévole, informelle ou organisée. Un nouveau rapport de l’Observatoire sera publié en 2020.

2La recherche de Saskia Weber Guisan vient enrichir le paysage de la recherche sur le bénévolat en Suisse romande. Elle apporte un regard approfondi sur les significations élaborées par les actrices sociales et les acteurs sociaux à propos de leur(s) activité(s) bénévole(s), à partir d’une épistémologie compréhensive.

3Saskia Weber Guisan nous propose en effet de l’accompagner dans sa quête sur l’engagement bénévole. Elle cherche à comprendre en quoi cet engagement éclaire le pouvoir d’agir, à savoir est-ce qu’à travers leur(s) activité(s) bénévole(s), les personnes acquièrent « une liberté de construire et piloter leur vie » (p. 245).

4Pour réaliser sa quête, Saskia Weber Guisan construit pas à pas sa démarche en s’inscrivant dans la compréhension. Ce paradigme épistémologique fait référence aux démarches de recherche compréhensive, interprétative, constructiviste, herméneutique. Jean-Louis Genard et Marta Roca i Escoda (2010) parlent de « posture participante » ou de « posture responsabilisante » (Genard, 1999). Les chercheur·e·s qui adoptent une telle posture s’identifient à la figure du « chercheur solidaire » (Piron, 1996) marquée par le souci d’autrui et qui invite les chercheur·e·s à se demander « quelle forme d’humanité, quel modèle des rapports avec autrui et quelle représentation du lien social » (Piron, 1996, p. 141) leurs textes produisent.

5Saskia Weber Guisan répond à cette invitation en articulant avec soin développement conceptuel, investigation méthodologique et choix d’écriture. Son premier chapitre séduira les lecteurs et les lectrices par le panorama des théories de l’action. Agency, agent·e, pouvoir d’agir, acteur, actrice, empowerment, capacités, toute la terminologie est passée au crible et les différentes approches sont explicitées, discutées, ou font l’objet d’une interprétation personnelle originale, comme en témoigne le schéma sur l’approche par les capacités construit par l’auteure (fig. 2, p. 62).

6Un travail théorique minutieux est également réalisé par Saskia Weber Guisan à propos du bénévolat, envisagé comme pratique sociale. L’originalité de l’auteure est notamment de penser le bénévolat à partir de la conceptualisation de la participation développée par la philosophe Joëlle Zask (2011). Cette perspective permet d’envisager le rapport entre l’individuel et le social par l’interdépendance de trois dimensions : prendre part ; contribuer ; bénéficier. Prendre part signifie vivre en société et vise un accomplissement de soi. Il y a, derrière, l’idée du « bien vivre » au-delà du « simplement vivre ». Contribuer signifie « apporter une part personnelle dans l’histoire commune ». Bénéficier renvoie à « recevoir une part ». Comme le précise Saskia Weber Guisan, il n’y a pas de logique chronologique entre ces dimensions. « “Bénéficier” [écrit-elle] renvoie plutôt à l’idée de conditions ou de ressources à disposition pour permettre ce processus d’individuation, qui passe par “prendre part” à la vie sociale et “contribuer” à sa transformation » (p. 73).

7D’autres concepts, comme celui du don, de la reconnaissance et de l’actualisation de soi complètent le tableau conceptuel peint par Saskia Weber Guisan. L’ensemble permet de penser le bénévolat non pas à partir du modèle productiviste de la société néolibérale, autrement dit en termes, par exemple, de « personnel non rétribué » (Godbout, 2002, cité par Weber Guisan, p. 87) ou en pointant les fonctions utilitaristes de cette pratique sociale, mais en envisageant que « le bénévolat désigne la liberté du geste, [qu’]il renvoie au don, à un autre modèle, à une autre matrice » (Godbout, 2002, cité par Weber Guisan, p. 87)

8Quelles sont les conditions du pouvoir d’agir ? Son exploration théorique approfondie conduit Saskia Weber Guisan à poser la question essentielle des ressources et/ou des opportunités. Qu’est-ce qui définit l’idéal démocratique ? Les acteurs sociaux et les actrices sociales sont-ils et elles égaux et égales en matière de ressources et d’opportunités ? Joëlle Zask (2011) pense en termes d’égalité de participation et non d’égalité des ressources, et Nancy Fraser (2004), que mobilise aussi Saskia Weber Guisan, propose le concept de parité de participation, en insistant sur une distribution égale des ressources. Le débat théorique reste donc ouvert, mais la question centrale demeure identique, à savoir quelles sont les conditions nécessaires pour que chaque personne puisse choisir la vie qu’elle désire mener et à laquelle elle accorde de la valeur ? Saskia Weber Guisan pose cette question en se référant à la philosophie d’Amartya Sen.

9« Qu’est-ce qui pousse à s’engager ? » (p. 98) Là encore, Saskia Weber Guisan s’empare de la question avec audace et courage, car le défi est de taille. En effet, comment démêler intention, désir, choix, volonté, aspiration, décision, avec en toile de fond l’épineuse question théorique des valeurs ? Saskia Weber Guisan expose les points de vue, dialogue avec ses auteur·e·s de prédilection et fait elle-même des propositions, comme celle d’appréhender les valeurs à partir des économies de la grandeur de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991). Les acteurs sociaux et les actrices sociales « se réfèrent à un bien commun, des figures, des manières d’agir et des formes d’investissement » (p. 215) en fonction des mondes dans lesquels ils et elles se situent (monde de l’inspiration, domestique, de l’opinion, civique, marchand et industriel).

10Enrichi·e·s des apports de ce tableau conceptuel, les lecteurs et lectrices sont emmené·e·s, dans le chapitre 2, sur le chemin de l’enquête. En cohérence avec la posture compréhensive adoptée et ses questions sur l’engagement bénévole, Saskia Weber Guisan met en œuvre un dispositif méthodologique biographique en s’inspirant de Bénédicte Zimmermann. Elle choisit le terme de parcours pour désigner les « chemins bénévoles » (p. 113) qu’elle va construire au fil de ses « entretiens biographiques thématiques ». Ce qu’elle cherche à appréhender à l’aide du procédé narratif, ce sont les significations attribuées par les personnes à leur expérience de bénévole. Au chapitre 3, les lecteurs et les lectrices ont ainsi le privilège de faire connaissance des huit personnes interviewées, à travers des portraits peints par Saskia Weber Guisan dans l’objectif de respecter la « trame biographique » (p. 128) susceptible de s’effacer dans l’analyse thématique, et invisible dans les enquêtes statistiques.

11Le chapitre 4 est une plongée dans ces huit parcours de vie engagés. Les lecteurs et les lectrices y découvrent les dimensions constitutives du pouvoir d’agir dans le bénévolat. Saskia Weber Guisan analyse avec finesse, en premier lieu, le terreau décisionnel qui caractérise les « chemins bénévoles ». L’univers familial ou des activités comme le scoutisme orientent tôt dans l’enfance les parcours. En analysant le passage de l’intention à l’action, elle met en évidence une « éthique pragmatique » (Vermeersch, 2004, cité par Weber Guisan) qui traduit le souci, pour les personnes bénévoles interviewées, d’avoir une « prise sur le réel », de conserver une « capacité d’action sur le monde » (p. 79). Le rapport à l’engagement identifie les valeurs, les questions identitaires et celles de la reconnaissance. Le besoin d’aider peut par exemple être une question d’équilibre, une contribution à l’épanouissement, une façon de « laisser son empreinte » (p. 191).

12Exercer une activité bénévole, est-ce travailler ? Cette question, a priori paradoxale, conclut l’analyse minutieuse des récits. Saskia Weber Guisan relève, dans ces derniers, la récurrence du vocabulaire professionnel. Elle propose d’inclure le bénévolat dans une acception large du travail, à savoir comme une activité « socialement située et fai[sant] appel à une mobilisation de ressources diverses (savoirs, capacités, environnement technique et matériel, etc.) en vue d’un objectif ou d’une mission » (pp. 192‑193). Elle analyse les parcours en identifiant, à partir de la typologie de Maud Simonet-Cusset (2004) mobilisée dans son développement conceptuel, « les différentes inscriptions de la vie bénévole dans la vie professionnelle » (p. 193). Son analyse approfondie des rapports entre travail et bénévolat interroge la place et la valeur du travail salarié en regard des différentes sphères qui constituent la vie sociale.

13Dans le cinquième et dernier chapitre, Saskia Weber Guisan prend de plus grands « risques interprétatifs » (Lahire, 1996) en proposant une synthèse critique structurée autour de trois axes : les origines du pouvoir d’agir, la question des valeurs et le potentiel de la sphère bénévole en termes de pouvoir d’agir. Cette synthèse débouche sur une question centrale en formation des adultes : le bénévolat peut-il être considéré comme un lieu d’apprentissage informel ? Plusieurs parcours témoignent d’« acquis et de ressources développés » à travers les activités bénévoles menées (pp. 235 sqq.). Ariane par exemple, a « construit une expertise en animation de groupe […] et a développé tout un réseau qu’elle peut solliciter autour de la protection de la nature », Yves a « retrouvé un terrain concret en informatique […] qui lui a permis de remobiliser des capacités latentes et de gagner en crédibilité auprès de son équipe professionnelle », « Julia s’est forgé une solide expérience en gestion d’association (les Cartons du Cœur) ».

14En soulevant cette question, Saskia Weber Guisan interroge à juste titre la hiérarchisation des savoirs et des compétences en fonction de leur lieu d’acquisition. Catherine Tourette-Turgis (2017) analyse cette hiérarchisation à partir de ses travaux sur les parcours de vie de personnes atteintes de maladies chroniques. Elle écrit :

Ce n’est pas parce qu’une compétence est acquise dans un groupe de pairs qu’elle a moins de valeur ou de légitimité qu’une compétence acquise dans un dispositif traditionnel d’enseignement. Cela pose la question de la catégorisation des modalités d’acquisition des compétences en fonction de la légitimité de leur lieu d’acquisition. Cette tension, si elle se pose à l’heure actuelle dans le milieu du soin, de l’éducation et de la formation des adultes, n’est pas nouvelle (mouvements d’éducation populaire). Elle démontre la persistance de l’appropriation de la catégorie de compétences, de performances et d’expertise par ceux qui prétendent gérer, aider, protéger, veiller sur les faibles, les exclus, les vulnérables, les malades. (pp. 100‑101).

15La recherche de Saskia Weber Guisan offre l’opportunité de réfléchir à cette tension et de considérer la pratique sociale du bénévolat comme susceptible de penser la formation des adultes dans la perspective compréhensive du « souci d’autrui » évoqué plus haut avec Florence Piron (1996). Le bénévolat pourrait-il devenir un lieu reconnu d’acquisition de savoirs ? Saskia Weber Guisan aborde cette question avec prudence, en soulevant le risque « de formaliser une pratique dont la principale caractéristique est la liberté de s’engager » (p. 244).

16Au-delà des débats qui s’ouvrent ou des questions qui se posent à l’issue de la recherche de Saskia Weber Guisan, une certitude : l’intérêt que ne manqueront pas d’y trouver toutes les personnes intéressées par l’engagement citoyen, le développement personnel, la formation des adultes. Les étudiant·e·s, les chercheur·e·s et apprenti·e·s-chercheur·e·s attiré·e·s ou porté·e·s dans leurs travaux par les finalités émancipatoires de l’épistémologie compréhensive trouveront en Saskia Weber Guisan une auteure avec qui dialoguer.

Bibliographie

Genard, J.-L. (1999). La grammaire de la responsabilité. Paris : CERF.

Genard, J.-L., & Roca i Escoda, M. (2010). La « rupture épistémologique » du chercheur au prix de la trahison des acteurs ? Les tensions entre postures « objectivante » et « participante » dans l’enquête sociologique. Éthique publique, 12(1). http://doi.org/10.4000/ethiquepublique.210

Piron, F. (1996). Écriture et responsabilité : trois figures de l’anthropologue. Anthropologie et sociétés, 20(1), 126‑148.

Tourette-Turgis, C. (2017). Parcours de vie, rupture de santé : quand se maintenir en vie devient un projet. Vie sociale 2(18), 91-104. http://doi.org/10.3917/vsoc.172.0091

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