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L’Art et la mesure

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Béatrice Joyeux-Prunel

Troisième partie. Défis pour l’approche métrique

Le projet eMotion

Comment mesurer les émotions dans une exposition d’art1

Stéphanie Wintzerith

Texte intégral

  • 1 Cet article repose sur les réflexions et le travail de toute l’équipe de recherche du projet eMotio (...)

1Se mouvoir dans l’exposition, s’émouvoir devant les œuvres d’art, interpréter et parfois converser, c’est en substance ce que fait le visiteur dans un musée d’art. Si l’on connaît assez bien certains facteurs influençant son comportement, ses émotions en revanche restent un mystère. C’est précisément cet aspect de la visite qui intéresse une équipe internationale de chercheurs et qui constitue l’élément central d’un projet commun, néanmoins plus vaste, qui vise à cartographier l’expérience muséale dans une exposition d’art.

2À l’heure actuelle, le projet se trouve en phase de développement et de mise au point. La présente communication ne peut donc avoir pour objectif d’en divulguer les résultats ou d’en commenter l’analyse. Il s’agit ici de décrire le projet en ce qu’il a d’innovant et d’en dégager le potentiel pour mesurer la réaction du public face à une exposition d’art. L’accent est mis sur la méthode et les aspects empiriques de la recherche bien plus que sur les bases théoriques ayant conduit à son développement. Ces théories ont été et seront développées en d’autres lieux par les chercheurs de l’équipe selon les usages de leurs disciplines. Les évoquer ici dépasserait le cadre de cet article.

3 Après avoir brossé les grandes lignes du projet, nous examinerons de plus près ce que nous comptons mesurer, c’est-à-dire l’information recueillie et la manière dont elle sera collectée, ainsi que la méthode et les choix qu’elle implique, puis l’angle d’analyse choisi par les chercheurs et leurs nombreux questionnements. À titre d’exemple, nous porterons notre attention sur deux approches spécifiques, celle de la recherche sur les processus artistiques et celle de la recherche sur l’art multimédia. Nous évoquerons enfin les défis que l’équipe de recherche s’apprête à relever.

Le projet eMotion

4Imaginez : par une belle journée de juin2009, vous vous trouvez à Saint-Gall, en Suisse, où vous décidez d’aller visiter la nouvelle exposition du musée d’art. À l’accueil, on vous propose de participer à une expérience qui pique votre curiosité. Vous voilà muni d’un bracelet comportant trois composants électroniques que vous porterez lors de votre visite. Les quelques questions du questionnaire d’entrée ne vous retiennent que peu de temps, puis vous vous plongez avec délice dans la contemplation des œuvres d’art. Vous en oubliez rapidement le bracelet à votre poignet. L’exposition se termine par une installation artistique visuelle et sonore à laquelle vous avez contribué sans même y songer. Vous répondez à un second questionnaire, un écran vous montre le tracé de votre propre parcours. Il vous présente également votre « parcours émotif et cognitif ». Vous venez de participer au projet eMotion.

  • 2 Institut Design- und Kunstforschung, Fachhochschule Nordwestschweiz, Hochschule für Gestaltung und (...)

5Ce qui semble relativement simple pour le visiteur est évidemment plus complexe pour le chercheur. Une équipe interdisciplinaire s’est rassemblée autour de l’Institut de recherche en art et design de la Haute École d’art et de design2 de Bâle, qui coordonne le projet, et du musée d’art de Saint-Gall, où il se déroulera du 4 juin au 12 juillet 2009. Les universitaires, professionnels de musées et artistes composant le groupe de recherche apportent leurs compétences en histoire de l’art, recherche artistique, sociologie de l’art, psychologie, recherche sur les publics, architecture, conception d’exposition, art multimédia et arts acoustiques, pour ne citer que leurs domaines de spécialisation. Le financement du projet eMotion – mapping museum experience, puisque tel est son nom, a été accordé en juillet 2008 par le Fonds national Suisse. Il obtient également le soutien du sponsor Ubisense.

  • 3 Le musée d’Art de Saint Gall présente ses collections propres sous forme de deux expositions tempor (...)
  • 4 Compris au sens large de 1880 à 2000.

6L’exposition temporaire3 11 : 1 Elf Sammlungen für ein Museum (11:1 Onze collections pour un musée) servira de cadre « grandeur nature » au projet. Le fonds d’œuvres du musée d’art de Saint-Gall s’est développé autour de onze collections distinctes, rassemblées par autant de collectionneurs et qui lui ont été offertes ou ont été acquises par le musée. Trois œuvres parmi les plus importantes de chacune de ces collections seront présentées lors de l’exposition temporaire, qui couvrira ainsi les principaux courants artistiques du xxe siècle4 en 33 œuvres.

7Le projet eMotion se construit autour de trois axes majeurs. Il comprend tout d’abord une étude précise de certains aspects du comportement des visiteurs dans une exposition d’art. Pour ce faire, les chercheurs, partenaires et techniciens développent des techniques innovantes mesurant le positionnement dans l’espace intérieur de l’exposition ainsi que les réactions corporelles déclenchées par les émotions et l’activité cognitive des visiteurs. C’est essentiellement sur ce premier axe que porte le présent article.

8Le deuxième axe du projet est un protocole d’intervention directe des chercheurs sur l’exposition elle-même. L’intention n’est pas d’en modifier radicalement la conception mais plutôt d’en changer un nombre très restreint d’éléments choisis pour leur valeur de test. Les chercheurs peuvent ainsi créer des situations différentes pour expérimenter empiriquement la validité de leurs hypothèses. Dûment documentés, quatre intervalles de temps d’une semaine chacun sont prévus pendant lesquels l’impact d’une modification de l’exposition sur la réaction des visiteurs peut être mesuré.

9Le troisième axe est artistique. Les résultats des mesures effectuées trouveront une expression artistique dans une installation visuelle et acoustique. Ce sont ainsi les visiteurs participant qui détermineront le « contenu » de l’installation artistique. À charge pour les artistes de développer une méthode pour utiliser et visualiser/sonoriser l’information statistique collectée.

L’information recueillie

10En suivant le visiteur pas à pas dans l’exposition, que mesure-t-on exactement ? Avec quels moyens ? Quelles sont, très concrètement, les informations dont disposeront les chercheurs pour leurs analyses ?

11Avant de franchir le seuil de l’exposition, le visiteur est équipé d’un bracelet comprenant un émetteur et un capteur, tous deux miniaturisés. L’émetteur signale la position exacte de son porteur dans l’exposition. Capté par des récepteurs installés dans chaque salle, ce signal est enregistré et analysé de manière à pouvoir suivre le parcours tracé par les pas du visiteur ainsi que la durée des arrêts, par exemple le temps passé devant les œuvres d’art. La technologie développée pour ce projet est une adaptation innovante des techniques de localisation utilisées par exemple dans le secteur logistique.

12Le deuxième équipement clé du bracelet, le capteur, sert à mesurer les émotions. Plus exactement, il permet de mesurer les différences d’intensité des émotions. En aucun cas il ne permettra de déterminer si l’émotion est positive ou négative, ni même d’en savoir la cause. Il s’agit là de deux mesures purement physiques. Une émotion provoque généralement, entre autres symptômes physiologiques, une accélération du rythme cardiaque, dont le pouls est un excellent indicateur, aisément mesurable qui plus est. C’est la première variable physique mesurée à l’aide d’un instrument miniaturisé fixé au bracelet.

13Une émotion se manifeste également par un changement des propriétés de l’épiderme : la réactivité de la peau. Ceci est la deuxième variable physique mesurée. Le principe est celui du phénomène des mains moites sous le coup d’une émotion ou en cas de forte nervosité : l’émotion déclenche ou accentue la transpiration, notamment au niveau des mains. Il en résulte une présence plus marquée d’eau sur l’épiderme. Or l’eau a des propriétés conductrices que l’on peut aisément mesurer. Deux électrodes placées chacune sur un doigt d’une même main et raccordées à un instrument de mesure (capteur également fixé au bracelet) font passer une impulsion électrique d’une intensité extrêmement faible, ce qui est comparable à un flux nerveux, lui aussi de nature électrique. Plus il y a d’eau, plus il y a de courant qui passe et plus la réactivité de la peau est élevée. Ce sont ces changements, parfois infimes, que l’on va mesurer ici et qui nous indiqueront la présence ou non d’émotions.

14Ces deux indicateurs, le pouls et la réactivité de la peau, peuvent évidemment avoir d’autres éléments déclencheurs qu’un changement de la situation émotive et/ou cognitive. S’ils apparaissent simultanément, on peut néanmoins raisonnablement supposer qu’une émotion est en jeu, même si l’on ne peut totalement exclure que quelques interférences ne s’immiscent dans les mesures. Les capteurs enregistrent ces deux indicateurs et transmettent ces données au système central par l’intermédiaire de récepteurs disposés dans les salles.

15Les chercheurs disposeront ainsi de différents types d’informations pour chaque visiteur participant au projet. Ils auront d’une part les données relevées grâce aux bracelets qui permettent une localisation précise dans les salles, et par conséquent la description détaillée du parcours, la durée et l’endroit des arrêts, l’intensité des activités émotives et les endroits où le visiteur a ressenti des émotions. Ils disposeront d’autre part des informations recueillies par un questionnaire administré pour partie avant l’entrée dans l’exposition (caractéristiques sociodémographiques du répondant, affinités avec l’art, attentes, etc.) et pour partie après la visite. Ils ont ainsi un outil leur permettant de poser au visiteur diverses questions ciblées sur sa visite, ses émotions, ses goûts, son rapport avec l’art ou avec certaines œuvres de l’exposition, sa perception de l’installation artistique par exemple. Le questionnaire explore la dimension cognitive de la visite en rassemblant des informations sur les processus conscients de réflexion face aux œuvres observées.

16Après la phase de développement, eMotion entrera dans une phase de tests et de réglages. L’installation des récepteurs, le développement et la production des capteurs et émetteurs du bracelet ainsi que les essais techniques et les tests des questionnaires auront lieu dans le musée (entre autre) de février et fin mai. La phase active d’eMotion aura lieu du 4 juin au12 juillet2009. Pendant cette période, tous les visiteurs individuels du musée (ou en petits groupes de maximum 6 personnes, hors classes scolaires et groupes constitués) âgés de plus de18 ans seront approchés et invités à participer à l’expérience. L’équipe de recherche mise sur la participation de 500 à 800 visiteurs, ce qui est suffisant pour asseoir les analyses sur une base statistique solide.

17Les données recueillies pourront être analysées pour chaque visiteur individuellement (microanalyse), mais aussi à un niveau collectif (macroanalyse) par l’agrégation des données selon les méthodes statistiques. À cela s’ajoutent les informations contextuelles, indispensables à une interprétation des données statistiques et à la production de résultats. Il s’agit des données précises concernant l’exposition telles que le placement des œuvres ou les interventions des chercheurs. Elles sont valables pour tous les visiteurs dans une période de temps donnée d’une semaine et doivent faire l’objet d’une documentation minutieuse. Elles forment le cadre dans lequel l’analyse et l’interprétation prendront tout leur sens.

La méthode et ses biais

18Le musée n’est pas une situation de laboratoire où l’on peut isoler les variables les unes des autres. Il est un environnement complexe, construit, ancré dans la réalité. Or c’est précisément un des lieux privilégiés où le public vient faire l’expérience de l’art, notion elle-même pluridimensionnelle. L’objectif du projet eMotion est de mesurer la réaction du public face à une œuvre exposée. La méthode choisie, avec ses instruments de mesure et ses consignes, ne vient-elle pas de manière intrinsèque perturber précisément le rapport avec l’art, c’est-à-dire ce qu’eMotion cherche à mesurer ?

Libres de toute influence ?

19L’intervention, en effet, est massive. Il est indispensable d’expliquer aux participants ce qui est mesuré, comment et pourquoi, quelles sont les données collectées et quelle sera leur utilisation. Il faut également lui expliquer son propre rôle dans cette expérience. Ceci constitue en soi une première influence non négligeable. Ils ont de plus un bracelet au poignet, objet inaccoutumé qui peut gêner la liberté de mouvements de leur main. Ils sont équipés d’appareils de mesure et ils le savent. Vont-ils pour autant changer, « adapter » leur comportement ? Dans une certaine mesure, certainement, et cela, l’équipe de recherche en est consciente. À charge pour elle de réduire son influence autant que possible, même si elle ne peut la supprimer totalement, ce dont elle devra d’ailleurs tenir compte dans ses analyses.

20Il serait illusoire de prétendre avoir à faire à des individus totalement libres de toute influence dans le musée et qui se prêteraient de bonne grâce à l’expérience d’eMotion sans changer quoi que ce soit à leur comportement habituel de visite. Au-delà des manipulations plus ou moins conscientes qui résultent de la scénographie – terme parfaitement adéquat lorsque conception d’une exposition rime avec mise en scène des œuvres/objets – et qui font précisément l’objet de l’analyse, il est évident que la méthode employée introduit un biais dans le comportement des visiteurs. S’il est impossible de la supprimer totalement, l’équipe de recherche s’efforce de réduire son influence à un minimum acceptable pour la validité des résultats. Sur le plan technique par exemple, les émetteurs et capteurs fixés sur le bracelet seront miniaturisés autant que faire se peut pour essayer de se faire oublier rapidement, les récepteurs aux murs se feront les plus discrets possibles.

21Les visiteurs opéreront eux-mêmes une autosélection. Le refus de participer à l’expérience sera bien entendu respecté. Celui-ci peut être lié par exemple au contenu du projet ou à la technologie mise en œuvre. De ce fait, les visiteurs n’ayant pas confiance, ne se sentant pas à l’aise, ne souhaitant pas être suivis dans tous leurs mouvements ou ne souhaitant pas « dévoiler » leurs émotions ne participeront pas. Les participants, eux, le feront en toute connaissance de cause. On peut ainsi partir du principe que ceux-ci, a priori plus ouverts aux objectifs et aux méthodes du projet, auront une attitude un peu plus naturelle ou du moins un peu moins influencée.

22De son côté, l’équipe de recherche a également développé trois instruments pour déterminer et si possible limiter la portée de cette influence. Le plus important est un groupe de contrôle qui servira d’étalon de référence. Ce groupe, de taille réduite par rapport au nombre des participants (10 % des participants, soient 80 répondants), est constitué de visiteurs qui ne porteront pas de bracelet. Ils n’auront donc pas de pression liée aux instruments de mesure lors de leur visite. Ils répondront cependant aux questionnaires à l’entrée et à la sortie, ce qui permettra précisément une comparaison : les questions portant sur la perception d’œuvres d’art choisies, notamment, seront analysées de très près pour déceler d’éventuels biais.

23Le deuxième élément de contrôle sera fourni par les participants eux-mêmes : le questionnaire à la sortie de l’exposition comprend une question sur le bracelet, la gêne occasionnée et les éventuelles « adaptations » du comportement. Il faut certes se garder de prendre toutes les réponses pour argent comptant, étant donné que la sincérité d’une part et le niveau de conscience de ces phénomènes d’autre part laissent planer un peu d’incertitude. Cette question est à prendre pour ce qu’elle est, en l’occurrence une estimation autoréflexive des visiteurs, et donc une tendance générale plus qu’une vérité absolue.

24Les méthodes qualitatives viennent compléter ce dispositif par un troisième élément de contrôle : des observations très ponctuelles du comportement des visiteurs avec et sans bracelets. Il s’agit de déterminer, de visu, sur un petit nombre de cas – échantillon nécessairement très réduit faute de temps et de moyens financiers – mais avec protocole systématique d’observation, si une différence entre participants et simples visiteurs est perceptible, par exemple dans les parcours, dans l’intérêt porté aux œuvres, les conversations ou la lecture des textes.

Les émotions, uniquement artistiques ?

25Outre les biais qui pourraient résulter d’une adaptation du comportement, une influence extérieure peut également venir compliquer l’interprétation des données. La mesure des émotions ne permet en aucun cas d’en déterminer la cause. Or celles-ci peuvent aussi bien être provoquées par la contemplation des œuvres d’art que par tout autre facteur extérieur au projet eMotion. Une conversation à bâtons rompus sans rapport avec l’art, la présence d’autres visiteurs, des enfants plus ou moins bruyants, un trébuchement ou un bruit extérieur inattendu pour ne citer que quelques exemples parmi les plus évidents, auront probablement les mêmes effets physiologiques qu’une émotion provoquée par l’œuvre d’art. Comment alors les dissocier ?

26La réponse de l’équipe de recherche est triple, là encore. Il s’agit premièrement de définir dans quelle fourchette de valeurs l’intensité des différences mesurées (réactivité de la peau notamment) peut être attribuée aux émotions et à partir de quel seuil cela devient improbable. Les tests préalables permettront de déterminer les schémas caractéristiques des émotions, et ainsi de mettre en place des « filtres » lors de l’interprétation des données.

27La localisation précise du visiteur est le deuxième facteur pris en compte. Chaque œuvre est entourée d’un périmètre défini de manière à éviter tout recoupement. L’hypothèse de travail est que le visiteur en arrêt dans ce périmètre consacre son attention à l’œuvre exposée à cet endroit. L’être humain garde généralement le point vers lequel il se déplace dans son champ de vision. Dans la mesure où seules la position dans l’espace et la direction de déplacement sont mesurées et non la direction du regard, cette hypothèse contient une part d’arbitraire. Dans ce cas précis, la masse statistique prend le pas sur le comportement individuel : il est fort probable que le visiteur regarde l’œuvre présentée quand il se trouve à proximité immédiate de celle-ci. On suppose donc qu’il le fasse effectivement. De même, les émotions ressenties par la majorité des visiteurs se tenant précisément dans ledit périmètre seront attribuées à l’œuvre elle-même.

28Le questionnaire offre lui aussi de nombreuses possibilités de vérifier la validité des suppositions et attributions citées ci-dessus. Il contient en effet des questions précises sur certaines œuvres, dont celles devant lesquelles les visiteurs ont ressenti une émotion particulièrement forte. Ils devront à ce moment-là confirmer si celle-ci provenait de l’art observé ou avait une cause toute autre (qu’ils ne nommeront évidemment pas). Le tri entre les émotions d’ordre artistique et les autres peut ainsi être opéré grâce à la comparaison des parcours individuels et des réponses apportées au questionnaire.

Questionnements et analyses escomptées

29La cartographie précise des déplacements et/ou des émotions permettra d’analyser les parcours tant individuels que collectifs, c’est-à-dire agglomérés en différents groupes selon des critères à définir et dont les caractéristiques sociodémographiques constituent la base incontournable. Elle facilitera, d’une part, les comparaisons entre les différents groupes dans une même configuration de l’exposition, d’autre part au sein d’un même groupe dans les configurations différentes. Plus concrètement, les données seront analysées en vue de proposer des réponses aux questions formulées ci-dessous, étant bien entendu que cette liste n’est en rien exhaustive, définitive ou figée.

30Le parcours de visite : quels éléments influencent le parcours des visiteurs ? La recherche sur les publics a depuis longtemps identifié certains critères comme la taille du groupe (visiteur seul, en couple ou en petit groupe), la présence d’enfants, la durée de la visite (et son corollaire, l’état de fatigue du visiteur), les textes et cartels, la conception architecturale de l’exposition et la scénographie par exemple. eMotion permettra d’affiner en bien des points ces connaissances, mais aussi et surtout d’en allonger la liste. Les fins connaisseurs d’art ont-ils un parcours différent de ceux qui ne s’y intéressent que modérément ? L’œuvre d’art en particulier, disposée à un endroit ou à un autre, fait-elle « dévier » le visiteur de son parcours idéal-typique ?

31Parcours et émotions : comment parcours et émotion sont-ils liés ? En juxtaposant les données sur le parcours du visiteur et celles recueillies sur ses émotions se posent de nombreuses questions dont la plus importante est probablement de savoir si le placement de l’œuvre détermine ou non les émotions ressenties, et si l’activité émotive se traduit de façon manifeste dans le parcours. Autrement dit : une œuvre majeure placée bien en vue – et par là présentée comme majeure – provoque-elle la même émotion quand elle est placée plus en retrait ? Attire-t-elle les pas des visiteurs de la même manière ? Qu’en est-il d’une œuvre jugée moins importante par rapport à celles que l’on qualifie de majeure ? S’attarde-t-on plus longtemps à contempler une œuvre qui provoque des émotions ? Finit-on par éprouver plus d’émotions lorsqu’on consacre plus de temps à une œuvre particulière ?

32Les causes de l’émotion : est-ce l’œuvre qui, intrinsèquement, provoque l’émotion ? Spontanément, on est tenté de répondre par l’affirmative à la question de savoir si les visiteurs éprouvent des émotions, voire des émotions esthétiques en contemplant des œuvres d’art. L’étude validera ou invalidera cette affirmation, mais permettra surtout de vérifier s’il se dégage des grandes tendances ou non. Quelles œuvres provoquent des émotions ? Y a-t-il des œuvres qui sont plus propices aux émotions que d’autres ? Quelles œuvres, quels courants artistiques, quel type d’œuvres sont alors concernés ? Les émotions sont-elles au contraire fonction des goûts artistiques individuels, de l’histoire personnelle du visiteur, de ses connaissances en matière d’art ? Sont-elles le reflet de la reconnaissance, de la « valeur » que la société attribue aux artistes dont les œuvres sont exposées ? Sont-elles au contraire essentiellement fonction de l’environnement dans lequel les œuvres sont exposées, et donc de leur placement dans l’exposition, des rapports entre les œuvres ? Les émotions sont-elles liées à la dimension cognitive de la visite ? En d’autres termes, le fait de lire ou non les textes et cartels a-t-il une influence sur les émotions ?

33Les intentions des concepteurs : y a-t-il adéquation entre les intentions du commissaire de l’exposition et les parcours effectués ? Entre les émotions « prévues » et celles effectivement ressenties ?

34Les facteurs de l’expérience muséale : la recherche sur les publics de musées a formulé quatre facteurs qui déterminent l’expérience de la visite de musée, souvent appliqués dans les principes de médiation culturelle : expérience liée à l’objet, cognitive, sociale et introvertie. Quelles sont les corrélations de ces quatre facteurs avec les émotions ressenties ? En quoi influencent-ils la perception de l’art ? Ou est-ce au contraire l’art lui-même qui détermine le vécu de ces dimensions d’expérience ?

L’apport pour les sciences de l’art

35Les différents thèmes et questionnement ébauchés ci-dessus reflètent l’état actuel du processus de recherche. Ils peuvent bien entendu encore évoluer avant la phase de recueil des données. Chacun des chercheurs du groupe développe ses propres thèmes de recherche, ses hypothèses et ses méthodes en fonction de sa discipline propre tout en profitant des avancées dans les autres disciplines. Nous évoquerons ici à titre d’exemple quelques interrogations de nos collègues historiens de l’art et les possibilités qu’offre le projet eMotion.

Le concept d’œuvre d’art

36Le concept selon lequel une œuvre d’art reste une œuvre d’art, indépendamment du contexte dans lequel elle se trouve, est de plus en plus souvent mis à mal dans le discours des théoriciens de l’art. Deux thèmes majeurs occupent une place importante dans les débats et réflexions : l’influence des institutions établies sur les processus de création artistique d’une part, et l’importance à accorder au spectateur dans ce processus de création d’autre part. Ces deux aspects relativisent le concept de l’œuvre toute-puissante et de l’artiste comme créateur emphatique. Sans toutefois nier complètement le concept de l’œuvre, il est néanmoins légitime de s’interroger sur les interdépendances et influences mutuelles entre l’œuvre, son spectateur et le contexte dans lequel elle est exposée, voire mise en scène.

37Contrairement aux méthodes issues des sciences sociales, qui privilégient souvent une approche objective, la recherche sur les processus de création artistiques est fondée sur une approche subjective. Il s’agit avant tout de perception, d’interprétation, de compréhension de ses propres processus analytiques et de ses logiques d’appréciation, toutes choses profondément personnelles, et donc subjectives. Dans la mesure où la perception et le jugement esthétique sont des éléments subjectifs (Kant), il est non seulement légitime mais également indispensable de développer une méthode qui puisse tenir compte de la subjectivité et qui l’utilise pour développer de nouvelles connaissances.

38Dans le cadre du projet eMotion, la subjectivité des comportements et des émotions peut être pleinement prise en compte par le tracé individuel des parcours. Elle peut également être confrontée à l’individualité des autres spectateurs-visiteurs. Les approches des œuvres, les chemins empruntés, le ballet des autres visiteurs peuvent ainsi être analysés dans ce lieu à très forte concentration artistique qu’est le musée. Il en va de même pour les émotions. C’est l’occasion de se pencher sur des notions comme celle de l’œuvre d’art et sa perception, mais aussi de relancer la réflexion sur le visiteur dans le musée : à quel endroit de sa visite – et donc devant quelle œuvre – se sent-il particulièrement attiré ou impressionné, et pourquoi ? Dans quelle mesure cette attirance dépend-elle du contexte (de l’environnement ou de l’espace) ou de l’œuvre d’art elle-même ?

39D’autres questions se posent alors dans le contexte des sciences de l’art et de l’esthétique. En quoi la scénographie contribue-t-elle à façonner le regard ? Quelle influence peuvent avoir l’environnement (architecture, scénographie etc.) et les commentaires (cartels, textes, audioguides etc.) sur la durée des temps d’arrêt et l’activité émotionnelle des visiteurs devant les œuvres ?

40Bien plus qu’une simple étude visant à optimiser les expositions et donc à augmenter la satisfaction des visiteurs dans un but purement marketing voire mercantile, eMotion permettra d’élargir le champ des connaissances, de mieux comprendre la perception de l’art et les interdépendances avec son environnement dans le contexte particulier qui est celui d’une exposition d’art. La remise en question de l’œuvre d’art au profit d’une plus forte contextualisation bouscule la notion de l’œuvre rayonnant par elle-même et n’ayant besoin de nul autre « support » pour développer tout son pouvoir artistique. De fait, deux hypothèses serviront de fil conducteur : certaines œuvres sont fortement dépendantes du contexte dans lequel elles sont exposées alors que d’autres n’en sont que relativement peu affectées ; la scénographie et la disposition des œuvres induisent une forte hiérarchisation des œuvres.

41Au cours du projet, les changements apportés à l’exposition comme par exemple une modification de l’accrochage de deux tableaux, permettront de vérifier ou d’infirmer ces hypothèses. Les méthodes de la recherche sur les processus de création artistique apporteront des résultats qui seront confrontés à ceux issus des méthodes de recherche empirique en sciences sociales. Le principe interdisciplinaire du projet eMotion permettra ainsi d’allier subjectivité et objectivité dans la démarche de recherche, d’où une grande richesse et une complémentarité des nouvelles connaissances en matière d’art.

Les arts multimédias

42Le projet eMotion, avec ses mesures concrètes, sa cartographie des parcours et des émotions et son installation artistique, offre de larges perspectives de traitement des données. Comment représenter les parcours et les émotions ? Comment leur donner un sens artistique sans pour autant fausser le sens qu’elles prendront au cours des analyses et interprétations dans les différentes disciplines représentées dans l’équipe de recherche ? Comment intégrer précisément cette dimension artistique dans la pensée des autres disciplines ? Comment préparer les données brutes recueillies de manière à permettre à la fois un travail statistique, interprétatif et artistique ?

43Pour les arts multimédias, Rudolf Frieling distingue cinq stratégies permettant d’élaborer (de créer) une cartographie, ou plus exactement le concept porté par le terme anglais de « mapping », désignant à la fois la relation spatiale illustrée par la carte et l’application mathématique établissant la correspondance entre deux ensembles d’objets. Ces cinq stratégies sont :

  • la transformation d’objets à l’aide de données ;
  • la critique de cartographies ou de données existantes ;
  • la cartographie de données projetées sur l’espace réel ;
  • la cartographie des données dans leur propre univers ;
  • la cartographie en tant que processus collectif.

44Ces cinq éléments constituent une approche possible pour appréhender le processus artistique de traitement des données. Une attention toute particulière sera portée à la mise en corrélation de différents paramètres afin de mieux comprendre ces stratégies et de saisir leur influence sur la représentation des données.

45La corrélation des paramètres analysés revêt une importance égale, voire plus grande encore, dans la tentative d’apporter des réponses à la question fondamentale suivante : où et comment se développe la perception esthétique ? Selon l’hypothèse de recherche formulée pour ce projet, l’expérience esthétique du regardant (ici, le visiteur) est le résultat de sa perception de l’œuvre, perception qui est fonction de ce qui émane de l’œuvre elle-même mais aussi de l’esthétique créée par l’artiste, du contexte ou du cadre dans lequel l’œuvre est perçue ainsi que des connaissances préalables du regardant. Sa capacité à se mouvoir dans l’espace (l’exposition dans le musée) et à s’exposer soi-même aux œuvres d’art a une grande influence sur le potentiel qu’il a de reconnaître les contextes esthétiques dans lesquels se trouve l’œuvre. Ses émotions, en revanche, ne jouent qu’un rôle mineur dans ce processus de jugement esthétique.

46En corrélation avec la cartographie du parcours et donc la mesure des déplacements si importants pour la perception des œuvres, la mesure des émotions peut néanmoins apporter des informations et angles d’analyses intéressants. Prises individuellement, ces données – parcours, émotions, informations recueillies par le questionnaire – ne peuvent rendre compte de la perception esthétique. Analysés au regard l’un de l’autre, combinés dans différentes configurations et corrélés entre eux, les paramètres définis porteront de nouveaux éclairages sur l’expérience esthétique. Concrètement, il s’agit par exemple de la corrélation potentielle entre le temps d’arrêt devant une œuvre et la présence ou non d’émotions. Le tracé des parcours des visiteurs, de leur cheminement et de leurs errements dans l’exposition, se trouve ainsi enrichi par les données émotionnelles et cognitives, brossant un portrait de leur expérience esthétique.

En guise de conclusion : les défis à relever

47eMotion est un projet multiple conçu autour de trois axes majeurs, qui se complètent et s’enrichissent mutuellement : l’étude du comportement et de la réaction des visiteurs, l’intervention des chercheurs dans l’exposition et l’intervention artistique sous forme d’installation visuelle et acoustique. Les informations recueillies sont, elles aussi, de trois types : tracé du parcours de visite, mesure des émotions et activité cognitives, informations fournies par le questionnaire. Les défis à relever, en revanche, brisent ce rythme ternaire : ils sont au nombre de cinq.

48Le premier défi est celui de la coordination transdisciplinaire. Il s’agit avant tout de gérer une équipe interdisciplinaire et d’accorder des intérêts divergents, parfois contradictoires. Les méthodes courantes dans l’une des disciplines peuvent se heurter à celles pratiquées dans une autre. Les évidences et pratiques habituelles se trouvent soudain bousculées, peut-être remises en questions, mais toujours enrichies par des questionnements différents, un savoir complémentaire et une perspective nouvelle. De cette coopération naissent de nouvelles pistes à explorer, mais aussi des écueils que les chercheurs devront contourner. Il faut veiller à maintenir le dialogue et à constamment encourager les rencontres, de manière à éviter un morcellement du projet en sous-projets indépendants les uns des autres où chaque chercheur ne s’occuperait que de son propre thème de recherche. Dans ce cas malheureux, eMotion en serait réduit à une constellation de pièces détachées, une sorte de patchwork sans véritable dynamique propre, sans cohérence interne. Le projet y perdrait énormément de son potentiel. L’intention est au contraire de favoriser le travail transdisciplinaire, ce qui a déjà porté ses fruits lors de la phase préparatoire. eMotion est bien engagé dans cette voie.

49Le deuxième défi est d’ordre technologique. Le développement des capteurs en particulier représente un défi de taille. L’application d’une technologie nouvelle dans un contexte où les contraintes sont assez importantes est en soi complexe. L’installation des câbles et récepteurs dans le musée est également une intervention non négligeable sur le bâtiment, classé monument historique qui plus est, ce qui peut réserver des surprises et nécessite une préparation détaillée. S’ajoutent à cela la miniaturisation d’instruments de mesure et la mesure simultanée de deux facteurs corporels ainsi que d’un repérage géographique, soient trois informations distinctes envoyées en même temps vers le même récepteur. Il faut également trouver le juste équilibre entre un degré de précision et de détail des mesures d’une part, et la masse de données produites d’autre part. Trop de détails noieraient les résultats et rendraient les données impossibles à analyser. Là encore, des solutions commencent à prendre forme.

50Le défi analytique est étroitement lié aux deux précédents, les défis transdisciplinaire et technologique. Il s’agit précisément de préparer la masse de données résultant des mesures et du questionnaire de manière à fournir à chacun des chercheurs les informations dont ils ont besoin. Face à la diversité des attentes et à l’énorme quantité de données récoltées, la tâche est rude mais elle est aussi passionnante. La plus grande rigueur est indispensable pour déterminer les paramètres étudiés, les critères d’agrégation, les corrélations et la façon dont les données seront mises à disposition. À charge pour les membres de l’équipe d’appliquer, eux aussi, une grande rigueur dans leurs analyses et une ouverture d’esprit pour les autres disciplines.

51L’installation artistique qui sera mise en place à la fin du parcours de l’exposition est en soi un aspect particulier de l’utilisation des données, mais représente un défi artistique à part entière. Il s’agit de créer une œuvre visuelle et acoustique dont le contenu repose précisément sur les données recueillies, intégrées quasiment en temps réel dans l’installation. Bien plus qu’une simple compilation de donnés statistiques, il en va de la représentation des émotions ressenties par les visiteurs dans leur expérience de contemplation des œuvres d’art, y compris l’installation elle-même.

52Le dernier défi est d’ordre plus pratique, plus profane serait-on tenté de dire, mais non moins essentiel : inciter les visiteurs à participer à l’expérience. Car ce sont bien eux et leur rapport avec les œuvres d’art qui se trouvent au cœur d’eMotion, ils sont la source d’informations précieuses. Ils nous autorisent à effectuer des mesures directement sur leur corps, ils nous permettent de les suivre pas à pas dans l’espace prédéfini du musée. Ils répondent à nos questions. Plus importants encore, ils se prêtent à une rencontre avec des œuvres d’art, ce qui est indépendant d’eMotion mais tellement essentiel, pour le projet, pour le musée, pour l’art et pour les visiteurs.

eMotion est un projet de recherche de l’Institut de recherche en art et design de la Haute École d’art et de design de Bâle (FHNW). Avec le soutien du Fond national suisse et de Ubisense. www.mapping-museum-experience.com

eMotion est un projet de recherche de l’Institut de recherche en art et design de la Haute École d’art et de design de Bâle (FHNW). Avec le soutien du Fond national suisse et de Ubisense. www.mapping-museum-experience.com

Notes

1 Cet article repose sur les réflexions et le travail de toute l’équipe de recherche du projet eMotion. Il s’inspire en particulier des contributions de Martin Tröndle, directeur du projet, de Steven Greenwood, artiste multimédia en charge de la cartographie, de Karen Van den Berg, historienne de l’art et scénographe, de Sybille Omlin, professeur en théorie de l’art et de Volker Kirchberg, professeur en sociologie de l’art.

2 Institut Design- und Kunstforschung, Fachhochschule Nordwestschweiz, Hochschule für Gestaltung und Kunst

3 Le musée d’Art de Saint Gall présente ses collections propres sous forme de deux expositions temporaires par an, ce qui permet à la fois un roulement des œuvres exposées et un travail scientifique en renouvellement permanent.

4 Compris au sens large de 1880 à 2000.

Table des illustrations

Titre eMotion est un projet de recherche de l’Institut de recherche en art et design de la Haute École d’art et de design de Bâle (FHNW). Avec le soutien du Fond national suisse et de Ubisense. www.mapping-museum-experience.com
URL http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/8832/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 6,9k

Auteur

Docteur en sociologie, chercheuse indépendante, recherche sur les publics et évaluation pour institutions culturelles.

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