Valeurs et matérialité
|Empreintes de l’altérité
Moulages faciaux Africains et conceptions de la « race » dans l’Italie fasciste
Texte intégral
1Lors d’expéditions anthropologiques en Afrique entre 1927 et 1939 – période qui coïncide avec le tournant totalitaire du régime fasciste – Lidio Cipriani (1892-1962) réalise et collecte plus de trois cent cinquante matrices sur le vif à partir desquelles il reproduit des moulages en plâtre, peints en fonction de l’échelle chromatique de la peau établie par l’anthropologue et médecin allemand Felix Ritter von Luschan (1854-1924). La plupart de ces moulages sont ensuite vendus et exposés dans les musées d’anthropologie des universités de Bologne, Padoue, Rome et Naples. L’analyse de cette importante quoique méconnue collection de moulages faciaux permet de mettre en lumière l’articulation entre les regards anthropologiques et esthétiques, mais aussi entre la politique coloniale et le racisme élaboré par le fascisme italien, dont Cipriani est lui-même le théoricien et fervent promoteur. Elle montre ainsi comment la technique de l’empreinte est réhabilitée pour sa capacité à donner forme et visibilité à la hiérarchisation de l’humanité entreprise par le fascisme mussolinien, dans le but de légitimer le mythe de la supériorité de la « civilisation » italienne.
Les moulages faciaux au croisement de l’anthropologie, de l’histoire de l’art et de la culture matérielle
- 1 Afin de faciliter la lecture, il n’y a pas systématiquement de guillemets aux termes race, raciale, (...)
- 2 C.-O. Doron, L’Homme altéré, 2016, p. 33 ; J.-F. Schaub, Pour une histoire politique de la race, 20 (...)
- 3 T. Bennett et P. Joyce, Material Powers, 2010 ; D. Hicks, « The material-cultural turn : event and (...)
- 4 R. Roque, « Anthropologie et matérialité de la race », 2015, p. 8.
2Les plus récentes avancées historiographiques concernant la question « raciale »1 s’accordent à considérer la race comme une « invention » sociale, que seule une approche interdisciplinaire permet de déconstruire. Ce travail de déconstruction doit éviter l’écueil d’une relecture généalogique du concept de race2, au risque, par exemple, de considérer a priori que les classifications anthropologiques des peuples établies au xixe siècle sont les prémisses des théories raciales échafaudées par les fascismes pendant les années 1930-1940. Il s’agit donc d’identifier les continuités et les réactualisations, mais aussi les points de ruptures et les radicalisations de ces théories, afin d’en relever l’hétérogénéité. Il est ainsi nécessaire de considérer autant l’histoire de l’idée de race que la matérialité déployée dans sa mise en œuvre. L’apport du material turn3 et la notion de « matérialité de la race » sont des outils méthodologiques fondamentaux, qui invitent le chercheur à se concentrer sur trois principa les « dimensions matérielles4 » qui œuvrent dans la hiérarchisation raciale : les artefacts (archives papier, photographies, moulages, instruments) ; les corps (collections de crânes, cadavres, squelettes, organes etc.) ainsi que les lieux (qu’il s’agisse des lieux d’observation tels que les anciennes colonies ou des lieux d’expositions comme les musées d’anthropologie).
- 5 A. Lafont, L’Art et la race, 2019 ; É. Michaud, Les Invasions barbares, 2015 ; D. Bindam, Ape to Ap (...)
- 6 N. Dias, « The visibility of difference in Nineteenth century French anthropological », 1998.
3Les moulages ethnographiques de bustes et de visages des populations extra-occidentales ont la particularité de relever tout à la fois de ces trois aspects matériels parce qu’ils sont réalisés sur le vif lors de missions de terrain, puis exposés dans les musées d’anthropologie ou encore lors d’expositions coloniales. Cette production soulève également des questions esthétiques, car les historiens de l’art et les anthropologues de la fin du xixe siècle partagent l’idée selon laquelle les qualités esthétiques des corps reflèteraient les facultés intellectuelles des individus observés5. La hiérarchisation de l’humanité au xviiie et au xixe siècle est fondée sur une conception de la beauté opposant une race blanche supposée belle et développée à une race noire jugée laide et inéluctablement arriérée. L’analyse des moulages ethnologiques permet ainsi d’examiner l’enchevêtrement historique complexe qui s’opère entre la construction du savoir anthropologique, l’esthétique et la « visibilité de la différence6 » déployée dans les musées d’anthropologie.
- 7 Sur l’histoire de la technique du moulage, voir A. M. Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisi (...)
4Dès le milieu du xixe siècle, les anthropologues réhabilitent le moulage pour sa faculté à constituer un document jugé « authentique ». L’histoire de ce procédé remonte à l’antiquité romaine : les artistes s’en servent alors pour réaliser des masques funéraires. Utilisés au Moyen Âge à dessein votif, les moulages font l’objet d’une première théorisation par le peintre et écrivain toscan Cennino Cennini qui, dans les neuf derniers chapitres de son Libro dell’arte (1400 env.), décrit la technique du moulage d’un visage à l’appui d’un dessin (fig. 14) qui illustre les étapes de ce processus réalisé sur un corps allongé au sol, une paille à la bouche pour permettre au modèle de respirer7.
Fig. 14. Schéma de la technique de moulage sur le vif préconisée par Cennino Cennini, Libro dell’arte, (1400 env.) chapitres CLXXXI à CLXXXV.
- 8 L. Daston et P. Galison, Objectivité, 2007.
- 9 Les études sur l’utilisation des moulages dans le domaine de l’anthropologie se révèlent jusqu’à pr (...)
5Une différence fondamentale distingue toutefois les masques mortuaires des plâtres anthropologiques : si les premiers visent à reproduire les traits caractéristiques d’un individu dans le cadre d’un rituel pour en célébrer la mémoire, les moulages anthropologiques sont supposés rendre « objectives8 » ses caractéristiques physiques9. Les anthropolog ues utilisent ainsi cette technique pour représenter des « types » ethniques. On bascule donc de la singularité à la standardisation des corps ainsi qu’à la transformation d’une pratique religieuse en données scientifiques. Au début du xixe siècle, la phrénologie s’approprie cette technique à l’instar des médecins François Joseph Gall et Alexandre Pierre Marie Dumoutier, tandis qu’en Italie, Cesare Lombroso, fondateur de l’anthropologie criminelle, utilise des portraits en cire pour étudier la physionomie des criminels et en dresser une typologie.
6Au cours du xixe siècle, les moulages ethnographiques réalisés sur les populations extra-occidentales connaissent une grande fortune scientifique, alors que la définition des races devient l’enjeu majeur de l’anthropologie physique. Les exemplaires conservés dans les musées d’histoire naturelle ou d’anthropologie européens et extra-européens témoignent de l’engouement pour cette pratique qui permet de restituer une expérience de l’altérité dans les capitales occidentales.
- 10 P. Palumbo (éd.), A Place in the Sun, 2003.
- 11 J. Moggi-Cecchi, « Le collezioni antropologiche », in id. et R. Stanyon, Il Museo di Storia natural (...)
- 12 G. W. Stocking Jr. (éd.), Bones, Bodies, Behavior. Essays in Behavioral Anthropology, 1988, p. 222.
7Les musées anthropologiques italiens en conservent notamment de nombreux spécimens, la plupart réalisée par les anthropologues au cours de missions scientifiques dans les territoires africains conquis à la fin du xixe siècle par le tout récent État italien. La spécificité de l’anthropologie italienne réside notamment dans le fait que sa fondation coïncide avec la constitution tardive de l’État-nation et d’un projet colonial10. En 1869, huit ans après l’unification de l’Italie (1861), le premier musée d’anthropologie et sa chaire universitaire sont fondés par Paolo Mantegazza à Florence, alors capitale d’Italie. Médecin de formation, voyageur, écrivain et anthropologue, Mantegazza rassemble progressivement une importante collection de crânes, d’os et de moulages ethnographiques11 dans le respect des préceptes de l’anthropologie physique européenne, alors appréhendée comme science de l’observation « des os, des cor ps et des comportements »12.
8En 1885, Mantegazza fait l’acquisition d’une première série de moulages faciaux réalisée par l’explorateur et ethnographe Otto Finsch, qui comprend cent cinquante-quatre exemplaires réalisés en Indonésie, en Océanie et dans la Papouasie de Nouvelle Guinée. Cette collection naissante s’enrichit de cinq exemplaires d’individus tasmaniens produits par le zoologue et naturaliste florentin Enrico Hillyer Giglioli (1845-1909), puis de trente-huit moulages exécutés par Elio Modigliani (1860-1932) en Indonésie.
9Si ces collections sont d’abord centrées sur l’Asie, l’Afrique devient progressivement le continent de prédilection des anthropologues, alors que l’Italie y fait ses premières conquêtes coloniales : en 1890, l’Érythrée est officiellement déclarée territoire italien ; en 1908, l’Italie occupe la Somalie, et trois ans après, pour célébrer les cinquante ans de son Unité, elle lance une campagne contre l’actuelle Libye qui aboutira à l’occupation de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque (1911). Après la prise du pouvoir par Mussolini (1922), l’intensification des actions coloniales débouche sur la guerre d’Éthiopie (1935). Les missions de l’anthropologue Nello Puccioni (1881-1937) en Libye et en Somalie (1924) s’inscrivent dans un large consensus à l’égard de la politique coloniale du régime mussolinien. Puccioni réalise notamment quarante moulages en Somalie qui s’ajoutent à la collection du musée d’anthropologie de Florence. Le jeune Lidio Cipriani, à peine diplômé, participe à cette mission, et c’est probablement à cette occasion qu’il s’initie à la technique du moulage.
Les moulages faciaux de Lidio Cipriani
- 13 J. Moggi-Cecchi, « La vita e l’opera scientifica di Lidio Cipriani », 1990 ; F. Cavarocchi, « La pr (...)
10La formation intellectuelle de Lidio Cipriani est constituée à la fois des théories évolutionnistes de Charles Darwin et de la méthode de Cesare Lombroso13. Après un doctorat d’histoire naturelle en 1923, il est nommé en 1926 professeur d’anthropologie à l’université de Florence. Entre 1927 et 1938, il réalise sept voyages en Afrique : il se rend au Yémen, en Afrique du Sud, en Rhodésie et au Mozambique ainsi qu’en Libye, en Éthiopie et en Érythrée. Lors de ces missions, il produit plus de trois cent cinquante moulages faciaux et rassemble un corpus de 28000 photographies qui comprend des clichés anthropométriques, des détails de parures, tatouages et coiffures, ainsi que des paysages. Sa démarche anthropologique consiste à prélever méticuleusement des mesures somatométriques – dimension et forme du crâne, conformation du nez et de la bouche, typologie des cheveux, forme des os et longueurs des membres – à photographier les individus, puis à effectuer leurs moulages.
11Cipriani accorde une place de choix à la pratique du moulage dont il donne une description élogieuse dans l’ouvrage In Africa dal Capo al Cairo de 1932 :
- 14 L. Cipriani, In Africa dal Capo al Cairo, 1932, p. 167.
J’ai fait onze moulages faciaux de Bochimans avec du plâtre. J’étais décidé à y parvenir à tout prix, mais il ne faut pas croire que cela était une chose simple. Nous devons intervenir sur des gens dont nous ignorons le langage et les convaincre de se laisser mettre sur le visage du plâtre dilué dans l’eau et le maintenir, sans faire aucun mouvement, jusqu’à ce qu’il ait durci. Et j’ai réussi quand même, à la grande surprise de mes compagnons de voyage qui me recommandaient la prudence, craignant de me voir frappé à tout moment par une flèche empoissonnée, si l’opération n’avait pas plu aux Bochimans. Je ne cache pas avoir pris soin quelques fois, comme par jeu, de montrer sur une plante quels étaient les effets de mon pistolet, mais je n’eus jamais besoin d’aucune intimidation. Au contraire, les offrandes de tabac et de gâteaux furent toujours des moyens suffisants pour me faire aimer des Bochimans, qui se sont toujours comportés avec moi comme de braves gens14.
- 15 L. Cipriani, « Ricerche antropologiche sulle popolazioni della ragione del Lago Tana », 1938.
- 16 N. Dias, La Mesure des sens, 2004, p. 78.
- 17 M. Pastoureau, « Une histoire de la couleur est-elle possible ? », 1990, p. 373.
12Le caractère invasif de cette pratique transparaît dans les photographies qui montrent l’anthropologue accompagné de ses collaborateurs appliquant une couche de plâtre à prise rapide sur le visage des modèles (fig. 15 et 16). Cipriani notera quelques années plus tard que cette « opération assez simple mais délicate, se heurte à plusieurs obstacles, parmi lesquels notamment, la crainte naïve des individus de mourir étouffés par le plâtre15 ». Les moulages sont réalisés en deux temps : grâce à l’empreinte effectuée sur le modèle allongé au sol, les yeux clos pour éviter de les blesser, Cipriani obtient une matrice en plâtre blanc (négatif). Leur véritable transformation en objets au statut prétendu scientifique a lieu dans le laboratoire du musée, où se réalisent leur reproduction (positif) et leur coloration (fig. 17 et 18). La couleur appliquée est choisie sur la base de l’échelle chromatique établie par l’anthropologue, médecin et directeur du musée d’anthropologie de Berlin, Felix Ritter von Luschan. Cette échelle comporte des couleurs numérotées de 1 à 36, allant du blanc au noir (fig. 19). Depuis la fin du xviiie siècle, « la recherche [des couleurs] en tant qu’instruments d’identification et de classification raciale est une démarche qui relève du processus de production et de constr uction du savoir anthropologique16. » C’est ainsi que de nombreux instruments sont inventés afin d’identifier et classer la couleur de la peau, des cheveux ainsi que des yeux, considérés comme les plus importants critères anthropologiques de classification des races humaines. Or, l’on sait que « toute description, toute notation de couleur est étroitement culturelle et pleinement idéologique17 ».
Fig. 15 et 16. Lidio Cipriani en train de réaliser un moulage facial sur le vivant (Zululand, Afrique du Sud, 1927), Musée d’anthropologie et d’ethnologie de Florence, archives photographiques, n° 4506-4507.
Fig. 17 et 18. Exemplaire n° 218 (réalisé par L. Cipriani lors de la Mission de la Reale Accademia d’Italia, 1936-1937, population Beni Amer, Agordat, Erythrée) avant et après sa coloration, collection Lidio Cipriani, musée d’anthropologie et d’ethnologie de Florence (photo L. Piccioni).
Fig. 19. Table des couleurs de la peau de Felix Von Luschan, verre et zinc, 9,4 x 6,8 cm, constructeur Puhl & Wagner, exemplaire conservé dans le Musée d’anthropologie de Bologne (photo L. Piccioni).
- 18 L. Cipriani, « Osservazioni antropometriche su indigeni asiatici e africani », 1930- 1931, p. 136.
13La subjectivité de l’aperception des couleurs transparaît par ailleurs dans la lecture des cahiers de voyage de Cipriani, qui se plaint notamment du fait que l’échelle de Von Luschan « dans certains cas n’est pas en mesure de restituer la vraie expression de la couleur18 ». À l’occasion de son voyage au Fezzan du 29 août 1932 au 7 janvier 1933, Cipriani écrit ainsi :
Lundi 24 octobre – Aubari
Je mesure un Touareg. […] Le Touareg mesuré est un Ifoghas et il discute chaque mensuration : il m’a fallu deux heures pour le mesurer !
J’expédie sept caisses à Sebha contenant :
caisse n° 1 : six masques touaregs
caisse n° 2 : deux masques touaregs, un squelette humain de Ras Tiglilit et échantillons de terre différents niveaux de tamarix [?]
caisse n° 3 : quatre masques Touareg
caisse n° 4 : deux bouteilles de cuivre Gat et amphore tombeau Gat
caisse n° 5 : pierre tombale Ras Tiglilit
caisse n° 6 : pierre tombale Ras Tiglilit
caisse n° 7 : pierre tombale Ras Tiglilit
- 19 Cahier de notes, fonds d’archives Lidio Cipriani, Musée d’anthropologie et d’ethnologie de Florence (...)
Je prends la photographie d’un soldat Galla de Ubari. Il mesure à peu près deux mètres et il a 37 ans. Il s’appelle Gare Mariām et il est né à Bangua [?], en territoire abyssin, dans le Goggian, à une distance de sept jours de caravane de Gontan. Il est très noir de peau avec échelle 33. Crâne avec d’évidents caractères néandertaloïdes. Il acquiesce que plusieurs sont comme lui dans son village, le crâne comme lui avec des grandes formations supra-orbitales. J’ai aussi pris la photo d’un soldat Amara, de 36 ans. Il s’appelle Gabriet Apte Uariam et il est né à Debrorghe [?], en territoire abyssin, près d’Addis-Abeba ; un jour à pied depuis Addis-Abeba : ce type pourrait rappeler un touareg s’il avait la barbe. Il a une couleur de peau de 23. Différents Érythréens ont la même « peau rouge » que les Touaregs19.
14Ces notes révèlent deux aspects essentiels dans la démarche de Cipriani : la valeur des moulages, considérés comme équivalente à une pièce archéologique, des restes humains ou encore des spécimens botaniques, et la notation de la couleur de la peau selon l’échelle de Von Luschan. Cipriani a pour habitude d’ajouter des impressions personnelles à ses relevés, comme en témoigne le constat d’une « peau rouge ». Cette irruption subjective dans une expérience qui se veut scientifique pose d’emblée la question de la possibilité de reproduire le réel et de la viabilité scientifique d’une telle entreprise.
- 20 L. Cipriani, « Ricerche antropologiche sulle popolazioni della ragione del Lago Tana », 1938, p. 8.
- 21 L. Cipriani, « Viaggio antropologico nell’Europa Centrale », 1934, p. 9.
15Malgré les difficultés techniques de réalisation, Cipriani considère néanmoins les moulages faciaux comme des « documents scientifiques de premier ordre préférables à de quelconques données métriques ou photographiques20 ». Quelles sont les raisons d’une telle préférence ? Selon Cipriani, le « détail morphologique » vaut plus que toute mensuration du crâne : « Tout le monde sait qu’on peut reconnaître la provenance ethnique d’un individu d’un coup d’œil, mais quand cela n’est pas immédiatement possible, les mesures n’aident généralement en rien, pour comprendre à quel groupe l’individu appar tient21. » À ces raisons strictement anthropologiques s’ajoute, selon nous, la fascination exercée par le puissant réalisme de ces moulages. Leur tridimensionnalité répond à une obsession de posséder l’Autre, partagée autant par les anthropologues lors de leurs missions que par le public des villes, et dont le paroxysme serait la capture puis l’exhibition d’individus vivants.
- 22 Lettre rédigée par Lidio Cipriani adressée à Raffaello Battaglia le 9 novembre 1938, conservée dans (...)
16Les moulages de Cipriani remportent à ce titre un franc succès, comme en témoignent les acquisitions par les musées d’anthropologie ainsi que l’augmentation de leur prix d’achat. Quatre-vingt-quinze exemplaires sont conservés dans le musée d’anthropologie de Bologne et de nombreux moulages constituent la collection du musée Giuseppe Sergi de Rome. En 1932, le directeur du musée de Naples, Gioacchino Leo Sera, en achète cent vingt au prix de 35 Lire (36 € env.) par exemplaire tandis qu’en 1936, le directeur du musée d’anthropologie de Padoue, Raffaello Battaglia, en acquiert cent six pour un montant de 50 lires (53 € env.) par pièce22. Les méthodes commerciales de Cipriani, peu orthodoxes pour la communauté scientifique à laquelle il appartenait, lui valurent une mise à pied en 1940.
- 23 Pour une liste complète de ses écrits voir L. Cipriani, Titoli e pubblicazioni, Florence, Stamperia (...)
- 24 L. Cipriani, Un assurdo etnico : l’impero etiopico, 1935, p. 224. Ce livre est rédigé rapidement au (...)
17La pratique systématique par Cipriani du moulage sur le vivant prend tout son sens à la lumière de ses écrits, qui visent à établir une véritable sémiotique raciste. Au fil de nombreuses publications et conférences internationales adressées aux anthropologues, mais également à un public plus large23, Cipriani s’emploie à démontrer une supposée supériorité des Italiens sur les populations africaines, et en particulier sur les Éthiopiens. La violence de ses thèses racistes est limpide dans Un assurdo etnico : l’impero etiopico (1936) où Cipriani qualifie les Éthiopiens de « résidu décadent24 ». Les résultats de ses recherches sur le terrain, présentés du haut de son autorité scientifique, ne font que renouveler les poncifs racistes les plus ordinaires tels que la déficience mentale des populations africaines, leur impossibilité de progresser ainsi que leur oisiveté, pour mieux justifier la domination italienne sur ces territoires.
- 25 R. M. Moretti, « Le razze africane nel museo fiorentino », Il Mattino, 30 avril 1936.
- 26 C. Scaggion et N. Carrara, « La collezione dei calchi facciali « Lidio Cipriani » del Museo di antr (...)
18Ce livre témoigne du durcissement des discours sur la race qui suit la proclamation de l’Empire italien d’Éthiopie par Mussolini. L’ouverture d’« une nouvelle salle anthropologique dite des races25 » dans le musée d’anthropologie de Florence en avril 1936 s’inscrit dans ce climat. Cette exposition montre pour la première fois au public les collections de moulages faciaux conservées dans le musée. En effet, depuis les années 1920, ces artefacts avaient été relégués aux étages supérieurs en dehors du parcours d’exposition. Cipriani a probablement joué un rôle important dans l’aménagement de cette salle qui démontre une volonté de diffuser le message raciste au plus grand nombre. Les moulages s’y prêtent particulièrement pour les raisons précédemment évoquées. Contrairement à la photographie anthropométrique noir et blanc, leur tridimensionnalité, leur taille à échelle humaine ainsi que leur coloration permet l’illusion d’une confrontation directe avec l’image des visages des populations africaines. Ces objets instaurent inévitablement un dialogue avec l’imaginaire d’un public marqué par la statuaire antique. La couleur joue un rôle prépondérant dans le processus de réification de l’altérité africaine. Le réalisme de ces artefacts s’oppose à la brillante blancheur du marbre célébrée depuis la fin du xviiie siècle par l’archéologue et historien de l’art allemand Johann Joachim Winckelmann comme un idéal moral et esthétique universel. De plus, l’utilisation de la détrempe, technique de coloration couvrante à base de pigments, d’eau et d’agglutinants, et son application homogène donnent un aspect opaque et lisse aux moulages qui ternit la teinte et participe à standardiser les singularités des individus par l’effacement des subtiles variations qui composent l’expression d’un visage26.
- 27 N. Visoli, « Una visita alle due nuove sale del Museo di Antropologia e di Etnografia », La Nazione(...)
- 28 Ibid.
19Les articles de presse au sujet de la « salle des races » relatent l’expérience d’« une grande vitrine [où] sont disposés des moules en plâtre coloré d’un nombre invraisemblable de visages humains. Il s’agit de “masques” pris sur des gens vivants en Malaisie par Modigliani, en Somalie par Puccioni, et en d’autres zones d’Afrique et en Inde par Cipriani27. » Un journaliste les décrit ainsi : « Ce sont les visages et les expressions de ‘nos prochains’ si lointains, visages et expressions – j’ai ressenti plusieurs fois cette sensation – qui suscitent dans notre intimité quelque chose comme de vagues souvenirs de personnes connues il fut un temps… Peut-être notre subconscient revient-il aux origines ? Peut-être28. » Ce commentaire constitue un témoignage sur la réception visuelle de ces artefacts, interprétés comme la démonstration d’une conception évolutionniste de l’humanité où les populations africaines figées dans le temps sont reléguées à une temporalité préhistorique. Il s’agit au contraire de visages d’hommes contemporains dont la réification les extrait de l’histoire.
- 29 Ce manifeste, initialement publié sous le titre « Il Fascismo e i problemi della razza », Giornale (...)
- 30 L. Cipriani, « Il Fascismo e i problemi della razza », Giornale d’Italia, 14 juillet 1938, p. 16.
20Les discours sur la race liés à la conquête de l’Éthiopie ne sont que les prémisses du tournant raciste du régime fasciste qui aboutit à la publication en 1938 du « Manifeste de la race »29. Cipriani figure parmi les dix scientifiques signataires de ce manifeste qui définit la race en termes biologiques, stigmatise les Juifs comme une race étrangère à l’Italie et affirme l’“aryanité” du peuple italien. Le huitième point porte ainsi sur la nécessité « de faire une nette distinction entre les Méditerranéens d’Europe (occidentaux) et les Africains. On doit donc considérer dangereuses les théories qui […] incluent dans une commune race méditerranéenne, les populations sémites et hamites30 ».
21Cipriani veille à diffuser ce message dans de nombreux articles publiés dans la revue La Difesa della razza (1938-1943) à l’appui de non moins nombreuses photographies anthropométriques issues de sa collection. Ce périodique officiel de la doctrine raciste démontre que les discours sur la race s’inscrivent dans un plus large contexte visuel fondé sur la dichotomie entre l’image contemporaine de l’Africain et la statuaire antique, à l’instar de photomontages qui ornent les couvertures. Les trois premiers numéros présentent au centre de leurs couvertures trois têtes de profil : on y reconnaît le Doryphore de Polyclète protégé et séparé par un glaive du portrait d’un sémite caricatural et d’une femme africaine (fig. 20).
Conclusion
22Le cas d’étude des moulages réalisés par Lidio Cipriani permet d’interroger les différents régimes de valeurs que prennent ces artefacts depuis leur fabrication dans un contexte de colonisation jusqu’à leur exposition dans les musées d’anthropologie.
23Cette production est intrinsèquement idéologique car la plasticité des moulages, appréhendée comme la reproduction morphologique la plus fidèle des populations colonisées, permet de donner corps aux théories évolutionnistes, notamment sur les échelles d’intelligence. Si la pratique de l’empreinte faciale est rigoureusement identique à celle des masques funéraires, le processus de coloration les distingue fondamentalement. La matière poreuse et la couleur blanche du plâtre en font un support particulièrement bien adapté à la peinture, tout comme la toile enduite d’un tableau d’artiste. L’éventail de couleurs, bien que codifié par la table de Felix von Luschan, est jugé trop restrictif, et altéré par des appréciations subjectives sur un support qui permet d’imprimer ces nuances. C’est paradoxalement à travers la coloration des moulages que Cipriani marque la volonté de s’inscrire dans une forme de réalisme, par opposition à l’idéal esthétique de la statuaire antique caractérisée par la finesse des formes et la blancheur du marbre.
24C’est donc dans le truchement entre subjectivité et objectivité que réside le potentiel idéologique de ces artefacts, car une fois accomplies les incursions qui pourraient relever d’une velléité artistique, ils sont marqués du sceau d’une supposée rigueur scientifique, ordonnés dans les vitrines des musées, où les individus ayant servi de modèle ne sont plus identifiés que par un numéro, l’indication de leur sexe et leur ethnie d’appartenance, sans nom ni histoire, intégralement voués à faire la démonstration d’une hiérarchisation raciale lors d’expositions. Leur reproduction sérielle en fait en outre un outil de propagande particulièrement efficace.
25Le facteur économique vient s’ajouter à ces observations, car le moulage peut être échangé contre d’autres pièces de collection ou tout simplement vendu, à l’instar des œuvres d’un musée. La fluctuation des prix en fonction d’une demande croissante rappelle également le principe de cotation du marché de l’art, et pose la question éthique de la commercialisation d’un objet prétendument scientifique.
26Cette production s’inscrit ainsi dans l’« esthétisation de la politique » que Walter Benjamin pose comme système fondateur du fascisme. Les conflits entre des régimes de valeurs qui caractérisent la fabrication et la diffusion des moulages de Cipriani reflètent la volonté de donner forme au projet fasciste. Cette incarnation façonnée finit par s’imposer comme une vérité, en dépit des nombreuses contradictions qui la traversent.
Notes
1 Afin de faciliter la lecture, il n’y a pas systématiquement de guillemets aux termes race, raciale, racialiste.
2 C.-O. Doron, L’Homme altéré, 2016, p. 33 ; J.-F. Schaub, Pour une histoire politique de la race, 2015, p. 121-133.
3 T. Bennett et P. Joyce, Material Powers, 2010 ; D. Hicks, « The material-cultural turn : event and effect », 2010 ; D. Miller (éd.), Materiality, 2005 ; E. Edwards, C. Gosden et R.B. Philips (éd.), Sensible Objects, 2006 ; A. Appadurai (éd.), The Social Life of Things, 1988.
4 R. Roque, « Anthropologie et matérialité de la race », 2015, p. 8.
5 A. Lafont, L’Art et la race, 2019 ; É. Michaud, Les Invasions barbares, 2015 ; D. Bindam, Ape to Apollo, 2002.
6 N. Dias, « The visibility of difference in Nineteenth century French anthropological », 1998.
7 Sur l’histoire de la technique du moulage, voir A. M. Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine » [1902], 2015 ; J. von Schlosser, Histoire du portrait en cire, 1997 ; G. Didi-Huberman, La Ressemblance par contact, 2008.
8 L. Daston et P. Galison, Objectivité, 2007.
9 Les études sur l’utilisation des moulages dans le domaine de l’anthropologie se révèlent jusqu’à présent lacunaire. Voir E. Papet, « À fleur de peau, 2001 ; F. Sysling, Racial Science and Human Diversity in Colonial Indonesia, 2016.
10 P. Palumbo (éd.), A Place in the Sun, 2003.
11 J. Moggi-Cecchi, « Le collezioni antropologiche », in id. et R. Stanyon, Il Museo di Storia naturale dell’università degli studi di Firenze, 2014.
12 G. W. Stocking Jr. (éd.), Bones, Bodies, Behavior. Essays in Behavioral Anthropology, 1988, p. 222.
13 J. Moggi-Cecchi, « La vita e l’opera scientifica di Lidio Cipriani », 1990 ; F. Cavarocchi, « La propaganda razzista e antisemtia di uno “scienziato” fascista. Il caso di Lidio Cipriani », 2000.
14 L. Cipriani, In Africa dal Capo al Cairo, 1932, p. 167.
15 L. Cipriani, « Ricerche antropologiche sulle popolazioni della ragione del Lago Tana », 1938.
16 N. Dias, La Mesure des sens, 2004, p. 78.
17 M. Pastoureau, « Une histoire de la couleur est-elle possible ? », 1990, p. 373.
18 L. Cipriani, « Osservazioni antropometriche su indigeni asiatici e africani », 1930- 1931, p. 136.
19 Cahier de notes, fonds d’archives Lidio Cipriani, Musée d’anthropologie et d’ethnologie de Florence. L’organisation de ces archives est actuellement en cours.
20 L. Cipriani, « Ricerche antropologiche sulle popolazioni della ragione del Lago Tana », 1938, p. 8.
21 L. Cipriani, « Viaggio antropologico nell’Europa Centrale », 1934, p. 9.
22 Lettre rédigée par Lidio Cipriani adressée à Raffaello Battaglia le 9 novembre 1938, conservée dans le fonds d’archives du musée d’anthropologie de Padoue.
23 Pour une liste complète de ses écrits voir L. Cipriani, Titoli e pubblicazioni, Florence, Stamperia Fratelli Parenti di G., 1940.
24 L. Cipriani, Un assurdo etnico : l’impero etiopico, 1935, p. 224. Ce livre est rédigé rapidement au retour de la première mission de la Reale Accademia d’Italia en Afrique orientale italienne menée quelques mois après la guerre d’Éthiopie.
25 R. M. Moretti, « Le razze africane nel museo fiorentino », Il Mattino, 30 avril 1936.
26 C. Scaggion et N. Carrara, « La collezione dei calchi facciali « Lidio Cipriani » del Museo di antropologia dell’Università di Padova », 2015, p. 81.
27 N. Visoli, « Una visita alle due nuove sale del Museo di Antropologia e di Etnografia », La Nazione, 28 novembre 1936.
28 Ibid.
29 Ce manifeste, initialement publié sous le titre « Il Fascismo e i problemi della razza », Giornale d’Italia, 14 juillet 1938, p. 16 est republié par la suite sous des titres différents : « Manifesto degli scienziati razzisti », « Manifesto della razza », « Manifesto del razzismo italiano ».
30 L. Cipriani, « Il Fascismo e i problemi della razza », Giornale d’Italia, 14 juillet 1938, p. 16.
Table des illustrations
Légende | Fig. 14. Schéma de la technique de moulage sur le vif préconisée par Cennino Cennini, Libro dell’arte, (1400 env.) chapitres CLXXXI à CLXXXV. |
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URL | http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/2587/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 23k |
Légende | Fig. 15 et 16. Lidio Cipriani en train de réaliser un moulage facial sur le vivant (Zululand, Afrique du Sud, 1927), Musée d’anthropologie et d’ethnologie de Florence, archives photographiques, n° 4506-4507. |
URL | http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/2587/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 53k |
Légende | Fig. 17 et 18. Exemplaire n° 218 (réalisé par L. Cipriani lors de la Mission de la Reale Accademia d’Italia, 1936-1937, population Beni Amer, Agordat, Erythrée) avant et après sa coloration, collection Lidio Cipriani, musée d’anthropologie et d’ethnologie de Florence (photo L. Piccioni). |
URL | http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/2587/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 21k |
Légende | Fig. 19. Table des couleurs de la peau de Felix Von Luschan, verre et zinc, 9,4 x 6,8 cm, constructeur Puhl & Wagner, exemplaire conservé dans le Musée d’anthropologie de Bologne (photo L. Piccioni). |
URL | http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/2587/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 14k |
Légende | Fig. 20. Couverture de La Difesa della razza, n° 1, 5 août 1938. |
URL | http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/2587/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 44k |
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