Le Sens de la musique (1750-1900), vol. 2
Cinquième partie. Vers le refus de l’expression
La synthèse impossible
Texte intégral
HUGO RIEMANN (1849-1919)
1Professeur de musicologie à Hambourg et Leipzig, Hugo Riemann s’interroge sur l’évolution des formes et des styles musicaux, tentant de systématiser une théorie de la tonalité. Ses écrits ont une influence considérable en France autour des années 1880.
2La musique est, à ses yeux, un art non naturel, qui ne relève pas de l’imitation et n’a aucun modèle dans la nature, et en cela, Riemann suit Hanslick. Mais il cherche le fondement de la musique dans le chant humain : c’est l’élément dynamique des émotions.
3Die Elemente der musikalischen Æsthetik, Berlin, Spemann, 1900 (Les Éléments de l’esthétique musicale, traduction de Georges Humbert, Paris, Alcan, 1906, p. 251-270).
4L’œuvre d’art purement musicale ne nous incite pas à lui chercher un sens en dehors de la musique, pour autant du moins qu’un titre spécial ou une désignation particulière ne dirigent pas notre attention dans un sens précis. Il va de soi qu’un prélude de choral exclut, comme tel, certaines allures profanes et que, sous peine de paraître manquée ou ridicule, une lamentation ne saurait être écrite en un rythme de danse, joyeux et sautillant. Certaines indications de mouvement, complétées par une allusion au caractère de l’œuvre – allegro giocoso, adagio con gran espressione, etc. – nécessitent une concordance entre le caractère effectif du morceau et les états d’âme suggérés par ces indications ; en l’absence de cette concordance, l’œuvre mériterait évidemment le reproche de manquer de caractère. Il n’en est pas moins possible que les indications reposent sur une illusion momentanée ou une inattention du compositeur ; si la musique en elle-même est bonne, il suffira de corriger l’indication et de changer la désignation de l’œuvre, pour que celle-ci prenne toute sa valeur d’art réellement senti. Les erreurs de ce genre sont particulièrement fréquentes dans les anciennes formes de danses, sur le caractère desquelles le compositeur n’est pas suffisamment informé et dont il a choisi les noms… parce qu’il faut bien qu’un morceau de musique ait un titre ! Il en va de même pour les dénominations telles que capriccio, nocturne, romance, ballade, etc., dont la signification est sanctionnée par l’usage, bien qu’il ne s’agisse point de formes nettement déterminées.
5Si l’on fait abstraction de ces erreurs compréhensibles, mais non pas absolument excusables, chaque œuvre musicale devra être jugée en elle-même. Pour peu que l’auteur soit un artiste véritable, son œuvre sera toujours l’expression sincère de sentiments personnels. L’analyse de ces derniers peut bien avoir un certain charme, ou une valeur pédagogique ; elle ne se fera jamais sous la responsabilité du compositeur, mais incombera exclusivement à l’interprète. On a cherché, pour les « Romances sans paroles » de Mendelssohn, par exemple, une série de poèmes exprimant l’état d’âme que suscite chacun des morceaux ; il est bien entendu que, si la correspondance n’est pas toujours exacte, la faute n’en est point imputable à Mendelssohn. Ainsi, tant qu’il s’agit de l’œuvre d’un artiste, de bonne musique, réellement inspirée, la vérité de l’expression en est un attribut tout naturel et sous-entendu. Nous ne craignons même pas d’affirmer que la musique ne peut mentir. Toutefois le compositeur peut involontairement sortir de la situation, ou froisser l’auditeur par la juxtaposition d’éléments disparates. L’analyse technique ne manquera pas alors de déterminer la cause du déplaisir (manque de conséquence dans le travail thématique, enchaînements harmoniques illogiques etc.), sans que l’on soit autorisés pour cela à ramener à des concepts le contenu sentimental des éléments de l’œuvre.
6Il faut bien se garder de méconnaître la liberté et l’indépendance que la musique pure a gagnées au cours d’une évolution qui en fit, sans aucune aide étrangère, l’expression pleinement satisfaisante de la vie de l’âme. Nous savons que la musique exprime nos sentiments les plus intimes, et les transmet à l’auditeur plus directement et plus parfaitement que tout autre art. Ne serait-ce pas singulièrement présomptueux de prétendre expliquer par des mots ce qu’elle exprime. Si des mots peuvent bien nous renseigner sur les objets ou sur les événements qui nous émeuvent et que la musique est incapable de désigner, ils ne pourront jamais atteindre la musique dans l’expression de l’émotion elle-même.
7Comment une telle conception de la musique pure (qui ne porta jamais mieux son nom) peut-elle donc s’accorder avec l’origine vocale de toutes les valeurs esthétiques musicales ?
[LE RAPPORT À LA DANSE]
8La danse est un geste et, comme tel, l’expression spontanée du sentiment, tout comme la musique ; rien de plus naturel, par conséquent, que de réunir les deux procédés d’expression. Si l’expression sonore du sentiment n’était pas, à l’origine, très éloignée de ce que nous appelons un art musical ; si, au lieu d’être en réalité le résultat final d’une longue évolution, la musique pure avait existé dans toute sa plénitude, dès le début, l’association du geste et de la musique n’aurait sans doute pas besoin du lien de la parole chantée. Loin de vouloir nous égarer dans des hypothèses, nous désirons constater seulement l’ancienneté de la danse chantée. […] Il paraît très vraisemblable que la poésie n’ait d’autre origine que l’influence du travail, accompagné de chant, sur le langage, et que les différents types de vers résultent des rythmes de travail et de danse. Il faudrait alors faire remonter à la danse une partie des éléments de la musique pure, dont le langage nous avait donné la clef, à savoir l’analogie de structures des fragments mélodiques parallèles, telle qu’elle résulte de la disposition des strophes et de la symétrie sonore des vers. En outre, la danse éveille l’idée de l’imitation en petit, du développement motif par motif. On sait l’importance considérable de la danse dans l’évolution de la musique instrumentale. Au moment de l’émancipation de cette dernière (après 1600), une série de danses de caractères divers existaient côte à côte, danses dont l’allure provenait naturellement des mouvements exécutés par les danseurs. Simples ou compliquées, rapides ou lents, graves ou gracieux, langoureux ou agités, ces mouvements composaient dans leur ensemble la pavane, la gaillarde, la courante, la sarabande, la gigue. Mais le tempo ne saurait suffire à caractériser ces différents types de danses, puisque nous savons la possibilité d’une figuration rapide dans l’adagio, ou d’une progression en notes de longue durée dans l’allegro. Il faut donc avoir recours, dans ce but, à la collaboration de tous les facteurs de l’expression musicale. Le caractère imprimé à chaque danse par l’ensemble des gestes qui la constituent, ou mieux encore la formule pantomimique de chaque danse conduit forcément le compositeur à la recherche d’une forme d’expression musicale adéquate. La danse sert alors de guide à la structure musicale, dans la même mesure et avec la même assurance que la poésie. Les maîtres de composition du xviiie siècle insistent tous sur la valeur des différents types de danses, en tant qu’exercices d’écriture musicale. On perçoit de nouveau ici l’importance de la caractéristique musicale, dans l’accord entre l’expression effective de la musique et celle que lui impose son association avec la danse. Mais il va de soi qu’ici aussi le rythme et le tempo, voire même l’allure générale, étant sonnés, le déploiement de l’expression musicale sera restreint dans certaines limites. Ce que la danse exprime avec ses ressources modestes, la musique pourrait l’exprimer d’une manière beaucoup plus riche et plus variée, si elle n’était tenue de respecter intégralement les procédés musicaux que la danse lui impose, dans l’association à laquelle elle s’est soumise.
[GRILLE D’APPROCHE POUR LES TEMPS PRÉSENTS]
9On comprend donc la valeur éducatrice immense qu’il convient d’attribuer à cet enchaînement, durant des siècles, durant des milliers d’années, de l’expression musicale et de la poésie. C’est une raison de plus pour affirmer que l’émancipation finale de la musique, sa libération, en tant que procédé indépendant de l’expression des sentiments, n’est point un phénomène passager, mais qu’elle marque le début d’une période nouvelle dans laquelle l’art musical a atteint l’apogée de son développement jusqu’à ce jour. Il n’y aurait vraiment lieu, pour la musique, de se tourner de nouveau vers ses anciens guides, d’implorer leur secours, que s’il était prouvé qu’elle ne sait pas faire usage de sa liberté, qu’elle marche d’un pas mal assuré sur la voie ouverte devant elle. De telles suppositions seraient-elles possibles après un Haydn, un Mozart, un Beethoven ?
[LA MUSIQUE INSTRUMENTALE PURE]
10C’est une autre question de savoir si, en continuant à s’allier aux autres arts, la musique pure ne parvient pas à enrichir ses ressources et à atteindre un but plus élevé. Et c’en est une autre encore de rechercher si une association de deux ou trois arts énergiques (musique, poésie, représentation scénique), marchant en quelque sorte main dans la main, ne peut pas produire des effets plus puissants, ou simplement aussi puissants, que la musique seule, ou enfin des effets autres, d’une valeur esthétique réelle. Il s’agissait pour moi de prouver tout d’abord que la musique instrumentale pure a secoué les liens qui l’unissaient à la poésie et à la danse, qu’elle est parvenue de la sorte à la liberté complète dans le déploiement de ses ressources, et que, pour cette raison même, elle occupe parmi les différentes catégories de musique le degré le plus élevé. J’espère avoir réussi à faire cette preuve. Et il semble même résulter de nos constatations diverses la certitude absolue qu’aucun autre art n’atteint, même de loin, cette faculté propre à la musique – à la musique pure – d’exprimer les destinées de notre être intime.
JULES COMBARIEU
11En tant que directeur de la Revue musicale, Jules Combarieu (supra, p. 155) est amené à synthétiser et critiquer les principales esthétiques musicales de son temps. Les articles qu’il rédige offrent un résumé des enjeux majeurs du débat musical dans les années 1880-1900.
12« Les principaux systèmes d’esthétique musicale : la théorie physiologique : Helmholtz », Revue musicale, 1, janvier 1902.
13Nos sensations musicales sont-elles déterminées par des lois purement physiques ? L’état de plaisir ou de peine où nous met l’audition d’une symphonie dépend-il de causes extérieures à la libre action de l’intelligence et à la culture du sens esthétique ? Est-il vrai, comme l’a écrit M. Th. Ribot (dans sa Psychologie des sentiments, p. 105), que « la musique agit comme une brûlure, comme le chaud, le froid ou un contact caressant » ? Telle est la question sur laquelle je voudrais présenter quelques observations très simples. Helmholtz passe pour avoir dissipé les nuages dans lesquels s’égarait le sentimentalisme, et pour avoir ramené l’art musical à la notion de la dépendance étroite où le tiennent à la fois les lois objectives du son et la structure de notre oreille. « Avant lui, dit un de ses commentateurs enthousiastes (A. Laugel, La Voix, l’oreille et la musique, p. 4), aucun trait d’union n’avait été jeté entre l’acoustique et la musique : la science restait stérile, l’art n’obéissait qu’aux impulsions d’une esthétique instinctive… Aujourd’hui, tous les phénomènes jusque-là décousus viennent prendre place dans une admirable synthèse… En expliquant le timbre, M. Helmholtz a montré du même coup ce qui distingue et caractérise les voyelles ; le physiologiste, succédant au physicien, a expliqué comment l’oreille humaine analyse les perceptions sonores, et de quelle façon des impressions multiples y déterminent l’unité de la sensation ; enfin, le musicien a fait sortir une à une de l’analyse même des sons, les lois complexes et jusqu’ici tout empiriques de l’harmonie. » Dans le livre de Helmholtz, on trouve, avec une étude d’acoustique et de physiologie, un résumé de l’histoire de la musique, l’esquisse d’un traité d’harmonie, une psychologie et une esthétique ; c’est une sorte d’encyclopédie, bien allemande par la variété des points de vue, où l’art musical est, en somme, assujetti aux lois scientifiques.
14Ma première observation, c’est que, nulle part, Helmholtz n’a pris pour objet de ses études expérimentales un phénomène qui soit proprement musical. C’est l’erreur et l’illusion où tombent la plupart de ceux qui s’engagent dans une voie semblable. Faire la théorie de la consonance et de la dissonance, donner le graphique et la mesure de certaines vibrations, analyser un son donné à l’aide d’instruments de laboratoire, etc., c’est sans doute « porter le flambeau de la haute analyse » sur des phénomènes intéressants, mais c’est ne nous renseigner en rien sur la musique. Il y a « musique » là seulement où il y a un enchaînement de sons offrant un sens. Le reste compte peu, ou doit être considéré comme en dehors du sujet ; et tant que la démonstration n’a pas éclairci ce point ainsi défini, elle n’est qu’un ingénieux travail à côté. S’il y a une vérité banale, c’est qu’une suite d’éléments distingués et étudiés par l’analyse forment un tout spécial, et d’un ordre nouveau, lorsque leur synthèse se produit. Une consonance est-elle agréable ? Une dissonance est-elle pénible. Pourquoi ? Si une question aussi générale, aussi vaine, a pu être examinée, avec la prétention d’en tirer une théorie, c’est qu’il y a de faux musiciens, de même qu’il y a de faux savants. Elle n’offre aucun intérêt, et, pour un artiste, c’est peine perdue. Il y a des phrases musicales où la consonance fait mal au cœur ; il y en a d’autres où la dissonance est exquise : tout dépend du contexte. Négliger le fait même de la phrase musicale et du sens musical pour étudier un son ou un accord particulier, c’est ressembler au grammairien qui prétendrait caractériser le style d’un écrivain en s’acharnant sur l’analyse d’un mot isolé, sans même soupçonner que ce mot peut changer de valeur selon la place où il sera mis.
15[…]
16Sur la structure de l’oreille et sur la fonction de chacune de ses parties, il semble que la science ne soit pas encore arrivée à des résultats complets et définitifs. L’oreille est encore mal connue ; comme les grands explorateurs qui donnent leurs noms aux terres, aux montagnes, aux lacs et aux fleuves qu’ils ont découverts, les physiologistes continuent à étudier ce petit monde de merveilles, et, sur bien des points, ils font de simples hypothèses. Si, d’une façon générale, c’est l’organisation seule de l’oreille qui est la cause du plaisir ou du déplaisir musical, on peut demander d’abord si l’intelligence, le sens et l’éducation artistique, au lieu d’être un bien, ne sont pas un surcroît très inutile de richesses, même une gêne, une entrave apportée à l’œuvre de la nature…
17Pour expliquer les sensations musicales, on a cru devoir choisir entre les deux hypothèses suivantes : ou bien l’oreille a, pour chaque son, un organe spécial qui permet de le percevoir ; ou bien l’oreille a la propriété générale de s’accommoder à chaque son. La première hypothèse est celle que Helmholtz a adoptée. Selon lui (p. 227 de l’édition de 1877) chacun des piliers dits de Corti vibre sous l’influence d’un son déterminé et vient frapper les filets nerveux, comme les touches d’un piano frappent les cordes vibrantes. Un savant de l’école de Helmholtz, Mach, est même allé plus loin : il a dit que chaque pilier pouvait se diviser, en vibrant, comme la corde qui donne les harmoniques du son fondamental (Beiträge zur Analyse der Empfindungen, Iéna, 1886, p. 113). Mais, a-t-on fait observer, le nombre des sons perceptibles, tout en étant très grand, est de beaucoup inférieur à celui des piliers (10 000 environ) ; en outre, les oiseaux, qui ont l’ouïe si fine et le sens musical si développé, n’ont pas de fibres de Hensen (au nombre de 60 000), dont chacune serait accordée pour un son déterminé… Sur tout cela, rien qui puisse être accepté comme certain.
18Quant à la seconde hypothèse, si l’on admet que l’oreille a le pouvoir de s’accommoder aux sons qui lui viennent du dehors, comme un instrument très souple qui se modifierait selon les sollicitations de l’exécutant, pourquoi ne pas admettre que l’accommodation peut se faire non pas seulement avec un phénomène du dehors, mais aussi avec une idée, un jugement du sens artistique ? De même que la simple idée d’un danger à courir peut produire la pâleur, la transpiration, etc., de même que l’idée d’une grande joie possible et prochaine produit un changement de teint, d’expression dans le regard et dans les traits du visage, pourquoi l’idée de certains rapports entre des sons composant une phrase n’exercerait-elle pas une influence sur le fonctionnement de l’oreille ? L’accommodation purement mécanique, déterminée par le dehors, semble être un phénomène élémentaire et uniforme au-dessus duquel ne s’élèvent pas les sauvages, les enfants, les non-musiciens ; mais il peut y avoir aussi une libre et variable accommodation, celle de l’artiste qui, après avoir subi une sensation, la rectifie presque instantanément, parce qu’il la rattache à un ensemble où elle n’entre qu’en changeant de nature. Si cette vue était exacte on pourrait dire que la théorie physiologique de l’art musical néglige un côté du problème, et s’arrête aux bagatelles de la porte.
19« Le formalisme », Revue musicale, 5, mai 1902, et 6, juin 1902.
20Le formalisme est la doctrine qui fait consister la beauté d’une œuvre d’art non dans les sentiments, les pensées ou les objets qu’elle exprime, mais uniquement dans les rapports des diverses parties dont cette œuvre d’art est faite. En littérature, par exemple, elle tient compte de la composition, du style, du choix des termes, de la syntaxe (au sens le plus large de ce mot), du rythme, de la sonorité de la période ou du vers ; mais elle se désintéresse du sens exprimé. Elle dit avec Herbart : « La beauté d’un temps n’a rien à attendre des meubles qu’on mettra dedans. » Très hardie et très paradoxale s’il s’agit de juger l’œuvre des grands poètes (Eschyle, Dante, Shakespeare, Goethe) ou de certains prosateurs (Voltaire, Rousseau, etc.), cette doctrine paraît moins agressive contre le sens commun si on l’applique à l’art musical, lequel, n’associant pas de concepts, n’a jamais la clarté analytique du langage commun. C’est ce qu’a fait E. Hanslick dans l’opuscule intitulé Vom Musikalisch Schönen (Du beau musical), paru en 1854, et dont la renommé est attestée par de nombreuses éditions. Très estimé par les uns, très combattu par les autres, cet opuscule présente quelques excellentes idées à côté de lacunes énormes qu’il me suffira, je l’espère, de signaler. Pour résumer, à l’aide d’une analogie, mon opinion générale sur Hanslick, je dirais volontiers qu’il a parlé de la musique un peu comme notre Boileau a parlé de la poésie dans son Art poétique. Il a souvent la solidité de jugement de Boileau ; il lui manque un certain sens de la couleur et du pouvoir de l’imagination ; son classicisme est étroit ; il raisonne plus qu’il n’observe ; sur l’histoire de la musique, sur ses humbles commencements, ses attaches profondes avec la vie, sa diversité ethnographique et son caractère social, il ne dit absolument rien. Enfin, ses conclusions me semblent inacceptables pour deux raisons : 1˚ il a méconnu une double série de faits, que l’esthétique musicale, à moins d’être un jeu d’esprit, ne saurait négliger ; 2˚ pour expliquer le beau musical, il entre dans une voie qui est excellente ; mais il s’arrête à mi-chemin, et tourne court, en concluant sur une métaphore inexacte.
21Voici un résumé de ses idées :
22« On dit en général que le but et la fonction de la musique sont d’exprimer et de provoquer certaines passions ; et on considère le sentiment comme étant le contenu de l’œuvre musicale. Cette double assertion est fausse et inadmissible : tout art a la faculté, mais nul art n’a le privilège exclusif d’agir sur notre sensibilité ; on ne nous renseigne donc pas sur la vraie nature de la musique, quand on nous parle de ses rapports avec nos sentiments. En outre, le pouvoir émotionnel de la musique n’a pas le caractère de nécessité, de permanence et de netteté bien définie qu’il faudrait pour fonder sur lui le principe de l’esthétique musicale. Ce qui nous plaît, dit-on, dans une mélodie, ce n’est pas la phrase elle-même, mais ce qu’elle contient, ce qu’elle signifie : c’est le murmure de la tendresse, c’est le tumulte d’une révolte, etc.
23Certes, la musique exprimera le murmure ; mais la tendresse ? non pas ; le tumulte ? d’accord ; la révolte ? aucunement. Il faut distinguer. La musique peut bruire, susurrer, mugir ; mais l’amour, la colère, la haine, etc. sont et restent dans le cœur. Représenter un sentiment déterminé ne peut pas appartenir à l’art musical. Un sentiment, en effet, suppose toujours un processus historique et réel que l’intelligence seule peut exprimer à l’aide de concepts. Or la musique est un langage indéterminé ; elle n’a pas de concepts. Que représente-t-elle donc ? Le dynamisme des sentiments, pas autre chose : le mouvement d’un état psychique, sa rapidité, sa lenteur, sa force, sa faiblesse, sa marche ascensionnelle, son déclin, rien de plus ; or le mouvement est une propriété du sentiment, ce n’est pas le sentiment lui-même.
24« Qu’est-ce donc que le beau en musique ?
25« C’est une chose “spécifiquement musicale”, c’est-à-dire une chose dont il faut chercher la raison dans la musique elle-même, dans les sons et leur arrangement, non dans un contenu d’origine extérieure à la musique.
26« L’élément générateur de la musique, c’est le son (à vibrations périodiques ; son essence, c’est le rythme : le matériel qui sert à la création musicale, et dont les ressources sont d’une richesse pour ainsi dire infinie, c’est la combinaison de l’ensemble des sons en constructions mélodiques, harmoniques, rythmiques. On demandera ce qu’expriment ces arrangements sonores. Je répondrai : des idées musicales. Le contenu de la musique n’est autre que celui-ci : des formes sonores en mouvement. Il y a un art ornemental qui peut nous permettre de comprendre comment il est possible à la musique de créer cet art, c’est celui de l’arabesque. Imaginons des arabesques qui, au lieu d’être inertes et mortes, se formeraient elles-mêmes devant nos yeux, comme l’œuvre d’un esprit artistique appliqué à traduire par le mouvement des lignes une incessante fantaisie : n’est-ce pas là une image exacte de la musique ? »
- a Ottokar Hostinsky, Das Musikalisch-Schöne und das Gesammtkunstwerk vom Standpunkte der formalen Ae (...)
27Telle est, en substance, la doctrine de Hanslick. Le lecteur peut tenir ce résumé pour impartial et exact, car c’est un partisan du célèbre critique viennois qui l’a fait en choisissant les phrases caractéristiques d’une thèse qu’il voulait défendre. Je me suis borné à traduire a.
28On peut, dans cet exposé, distinguer deux parties. Dans la première, Hanslick refuse à la musique le pouvoir d’exprimer une passion déterminée et supprime pour ainsi dire les attaches de toute mélodie avec les sentiments concrets. Dans la seconde, il s’applique à caractériser la vraie nature de la musique et il la compare à une suite d’arabesques sonores en mouvement. Il faut examiner ces deux points. Mais tout d’abord, on peut constater combien est étroite, combien est pauvre et voisine du néant, la signification attribuée à la musique par une telle théorie. Hanslick commence par battre en brèche le sentimentalisme ; quand on le voit, immédiatement après, parler d’idées musicales, de beauté spécifiquement musicale, on s’attend à le voir préciser le rôle de la raison et donner une revanche, dans le domaine de l’intellectualisme, à un art dont il a contesté les titres traditionnels dans le domaine de l’émotion. Il n’en est rien. À ses yeux, le mot « idée » est synonyme d’ » image », de « forme », rien de plus. Que reste-t-il de tout cela ? L’art musical est refoulé sur lui-même, des deux côtés à la fois : celui de l’intelligence et celui de la sensibilité. Cette arabesque à laquelle on le réduit est comme la ligne-frontière de deux grands empires qui subsisterait seule, après l’évanouissement de ces deux empires, celui de la passion et celui de la pensée. On songe aussi à la situation de l’homme entre deux maîtresses : l’une lui enlèverait les cheveux blancs, l’autre les cheveux noirs. Ce qui subsiste, après une double opération de ce genre, c’est, nous dit-on, une forme spéciale de la beauté, das specifisch musikalisch Schöne. Et cette beauté, c’est une arabesque…
- b Question posée dans le 29e problème musical d’Aristote.
29Hanslick raisonne ainsi : une passion a toujours un objet déterminé dont elle est inséparable. Ainsi, l’amour d’Othello n’est pas l’amour en général, c’est l’amour pour Desdémone ; celui de Roméo, c’est l’amour pour Juliette, etc. Or la musique est impuissante à désigner Juliette ou Desdémone : elle ne peut donc exprimer l’amour. Raisonnement vain, contredit par l’expérience ! En fait, ce qui nous touche dans l’œuvre d’un Berlioz, d’un Schumann, d’un Chopin, c’est la passion vivante que le compositeur y a mise ; et ce que nous regrettons, dans l’œuvre de tel compositeur secondaire et superficiel, c’est l’absence de passion. Voilà le point de départ du problème et ce qu’il faudrait expliquer. Un fait ne peut pas s’évanouir parce qu’une doctrine le déclare impossible. On pourrait répondre à Hanslick que certaines passions, les plus intéressantes peut-être, n’ont pas de but précis et déterminé, exprimable par des concepts. En outre, est-il exact de dire que la musique n’exprime point les passions parce qu’elle n’en reproduit qu’une qualité : le mouvement, das dynamische ? Voici un art, singulièrement expressif et tout réaliste, qui ne reproduit aucune des qualités du modèle vivant : sur une feuille de papier grande comme la main, un caricaturiste trace quelques lignes, et aussitôt (bien qu’il n’y ait pas de lignes dans la nature) un homme connu de nous revit devant nos yeux. Est-ce parce que le dessinateur a reproduit exactement les rapports des diverses parties d’une tête ou d’une personne ? Il les altère presque tous ; il n’en respecte qu’un ou deux. On sait que certains caricaturistes refont maintes fois leur croquis en éliminant toutes les lignes inutiles, et que leur règle est d’arriver au maximum de ressemblance avec le minimum de traits. L’excellent résultat obtenu avec si peu de choses s’explique bien simplement par l’association des idées : grâce à elles, avec la rapidité de l’éclair, la pensée reconstruit un ensemble complet, à l’aide d’un détail. Le problème serait donc celui-ci : par quelles associations d’idées (à supposer qu’il n’y ait pas autre chose) arrivons-nous à considérer une œuvre musicale comme exprimant une passionb ?
30Entre ces deux termes – l’émotion et la mélodie – les intermédiaires sont, je crois, de deux sortes : les uns viennent de notre imagination habituée à se représenter les idées et les sentiments sous une forme sensible (mouvements et couleurs) qu’on peut très bien reproduire avec des sons faisant image (c’est l’art de l’instrumentation combiné avec celui du rythme) ; les autres sont des faits de nature. Parmi ces derniers, le principal est le langage. Instinctivement, nos passions se traduisent par les inflexions, les mouvements, l’intensité, le timbre de notre voix. Or la musique, vocale à l’origine, a continué, en devenant instrumentale, à se régler sur la voix. Elle traduit donc les passions au même titre et dans la même mesure que la voix humaine. Sans doute, entre les vibrations des cordes d’un quatuor et un état moral tel que la haine, l’amour, la colère, la mélancolie, etc., la logique ne voit rien de commun ; l’embarras où nous sommes pour associer raisonnablement ces contraires se trahit assez dans la terminologie vague dont nous faisons usage : exprimer, traduire, représenter les passions… Mais c’est précisément à cause de cette difficulté fondamentale que certains arts existent ; s’ils nous charment, c’est parce qu’ils en triomphent. Dans la grande majorité des cas, l’œuvre d’art apparaît comme un effort original ayant pour but de produire ce prodige : l’âme devenue exprimable et sensible. C’est parce que ni les moyens et les détours employés pour arriver à ce but, ni les associations provoquées ne sont nécessairement les mêmes, qu’il y a des artistes plus ou moins bien inspirés, des écoles, et des commentateurs qui ne s’entendent pas toujours.
31D’après Hanslick, la musique exprimerait seulement le dynamisme des passions. En ce cas, il serait difficile de distinguer le langage de l’amour de celui de la haine. On oublie que le timbre joue un rôle aussi grand dans le langage que dans la musique et que, dans celle-ci comme dans celui-là, il est déterminé par la qualité du sentiment.
32Si ces observations sont exactes, elles suffisent à faire justice d’une assimilation de l’œuvre musicale avec une sorte d’arabesque en mouvement. Examinons cependant la valeur de cette seconde idée.
- À quelles arabesques a pu penser Hanslick en employant un tel mot à propos de musique ? Ce n’est pas, évidemment, aux œuvres si connues et si admirées des peintres décorateurs du xvie siècle, dont les arabesques font une grande place au modèle naturel : pampres en spirales, branches en laurier, feuilles de lierre, fleurs, fruits, panthères, léopards, lions, enfin figures humaines. Il n’a pu songer davantage aux arabesques de l’Alhambra ou aux décorations murales d’Herculanum et de Pompéi. Il s’agit évidemment, dans sa théorie, d’une arabesque sui generis, dont peut seule donner une idée l’association de plusieurs mouvements mélodiques simultanés. Mais une telle arabesque (je parle seulement du schéma qui la réaliserait) n’existe ni dans la nature, ni dans l’art. Quelle lumière pouvons-nous attendre d’un fait chimérique proposé comme explication d’un fait réel ? Obscurum per obscurius.
- Les trois ou quatre parties à mouvements différents dont se compose, par exemple, une fugue, peuvent bien faire songer à des lignes souples qui seraient superposées, quelquefois entrelacées ; mais le langage d’un orateur, avec ses inflexions multiples, pourrait avoir pour schéma une ligne de ce genre : ce schéma, cependant, serait loin de représenter l’éloquence. Il faudrait dire d’après quelle loi les arabesques musicales sont organisées.
- J’ai pris un morceau de musique, l’adagio de la Sonate pathétique, et, sur du papier pelure, j’ai tracé l’arabesque qu’on obtient en suivant les lignes mélodiques. Le résultat obtenu est tout ce qu’on peut imaginer de plus déplaisant, incohérent et absurde. L’expérience me paraît intéressante, car Hanslick a beau parler de ses lignes sonores, nous ne pouvons les saisir que comme lignes, situées dans l’espace. Or, ces lignes sont un grimoire sans valeur esthétique. Voici d’autres critiques de principe :
- Ce que cherche Hanslick, c’est l’explication du beau musical ; or une « arabesque » peut être agréable, gracieuse, jolie ; je doute que, telle qu’il la comprend (dépourvue de couleur, de figures animales ou végétales), elle puisse jamais être vraiment belle. On ne pleure pas d’émotion en regardant de simples lignes – une ligne n’est qu’une limite.
- Une arabesque est toujours un ornement accessoire dans un ensemble ; elle peut contribuer à l’éclat d’un monument (thermes de Titus, loges du Vatican, villa Hadriana, etc.) mais elle n’est jamais une œuvre indépendante se suffisant à elle-même. En est-il ainsi d’une symphonie ?
- Une arabesque n’est soumise à aucune loi physique ; l’art musical, au contraire, ne peut s’affranchir du déterminisme des lois acoustiques ni des lois de la respiration (rythme).
- Il y a dans la musique beaucoup de choses essentielles qu’une arabesque linéaire ne saurait représenter même par une analogie lointaine (on le voit de reste en examinant les neumes, qui sont l’arabesque du plain-chant) : la tonalité, le mode, la mesure, la gamme, les modulations, le registre employé. Comment reproduire, par le dessin, une modulation enharmonique ? Un accompagnement dramatique comme celui du Roi des Aulnes (Schubert) ? Une note longtemps répétée est le contraire d’une arabesque et peut produire un effet très musical.
- Une des choses qui m’intéresse le plus, dans une symphonie, c’est le développement d’une idée ; y a-t-il rien de tel dans une « arabesque » ?
- Alors même que la musique ne serait qu’un système d’arabesques (simples lignes), toute valeur psychologique en serait-elle nécessairement exclue ? L’écriture n’est-elle pas, elle aussi, un système de lignes ? Les graphologues n’y voient-ils pas cependant, non sans quelque raison, un reflet appréciable du caractère de l’écrivain ? Pourquoi ne pas admettre qu’avec le temps, et grâce à certains artistes de génie, les formes les plus sèches sont devenues capables d’exprimer la vie et de porter un sens ? Quatremère de Quincy a dit de Raphaël : « il a fait de l’arabesque un langage figuré dont les hiéroglyphes, connus de tout le monde, donnent encore au spectateur le plaisir de les avoir devinés » et Hittorf affirme que, dans l’arabesque, « il faut chercher avant tout l’unité de la penséec » !
- Une hypothèse n’est admissible que si elle rend compte des faits ; or celle de Hanslick ne s’accorde pas avec les documents biographiques nous montrant dans quelles conditions les grands compositeurs ont écrit leurs œuvres. Elle ne s’accorde pas non plus avec l’émotion commune produite par l’art musical et son œuvre. Si un art n’est ni pensée, ni sentiment ; s’il ressemble au jeu qui consiste à tracer des lignes dans l’espace, au milieu de l’obscurité, avec un bâton dont le bout est enflammé, en quoi peut-il nous intéresser ? Il y a des tapis d’Orient dont le dessin ne signifie rien, et qui ont pourtant beaucoup de charme ; mais nous émeuvent-ils comme la musique ?
33« Les idées de Darwin », Revue musicale, 12, décembre 1902.
34La lecture des livres de Darwin est éminemment hygiénique pour un esprit français plus ou moins esclave de la rhétorique. On n’y trouve nul apprêt, aucun désir d’éblouir ; on se sent en présence d’un sérieux ami de la vérité que le spectacle de la vie réelle intéresse plus que les constructions d’idées ou les effets de style. À chaque page, on est dans une atmosphère de loyauté.
35Darwin a souvent parlé de la musique. Il la considère comme un développement des sons qu’émettent les animaux mâles, à la saison des amours, pour attirer et conquérir les animaux femelles. Le texte principal se trouve dans l’ouvrage intitulé La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle.
36[Ici, citation partielle du texte de Darwin reproduit supra, p. 238-247.] À cette théorie, que je prie le lecteur de ne pas juger trop légèrement, on peut opposer les raisons suivantes :
- L’opinion de Darwin est pure hypothèse qui échappe à toute démonstration.
- Darwin suppose que les femelles sont sensibles au chant des mâles et choisissent celui qui chante le mieux. Émettre une telle opinion, c’est attribuer arbitrairement aux animaux un sens esthétique et critique dont l’homme est certainement doué, mais dont nous ne savons pas si les bêtes sont également pourvues.Vous trouvez, vous, Darwin, que tel pinson chante mieux que tel autre, et vous croyez que tel autre oiseau est du même avis que vous : c’est une sorte d’anthropomorphisme à reculons.
- L’animal n’a que le chant pour traduire (l’hypothèse une fois admise) les émotions de l’amour ; mais l’homme a un autre moyen : le langage articulé. On peut demander, par conséquent, comment il se fait que l’homme a continué à développer la musique, alors que le but poursuivi était plus facilement atteint par l’usage de la parole… S’il en est ainsi, c’est qu’il y a évidemment dans la musique autre chose que l’expression de l’amour sexuel. C’est cette autre chose que Darwin ne voit pas et ne paraît pas soupçonner ;
- La doctrine de Darwin est d’ordre extrêmement général et n’intéresse guère que les origines de la musique ; elle laisse entières les questions précises qui se posent à un observateur, et dont la principale est celle-ci : en quoi une phrase vraiment musicale se distingue-t-elle d’une suite de sons qui n’est qu’agréable à l’oreille ? Il n’est pas possible d’éliminer cette difficulté ; c’est celle qui nous préoccupe, et toute doctrine qui ne nous donne pas une réponse nette est au moins insuffisante.
37« Esthétique musicale », Revue musicale, 2, janvier 1905.
[RÉFLEXIONS GÉNÉRALES SUR LE SENS DE LA MUSIQUE]
38[…] L’impossibilité où l’on est de montrer une ressemblance réelle entre un sentiment et un son a donné lieu à une terminologie vague, contradictoire, que les écrivains les meilleurs emploient sans embarras, comme s’ils s’entendaient eux-mêmes, mais qui trahit une lacune manifeste et une grande impuissance à la combler. En français, on dit que la musique exprime, traduit, représente le sentiment, et chacun de ces mots, trop négligemment admis, aurait besoin de longs éclaircissements, car il n’y a rien de plus vague que le mot « expression » en matière d’art. Chez les esthéticiens allemands, c’est bien pis ; et je n’ai pas cru sans intérêt, en les lisant, de noter les termes dont ils se servent pour résoudre – ou pour éluder – la difficulté précise que je signale.
39La musique est le langage des émotions (Kant), l’art du sentiment (Hegel).Tour à tour elle représente (darstellt), elle saisit (erfasst), elle révèle (kundthuet) [sic], elle proclame (verkündet), elle appelle au dehors (hervorruft), elle exprime (sie drückt aus), elle parle de (redet von…), elle reflète (wiederspiegelt), elle répète en écho (widerklingt), elle peint (abbildet), elle éclaire (offenbart), elle raconte (erzählt), elle rend (wiedergiebt), elle désigne (zeichnet) la vie sentimentale. Helmholtz lui-même, nous le verrons plus loin, n’est pas plus clair. Il y a là un certain pathos.
- d M. Alfred Bruneau, M. Arthur Coquard.
40Dans le sujet qui nous occupe, la musique de théâtre doit être laissée de côté. Les opéras semblent offrir un répertoire extrêmement riche à celui qui veut étudier l’expression des états affectifs, puisqu’ils ont à traduire les sentiments les plus vifs et les plus variés ; mais comme le langage des sons y est toujours uni au langage des mots, il faut prendre garde, dans l’interprétation de la mélodie et de l’orchestre, de céder à l’influence de ce qui est purement verbal, de voir la musique à travers le livret et de prendre des idées littéraires pour des idées musicales.Voici un exemple de ces confusions. J’ai dit qu’il n’y a pas d’ironie en musique. Plusieurs personnes, dont deux compositeurs dont j’estime très haut le talent et l’autoritéd, m’ont fait l’honneur de m’écrire en m’objectant l’accompagnement de la sérénade de Don Juan, certaines pages du rôle de Méphistophélès dans Faust, etc. Bien que l’objection soit faite par des musiciens professionnels, je ne crois pas pouvoir l’admettre. L’accompagnement de la sérénade de Don Juan, considéré en lui-même, comprend au début : 1˚ un dessin qui est l’analyse de l’accord parfait de ré# majeur ; 2˚ la reproduction de ce dessin à la sous-dominante ; 3˚ un troisième dessin qui analyse l’accord de septième de dominante et l’accord parfait de tonique sur lequel il fait sa résolution. Rien n’est plus normal, je dirai même plus franc. Aucune malice en tout cela ! Que reste-t-il qui puisse éveiller l’idée d’ » ironie » ? Le piqué des notes ?… Mais, pour l’interpréter ainsi, il faut faire intervenir l’idée du caractère de Don Juan, imaginer entre l’art et l’accompagnement une opposition de sens, etc. Et c’est là une vue de critique littéraire.
41Dégageons-nous donc de toute influence étrangère, pour rechercher si l’art musical peut réellement traduire l’émotion, et dans quelle mesure il la traduit.
42On est allé jusqu’à dire qu’à chaque sentiment correspond un son (vocal) qui lui est propre, et que la musique fait sien. Il y aurait donc, si cette opinion est vraie, une sorte de trompe-l’œil pour la représentation du sentiment, comme il y en a un pour la représentation des objets matériels, et ce trompe-l’œil serait la musique ? Le musicien aurait, en son genre, et grâce aux moyens qui lui sont propres, une exactitude et une précision analogues à celles du photographe ? Cette conception n’est pas artistique. Elle supprime tout ce qui, dans l’art de combiner les sons et les mélodies, est inventé, original, intéressant ; elle rend même l’art inutile. Peut-être même le rend-elle déplaisant. Je remarque qu’au théâtre, les chanteurs qui s’efforcent de jouer leurs rôles en rapprochant l’opéra le plus possible du drame ou de la comédie, et qui emploient tous les procédés pouvant donner l’illusion de l’émotion vraie (attaque de la note en dessous, ports de voix, mépris de la mesure, substitution du cri à la note musicale, hoquet, respiration haletante, etc.) donnent une impression désagréable, pénible, antimusicale. Ces procédés les rapprochent pourtant de l’émotion réelle ; le bel canto, le « style » les en éloigne. Je remarque en outre que la plupart des genres directement imitatifs (le mime, l’atellane, la farce, etc.) n’ont pu devenir des œuvres d’art qu’en se transformant.
43Si la musique se bornait à traduire, avec l’exactitude qu’on lui prête, les sentiments vrais, tels qu’ils sont, elle ne produirait nullement cette action profonde et troublante qui est la sienne. Nous reconnaîtrions simplement, dans son langage, des choses qui nous sont familières et qui ne nous apprendraient rien de nouveau. Ainsi deviendrait impossible à expliquer l’état d’esprit spécial que nous lui devons et qui est l’admiration, au sens classique du mot. Comparez l’attitude du public dans un musée de peinture, et celle du public dans une salle de concert où l’on exécute une symphonie de Beethoven. Devant des tableaux, des portraits, des paysages, des scènes tirées de la vie bourgeoise ou populaire, le public est parfaitement à son aise : il se trouve chez lui, il saisit sans effort l’effet que l’artiste a voulu produire ; il discute avec une compétence très suffisante la ressemblance des images, la vérité des physionomies, des costumes et des gestes, l’exactitude du dessin et de la couleur. Comment se comporte-t-il en entendant une grande symphonie ou un quatuor ? Son attitude devrait être la même, si la doctrine que je discute est juste, puisque, par hypothèse, la musique exprime, répète, reproduit « en écho », traduit au dehors, etc. des sentiments que nous avons déjà éprouvés. Or, il n’en est pas ainsi.
44Le public ne perçoit que d’une façon vague et très confuse le rapport de ce qu’il entend avec ce qu’il ressent habituellement ; il est touché, remué, intéressé, mais il est loin de se reconnaître dans ce qu’on lui dit : il cherche à établir un lien d’analogie entre la mélodie ou les timbres de l’orchestre et ses états psychiques antérieurs, mais il n’y arrive qu’imparfaitement et par intermittence ; encore y arrive-t-il par un acte de sa fantaisie propre et variable, non en vertu d’une loi de perception. Il flotte dans un monde indécis de sensations, de souvenirs, de tendances sympathiques, d’associations d’idées, où la curiosité de l’intelligence désireuse de se rendre compte joue un bien plus grand rôle que la mémoire. Il se sent en présence d’une énigme à déchiffrer. En un mot il est étonné. Cela vient de ce que la musique lui apporte quelque chose de nouveau, qui dépasse et déroute son expérience. Et on ne conçoit pas qu’il puisse en être autrement. Le compositeur lui-même est souvent étonné de ce qu’il vient d’écrire. Il lui arrive de prendre, comme point de départ de son travail, l’idée d’un effet esthétique possible, et de n’apercevoir qu’après coup le rapport exact de la formule trouvée avec tel sentiment. J’aurai occasion de le montrer par quelques fragments des lettres de Wagner à Mathilde Wesendonck.
- e Ferdinand Hand, Ästhetik der Tonkunst, 1837, I, p. 88.
45Un critique est allé jusqu’à dire que « les lois du sentiment sont aussi celles de la musiquee ». Personne n’en sait rien, attendu que les lois du sentiment sont très imparfaitement et très incomplètement connues. Quel rapport d’analogie y a-t-il entre l’émotion et les coupes d’une composition classique ? La carrure des phrases ? La symétrie des périodes ? Le choix des divertissements formant transition entre les idées principales ? Quelle analogie entre l’émotion et le développement d’un thème ? La simple reproduction, à la quinte supérieure, d’un sujet ? L’imitation, le renversement, ou la reprise à rebours d’une partie ? Comment expliquer, par le sentiment seul, qu’une des lois les plus générales de l’écriture musicale soit la marche simultanée de plusieurs parties par mouvement contraire ? Quelle loi de la sensibilité se trouve appliquée dans la construction d’une fugue ou d’un canon ? Dans l’emploi de la gamme ? Dans celui de la mesure et des notes de durée précise ?
46Toute œuvre musicale est une construction ; et toute construction suppose une méthode, un plan, une logique. Or, le sentiment pur, s’il est considéré en dehors de la pensée, répugne, par nature, à tout cela, puisqu’il est étranger à la logique. C’est par rapport à la méthode et à l’idée de plan, un élément d’incohérence et un dissolvant. Dire, comme l’a fait Hand, que la musique trouve là son modèle, c’est dire un non-sens musical.
47La musique n’est pas un miroir où se reflète un sentiment banal ; elle est l’acte d’un esprit spécial, intervenant avec un pouvoir inattendu, étrange, presque miraculeux, pour créer une manière de sentir qui, sans elle, n’existerait pas. C’est ce qui fait qu’il y a tant de gens qui se déclarent « profanes » en matière musicale, alors que si peu de gens se récusent pour juger la valeur d’un portrait peint à l’huile, ou pour apprécier le talent d’un mime. C’est ce qui fait aussi que certaines personnes, nullement dépourvues de sensibilité, sont absolument fermées à la musique ; car il y a des hommes et des femmes, il faut bien le reconnaître, pour qui l’exécution d’une sonate ou d’une fugue, celle même des œuvres les plus faciles, n’est qu’un bruit plus ou moins intense, accompagné d’un mouvement des doigts plus ou moins rapide.
48Si la musique ne faisait qu’ » imiter le sentiment », il suffirait d’être doué de sensibilité et de faire quelques études techniques pour devenir non seulement un auditeur compétent, mais un excellent compositeur.
49Or, tout le monde a connu des amateurs qui ne pouvaient arriver ni à écrire une page passable, ni même à être des exécutants corrects, et qui cependant poussaient la sensibilité jusqu’à ne pouvoir entendre une phrase de Mozart sans verser des pleurs d’attendrissement. Il y a, dans l’histoire, un exemple typique de ce cas : c’est celui de J.-J. Rousseau. Rousseau était l’homme sensible par excellence. Sur ses contemporains et sur ses disciples il a exercé, par le sentiment, une influence que je n’ai pas à rappeler. Il semble que les larmes qu’il a versées, sous le coup de l’émotion produite en lui par certains spectacles ou certaines idées, aient ruisselé sur la fin du xviiie siècle et sur tout le xixe pour y créer un de ces « grands courants » dont parle M. Brandès ! Il a aimé la musique avec obstination, il a voulu composer. Il n’a jamais pu être un vrai musicien. Il était prisonnier de sa sensibilité. Il lui était impossible de s’en dégager et de la dominer. Sa grande erreur fut de croire qu’il était musicien parce qu’il avait l’émotion de la musique, de même qu’il se crut vertueux parce qu’il avait l’émotion de la vertu. Berlioz était bien plus sensible que Bach et que Haendel ; il n’est cependant pas leur égal comme compositeur.
50Enfin, si la musique se bornait à traduire les états affectifs, on ne voit pas ce qui la distinguerait des autres arts, et surtout de la poésie. En rapportant tout au sentiment, accumulez, pour le plus grand éloge de la musique, les propriétés et les fonctions les plus expressives, les plus délicates, les plus énergiques, les plus étendues au point de vue social ; rappelez que la musique est maîtresse de notre sensibilité et de toute notre vie intérieure ; qu’elle n’est pas seulement une créatrice, mais une interprète fidèle d’états psychiques, pouvant exercer une influence dangereuse ou très bienfaisante sur les mœurs : il n’est pas un seul de ces titres d’honneur que le poète n’ait le droit de revendiquer. En quoi le compositeur sera-t-il distinct du littérateur ? Bien plus, les arts plastiques eux-mêmes pourront se reconnaître dans le portrait ainsi tracé du musicien. Le sculpteur avec le marbre, le peintre avec les couleurs nous révèlent très bien le sentiment. Un portrait de Van Eyck ou de Titien, une Niobé antique, comme une Nuit de Musset paraissent être, pour l’expression du sentiment, aussi bien que pour la beauté, des limites. Nous n’aboutirons donc nullement, par cette voie, à isoler l’objet de nos études.
51[…]
52En musique, l’expression se fait avec des sensations sonores et non avec des concepts, mais le procédé est le même, car ces sensations sonores (sortes d’images réalisées) n’ont de valeur « imitative » que par les associations d’idées qu’elles éveillent. Essayons de nous représenter Chopin improvisant au piano, sous le coup d’une grande émotion, un nocturne ou une ballade : il domine sa sensibilité ; le problème qui se pose pour lui (problème qu’il résout sans effort, et d’instinct, parce qu’il a du génie), c’est de créer, avec les sons, une forme de plastique. Il supprime ainsi l’antinomie du monde moral et du monde sensible ; il projette l’âme dans un système de formes ; il fait une sorte de miracle qui nous étonne – mais par des procédés qui consistent à créer des associations d’idées, et dont on peut dire à la fois qu’ils n’ » imitent » rien (directement) et qu’ils peuvent tout « imiter » (indirectement). Considérée au point de vue de l’expression, la musique est une suite de métaphores constituées par des sensations et non des concepts.
53[…]
54Je me bornerai à quelques observations générales.
- Les images musicales sont une œuvre de l’esprit créateur de l’artiste, et non une œuvre d’observation, comme il faudrait le dire si l’on admettait qu’il y a « un langage naturel du sentiment ». L’imagination y déploie les ressources les plus hautes et les plus délicates de l’invention et de l’ingéniosité, car le compositeur, toutes les fois qu’il traite un sujet de ce genre, est obligé de créer une langue nouvelle ; et le problème qu’il résout à chaque instant consiste à imaginer des symboles capables d’exprimer ce qui, par nature, est inexprimable.
- Ces images sont toujours très incomplètes, et ne doivent leur effet qu’à une analogie de détail, établie sur deux ou trois points seulement, entre les sensations de l’oreille et des phénomènes d’un ordre tout différent. Mais il suffit que, sur quelques points bien choisis, le musicien nous fasse apercevoir un rapport de ressemblance entre le langage qu’il nous parle et le sujet qu’il traite, pour qu’aussitôt notre imagination, collaborant avec la sienne, entre en jeu et reconstruise tout un ensemble. […]
IGOR STRAVINSKI (1882-1971)
- 1 Les chansons populaires dont parle Stravinski constitueront, une fois traduites par Ramuz, le text (...)
55À l’orée du xxe siècle, alors que l’esthétique de l’expression musicale s’épanouit, surtout en Allemagne, sous le nom d’ » expressionisme », le refus violent de cette pensée, présente dès 1780, trouve en Stravinski un chantre célèbre. Dans sa Poétique musicale, il tente, dans un mouvement néothomiste, de penser l’autonomie du musical ainsi que l’œuvre comme création d’un ordre qui permet de trouver l’un dans le multiple. La subjectivité individuelle n’advient qu’à mesure de cette recherche d’un ordre qui la dépasse. La notion d’expression musicale n’a donc plus aucun sens dans ce contexte.1
56Chroniques de ma vie, Paris, Denoël, 1935, p. 63, réédition 1962, 2000. © Éditions Denoël.
57Ma profonde émotion en apprenant les nouvelles de la guerre qui faisaient vibrer mes sentiments patriotiques, ma tristesse d’être loin de mon pays se trouvaient en partie compensées par la joie que j’éprouvais à me plonger dans la lecture de la poésie populaire russe 6.
58Ce qui me séduisait dans ces vers, ce n’est pas tant les anecdotes, souvent truculentes, ni les images ou les métaphores toujours délicieusement imprévues, que l’enchaînement des mots et des syllabes, ainsi que la cadence qu’il provoque et qui produit sur notre sensibilité un effet tout proche de celui de la musique. Car je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique. La raison d’être de celle-ci n’est d’aucune façon conditionnée par celle-là. Si, comme c’est presque toujours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non pas une réalité. C’est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté, imposé, comme une étiquette, un protocole, bref, une tenue et que, par accoutumance ou inconscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence.
59La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent. Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir l’écoulement du temps – de ses catégories de passé et d’avenir – sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent.
60Le phénomène de la musique nous est donné à la seule fin d’instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout un ordre entre l’homme et le temps. Pour être réalisé, il exige donc nécessairement et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit. Il serait vain d’y chercher ou d’en attendre autre chose. C’est précisément cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d’un caractère tout à fait spécial, qui n’a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait mieux préciser la sensation produite par la musique qu’en l’identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales. Goethe le comprenait bien, qui disait que l’architecture est une musique pétrifiée.
61Au « Printemps » de Vivaldi (voir vol. I, p. 13) répond le printemps de Stravinski : même thème, mais autre imaginaire, autre anthropologie, autre conception de la musique. Le rythme est ici premier, dans la pulsation, avant toute intention descriptive. La danse est un moyen d’affirmer une présence, un geste, une forme faite de ruptures abruptes ; ajoutée à l’idée de rite, elle permet d’effacer toute allusion à une intériorité trop subjective.
Notes
a Ottokar Hostinsky, Das Musikalisch-Schöne und das Gesammtkunstwerk vom Standpunkte der formalen Aesthetik, Leipzig, 1877.
b Question posée dans le 29e problème musical d’Aristote.
c V. Lewis Gruner, Descriptions of the Plates of Fresco Decorations and Stuccoes of Churches and Palaces in Italy, etc., Londres, 1844.
d M. Alfred Bruneau, M. Arthur Coquard.
e Ferdinand Hand, Ästhetik der Tonkunst, 1837, I, p. 88.
1 Les chansons populaires dont parle Stravinski constitueront, une fois traduites par Ramuz, le texte de Pribaoutki.
Table des illustrations
Légende | Stravinski, Le Sacre du printemps, « Les augures printaniers », 1911. |
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URL | http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/1615/img-1.jpg |
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