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L’île de Tatihou (Manche) à l’âge du Bronze

 | 
Cyril Marcigny
, 
Emmanuel Ghesquière

Chapitre 5. Observations paléoenvironnementales

Marie-France Dietsch-Sellami, Dominique Marguerie, Cyril Marcigny et Véronique Matterne

Résumé

La vie économique et la perception de l’environnement du site peuvent être approchées par le biais des observations paléoenvironnementales. À Tatihou, celles-ci sont de portée et de valeurs inégales. Si ces données restent limitées, la faute en incombe aux conditions de prélèvements et en particulier à l’échantillonnage. En effet, les structures n’ont pas fait l’objet de prélèvements systématiques et les contraintes d’intervention ont privilégié la collecte dans les structures aux potentiels forts, c’est-à-dire celles qui macroscopiquement semblaient pouvoir fournir le maximum d’informations (essentiellement des macrorestes). Des analyses anthracologiques et carpologiques ont été pratiquées sur les prélèvements. Les analyses palynologiques ont, quant à elles, été abandonnées après test, devant l’absence de résultats.

L’ensemble ne fournit donc pas une véritable image de l’environnement du site, mais plusieurs instantanés sur certaines activités réalisées lors de l’occupation.

Texte intégral

1La vie économique et la perception de l’environnement du site peuvent être approchées par le biais des observations paléoenvironnementales. À Tatihou, celles-ci sont de portée et de valeurs inégales. Si ces données restent mesurées, la faute en incombe aux conditions de prélèvements et en particulier à l’échantillonnage. En effet, les structures n’ont pas fait l’objet de prélèvements systématiques et les contraintes d’intervention ont privilégié la collecte dans les structures aux potentiels forts, c’est-à-dire celles qui macroscopiquement semblaient pouvoir fournir le maximum d’informations (essentiellement des macrorestes). Les prélèvements ont fait l’objet d’analyses anthracologiques et carpologiques. Les analyses palynologiques ont été abandonnées après test, devant l’absence de résultats.

2L’ensemble ne fournit donc pas une véritable image de l’environnement du site, mais plusieurs instantanés sur certaines activités réalisées lors de l’occupation.

5.1 Les données anthracologiques

3Les lots de charbons de bois étudiés ont été récoltés au sein du remplissage des fossés et fosses suivantes : fossé 61 (phase 1), fossé 76 (phase 1), fossé 155 (phase 2), fossé 250 (phase 3) et fosse silo 193 (phase 2).

5.1.1 Essences observées et données paléoécologiques

4L’étude des lots anthracologiques révèle une très faible variété taxonomique. Le nombre total des taxons reconnus est égal à trois. Le chêne à feuilles caduques est dominant (tabl. XIII). Cette faible variété peut s’expliquer par un choix particulier des taxons, notamment comme bois d’œuvre dans certaines structures.

TABL. XIII. Résultat des données anthracologiques par structure.

5Le chêne à feuilles caduques correspond indifféremment aux chênes pédonculés ou sessiles. Il s’agit dans les deux cas d’espèces héliophiles pouvant croître dans des bois clairs, des friches ou des haies. Le Prunus est une essence héliophile ou de demi-ombre se rencontrant aussi bien en lisière de bois, dans des bois clairs, des landes ou en forêts caducifoliées ouvertes. Le bouleau est une essence héliophile ne supportant pas la concurrence des espèces sociales. Il participe à la formation de forêts claires ou dégradées. On le rencontre aussi dans les landes et fourrés.

6La liste des espèces attestées par l’analyse anthracologique et les données dendrologiques développées ci-dessous soulignent l’existence sur l’île de Tatihou ou à proximité, durant l’âge du Bronze, d’une chênaie assez dense à essences héliophiles croissant en lisière ou dans des clairières.

5.1.2 Observation macroscopique du plan ligneux

5.1.2.1 Étude des cernes d’accroissement

7Une observation des cernes d’accroissement du bois a été effectuée à la loupe binoculaire sur les charbons, en complément de la détermination des essences. Néanmoins, tous les charbons n’ont pu donner lieu à une telle observation puisque certains d’entre eux, trop fragmentés ou mal conservés, présentaient des plans ligneux indéchiffrables.

8La plus ou moins grande courbure des cernes (faible, intermédiaire ou forte) (tabl. XIII) renseigne sur l’origine du fragment carbonisé. Par exemple, une faible courbure de cerne indiquera une provenance d’une grosse pièce de bois, grosse branche ou tronc.

9La largeur moyenne des cernes à très faible courbure (sur les branches, cette mesure n’a pas de sens du fait de leur croissance totalement excentrée) des charbons de chêne caduci-folié a également été calculée sur certains individus afin d’apprécier l’homogénéité ou l’hétérogénéité des biotopes d’approvisionnement et de déterminer la nature du peuplement d’où ont été extraits les charbons.

10Les charbons de chêne contenus dans l’ensemble des lots étudiés sont issus à 100 % de bois à fort calibre, de type tronc ou grosse branche.

11La largeur moyenne des cernes de croissance calculée sur l’ensemble des charbons de chêne issus de bois à fort calibre contenus dans la fosse 193, soit 60 individus lisibles, est de 1,36 mm avec un écart type de 0,44.

12La largeur moyenne des cernes de croissance calculée sur l’ensemble des charbons de chêne issus de bois à fort calibre dans tous les lots, soit 62 individus lisibles, est de 1,39 mm avec un écart type de 0,45.

13Les histogrammes de fréquences qui en découlent (fig. 139) présentent un classement centré entre 1 et 1,5 mm.

FIG. 139. Largeur des cernes à faible courbure mesurée sur les charbons de chêne.

14Ces informations montrent que les chênes proviennent d’un seul et même biotope à taux de croissance faible. La faible largeur moyenne des cernes de croissance indique de plus que les individus se sont développés dans un milieu plutôt fermé.

5.1.2.2 Les données armoricaines sur l’étude des cernes des charbons de chêne

15Une analyse dendrologique systématique a été effectuée sur les anthracorestes prélevés au sein de structures de combustion ou de rejets de combustion dans le Massif armoricain du Néolithique au Moyen âge (Marguerie 1992b).

16La largeur moyenne des cernes chez les troncs est de l’ordre de 1,5 mm durant le Néolithique moyen armoricain, vers 4000 cal BC (5200 à 5000 BP). À l’âge du Bronze ancien, vers 2300 à 1700 cal BC (3600 BP), sur des exemples malheureusement rares, ce paramètre augmente pour atteindre 2,2 mm. Enfin, ce taux d’accroissement se situe autour de 2,4 mm, au second âge du Fer, vers 200 cal BC (2000 BP).

17Sur la base de ces données assez discontinues dans le temps, deux lots d’échantillons s’opposent nettement et indiquent une ouverture du milieu forestier armoricain entre le Néolithique et le second âge du Fer.

18Les valeurs de largeur moyenne de cernes obtenues à Tatihou sont de l’ordre de 1,4 mm (fig. 140). Elles sont donc inférieures à celles observées dans le Massif armoricain pour l’âge du Bronze. Des conditions climatiques mais surtout pédologiques particulières peuvent en partie expliquer ces différences. Toutefois, une telle faible croissance radiale moyenne du bois de chêne peut laisser supposer l’existence de milieux forestiers de type futaie demeurés fermés et à forte compétition.

FIG. 140. Évolution de la largeur moyenne des cernes du chêne dans le Massif armoricain en fonction du temps.

5.1.3 Caractères technologiques des essences représentées

19Si l’on s’attarde sur les caractères technologiques des essences représentées dans les charbons de bois mis au jour, on remarque qu’en plus d’être un bon bois de feu, le chêne présente d’excellentes propriétés mécaniques. C’est le matériau de construction par excellence.

20Les hommes ont utilisé des chênes à pousse relativement lente, issus de milieux semi-fermés. De résistance mécanique inférieure aux chênes à pousse rapide (croissant en milieu plus ouvert), ces bois davantage poreux offrent toutefois des fûts réguliers et rectilignes idéals pour l’obtention de longues poutres régulières (Pétrequin 1988).

21Le bois de Prunus est encore de nos jours utilisé pour l’ébénisterie fine, la sculpture, pour les objets tournés et est particulièrement apprécié comme manche d’outil.

22Le bois du bouleau est un bon combustible dégageant une flamme longue, claire et sans fumée. Par ailleurs, il se travaille facilement en menuiserie.

Fentes radiales

23À l’occasion de l’observation systématique des charbons de bois à faible grossissement, seuls deux fragments de charbon de Prunus se sont avérés porteurs de fentes radiales de retrait. Ces fentes apparaissent lors de la combustion de bois vert. La grande majorité des bois ayant subi une combustion à Tatihou était donc secs.

Combustion particulière

24Dans la fosse 193, 40 charbons de chêne présentaient un aspect dur et luisant. Cet aspect peut être la conséquence d’une combustion en milieu réducteur. Le combustible correspondant était-il sous forme de bois ou de charbons de bois ?

5.2 Les données carpologiques

5.2.1 Description et localisation des contextes échantillonnés

25Treize structures ont été échantillonnées en vue d’une analyse carpologique :

  • une fosse (193) identifiée comme un silo en raison de la rectitude de ses parois et de son fond plat ;

  • deux trous de poteaux isolés (290 et 323/4) ;

  • un fossé (218) ;

  • trois rejets cendreux en fosse (155, 425 et 399) ;

  • six fours (FB1, FB2, FB3, FB4, FB5 et 554). Les fours FB1, FB2, FB3 et 554 comportent une sole suspendue et possèdent trois fosses (cendrier, accès à l’alandier, fosse soutenant la sole) (type 1, cf. supra. § 3-4.2). Les prélèvements étudiés proviennent de l’alandier et du cendrier de FB1 et de 554, du cendrier de FB2 et de l’alandier de FB3. Les fours FB4 et FB5, de dimensions plus réduites, ne comportent que deux fosses, une fosse d’accès et une chambre de cuisson (type 2, cf. supra § 3.4.2). Seul le cendrier de FB4 a été échantillonné ; en FB5 on dispose de deux échantillons, l’un issu de l’accès à la chambre de chauffe, l’autre de cette dernière.

26Toutes les structures se rapportent au Bronze moyen, la plupart d’entre elles à la phase 2. Seul le four 554 est daté de la phase 1 (tabl. XIV).

TABL. XIV. Tableau récapitulatif des prélèvements carpologiques.

27À l’exception des fosses 149 et 203 et des deux trous de poteaux, dans toutes les autres structures étudiées des macrorestes végétaux ont été retrouvés.

5.2.2 Matériaux et méthodes

28Le volume des prélèvements est en général de 10 1. Les structures 197 et 554 (échantillon P3) ont fait l’objet de prélèvements plus volumineux (respectivement 20 et 1101). Tous les prélèvements ont été tamisés à l’eau sur une colonne comprenant deux tamis de 2 et 0,5 mm d’ouverture. Les refus de tamis ont été intégralement triés sous loupe binoculaire. En raison de la richesse en macrorestes du prélèvement 92 de la fosse-silo 193, un sous-échantillonnage de 1 cl a été réalisé (tabl. XV).

TABL. XV. Décomptes des restes carpologiques par structure.

29Les décomptes ont été effectués par taxons et par faits, en distinguant les individus entiers des fragments. Les résultats des identifications concernent le nombre total de restes (tabl. XV). La nomenclature utilisée est conforme à celle de Lambinon et De Langhe (1992).

5.2.3 Résultats

30Tous les macrorestes recueillis sont carbonisés. Trois céréales, l’orge vêtue (Hordeum vulgare vulgare), l’orge nue (Hordeum vulgare nudum) et l’amidonnier (Triticum dicoccum Schrank), et une légumineuse, la féverole (Vicia faba L.), sont attestées (tabl. XVI).

TABL. XVI. Représentation des espèces cultivées au Bronze moyen.

31En ce qui concerne l’orge, la proportion de caryopses asymétriques, d’environ 1 sur 10, est insuffisante pour affirmer la présence exclusive de l’orge à plusieurs rangs. Néanmoins, l’orge à deux rangs (Hordeum distichon L.) n’ayant pas été mise en évidence avant l’époque romaine (Ruas, Marinval 1991), il est très probable que l’espèce attestée à Tatihou soit de l’orge polystique. Deux variétés, à grains vêtus et à grains nus, ont été distinguées sur la base d’un certain nombre de critères morphologiques :

  • les grains d’orge vêtue présentent un aspect général fusiforme et des carènes longitudinales ; leur sillon ventral est large et aplati ; des fragments de glumelles demeurent soudés aux grains. La rareté des segments de rachis ne permet pas de préciser s’il s’agit du type à épis denses (orge à six rangs) ou du type à épis lâches (orge à quatre rangs).

  • les grains d’orge nue offrent un aspect plus trapu et une section ovale. Les ridules transversales visibles en surface à mi-hauteur des faces ventrales et dorsales sont caractéristiques de cette variété d’orge. Il n’a pas été mis en évidence de caryopses clairement asymétriques.

32Le blé amidonnier est attesté à la fois par des caryopses et des bases d’épillets. Ces dernières, qui offrent davantage de critères d’identification, sont malheureusement rares et mal conservées. Cependant, la plupart des grains possèdent les caractères spécifiques de l’amidonnier : rectitude de la face ventrale, crête dorsale accusée et épaississement prononcé au tiers inférieur du caryopse.

33La plupart de ces observations ont été réalisées sur le matériel issu de la fosse silo 193, seule structure présentant une forte concentration de graines. Les semences y sont particulièrement bien préservées. Ailleurs, le mauvais état de conservation et le taux élevé de fragmentation des grains de céréales (95 % dans le four FB1 et dans la structure 554 par exemple) rendent leur identification plus problématique. Le dégagement de microbulles de gaz durant la carbonisation est responsable de la texture alvéolaire de ces grains et de la destruction des épidermes.

34La densité est généralement faible ; elle varie de 1 à 26 restes par litre de sédiment brut prélevé en fonction des structures. Elle atteint exceptionnellement 33 000 restes par litre dans la structure de stockage 193, et 100 restes par litre dans le prélèvement PI du four 554.

35Le corpus des plantes cultivées lors des deux phases d’occupation du Bronze moyen à Tatihou est nettement dominé par l’orge, en particulier par la variété à grains nus, suivie par l’amidonnier. La présence de la féverole est totalement anecdotique.

36Trois restes de péricarpe de noisettes (Corylus avellana) témoignent éventuellement d’une activité de cueillette.

37Le spectre des herbacées sauvages est un peu plus diversifié lors de la première que lors de la seconde phase d’occupation ; il comporte la renouée faux-liseron (Polygonum convolvulus), la renouée à feuilles de patience (Polygonum lapathifolium), la camomille puante (Anthemis cotula), le chénopode blanc (Chenopodium album), le chénopode polysperme (Chenopodium polyspermum), la renouée persicaire (Polygonum persicaria), la renoncule des champs (Ranunculus arvensis type), la renoncule rampante (Ranunculus repens type), la vesce hérissée (Vicia cf. hirsuta) et une poacée de type sétaire (Setaria type). La renouée faux-liseron se démarque des autres taxons par sa forte représentation.

38Lors de la deuxième phase, seules quatre espèces sont attestées : le gaillet gratteron (Galium aparine), la renouée faux-liseron (Polygonum convolvulus), la renouée à feuilles de patience (Polygonum lapathifolium), le pâturin annuel (Poa annua) et une Poacée de type fétuque/ivraie (Festuca/Lolium). Chacune d’entre elles n’a livré qu’un petit nombre d’individus.

5.2.4 Discussion

39La faible densité en semences de la plupart des ensembles indique clairement que ces derniers correspondent à des rejets ou piégeages multiples et se trouvent donc en position secondaire. La concentration de semences rencontrée dans la structure 193 correspond également à un rejet secondaire, dans la mesure où elle provient de la couche supérieure du comblement de la fosse silo ; néanmoins la densité en restes et l’homogénéité de ce lot permettent de parler d’un rejet unique sans remaniement anthropique ultérieur ; un enfouissement rapide de cet ensemble a pu favoriser la préservation de cette concentration.

40Dans la mesure où les fours eux-mêmes sont très mal conservés, peu de prélèvements ont été réalisés dans les chambres de chauffe (structure 394). La rareté des céréales qui y ont été retrouvées n’autorise pas à affirmer l’utilisation de ces fours pour le traitement des récoltes ou des préparations alimentaires.

41Le mauvais état de conservation du matériel issu des structures de combustion ne semble pas lié aux propriétés physico-chimiques du sédiment englobant. La texture assez fine des remplissages ne s’oppose pas à une bonne conservation des graines. Celles-ci ne présentent d’ailleurs pas de traces d’abrasion. Les dégradations subies par les grains de céréales témoignent plutôt de l’intensité de la carbonisation.

42Plusieurs expérimentations (Wilson 1984 ; Boardman, Jones 1990) ont montré que les composantes des épis de céréales et les mauvaises herbes n’offrent pas toutes la même résistance au feu. La sous-représentation, dans les assemblages carpologiques, des sous-produits du traitement des récoltes (rachis, bases d’épillet, glumes et glumelles) est ainsi directement liée à leur fragilité. Par ailleurs cette sous-représentation pourrait résulter du battage, vannage et criblage. Les sous-produits de ces opérations servent fréquemment de combustible dans les fours et foyers. À Tatihou, la localisation de ces restes dans les cendriers suggère une telle utilisation. Leur faible représentation n’est donc pas liée au nettoyage du grain mais à leur destruction par le feu. Par conséquent, les ensembles étudiés ne sont pas représentatifs de la chaîne opératoire du traitement des récoltes et le cortège des adventices est vraisemblablement incomplet.

43De nos jours, la plupart des mauvaises herbes représentées envahissent fréquemment les champs cultivés. Même si elles ne proviennent pas d’ensembles clos, elles restent néanmoins représentatives de la flore locale. Elles appartiennent à différentes classes phytosociologiques (tabl. XV) : les annuelles des cultures d’hiver (Secalietea), les annuelles des cultures d’été et rudérales (Chenopodietea), les espèces de sols piétinés (Plantaginetea), les plantes de grèves alluviales (Bidentetea) et les pérennes (Artemisietea). Les deux premières classes sont les mieux représentées, en nombre égal d’espèces. À ce titre, les exigences écologiques des mauvaises herbes fournissent quelques indications relatives aux conditions de culture. La plupart poussent sur des sols frais à humides, la renouée persicaire, la camomille puante et la renoncule des champs se contentant toutefois de sols plus secs. La renouée faux-liseron, la renouée à feuilles de patience, la vesce hérissée et la renoncule des champs recherchent plutôt les sols acides, les autres espèces n’ayant pas d’exigences particulières quant au pH du sol. A l’exception de la vesce hérissée qui supporte des sols pauvres, toutes les autres espèces sont indicatrices de sols riches en nutriments. La plupart apprécient des sols bien aérés de texture limoneuse ou sableuse (Ellenberg 1979 ; Hanf 1982).

44C’est justement sur ce type de sols, frais, fertiles et bien drainés, que l’orge donne les meilleurs rendements. Néanmoins les sols légèrement acides ne lui conviennent pas, ainsi que les sols trop légers et sablonneux. Sur ces derniers, la sécheresse peut entraîner une maturation prématurée des grains. La culture de l’orge offre de nombreux avantages par rapport à celle des blés : une meilleure résistance aux maladies, aux parasites et à la concurrence des mauvaises herbes, une croissance et une maturation rapides chez les variétés de printemps qui accomplissent leur cycle végétatif complet en 60-70 jours. Son dernier avantage, et non des moindres en zone littorale, réside dans sa tolérance particulière à la salinité et au vent (Jacomet, Karg 1996).

45Le blé amidonnier et l’orge constituent la base de l’alimentation végétale durant l’âge du Bronze en Europe du Nord-Ouest. En dépit d’un remplacement très progressif de l’orge à grains nus par l’orge à grains vêtus au cours de cette période, la combinaison de ces deux variétés reste fréquente. De tels mélanges signalent éventuellement la pratique d’une méture, c’est-à-dire la culture en association de plusieurs végétaux dans la même parcelle, dans l’espoir que les intempéries, maladies et pestes des récoltes épargnent au moins l’un d’entre eux. En regard d’une culture monospécifique, les risques de pertes se trouvent réduits. Dans la mesure où les deux variétés d’orge sont présentes à Tatihou au sein d’un même contexte (structure 193), la question d’une telle pratique doit être soulevée. Les proportions qu’atteint l’orge vêtue dans chacun des deux prélèvements étudiés (nos 92 et 105), respectivement de 15 et 25 %, sont conformes aux observations effectuées chez les communautés paysannes actuelles pratiquant la méture (Jones, Halstead 1995). À l’âge du Bronze, le mélange des deux variétés d’orge n’était cependant peut-être pas perçu comme tel (De Hingh, comm. pers.) et les agriculteurs ne cherchaient pas nécessairement à contrôler leur proportion relative lors du semis. Dans ce cas, les deux variétés d’orge constituant à leurs yeux une seule et même espèce, la méture pratiquée impliquerait l’orge et l’amidonnier, qui représentent 22 % des céréales dans la structure 193, et non l’orge nue et l’orge vêtue.

46Le blé amidonnier, l’orge vêtue et l’orge nue se rencontrent fréquemment au moins dans les phases anciennes de l’âge du Bronze. Progressivement, les mentions d’orge nue se raréfient et elle est supplantée par l’orge vêtue.

47Il existe peu de données pour le nord-ouest de la France. Les études réalisées par C. Bakels concernent trois sites fortifiés de hauteur :

  • le promontoire du Fort-Harrouard, près de Dreux (Eure-et-Loir), occupé au Bronze ancien et moyen ; l’orge vêtue et l’amidonnier sont bien représentés parmi les nombreuses espèces cultivées identifiées (Bakels 1982) ;

  • l’éperon barré du Camp de César à Catenoy dans l’Oise (Bakels inédit), où les restes carpologiques datent du Bronze final. Parmi ces restes figurent l’orge vêtue et l’amidonnier mais pas l’orge nue ;

  • le camp de Saint-Pierre-en-Chastre, près de Vieux-Moulin (Oise), occupation datant du Bronze final. L’orge vêtue et l’amidonnier y sont abondants mais l’orge nue, ici aussi, fait défaut (Bakels 1983).

48Cette dernière réapparaît dans un contexte plus récent, daté du Hallstatt final, sur le site de Pont-Rémy dans la Somme (Matterne, inédit), preuve que l’espèce n’a pas complètement disparu après l’âge du Bronze, dans cette région. L’espèce perdurerait jusqu’à la fin de l’âge du Fer (Ruas, Marinval 1991).

49Dans le sud de la France, la recherche est un peu plus documentée. Durant tout le Néolithique, orge nue et orge vêtue se concurrencent, puis Forge vêtue s’impose à partir de l’âge du Bronze, au détriment de l’orge nue. L’orge nue disparaît dès la fin du Bronze final (Erroux 1976 ; 1985 ; Marinval 1987 ; Ruas, Marinval 1991).

50Pour la Belgique, nous manquons de données. Au Luxembourg, deux études inédites de C. Bakels mentionnent la présence de blé amidonnier et d’orge vêtue dans des contextes Bronze final, sur les sites de Düdelingen-Budersberg et Peppingen-Keizcnberg (Bakels 1991).

51Dans le sud de l’Angleterre, le déclin de Forge nue au début de l’âge du Fer coïncide avec la première mention du seigle, exceptionnellement précoce dans cette aire géographique. Durant tout l’âge du Bronze, Forge est la céréale dominante et l’amidonnier reste le blé le plus cultivé. Les mentions d’orge nue sont nombreuses au Bronze ancien et moyen, puis se raréfient (Helbaek 1952).

52Dans le nord des Pays-Bas, l’orge nue est présente essentiellement au Bronze moyen, sur les sites de Twisk, Bovenkarspel et Opperdoes (Buurman 1979 ; 1986 ; 1987 ; 1988). Elle disparaît ensuite au Bronze final. Dans le centre du pays, l’orge nue figure sur deux sites du Bronze moyen, Emmerhout et Elp (Van Zeist 1970). Sur tous les autres sites de cette région, c’est déjà l’orge vêtue qui prédomine. L’orge nue et l’amidonnier disparaissent de cette région à la fin de l’âge du Bronze, laissant la place à de nouvelles plantes cultivées, comme le lin (Bakels 1991). L’orge nue est mentionnée pour la dernière fois au début de l’âge du Fer sur le site de Colmschate (Buurman 1986 ; 1988).

53Dans le nord-ouest de l’Allemagne, l’orge nue est cultivée jusqu’au Ier s. de notre ère. En Suisse, l’orge vêtue est la principale céréale cultivée à l’âge du Bronze (Jacomet et al. 1991).

54L’ensemble de ces résultats montre que l’ orge nue est supplantée par l’orge vêtue au cours du second âge du Fer. Cette substitution s’opère plus tardivement dans le nord que dans le sud de l’Europe.

55L’abandon de l’orge nue est d’autant plus surprenant que les blés connaissent une évolution inverse. Les céréales à grains nus possèdent plusieurs avantages sur les céréales à grains vêtus. Un seul battage et un seul vannage suffisent à décortiquer les grains. Les blés nus fournissent, en outre, une farine panifiable. Deux hypothèses ont été avancées pour expliquer la disparition de l’orge nue : sa moindre résistance aux parasites et ravageurs des récoltes et les meilleures garanties de stockage qu’offrent les enveloppes des céréales vêtues, dans les régions plus humides.

5.2.5 Conclusions

56Au terme de cette étude une question subsiste : les plantes domestiques en présence ont-elles été cultivées à proximité du site ? Plusieurs arguments plaident en faveur d’une culture locale. Les populations du Bronze moyen, premiers agriculteurs à s’installer véritablement à Tatihou, y trouvent des sols encore fertiles et mettent en place un premier réseau parcellaire. Cette fertilité, dont témoignent les mauvaises herbes identifiées, peut être naturelle, ce que suggère l’étude pédologique, ou résulter de la fumure, pratique attestée dans le nord-ouest de l’Europe dès le Néolithique final (Bakels 1997). L’obtention de fumure en grande quantité impliquerait l’entretien d’un cheptel bovin important.

57La surface disponible pour les champs cultivés est difficile à estimer, même si le parcellaire est très étendu. En effet, la totalité de ce dernier n’est pas forcément mise en culture en même temps. L’entretien de pâtures pour le bétail ne manquerait pas de réduire la superficie des terres cultivables. De la même façon, il faudrait en retrancher la place occupée par la chênaie et par le site d’habitat lui-même. La fouille d’une partie de ce dernier a révélé la densité de l’occupation, établie sur plusieurs hectares. Dans ces conditions, on peut se demander si l’agriculture locale aurait suffi à nourrir la population du site.

Glossaire

58(d’apr. Boullard 1988 ; Greig 1988 ; Dictionnaire Nouveau Petit Robert 1993)

59Adventice : espèce indésirable qui envahit les champs cultivés.

60Balle : ensemble des enveloppes (glumes et glumelles) ; elle constitue le résidu du vannage.

61Battage : opération agricole qui consiste à séparer de l’épi ou de la tige les graines de certaines plantes.

62Caryopse : fruit des Poacées (= grain).

63Céréales à grains vêtus, nus : les céréales à grains vêtus possèdent un rachis semi-fragile. L’épi se segmente alors en épillets lors d’un premier battage. Un second battage est nécessaire pour séparer le grain des enveloppes. En revanche, chez les céréales à grains nus, le rachis est solide et les enveloppes ne sont pas soudées au caryopse. Dans ces conditions, un seul battage suffit à séparer le grain de la balle.

64Cultures d’été : plantes semées au printemps ; chaleur et nutriments sont nécessaires à leur développement.

65Cultures d’hiver : plantes semées à l’automne ; elles trouvent leur optimum de germination durant les périodes froides et humides de l’automne et passent l’hiver sous forme de plantules avant de se développer au printemps.

66Épillet : chaque élément constitutif de l’épi chez les Poacées. La base de l’épillet, ou fourchette, sur laquelle s’insèrent généralement deux grains, correspond aux extrémités inférieures, renflées et coriaces, des glumes.

67Glumelles : chacune des deux pièces écailleuses qui protègent chaque fleur d’un épillet de Poacée.

68Glumes : chacune des deux pièces écailleuses qui protègent l’épillet dans une inflorescence de Poacée.

69Messicole : plante adventice compagne des moissons.

70Panifiable : qui peut servir de matière première dans la fabrication du pain.

71Pérennes : plantes pluriannuelles et vivaces qui réapparaissent chaque année, notamment dans les jachères.

72Pestes : insectes ravageurs des récoltes sur pied ou des réserves de grains.

73Poacées : nom d’une famille de plantes (anciennement Graminées).

74Rachis : axe central d’un épi de Poacée, supportant l’ensemble des épillets.

75Rudérale : plante croissant sur les sites fortement marqués par la pression humaine.

76Vannage : élimination d’une partie des déchets de nettoyage du grain par l’action du vent.

Table des illustrations

Légende TABL. XIII. Résultat des données anthracologiques par structure.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/23328/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 33k
Légende FIG. 139. Largeur des cernes à faible courbure mesurée sur les charbons de chêne.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/23328/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 8,0k
Légende FIG. 140. Évolution de la largeur moyenne des cernes du chêne dans le Massif armoricain en fonction du temps.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/23328/img-3.jpg
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Légende TABL. XIV. Tableau récapitulatif des prélèvements carpologiques.
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Légende TABL. XV. Décomptes des restes carpologiques par structure.
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Légende TABL. XVI. Représentation des espèces cultivées au Bronze moyen.
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