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Les objets composés

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Nicolas Dodier
, 
Anthony Stavrianakis

Présentation

Le champ des objets composés

Nicolas Dodier et Anthony Stavrianakis

Texte intégral

  • 1 D’une façon analogue, une nouvelle « préoccupation » pour la figure du chef et la question du leade (...)

1À partir des années 1970, les sciences sociales ont commencé à s’intéresser à des objets que l’on propose d’appeler « composés », c’est-à-dire des objets dont l’hétérogénéité interne constitue une propriété tout à la fois centrale et problématique, exigeant un renouvellement conceptuel et méthodologique. Les sciences sociales avaient certes intégré depuis déjà bien longtemps le fait d’avoir à penser des formes d’interdépendance et d’articulation entre différentes grandes catégories d’entités (nature et société, animaux et hommes, matière et discours, etc.). Mais cette hétérogénéité se résorbait jusqu’alors assez bien, soit dans des formules d’englobement au sein d’entités proprement sociales (la culture, le groupe, la communauté), soit dans des formules de réduction sur des déterminismes sociaux, soit encore dans des formules d’articulation qui préservaient la définition et le périmètre de chacune des grandes catégories (dans des systèmes socio-techniques par exemple). Une nouvelle préoccupation pour l’hétérogénéité a ainsi émergé sur le devant de la scène1. Plusieurs concepts ont été mobilisés pour traduire ce déplacement, faisant également apparaître la diversité des ressorts qui nourrissaient cette préoccupation. Ce volume de « Raisons Pratiques » souhaite faire prendre conscience de ce paysage ainsi que des nouvelles interrogations sur le monde social, et lignes de recherches, qui s’esquissent en son sein.

Lignées de travaux

  • 2 La notion de « lignée » est empruntée à Andrew Abbott (1999). Elle permet de penser la pluralité de (...)

2Plusieurs lignées de travaux peuvent être distinguées2. Pour chacune d’entre elles, nous nous attacherons à identifier les concepts utilisés, les propriétés des objets ainsi définis, les éléments qui entrent dans la composition de l’objet, les ressorts principaux de l’attention à l’hétérogène, les cibles principales auxquelles se sont opposés ces travaux.

L’irruption des objets composés

3Deux ensembles de travaux ont joué un rôle déterminant dans cette problématisation de l’hétérogénéité interne des objets des sciences sociales : ceux de Michel Foucault d’un côté, et de Gilles Deleuze et Félix Guattari de l’autre. À partir du début des années 1970, Foucault a mis l’accent sur une série d’objets composés, au travers notamment des notions de dispositif, de biopouvoir, ou de gouvernementalité. Dans ses travaux ultérieurs, il a reconsidéré certaines de ses enquêtes à partir de nouveaux objets composés, les « foyers d’expérience » (Foucault, 2008). Le caractère composite des objets réside tout d’abord dans la volonté d’y articuler du « discursif » et du « non discursif ». C’est une façon, pour Foucault, après Les mots et les choses, de dépasser une approche centrée sur le discursif (Dreyfus & Rabinow, 1984). Mais la préoccupation pour l’hétérogénéité va plus loin. Il s’agit de penser ensemble des éléments qui, au-delà de la distinction « discursif »/« non discursif », ont pour caractéristique de relever de catégories que l’on ne peut pas définir à l’avance, car elles dépendent des singularités de l’objet composé. Par ailleurs, Foucault marque bien que l’ensemble en question doit être pensé comme un « tout ». C’est en raison de cette consistance du tout que l’hétérogénéité pose question. Les individus, enfin, sont « englobés » dans ces objets composés foucaldiens. Les problèmes qui se posent aux humains et les pratiques destinées à les résoudre, leurs calculs, etc., sont ainsi engendrés par le dispositif, ou par la forme de gouvernementalité dans laquelle ils sont plongés. Les individus sont englobés dans les foyers d’expérience, dans la mesure où l’expérience humaine est constituée, selon Foucault, contrairement aux phénoménologues pour qui c’est une donnée primaire, à travers des articulations entre « les formes d’un savoir possible », les « matrices normatives de comportement pour les individus » et les « modes d’existences pour des sujets possibles » (Foucault, 2008, p. 5). Chaque objet composé foucaldien est vu dans sa singularité, et doit être abordé en tant que tel. Il s’agit avant tout d’une singularité historique, qui renvoie généralement à une période de l’histoire, souvent assez longue. En outre, l’objet composé foucaldien soutient lui-même une stratégie sous-jacente, qui doit être révélée par le chercheur. Cet abord des objets composés est bien connu et particulièrement influent. Toute une série de travaux s’en sont inspirés, depuis les années 1970, dans des domaines particulièrement variés (sécurité, médecine, biotechnologies, administration, gestion, etc.).

4Avec Gilles Deleuze et Félix Guattari, l’hétérogénéité comme problème et source de renouvellement émerge à travers la notion d’« agencement », notamment avec un livre sur la littérature, conçu à partir de l’œuvre de Kafka (Deleuze & Guattari, 1975). La référence au multiple s’inscrit dans la volonté des auteurs de travailler sur des dimensions de l’œuvre qu’obscurcissent selon eux les approches structuralistes, herméneutiques, et psychanalytiques. Avec Kafka il s’agit de travailler sur les littératures dites « mineures », qui ont pour caractéristique de « dé-territorialiser » la langue à laquelle elles sont confrontées. La linguistique de Chomsky, qui prend justement « la langue » comme objet, est particulièrement visée. Une première forme d’hétérogénéité est ainsi au cœur du travail de Deleuze et Guattari : la propriété d’un langage constitué de différentes « langues spéciales ». Une deuxième forme d’hétérogénéité s’y ajoute, relative celle-ci à l’objet du roman kafkaïen, et que pointe la notion de « machine ». « Machinique » est le mot destiné à montrer un humain pris dans des rouages. La tension ontologique introduite par ce mot est délibérée : parler d’une machine « technique » est une façon de faire référence à un agencement « social » (Deleuze & Guattari, 1975, p. 146). Un troisième ressort d’hétérogénéité s’introduit alors au cœur de la notion d’agencement : l’articulation entre les corps (au sens de corps matériels) et l’énonciation : « Un agencement, objet par excellence du roman, a deux faces : il est agencement collectif d’énonciation, il est agencement machinique du désir. » (Ibid., p. 145). Trois romans de Kafka illustrent autant de schémas de relations entre individu et agencement. Dans Amérique, Karl Rossman « reste extérieur à toute une série de machines ». Dans le Château, K. est dans une incertitude sur les contours de l’agencement et de sa situation propre, la question « machinique » étant de savoir comment entrer dans le château, pour que le protagoniste remplisse ses fonctions, une question que complique la dissolution même de la distinction entre intérieur et extérieur du château dans les énonciations de ceux qui vivent autour. Dans la Colonie pénitentiaire, les condamnés (puis l’officier) sont au contraire happés par la machine. L’accent sur le composite vise ici à se donner les moyens de saisir cette intrication profonde de la matière et du langage. À nouveau, et comme pour les composites foucaldiens, c’est bien parce que l’agencement contribue à former une unité en articulant ces deux faces que l’hétérogénéité devient pertinente : « L’essentiel chez Kafka, c’est que la machine, l’énoncé et le désir fassent partie d’un seul et même agencement. » (Ibid., p. 148). Par contre, à la différence des composites foucaldiens, la face « machinique » de l’agencement ne doit pas laisser penser que l’agencement présente une finalité, et qu’il « fonctionne » en vue de celle-ci. Un agencement au sens de Deleuze et Guattari ne remplit pas de fonction, il procède. Il peut d’ailleurs tout aussi bien voler en éclat, ou prendre ce qu’ils appellent des « lignes de fuite ».

5Avec Mille plateaux (Deleuze & Guattari, 1980), le spectre des intérêts captés par la notion d’agencement s’élargit. Les auteurs ne traitent plus centralement de l’objet du roman, mais de toute chose sur quoi travaille la philosophie. Le programme se situe néanmoins dans le prolongement de l’ouvrage sur Kafka. Il s’agit de maintenir les deux faces de l’agencement, machinique et d’énonciation (ibid., p. 13, p. 33), de rompre avec l’idée de faire référence à un monde (ibid., p. 12), de prendre ses distances avec cette formule du Un (le monde) qui devient Deux (le monde et le livre qui lui fait référence), pour lui substituer l’agencement d’un livre qui entre en relation avec d’autres agencements, de se détourner du structuralisme, de l’herméneutique et de la psychanalyse, en préférant à la production de « calques » reproductibles, le dessin de « cartes » qui agencent les éléments dans leur singularité (ibid., p. 21-24), de réaffirmer et généraliser l’absence de finalités, par la distance prise avec toute vision organiciste, ce que traduit la reprise à Antonin Artaud de la formule des « corps » sans « organes » (ibid., p. 10). Un nouveau ressort d’hétérogénéité est développé, d’ordre topologique : un agencement peut établir des connexions entre tous les points qu’il relie les uns aux autres, à la différence des arbres dont procède le structuralisme. L’approche de Deleuze et Guattari se fait évaluative. Le rhizome est valorisé, il doit advenir, et la confection du livre, ou l’exercice de la philosophie, devraient y participer. Il ne s’agit pas seulement de se confronter à différentes formes d’hétérogénéité, mais de produire une forme d’hétérogénéité spécifique. La forme d’écriture ajustée à ce programme général reste à inventer (ibid., p. 31). Elle s’éloigne nécessairement de l’écriture scientifique (ibid., p. 33), même si elle s’appuie elle-même sur des agencements scientifiques pour produire les siens propres, par exemple en empruntant à des travaux de neuropsychologues (ibid., 26-27) une conception de l’exercice supposé de la pensée.

Les approches matérielles-sémiotiques

  • 3 Voir John Law (2009) pour un bilan et une synthèse.
  • 4 « Il y a une insistance sur le processus et sa précarité (tous les éléments doivent jouer leur part (...)
  • 5 « Comme d’autres approches matérielles-sémiotiques, l’approche selon l’acteur-réseau décrit donc la (...)
  • 6 La double caractéristique centrale (Law, 2009, p. 146 ; notre traduction) de la « relationnalité se (...)

6Un vaste ensemble de travaux a développé, depuis le début des années 1980, une approche que l’on peut qualifier de « matérielle-sémiotique3 ». Les objets auxquels s’intéressent ces travaux présentent des propriétés très proches des agencements de Gilles Deleuze et Félix Guattari, mais l’importance qu’ils accordent aux enquêtes empiriques, et la manière dont ils équipent celles-ci, induisent une série de déplacements, dont témoigne la place prise dans ces approches par la notion d’« acteur-réseau », qui tend à se substituer à celle d’agencement. Ces objets présentent une consistance provisoire4. Une grande attention est portée au caractère non déterminé, avant enquête, des catégories d’éléments qui composent l’objet composé5, ce qui autorise d’ailleurs des rapprochements fréquents avec les « réseaux d’éléments hétérogènes » de Foucault (Law, 2009, p. 145). La notion d’« actant » permet de travailler avec cette exigence méthodologique. Les travaux mettent également en avant l’hétérogénéité relationnelle des objets étudiés : les éléments s’influencent réciproquement, à tel point qu’à travers ces processus mutualistes, l’acteur-réseau « génère » les éléments qui le constituent6. Ces deux formes conjuguées d’hétérogénéité (ouverture aux catégories et accent sur la dimension relationnelle) amènent à un dépassement des grands dualismes courants en philosophie et en sciences sociales (et plus largement) : matériel/discursif, technologie/politique, social/technique, humain/non humain. Une attention particulière est portée au fait que la construction de ces catégories, et l’affectation des entités à l’une ou l’autre de ces catégories (ce qui a été appelé, concernant les innovations scientifiques, le processus de « purification »), fait partie intégrante de l’acteur-réseau.

7L’accumulation d’enquêtes empiriques a conduit ces approches à concevoir et instrumenter les comparaisons entre les acteurs-réseaux selon des voies nouvelles. L’accent mis sur les relations entre des éléments eux-mêmes libérés des formes de catégorisation antérieures, a engendré de nouvelles métriques, et donc de nouvelles appréciations d’échelles. Un langage inédit des différences et des hiérarchies est apparu : entre centre et périphérie, entre les « mobiles immobiles » et les autres éléments des réseaux. Ces nouveaux regroupements et ces nouvelles formes de hiérarchisation ont nourri une critique de la sociologie « humaniste » (Law, 2009, p. 147). D’autres formes de comparaison entre acteurs-réseaux portent sur la durabilité matérielle des éléments, ainsi que sur leur durabilité « stratégique », ce qui a alimenté des rapprochements avec l’étude des stratégies au sens que lui donnent les approches foucaldiennes (ibid., p. 149).

8Les approches matérielles-sémiotiques ont proposé plus récemment d’identifier des objets composés à un autre niveau d’analyse, celui qui consiste à distinguer les différentes manières de produire ou d’organiser des acteurs-réseaux. John Law (1994) parle ainsi d’une stabilité « discursive » lorsqu’il repère des « modes of ordering » dans des laboratoires de science. Annemarie Mol (2002) a distingué différentes manières de produire la réalité des corps autour d’une même catégorie pathologique. Bruno Latour (2002) a identifié différents « régimes de véridiction » (le droit, la science, la religion, etc.). Autant de manières, partant de l’hétérogénéité propre à chaque acteur-réseau, de repérer des formes de consistance d’un autre ordre, et d’envisager pour les sciences sociales l’étude de leur combinatoire.

Aux frontières des objets composés

  • 7 Pour une présentation de l’ensemble de ces travaux, voir Jouvenet (2018) : « La caractérisation des (...)

9Ces approches matérielles-sémiotiques entretiennent des rapports étroits avec les travaux portant sur les « pratiques et cultures » en matière de science. Il est intéressant d’examiner où se situent les différences, car elles permettent de saisir ce qui se joue aux frontières des objets composés. Les approches du type « pratiques et cultures » en matière de science partagent avec les approches matérielles-sémiotiques la rupture avec l’intellectualisme de Kuhn, et la prise en compte des dimensions matérielles des pratiques scientifiques7. Le mot « hétérogène » est régulièrement mobilisé dans ce sens. Comme l’indique Roberto Frega (2016, p. 334-335, cité par Jouvenet, 2018, p. 160) :

Une des idées centrales qui anime [l’approche par les pratiques] est que l’ordre social doit être interprété en termes de coexistence d’éléments hétérogènes, et que pour comprendre cet ordre il faut étudier les manières de coexister de cette pluralité d’éléments […]. Le renouveau des « science studies » à partir de la première moitié des années 1980 est l’un des lieux privilégiés où cette manière de comprendre les pratiques a émergé.

  • 8 Comme l’indique Morgan Jouvenet (2018, p. 166), chez Sharon Traweek (1988) « l’instrument apparaît (...)

10Les travaux du type « pratiques et culture » restent cependant en deçà d’un certain niveau d’hétérogénéité sur un aspect important. Leur hypothèse est en effet que les membres d’un même groupe partagent des catégories, des schémas, des règles ou des dispositions semblables. D’où le recours à la notion de « culture » pour caractériser les ensembles en question, tout hétérogènes qu’ils soient, et les notions de « communauté » ou de « groupe » pour identifier les humains concernés8. L’alliage d’éléments hétérogènes est ici supposé résolu par la force du ciment culturel.

  • 9 Voir Lemonnier (1983, 1996), ou Warnier (1999) pour des présentations.

11Un autre domaine se situe à la frontière des objets composés : les travaux qui se sont développés en anthropologie pour étudier « l’action sur la matière » à partir des « systèmes techniques », des « cultures matérielles », ou de la « technologie culturelle »9. Ces travaux mettent l’accent sur la vaste palette des entités qu’ils cherchent à intégrer dans leur approche : humains et non humains, matériel et discursif, etc. Comme le souligne par exemple Pierre Lemonnier (1983, p. 50), l’étude d’un « système technique » inclut trois ordres de phénomènes : des « objets », comme moyens de l’action sur la matière ; des « processus », décomposables en « chaînes opératoires » ; des « connaissances », exprimables ou non par les acteurs. Ces travaux mettent également l’accent sur les déterminations « réciproques » ou « croisées » entre les entités relevant de ces différentes catégories, ou entre le « technique » et le « social », ou le « politique » (Lemonnier, 1983, p. 52). Ils intègrent le fait qu’il y ait des « interactions » ou des « articulations » entre les différents systèmes : système technique, système de parenté, etc. (ibid., p. 50). Certains de ces travaux, influencés par Karl Marx, se réfèrent aux articulations entre « forces productives » et « rapports sociaux de production » (ibid., p. 53). Ils se déclarent eux-mêmes attentifs à ce qui est « composite » (Lemonnier, 1996, p. 22).

  • 10 Voir Warnier (2009, p. 30) sur la notion d’étayage.
  • 11 Voir Warnier (1999, p. 12-13), qui exprime l’idée, en référence à Michel Foucault, selon laquelle l (...)
  • 12 Voir sur ce point l’échange entre Pierre Lemonnier (1996, notamment p. 23-24) et Bruno Latour (1996 (...)

12Malgré cet accent sur la variété des catégories qu’il s’agit ainsi de penser en même temps et dans leurs relations, la préoccupation pour l’hétérogénéité n’y est pas de même nature et, pourrait-on dire, aussi intense que dans le travail de Foucault, de Deleuze et Guattari, ou dans les approches matérielles-sémiotiques. La différence est liée au rôle central attribué, dans cette anthropologie des techniques, à ce qui est de l’ordre de l’incorporé dans l’action des humains sur la matière. La référence aux « techniques du corps » au sens de Marcel Mauss est à cet égard cruciale (Lemonnier, 1996, p. 25), et avec elle l’hypothèse selon laquelle cette incorporation présente des caractéristiques communes parmi les individus d’un même groupe. Comme dans les travaux du type « pratiques et cultures » relatifs aux sciences, la notion de « culture » est l’entité sociale qui intègre l’ensemble des éléments composites. L’hypothèse du rôle de l’inconscient dans l’apprentissage, au sein d’un groupe, des conditions d’action sur la matière y est également décisive. Si l’accent est mis sur des formes de déterminations réciproques, par exemple entre gestes et artefacts10, ou entre sujet et objet11, ces processus sont eux-mêmes rapportés à la culture du groupe. Une autre caractéristique tend à limiter la référence de ces travaux à la problématique de l’hétérogénéité : ils confèrent à l’anthropologue la capacité de distinguer, de l’extérieur, les grandes catégories d’existants, et s’intéressent moins que les approches matérielles-sémiotiques à la façon dont les acteurs qualifient eux-mêmes les entités émergentes12.

13On trouve, autour de l’étude des artefacts et de leurs usages, un intérêt renouvelé en sciences sociales pour les processus d’agencements élargis (artefacts, conventions implicites, règles explicites, schémas de pensée, etc.), tels les travaux sur la place des artefacts dans les actions situées (Suchman, 1987), sur la cognition distribuée (Hutchins, 1995), sur les infrastructures (Star, 1999), sur les artefacts interactionnels (De Fornel, 1994), ou sur les dispositifs interactionnels (Licoppe, 2004). C’est le cas également des travaux autour de l’écriture, à travers les notions de « bureau » (Goody, 1986), de « dispositifs d’inscription » (Latour & Woolgar, 1988), de « culture écrite » (Chartier, 1996), de « technologies » d’écriture, de classement et de calcul (Gardey, 2008), d’« artefacts graphiques » (Denis & Pontille, 2010), ou d’« infrastructure scripturale » (Denis, 2018). Dans ces travaux, les grandes catégories en présence restent généralement assez bien établies, et c’est sur cette base que la question de leur articulation, ou de leur comparaison, est principalement posée (oral/écrit, matière/langage, etc.). En raison d’un attachement souvent moins fort qu’en anthropologie des techniques à la notion de culture, une préoccupation accrue pour l’hétérogénéité y est néanmoins perceptible.

La combinaison de mondes fondés

  • 13 Voir Dodier (1993) pour une interprétation des premiers travaux conduits dans cette perspective. Vo (...)

14À partir des années 1980, émerge une autre approche des objets composés, qui retient l’hypothèse que certains éléments que l’on peut qualifier de « fondationnels » (certains principes, certaines valeurs, la résolution d’une contradiction fondamentale, etc.) ont la capacité de lier entre eux des éléments hétérogènes (au sens de la variété des catégories dont ils relèvent) au sein d’un même ensemble composé, appelé « monde », « régime », ou « grammaire », selon l’angle plus particulièrement retenu. Cette approche met également l’accent sur le fait que les humains doivent combiner entre eux ces différents mondes ou régimes, la vie sociale étant marquée par la diversité et la conflictualité irréductibles entre les éléments fondationnels à la base de chacun d’entre eux. C’est ainsi que Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) ont abordé la manière dont les personnes font référence à un sens de la justice. Ce cadre général a nourri des travaux conduits, par extension et déplacements, à partir de cette base (voir notamment Boltanski & Chiapello 1999, Boltanski, 2004). Cette manière de concevoir des objets composés caractérise également les travaux qui ont abordé l’action en termes de « régimes d’engagement »13. Dans toutes ces approches, les membres d’un groupe social donné sont supposés capables de s’engager dans l’un ou l’autre de ces régimes, ou de composer ces engagements les uns avec les autres. Cette approche se caractérise donc par une hétérogénéité à deux niveaux. Chaque « monde » ou « régime » articule entre eux, avec une grande force d’intégration, des éléments hétérogènes. Mais dans la plupart des situations concrètes, les humains doivent combiner, pour répondre aux contraintes de la situation, des éléments relevant de plusieurs de ces mondes, avec les tensions mais aussi les possibilités que l’exercice de cette combinatoire peut engendrer (et notamment la confection de dispositifs qualifiés alors de « composites »). Ces recherches prennent ainsi pour cibles deux types de travaux : ceux qui, ayant une vision limitée du social, ne prennent pas en compte les appuis matériels de l’action ; ceux qui, en englobant les pratiques d’un groupe dans une culture, passent à côté de ce travail de combinaison des mondes ou des régimes. Dans cette approche, les objets composés présentent donc plusieurs caractéristiques remarquables. Ils sont fondés sur des principes ou des valeurs de référence, ce qui les distingue des agencements au sens de Deleuze et Guattari, ou des objets composés auxquels se réfèrent les approches matérielles-sémiotiques, par exemple les acteurs-réseaux. Ces objets composés sont par ailleurs très intégrateurs pour les humains. Soit une personne est « engagée » dans un régime ou un monde (ou dans une combinaison de plusieurs d’entre eux), soit elle en est extérieure, mais elle perçoit alors les éléments de celui-ci depuis un autre monde (ou depuis une autre combinaison). Enfin, les auteurs associent une finalité à l’existence de l’objet composé. Si un tel objet a pris consistance et si un humain s’y engage ou y fait référence, c’est pour faire valoir l’élément fondationnel correspondant.

L’anthropologie des agencements

  • 14 Deux autres auteurs ont mis l’accent sur les apports du travail de Deleuze et Guattari pour l’anthr (...)

15Une partie notable de l’anthropologie américaine s’est construite, depuis la fin des années 1970, autour d’objets composés de type foucaldien. L’intérêt pour la notion « d’agencement » développée par Deleuze et Guattari est plus récent dans la discipline. Comme pour les approches matérielles-sémiotiques, la traduction de cette notion d’agencement dans des travaux basés sur des enquêtes empiriques suppose un certain nombre de médiations. L’influence de Deleuze et Guattari y est donc plus indirecte que celle de Foucault, mais cependant réelle. On y discerne de nouvelles problématisations de l’hétérogénéité. Deux ensembles de travaux retiendront ici notre attention : ceux menés par Paul Rabinow, à partir de la fin des années 1980, qui ont la particularité d’articuler les apports de Foucault et Deleuze-Guattari ; l’anthropologie des agencements qui ont partie liée avec des processus de globalisation (Collier-Ong, 2005 ; Tsing, 201714).

  • 15 « Assemblage » en anglais a été traduit par « assemblage » en français, plutôt que par « agencement (...)
  • 16 Rabinow parle ainsi d’un « mode qui met le soi, dans sa relation à lui-même, aux autres, et aux cho (...)

16Paul Rabinow reprend à Foucault et à Deleuze le projet de proposer pour les sciences sociales une approche qui se distancie de trois héritages : le structuralisme, qu’il conçoit comme centré sur les transformations des systèmes de signes ; l’herméneutique, attachée à recomposer les réseaux de signification du langage ou des actions, notamment lorsqu’il s’agit d’identifier par cette méthode la « culture » au sens de Geertz ; l’herméneutique du soupçon vue, dans la suite de la définition qu’en donne Ricœur, comme dévoilement du sens caché derrière le sens manifeste. Pour opérer ce déplacement, Rabinow conçoit le travail de l’anthropologue comme un travail d’« analytique interprétative » (Dreyfus & Rabinow, 1984). Les deux notions de « dispositif » et d’« agencement » y occupent une place centrale. La première permet d’étudier des objets composés qui tiennent sur le long terme. Rabinow (2006) a ainsi conduit une généalogie des dispositifs conçus et mis en œuvre par les techniciens de la « modernité sociale » en France. On retrouve dans cette recherche les ressorts centraux de la problématique foucaldienne de l’hétérogénéité : le souci d’articuler du « discursif » et du « non discursif » (ibid., p. 24), le souci de prendre en compte, au-delà de la référence aux valeurs mobilisées dans les controverses, l’articulation des « normes » et des « formes » autour desquelles se construisent véritablement les pratiques (ibid., p. 28). Avec son enquête sur la génomique, Rabinow (2000) a déplacé son investigation vers les « agencements ». Explicitement empruntée à Deleuze et Guattari15, la notion désigne un objet plus éphémère qu’un dispositif. Rabinow parle d’ailleurs à ce titre d’une « forme/événement » (ibid., p. 248). Il s’éloigne ensuite de cette problématique de l’hétérogénéité en introduisant un troisième terme, le « mode », qui vise à étudier les processus conjoints d’attention au monde et de transformation de soi, dans lesquels un individu peut être engagé, notamment dans les univers scientifiques, littéraires ou artistiques16.

17Depuis le milieu des années 2000, des anthropologues ont en commun de chercher à rendre compte de l’essor de certaines formes au niveau planétaire, en les abordant comme des objets composés, c’est-à-dire sous l’angle de leur hétérogénéité interne. Ils ont réélaboré dans cette perspective la notion « d’agencement ». Stephen Collier et Aiwha Ong (2005) partent ainsi du constat de la stabilité planétaire de certaines formes, qu’ils qualifient de « globales ». Dire que ces formes sont « hétérogènes » c’est, pour ces auteurs, se positionner contre les approches qui n’y verraient que du « social » ou du « culturel ». La nature des éléments qui composent ces formes reste ouverte : « infrastructures techniques, dispositifs administratifs ou régimes de valeurs » (ibid., p. 11). Les auteurs utilisent la notion de « mobile immobile », empruntée à Bruno Latour, pour indiquer comment ces formes globales émergent et comment elles se transportent. Ils pointent le travail de décontextualisation qu’il est nécessaire d’accomplir pour donner consistance à ces formes (ibid.). Et ils rappellent leur capacité d’assimiler de nouveaux environnements, et donc de « coder des contextes et des objets hétérogènes » (ibid.). Collier et Ong souhaitent ainsi mettre l’accent sur la variété des éléments qu’il s’agit d’agencer les uns avec les autres dès lors que l’on souhaite « territorialiser » une forme globale (ibid., p. 4). Les auteurs supposent alors que des tensions d’une nature spécifique émergent de cette double contrainte : agencer de l’hétérogène, garder une certaine immobilité (ibid., p. 12). La notion d’« agencement global » (global assemblage) est conçue à cet effet. Elle qualifie un agencement d’un certain type, et ouvre un champ d’investigation destiné à accumuler dans cette perspective les études de cas.

18Anna Tsing (2017) retient, quant à elle, la notion d’agencement « machinique » pour pointer les formes d’imposition planétaires auxquelles elle s’intéresse, celles liées en tout premier lieu au capitalisme. « Machinique » n’a pas ici le même sens que chez Deleuze et Guattari. Il s’agissait pour ceux-ci d’indiquer que des corps matériels sont pris dans des relations réciproques au sein d’un tout en transformation, qui rassemble des êtres hétérogènes. Il s’agit pour Tsing d’indiquer que l’agencement est fortement normatif, car dirigé par un bloc d’acteurs dominants qui se donnent les moyens de « produire du capital à partir de toutes sortes de modes de subsistance, humains et non humains » (ibid., p. 206). Cette fonction s’accomplit via une certaine « inflexibilité », qui possède d’autant plus les moyens de son exercice que le capitalisme comme agencement est soutenu selon Tsing par d’autres pouvoirs « à sa disposition », la justice et l’armée (ibid.). La science est également un agencement machinique « parce qu’une armée de professeurs, de techniciens et de pairs évaluateurs se tient en faction, toujours prête à hacher menu tout ce qui dépasse et à faire reluire ses propres blasons à travers ceux qu’elle enrôle » (ibid., p. 319).

19Une caractéristique du capitalisme est d’avoir besoin de « chaînes d’approvisionnement », destinées à « capter » des entités situées en dehors de l’agencement pour les mobiliser dans la production du capital (ibid., p. 107). Toute la question est alors d’examiner les phénomènes qui se situent à ce point de rencontre, c’est-à-dire à la fois à « l’extérieur » et à « l’intérieur » du capitalisme (ibid., p. 208). Anna Tsing propose dans cette perspective la notion « d’agencement d’espèces ». Faisant référence à des travaux en écologie, la notion désigne un enchevêtrement de « modes de vie » ou de « modes d’existence » d’espèces différentes (ibid., p. 22). Elle pointe la diversité des espèces généralement concernées, et donc l’intense travail de coordination nécessaire, en relation notamment avec la variété de leurs rythmes temporels. Il s’agit également d’une hétérogénéité plus ontologique, au sens où l’agencement concerne des humains comme des non humains, avec le décentrement qu’une telle optique génère (ibid., p. 60). La notion de « mode de vie » est suffisamment large pour parler des « espèces » vivantes et des humains. On retrouve par ailleurs dans ces « agencements d’espèces » la propriété de causalité mutuelle entre les êtres, et la dimension productive de l’agencement, que nous avons notée chez Deleuze et Guattari. L’accent est mis enfin sur le fait que les agencements sont toujours exposés à une transformation « ouverte » avec sa part d’incertitude quant aux réaménagements possibles (ibid., p. 60). La rupture avec la notion de « culture » comme formule concurrente pour concevoir le tout est explicite :

Le concept d’agencement, enchevêtrement indéfiniment ouvert de modes d’existence, est plus utile. Dans un agencement, des trajectoires variées finissent par se tenir les unes les autres, mais c’est l’indétermination qui compte. Pour connaître un agencement, il faut en défaire les nœuds. (Ibid., p. 137)

20L’ensemble des propriétés propres aux « agencements d’espèces » inscrit clairement la proposition de Tsing dans la suite de Deleuze et Guattari, mais avec une alliance beaucoup plus nette avec les sciences naturelles, l’écologie notamment. Elle cherche ainsi à montrer les « agencements d’espèces » qui se forment le long des chaînes d’approvisionnement du capitalisme.

  • 17 La notion de « mode de vie » autorise à vrai dire une grande souplesse d’usage, et la notion « d’es (...)

21Alors que Collier et Ong proposent d’examiner de façon ouverte les tensions propres aux « agencements globaux », Tsing prend des positions normatives très affirmées, qui tiennent à la nature de ses hypothèses relatives au capitalisme. Si elle retient de Marx la notion « d’aliénation », elle en étend très loin la définition, en qualifiant ainsi tout processus par lequel une espèce est séparée de l’agencement dans lequel elle est insérée, pour satisfaire l’inflexibilité des traductions propres à l’agencement capitaliste (ibid., p. 37). Elle met l’accent sur la propension du capitalisme à valoriser une espèce par rapport à d’autres, celle qui se trouve la plus apte, à un moment donné, à permettre la valorisation du capital, rappelant à ce titre l’extension spectaculaire des monocultures, contre l’hétérogénéité propre aux agencements enchevêtrés. Elle porte l’attention sur la production de « ruines », en raison de la mise à distance, de la destruction, ou du désintérêt du capitalisme pour les espèces qui n’entrent pas dans la valorisation du capital. Mais l’intérêt de Tsing pour les ruines va un pas plus loin, et c’est un pas essentiel de sa démarche. Elle poursuit en effet l’investigation vers les nouveaux agencements d’espèces susceptibles d’émerger, parmi les ruines, une fois le capitalisme retiré. Apparaissent alors les agencements susceptibles de construire, selon elle, un nouvel horizon politique. Quelques notions-clefs servent de repères : la « survie collaborative » (ibid., p. 32), la « diversité contaminée » (ibid., p. 70), le « mutualisme transformatif » (ibid., p. 81), l’« indétermination de la rencontre » (ibid., p. 88), les « tâtonnements » qui font émerger « les communs latents » (ibid., p. 369-370). Certaines entités constituent des modèles : des espèces, tels les champignons matsutakes dont les relations avec leurs hôtes sont un exemple de mutualisme transformatif ; des théories, telles les théories biologiques qui mettent en avant des relations entre espèces qui sont alternatives au schéma prédateur-proie, ou à celui de l’auto-reproduction avec extension d’échelle (ibid., p. 215) ; des groupes d’humains, tels les Croisés Matsutakes au Japon et leur manière de travailler le paysage (ibid., p. 374). Une double relation aux ruines du capitalisme est ainsi promue, à la fois constat des méfaits de celui-ci, et nouvel horizon pour des « récupérations bricolées » (ibid., p. 205)17.

Nouvelles perspectives

22Les nouvelles perspectives sur les objets composés rassemblées dans ce volume s’organisent autour de trois lignes de recherche. Les deux premières s’appuient sur un travail de re-conceptualisation de notions existantes, les agencements pour l’une et les dispositifs pour l’autre. La troisième correspond à la nécessité d’un troisième terme, que les auteurs trouvent dans la notion d’assemblage.

La reconceptualisation des agencements

  • 18 Pour un autre exemple de reconceptualisation, en sciences sociales, de notions issues du travail de (...)

23Si le travail philosophique de Deleuze et Guattari a fortement influencé, comme nous l’avons vu, une partie des sciences sociales, la référence à leur concept d’agencement a été en définitive souvent lointaine. Dans les approches matérielles-sémiotiques, c’est la notion d’acteur-réseau qui l’a emporté. Les anthropologues qui ont mobilisé la notion d’agencement ont peu discuté sur le fond les propositions de Deleuze et Guattari. Quatre articles du numéro travaillent à cette réévaluation, chacun s’attaquant à un élément clef du concept : Jérôme Denis et David Pontille se centrent sur le processus de « territorisalisation » ; Laurence Tessier sur la face « agencement collectif d’énonciation » dans une perspective comparative ; Anthony Stavrianakis sur la question du désir placée par Deleuze et Guattari au cœur des agencements ; Todd Meyers sur la possibilité de saisir une personne sous l’angle d’un agencement18. L’article d’Emily Chua reprend quant à elle la notion d’agencement d’espèces, développée par Tsing, pour l’élargir à de nouveaux terrains.

24Dans le cadre de leur enquête sur l’effacement des graffitis à Paris, Jérôme Denis et David Pontille pointent, avec leur travail sur un « agencement de maintenance urbaine », plusieurs aspects importants. Tout en insistant, en mobilisant cette notion, sur des propriétés de l’objet que l’on retrouve dans bien des travaux relevant du versant deleuzien du champ des objets composés (outre le caractère composite des éléments, ils insistent sur la causalité mutuelle entre ceux-ci, la forte contingence des transformations, la singularité de ce qui est décrit), leur reprise du concept d’origine permet d’argumenter plusieurs choix dans le paysage actuel. Ils trouvent tout d’abord dans ce concept un outil permettant de mieux prendre en considération, par rapport à la notion d’acteur-réseau, le travail engagé par l’ensemble des acteurs qui s’occupent d’entretenir des objets composés. Prolongeant une réflexion antérieure autour des agencements du travail scientifique (Pontille, 2016), ils portent ensuite l’attention sur la production de hiérarchies par les agencements, alors que les travaux sur les villes d’inspiration deleuzienne leur semblent avoir tendance, trop souvent, en raison d’un usage trop lâche de la notion d’« agencement urbain », à développer des descriptions excessivement souples de la variété des entités ainsi agencées. Denis et Pontille remettent ainsi l’accent sur le suivi détaillé des processus de « territorialisation » opérés par l’agencement de maintenance urbaine sur lequel ils ont travaillé. L’enquête empirique permet alors de dégager les différentes « lignes d’actions » qui participent à cette territorialisation. Reprenant par ailleurs les deux faces de l’agencement chez Deleuze et Guattari, ils en tirent une méthode pour distinguer dans la description, et mieux articuler l’un à l’autre, ce qui relève de l’agencement des corps (tel que le sociologue peut l’observer) et ce qui relève de l’agencement collectif des énonciations (les propos que les acteurs tiennent sur les choses).

25Laurence Tessier s’appuie également sur la conceptualisation de Deleuze et Guattari pour aborder cette fois-ci, à propos du diagnostic d’une nouvelle pathologie, la démence fronto-temporale, les pratiques médicales dans leur articulation avec la recherche scientifique. La pathologie est ainsi conçue comme un agencement « de symptômes, de figures de la sociabilité (humaine et animale), d’idées sur la nature humaine inspirées par la psychologie évolutionniste ou par un certain vitalisme » (p. 77). L’article fait alors apparaître comment s’articulent, par ces agencements, des dualités fondamentales : « le cérébral » et le « social », la « nature » et la « société ». Laurence Tessier exploite d’une façon inédite les potentialités comparatistes du concept d’agencement, en ce qu’il permet de faire apparaître ce qui s’enchevêtre dans les énonciations produites par les acteurs au plus près de leurs pratiques quotidiennes, sans intégrer les observations sur une notion faussement intégratrice de « culture », et sans non plus les ramener à des idéaux-types, et donc en préservant la singularité de chacun des agencements qui entrent dans la comparaison. La démarche présente l’originalité de se centrer sur l’étude des paroles et des inscriptions, c’est-à-dire sur la face « agencement collectif d’énonciation » d’un agencement, en tirant parti de la clarté méthodologique qu’autorise un tel choix. Si la démarche comparative rappelle certains des travaux matériels-sémiotiques issus des science studies, tels ceux d’Annemarie Mol sur le body enactment (Mol, 2002), elle s’en différencie par sa manière de travailler la matérialité. Laurence Tessier, en effet, ne tranche pas, à la différence de ces travaux, sur ce qu’il en est de la réalité matérielle comparée des corps qui passent par chacun des sites étudiés. Elle se donne par contre les moyens d’approfondir le tissu serré des énonciations révélé par une enquête ethnographique qui donne accès au flux continu des propos échangés.

26Anthony Stavrianakis imagine ce que pourrait donner son enquête sur le suicide assisté si celle-ci était envisagée sous l’angle d’un « réseau matériel-sémiotique de la demande et la mise en œuvre du suicide assisté » :

En termes méthodologiques, l’objectif d’un enquêteur en sciences humaines et sociales pourrait être de reconstituer la toile ou le réseau de relations – les liens et les associations de mots et de choses – qui tient suffisamment longtemps pour qu’une personne mène à son terme l’acte de mettre fin à sa vie. Ce serait une sorte d’agencement. (p. 109)

27Mais engagé lui-même comme anthropologue dans cet agencement, et compte tenu de la position qu’il occupe pendant son enquête, Anthony Stavrianakis observe que « le désir », cette notion centrale de Deleuze et Guattari, par laquelle ils désignent ce qui, entre les éléments d’un agencement, engendre relations et mouvement, occupe une place certes centrale, mais bien plus spécifique que ne le suggèrent ces auteurs. Anthony Stavrianakis ne peut en effet que constater qu’il est lui-même enclin à vouloir interpréter le « désir de mourir » de la personne qui se prépare au suicide assisté, et il observe que les proches de cette personne sont eux aussi inclinés à interpréter ce désir. La personne qui s’apprête au suicide assisté paraît quant à elle demander, voire exiger, l’interprétation de ce désir, et s’attache à l’orienter dans certaines directions. D’où une reformulation du projet :

Aborder la question du désir par lequel un suicide assisté advient, un désir compris en termes d’agencement, m’oriente alors vers les arrangements pratiques qui offrent aux sujets la possibilité de prendre une position au sein d’une configuration de signes, d’images, de gestes, d’états physiques et affectifs – médicaux, biographiques, historiques –, qui renvoient à une multitude d’éléments, la douleur et la mort notamment, dont la signification se prête à l’interprétation, voire – affirmerai-je – semble l’exiger. (p. 123)

28C’est en suivant cette démarche qu’Anthony Stavrianakis découvre, dans son enquête, la place qu’occupent les images de morts antérieures dans cet agencement du désir (si l’on peut désigner, par cette contraction, l’objet vers lequel s’est déplacée l’enquête). Il ouvre un mode d’appréhension du désir de mourir qui va contre la psychologie individualisante, contre la prétention d’accès à une clef globalisante dans l’interprétation de ce désir, contre encore la réduction de l’analyse à l’étude des stratégies et des rapports de pouvoir.

29Revenant sur son travail au long cours auprès de Beverly, une femme noire américaine atteinte de plusieurs pathologies chroniques, et vivant en situation de pauvreté dans la banlieue de Baltimore, Todd Meyers explicite tout d’abord les deux exigences qui peuvent conduire un anthropologue à aborder un individu sous l’angle d’un agencement. L’exigence de singularité y occupe une place essentielle. Compte tenu notamment de l’ampleur et de la durée de l’enquête menée auprès de Beverly, Todd Meyers réalise l’importance qu’il y a, pour l’anthropologie, à trouver les moyens de ne pas ramener l’individu, y compris dans le moment limité d’une scène, aux catégories qui concourent à le désigner ou à l’appréhender. Il s’agit ensuite d’une exigence d’attention à l’évolutivité permanente de l’individu comme agencement, en relation avec d’autres agencements (y compris l’anthropologue). Todd Meyers envisage alors les distorsions qui s’interposent dans un tel projet. C’est tout d’abord la place qu’occupent les images dans l’enquête : l’image d’événements qui, dans la mémoire ou dans les notes, focalisent le travail, et fixent l’agencement ; ou encore cette illusion de l’image de l’individu comme réelle présence, qui, dès qu’elle se trouve réalisée, devient elle-même un écran. C’est ensuite le souci du bien, de la constance, de la bienveillance, qui oriente la relation anthropologique, en particulier face à la souffrance. Si la bienveillance doit être maintenue, elle tend à mettre au premier plan, selon Todd Meyers, la catégorie sociale dont relève l’individu, sa « race », son genre, les pathologies qui l’affectent, et elle fait perdre le sens de la singularité à laquelle l’anthropologue est simultanément attaché. La conscience de ces distorsions devient telle que Todd Meyers cherche une issue dans une expérience d’écriture négative dont l’anthropologie, dans son histoire, a déjà donné de nombreux exemples, mais qui est ré-explorée ici à partir d’une réflexion sur les agencements, les images et la moralité.

30Les propositions de Stephen Collier et Aiwha Ong, ou encore d’Anna Tsing, ont ouvert à la notion d’agencement de nouvelles potentialités qui font l’économie d’un retour à Deleuze et Guattari. Poursuivant cette voie, l’article d’Emily Chua met en évidence comment reprendre l’étude de pratiques habituellement pensées, et parfois de façon répétitive, au carrefour de macro-entités bien établies, tels que l’État et le marché. Elle en donne un exemple dans son analyse des transformations de la presse, et des pratiques actuelles des journalistes en Chine. Comme l’écrit Emily Chua, lorsque l’on aborde le secteur de la presse comme « agencement journalistique », celui-ci « n’apparaît plus comme un système structuré par la simple logique de contrôle de l’“État” et de la concurrence de “marché” » (p. 166). Un tel déplacement permet d’élaborer un point de vue critique nouveau, car dépassant « la critique de la commercialisation et du contrôle autoritaire de l’État, qui fournit le principal cadre d’interprétation du sujet » (p. 175). Ainsi conçue, l’enquête permet de ré-ouvrir l’incertitude sur les effets non intentionnels des interactions, d’investir d’autres finalités des acteurs que le seul positionnement sur un marché, d’envisager de façon plus complète la réflexivité que les journalistes peuvent avoir sur leurs pratiques, et de découvrir, au niveau individuel ou collectif, les nouvelles formes de journalisme qui émergent de l’agencement journalistique. Trois autres contributions de ce volume mettent également en évidence de nouvelles entrées par les agencements, celles de John Bowen, de Michel Naepels et de Jean-Marc Weller, mais dans des cadres qui réarticulent celles-ci avec la prise en compte des dispositifs ou des assemblages, et que nous présentons par conséquent dans les sections suivantes.

Un nouvel abord des dispositifs

31Plusieurs articles du volume ont en commun d’opérer des déplacements par rapport aux usages antérieurs de la notion de dispositif. Ils ne s’inscrivent pas dans l’idée de révéler, comme dans le programme foucaldien, les stratégies sous-jacentes aux dispositifs, et conçoivent par ailleurs les humains en interaction avec ceux-ci plutôt que dans une relation d’englobement. Par ailleurs, contrairement aux approches en termes de mondes ou de régimes, ils conçoivent que les dispositifs puissent être désencastrés de ces régimes ou de ces mondes, et des principes qui les sous-tendent. Il s’avère alors nécessaire, pour ces nouvelles approches, de préciser les notions complémentaires qui permettent de penser cette interactivité des humains avec les dispositifs. Le volume présente un certain nombre de propositions pour penser des couples de notions pertinents : Catherine Rémy montre les interactions entre un dispositif d’expérimentation sur les animaux et une « forme politique » saisie dans son histoire ; John Bowen entre des dispositifs d’audits en vue d’une certification de la nourriture comme halal et l’« agencement global » de cette certification au niveau planétaire ; Claude Rosental entre des dispositifs technologiques et la « techno-rhétorique » destinée à soutenir la démonstration publique de leurs potentialités ; Janine Barbot et Nicolas Dodier entre un dispositif d’audience pénale et le « répertoire normatif » des victimes qui viennent y témoigner.

32Catherine Rémy s’appuie dans son article sur une enquête ethnographique qu’elle a menée auprès de scientifiques qui pratiquent des xénogreffes expérimentales sur des animaux. Elle a cherché à comprendre les raisons pour lesquelles les scientifiques l’ont longtemps tenue à l’écart de l’expérimentation, et l’origine des réticences qu’elle a plus largement rencontrées vis-à-vis de son enquête. C’est une remontée dans l’histoire des expérimentations animales qui lui a livré la clef de l’interprétation. Selon Catherine Rémy, les réticences des scientifiques à l’égard de l’enquête, mais également la nature de leur conduite vis-à-vis des animaux, résultent en effet de la confrontation entre la « forme politique » à laquelle ces scientifiques sont attachés, et le dispositif d’expérimentation tel qu’il s’impose à eux dans le cadre notamment des nouvelles réglementations européennes. Cette forme politique, c’est pour Catherine Rémy une manière globale d’envisager l’ensemble des institutions, des acteurs, des normes et des outils en matière d’expérimentation animale, qui a dominé le monde scientifique, ainsi que ses articulations avec l’État et le public, tout au long des xixe-xxe siècles. Elle est la référence primordiale des chercheurs pour organiser leurs pratiques. Le nouveau dispositif expérimental, introduit plus récemment dans les laboratoires, est une pièce en apparence beaucoup plus modeste, mais qui remet en cause, de fait, les bases de la pratique associées à cette forme politique. La présence de l’ethnographe étant vue initialement, par les chercheurs, comme un élément de ce dispositif, ils l’ont maintenue à distance sans toutefois l’exclure entièrement, et il faudra, en cours d’enquête, toute une transformation de la place de l’ethnographe pour que celle-ci, venant finalement à être acceptée à participer à l’expérimentation, soit en mesure d’en comprendre elle-même les composantes. Dans ce jeu entre une vaste forme politique et un dispositif qui fait irruption, apparaît donc une voie d’interprétation qui permet d’appréhender de façon conjointe des situations ethnographiques et des transformations historiques, d’une manière profondément originale par rapport à ce que pouvaient proposer jusqu’à présent les différentes lignées d’investigation autour des objets composés.

33John Bowen envisage comme « dispositif » le service d’audit sur lequel porte son enquête relative à la certification halal. La notion lui permet d’envisager les éléments matériels et discursifs de l’audit, et de rendre compte de sa capacité à organiser la série des séquences par laquelle un certain nombre d’acteurs doivent en passer pour certifier la nourriture. L’accent est mis sur la performativité du dispositif c’est-à-dire sur ce que sa mise en œuvre fait faire aux humains et aux produits lors de son actualisation. Comme le montre John Bowen, cette mise en œuvre locale du dispositif d’audit, dont on peut reconstruire les différents aspects en observant des visites d’entreprise, s’avère inséparable des relations établies avec d’autres dispositifs. Compte tenu du caractère transnational de la certification halal, des liens sont en effet établis et mobilisés à chaque visite, avec des « méta-audits » pourvoyeurs de formes globales au sens de Stephen Collier et Aiwha Ong. L’actualisation d’un dispositif de certification s’articule donc avec un « agencement global » et son étude éclaire celui-ci. Des tensions sont notamment mises en lumière entre la manière dont les services d’audit décident si la nourriture peut être, ou non, considérée comme halal, et les jugements portés sur les résultats de cette certification par les acteurs en charge des méta-audits. Certains d’entre eux s’inquiètent en effet de la manière dont ce partage entre halal et non halal sera reçu par les populations de différents pays. D’autres remettent en cause ou redéfinissent certains aspects du processus de certification, au nom de considérations émergentes sur ce qu’il en est de la « substance » des entités impliquées (le porc, les enzymes, le fromage, etc.).

34Claude Rosental s’intéresse aux activités qui consistent « à présenter des technologies en action, en particulier pour en expliquer le fonctionnement ou en vanter les mérites » (p. 237), ce qu’il regroupe sous le terme générique de « démos ». Il s’attache notamment à saisir en quoi consiste le savoir-faire rhétorique des démonstrateurs, et à quel type de formalisation ou de normes il donne lieu. L’hypothèse de Claude Rosental est que l’on peut dégager, si l’on conduit l’enquête sur une série de sites vaste et bien choisie, les propriétés transversales qui caractérisent ces démos (et en premier lieu, pour cet article, les démos high-tech). L’attention n’est pas portée sur le caractère hétérogène des technologies en question. Ce qui est perçu par Claude Rosental comme composite, ce sont les pratiques des démonstrateurs, mélange de « manipulations matérielles » et de « productions verbales », l’auteur portant une attention particulière à ne pas séparer, comme de nombreux travaux relatifs aux démos ont tendance à le faire dans leurs analyses, ces deux domaines de la pratique. Pour mettre en évidence comment s’élaborent, dans les cercles des démonstrateurs, les normes relatives simultanément à ces deux ordres de la pratique, Claude Rosental forge la notion composée de « techno-rhétorique ». Celle-ci présente la particularité d’ajouter aux trois bases classiques de la rhétorique lorsqu’elle traite du langage (logos, ethos, pathos), la « technè » c’est-à-dire la formulation des normes relatives à la manipulation convaincante des artefacts. Cette notion permet alors d’organiser la comparaison des différentes manières de former ou d’évaluer les démonstrateurs.

35Janine Barbot et Nicolas Dodier mettent également l’accent sur les processus d’interaction entre des humains et des dispositifs, dans le prolongement d’une reconceptualisation antérieure de cette notion (Dodier & Barbot, 2016), pour éclairer comment des victimes investissent une situation de témoignage dans le cadre d’un procès pénal. La notion de dispositif permet là encore d’être attentif, d’une façon ouverte, à la variété des éléments qui entrent dans l’organisation pratique des témoignages, et à l’enchaînement des séquences qui caractérise un procès. Rompant avec une approche qui tendrait à dire, de l’extérieur, quelles sont les finalités ou les fonctions du procès, les auteurs sont attentifs aux finalités que les victimes attribuent elles-mêmes à ce dispositif lorsqu’elles s’expriment à l’audience. Ils choisissent de se centrer, en raison des possibilités d’investigation méthodique qu’ouvre un tel champ, sur les propos des individus, et à travers ceux-ci sur le travail « normatif » des victimes relatif conjointement à l’affaire judiciaire et à la situation de témoignage. L’objectif est alors de saisir ce qui préside à ce positionnement, et de comprendre ainsi les ressorts de la relation pratique qu’une personne entretient face à un dispositif d’audience judiciaire. Le fait de pouvoir travailler, comme c’est le cas dans cette enquête, sur une affaire qui rassemble de nombreuses personnes, permet de conjuguer une attention à la singularité de chaque témoignage et à l’espace des variations entre ceux-ci. Janine Barbot et Nicolas Dodier prennent alors en considération un autre plan d’hétérogénéité : non pas seulement l’hétérogénéité des éléments qui composent un dispositif d’audience, mais également l’hétérogénéité des bases normatives auxquelles les personnes font référence dans leurs propos. C’est ici qu’intervient la notion de « répertoire normatif ». Couplée à celle de dispositif, elle vise à rendre compte de ce niveau d’hétérogénéité tout en étant en mesure de saisir ce qui structure les propos des individus lorsqu’ils sont confrontés à un dispositif donné. Le cadre d’analyse s’oriente ainsi, plus largement, vers une approche processuelle des interactions entre les dispositifs et les répertoires normatifs des individus qui y sont confrontés.

Les assemblages comme concept

36Le volume témoigne enfin de la nécessité éprouvée par certains chercheurs de trouver, au-delà des concepts d’agencement et de dispositif, une notion qui puisse rendre compte d’autres formes d’attention aux objets composés. Si la notion d’assemblage permet d’aller dans ce sens, les chemins qui y conduisent sont variés. Dans son travail sur l’aide humanitaire au Congo, dans une région particulièrement touchée par des violences de guerre, Michel Naepels utilise la notion d’assemblage pour penser ce qui, localement, se conjugue pour déborder un dispositif humanitaire. Jean-Marc Weller parle d’assemblage pour se ménager la possibilité de penser, dans le cadre d’une investigation sur la bureaucratie et le droit, les bureaux comme des objets composés dont le degré de cohésion est si variable d’un lieu à un autre, qu’il remet en cause la polarité entre des agencements flexibles et des dispositifs consolidés. Partant d’une recherche sur la « biologie numérique », Gaymon Bennett réunit deux dimensions centrales dans la notion d’assemblage : sur le plan méthodologique, un moyen de penser tout objet que l’anthropologie aborde, en tant que « global inductif », à travers le prisme du cercle herméneutique ; sur le plan ontologique, une manière de donner un statut à des entités dont les tensions ontologiques internes, en relation notamment avec le statut de la vie, sont telles qu’elles constituent plutôt des objectifs que des objets.

37Michel Naepels s’intéresse centralement à la façon dont des personnes en situation de grande vulnérabilité affrontent l’incertitude qui pèse sur leur existence. S’agissant des personnes qui vivent dans la région de Pweto à l’est du Congo, il étudie plus précisément dans son article la place qu’occupe l’aide humanitaire internationale dans cette expérience de la vulnérabilité. La notion de dispositif, et plus spécifiquement de « dispositif humanitaire », lui est alors utile pour deux raisons : pour pointer l’hétérogénéité des éléments qui s’y articulent (des éléments matériels eux-mêmes hétérogènes, une multitude d’institutions, des statistiques ou des enquêtes produites par le dispositif, des cartes, des listes, des files d’attente, des règles, des formats de réunions, etc.) ; pour rendre compte de la manière dont les organisations qui participent à l’aide humanitaire, et qui ont chacune leur propre agenda, sont coordonnées. Mais pour Michel Naepels d’autres notions doivent être mobilisées pour rendre compte du fait que ce dispositif est « localement débordé par une multitude de processus sociaux (tels que l’enregistrement, la représentation, le patronage) qui sont mobilisés autour des ressources humanitaires par des acteurs bien plus nombreux que les seuls distributeurs et bénéficiaires légitimes » (p. 324). Naepels propose la notion d’assemblage pour désigner les formes de coordination non intentionnelles engendrées par le dispositif, et qui le débordent en retour. Elle s’inspire explicitement de Anna Tsing (2017), lorsque celle-ci observe que le capitalisme engendre, sur ses ruines, des agencements non intentionnels de modes de vie. La notion d’assemblage vise également à rendre compte de l’hétérogénéité des éléments qui participent au débordement du dispositif : « une multitude d’objets, de biens matériels, de ressources, de discours, de relations sociales et politiques, de contraintes économiques. » (p. 321). Plutôt que de reprendre le terme d’agencement, Michel Naepels préfère le terme d’assemblage, moins connoté théoriquement, et plus en accord selon lui avec les usages ordinaires du mot. Mais Naepels a également besoin, un cran plus loin, d’une autre notion, le « système de prédation », pour penser cette fois-ci le fonctionnement général de l’économie locale auquel s’articule cet assemblage. Cette notion de système amène simultanément l’idée d’une finalité sous-jacente (la prédation), d’une circularité des processus (le système s’entretient lui-même), et d’une hétérogénéité toute relative des éléments (il s’agit essentiellement d’humains catégorisés par leurs groupes d’appartenance ou par leurs statuts, notamment dans l’appareil d’État, ainsi que par la nature des relations, d’échanges et de protection, qui les lient les uns aux autres). L’article montre au total, par ce parcours d’échelles successives, comment un système social, au sens où le définit Max Gluckman (1940), se nourrit du dispositif humanitaire et de l’assemblage qui lui est lié, et influe en retour sur ceux-ci.

38En lien avec un programme qui pense la bureaucratie, l’administration et le droit à travers leurs bureaux (Weller, 2018), Jean-Marc Weller s’intéresse plus particulièrement dans ce numéro à la façon dont des agriculteurs organisent leurs bureaux, ainsi qu’aux contrôles et aux évaluations dont ces bureaux font l’objet, dans le cadre d’audits destinés à vérifier la qualité de leurs produits. Les bureaux des agriculteurs sont des objets composés dont l’hétérogénéité est d’emblée frappante :

Ce sont bien des mobiliers très variables qui semblent en caractériser les lieux et en équiper les fermes : ordinateur, étagères, meubles à classement vertical, cartons, tablettes, mais aussi manteaux de cheminée, placards de cuisine, sacs plastiques, etc. Ce sont aussi des professionnels multiples qui les occupent : l’exploitant, mais aussi possiblement ses associés, des membres de la famille, les techniciens agricoles ou les auditeurs venus en consulter divers documents à des fins de conseil ou de contrôle, etc. Et ce sont des écrits aux formats très divers qui y sont confectionnés ou qui y circulent : notes, post-it, marques, formulaires, fichiers, extraits de bases de données, etc. (p. 335)

39Ces objets composés présentent un degré de cohésion interne très variable. C’est alors pour garder la possibilité d’examiner toute la palette des possibles que Jean-Marc Weller propose la notion d’assemblage. Reste à se donner les moyens d’observer ces bureaux en situation. La notion de dispositif redevient alors utile. Voir le bureau à travers un dispositif d’audit de la qualité des produits est pour le sociologue une opportunité méthodologique : en suivant le travail des auditeurs, le sociologue examine, par-dessus leurs épaules, quel est le champ de variations entre les bureaux, et éclaire ainsi ce qui, dans la manière de travailler des agriculteurs, et notamment dans leur manière de constituer leurs bureaux, s’avère plus ou moins congruent avec les contrôles dont ils font l’objet.

40Gaymon Bennett développe dans le texte qui clôt le volume deux formes de préoccupations pour l’hétérogénéité jusqu’à présent absentes. L’origine de sa réflexion est une recherche menée, à partir d’une somme d’enquêtes dans plusieurs milieux de la biologie états-unienne, sur la « biologie numérique » (digital biology), vue non pas comme un réseau socio-scientifique, une spécialité ou une discipline, ni comme un monde social, un champ, une culture ou une communauté, ni même comme un enchevêtrement de lignages, mais comme un « assemblage ». La biologie numérique est tout d’abord pour Gaymon Bennett un assemblage en un sens très général dans les sciences sociales : comme un tout dont les contours et les éléments ne se découvrent que progressivement, mais dont l’existence est postulée au départ, et donne sens peu à peu aux éléments qui sont supposés en constituer les parties. Gaymon Bennett trouve ici dans la notion d’assemblage une manière de traduire cette forme de rassemblement de l’hétérogène qui est au principe du cercle herméneutique, et de ce processus d’allers et retours entre les parties et le tout qui caractérise selon lui toute enquête anthropologique. Mais Gaymon Bennett souhaite ajouter à cette notion d’assemblage une dimension qui le frappe dans son enquête sur la biologie numérique, une dimension qui n’est pas portée par le cercle herméneutique, et dont l’importance justifie la seconde face de l’entreprise conceptuelle qu’il engage dans l’article : la biologie numérique se présente comme quelque chose auquel les acteurs souhaitent donner une consistance globale, mais en cachant selon lui les tensions internes fondamentales qu’ils doivent maintenir invisibles (ou que les acteurs se cachent à eux-mêmes) et qui donnent nécessairement à l’ensemble une forme d’incohérence. Tout un chemin est alors nécessaire à Gaymon Bennett pour saisir, par un retour sur la notion de vie, et par des hypothèses sur les propriétés attachées aux êtres vivants, ce qu’il peut y avoir de contradictoire dans le projet même de la biologie numérique. La notion d’assemblage permet alors de faire valoir dans l’analyse anthropologique ce qui est, du point de vue des acteurs, de l’ordre d’un objectif, mais qui ne peut rester, selon l’anthropologue, qu’au stade de cette potentialité, en raison même des tensions internes constitutives de l’entité en question. C’est l’existence de cette incohérence cachée que la notion cherche à pointer.

Conclusion

41La préoccupation pour les objets composés irrigue une partie des sciences sociales. Nous avons identifié plusieurs de ses lignages : les approches foucaldiennes, les approches matérielles-sémiotiques, l’étude des mondes fondés, l’anthropologie des agencements. Nous avons montré les différents ressorts de l’hétérogénéité sur lesquels s’appuient ces travaux, et qui donnent sens à cette préoccupation : penser des touts qui lient entre eux des éléments relevant des grandes catégories habituelles d’existants, obligeant ainsi les sciences sociales à dépasser des dualismes établis ; marquer l’impossibilité de recenser a priori les catégories pertinentes d’éléments qui composent les objets étudiés, et trouver les méthodes et les concepts qui préservent cette ouverture ; rendre compte, entre des éléments relevant de catégories différentes, de dépendances réciproques qui ont le pouvoir de les transformer ; donner à voir le travail par lequel les humains définissent eux-mêmes les catégories susceptibles de qualifier et de distinguer, voire de séparer, les uns des autres les éléments qui constituent ces objets composés. Nous présentons dans ce volume des recherches qui, partageant cette préoccupation pour l’hétérogénéité, ont en commun d’imaginer des méthodes nouvelles pour l’investiguer. Trois lignes de recherche s’en dégagent, chacune d’entre elle s’attachant à conceptualiser de façon inédite l’une des notions qui permettent de désigner des objets composés – agencement, dispositif, assemblage –, certaines de ces recherches mobilisant conjointement plusieurs d’entre eux. Ces travaux forment un ensemble de propositions émergentes, qui englobent des domaines variés (les études urbaines, la médecine, les sciences et l’innovation technologique, les mondes judiciaires, la religion, l’humanitaire, l’agriculture), ainsi que différents contextes nationaux et continentaux (France, Europe, États-Unis, Asie, Afrique).

42Les lignages déjà établis dans le champ des objets composés continuent de se transformer, esquissant de leur côté de nouvelles pistes d’investigation et de discussions. On peut penser par exemple aux approches foucaldiennes qui tirent aujourd’hui parti d’une conceptualisation en termes de foyers d’expérience (Rabinow, 2011). On peut penser également aux développements des approches matérielles-sémiotiques du côté de l’économie, avec notamment l’étude des « agencements marchands » (Callon, 2017) ou à l’analyse de la performativité des artefacts économiques (Muniesa, 2014). On peut penser enfin aux tentatives de synthèse, venant d’une théorie des mondes fondés, entre structuralisme et pragmatique de la valeur (Boltanski & Esquerre, 2017).

43Nous avons noté une tendance à la polarisation des recherches, dans le champ des objets composés, selon le degré de stabilité de ces objets, un supplément de stabilité étant vu plutôt du côté des dispositifs, alors que les recherches en terme d’agencement ou d’assemblage insistent plus sur leur évolutivité. D’autres lignes de comparaison pourraient par ailleurs être développées entre les objets composés, et entre les façons de les appréhender. On peut ainsi imaginer de distinguer les modes d’enquête selon la manière dont chacune d’entre elles conçoit le positionnement respectif de trois entités (Marcus & Saka, 2006, p. 102) : le chercheur en sciences sociales, les acteurs étudiés (avec leur propre perception ou expérience de leur environnement), les objets composés (avec leurs caractéristiques propres). Des différences importantes semblent notamment apparaître selon que l’analyste, ou les acteurs, sont conçus à l’intérieur ou à l’extérieur de l’objet composé, ou encore en mouvement entre intérieur et extérieur ; ou encore selon ce qui est respectivement attribué aux acteurs ou aux chercheurs dans l’appréhension progressive des contours de l’objet composé, et de ses éléments constitutifs. D’autres comparaisons sont envisageables, selon, par exemple, que des stratégies sous-jacentes sont attribuées ou non aux objets composés, selon que des finalités sont ou non définies par les chercheurs, ou encore selon ce qui est susceptible ou non de les fonder (un principe, une valeur, la résolution d’une contradiction, etc.).

44Les stratégies de recherches sur les objets composés, si elles sont liées à des hypothèses ou à des choix concernant ces objets, dépendent également très largement des présupposés et des outils concernant d’autres réalités. Comme nous l’avons vu, ce sont souvent des couples de notions qui sont mobilisés par les chercheurs (agencement/hiérarchie, agencement/désir, dispositif/forme politique, dispositif/répertoire normatif, assemblage/système de prédation, assemblage/vie, etc.), l’attention aux objets composés s’inscrivant généralement, au-delà d’une préoccupation pour l’hétérogénéité, dans un faisceau de préoccupations plus vaste. Le volume, à cet égard, cherche à présenter un espace de recherches plutôt qu’un cadre théorique partagé, et à nourrir le regard sur la constellation des paradigmes susceptibles de s’associer à l’étude de ces objets.

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Notes

1 D’une façon analogue, une nouvelle « préoccupation » pour la figure du chef et la question du leadership est, par exemple, apparue, notamment dans les sciences humaines et sociales, à la fin xixe siècle (Cohen, 2013, et plus précisément p. 61-62 sur cette notion de préoccupation).

2 La notion de « lignée » est empruntée à Andrew Abbott (1999). Elle permet de penser la pluralité des entités que partagent des chercheurs à un moment donné (un concept, une discipline, un ensemble de questions, des outils, un travail fondateur, etc.). Voir Jouvenet (2016).

3 Voir John Law (2009) pour un bilan et une synthèse.

4 « Il y a une insistance sur le processus et sa précarité (tous les éléments doivent jouer leur partie à tout instant ou tout se défait). » Law (2009, p. 146 ; notre traduction, italiques dans l’original).

5 « Comme d’autres approches matérielles-sémiotiques, l’approche selon l’acteur-réseau décrit donc la réalisation des relations hétérogènes matérielles et discursives qui produisent et remanient toutes sortes d’acteurs tels des objets, sujets, êtres humains, machines, animaux, “nature”, idées, organisations, inégalités, échelle et tailles, et arrangements géographiques. » Law (2009, p. 141 ; notre traduction).

6 La double caractéristique centrale (Law, 2009, p. 146 ; notre traduction) de la « relationnalité semiotique » (au sens de « c’est un réseau dont les éléments se définissent et se forment les uns les autres »), et de la matérialité (« les choses sont là en abondance, pas simplement “le social” ») justifie la dénomination de l’approche comme « matérielle-sémiotique ».

7 Pour une présentation de l’ensemble de ces travaux, voir Jouvenet (2018) : « La caractérisation des domaines scientifiques comme “pratiques et cultures”. »

8 Comme l’indique Morgan Jouvenet (2018, p. 166), chez Sharon Traweek (1988) « l’instrument apparaît comme la matérialisation de l’histoire d’une communauté scientifique, de façon quasi-totémique ». Voir également, entre autres, Peter Galison (1997) sur la notion de « culture matérielle » des expérimentateurs, Karin Knorr-Cetina (1999) sur les « cultures épistémiques », Reinhardt Kohler (1994) sur « l’économie morale » des généticiens drosophilistes.

9 Voir Lemonnier (1983, 1996), ou Warnier (1999) pour des présentations.

10 Voir Warnier (2009, p. 30) sur la notion d’étayage.

11 Voir Warnier (1999, p. 12-13), qui exprime l’idée, en référence à Michel Foucault, selon laquelle les personnes sont « subjectivées » de façon différente en fonction de la culture matérielle dont elles sont partie prenante.

12 Voir sur ce point l’échange entre Pierre Lemonnier (1996, notamment p. 23-24) et Bruno Latour (1996).

13 Voir Dodier (1993) pour une interprétation des premiers travaux conduits dans cette perspective. Voir Thévenot (2006) pour une approche élargie des différents régimes d’engagement.

14 Deux autres auteurs ont mis l’accent sur les apports du travail de Deleuze et Guattari pour l’anthropologie, mais sans cette préoccupation pour l’hétérogénéité dont nous traitons dans ce texte. Manuel DeLanda (2006) a développé une ontologie sociale originale à partir de la notion d’« agencement ». Cela dit, la notion ne désigne pas chez lui, un type d’entités auquel les sciences sociales portent une attention spécifique, mais une façon de concevoir l’ensemble des entités considérées comme « sociales » (depuis les « personnes » jusqu’aux « états-nations », ibid., p. 3), voire même toute chose (« atomes », « molécules », « organismes biologiques », etc.). Si cette ontologie s’appuie en grande partie sur la philosophie de Gilles Deleuze, elle s’en distingue par le rôle moins central qu’occupe la question de l’hétérogénéité interne dans la caractérisation des agencements. Pour DeLanda en effet, l’hétérogénéité n’est qu’une variable parmi d’autres, et plus ou moins forte selon les cas (ibid., p. 12). Eduardo Viveiros de Castro (2009) s’appuie également sur les travaux de Deleuze et Guattari, mais là encore avec une entrée sur l’hétérogénéité différente de celle que nous examinons ici. S’intéressant principalement à reconstruire les bases de la pensée des indigènes, il souhaite traduire ce qui dans cette pensée peut s’apparenter à la vision du monde développée par Deleuze et Guattari (notamment dans leur manière d’envisager la multiplicité).

15 « Assemblage » en anglais a été traduit par « assemblage » en français, plutôt que par « agencement », ce qui fait perdre cette généalogie pourtant explicite.

16 Rabinow parle ainsi d’un « mode qui met le soi, dans sa relation à lui-même, aux autres, et aux choses, en mouvement aussi bien qu’en question » (2003, p. 77 ; notre traduction).

17 La notion de « mode de vie » autorise à vrai dire une grande souplesse d’usage, et la notion « d’espèce » ouvre sur des totalisations parfois rapides. Dans les faits, ce qui est souvent agencé, dans les descriptions d’Anna Tsing, ce sont des cultures ou des groupes, dans une approche qui s’inspire des sociologues interactionnistes lorsqu’ils envisagent les relations entre mondes sociaux autour d’objets frontières (Star & Griesemer, 1989). On donnera pour exemple l’analyse des relations entre cueilleurs et acheteurs dans les forêts de l’Oregon. Pour Tsing, c’est une référence partagée à la « liberté » qui rend possible la coordination entre ces groupes, chacun d’entre eux attribuant à la liberté sa propre signification, compte tenu de la culture qui imprègne son langage et ses pratiques (Tsing, 2017, p. 117).

18 Pour un autre exemple de reconceptualisation, en sciences sociales, de notions issues du travail de Gilles Deleuze, voir notamment les recherches de Christian Bessy et Francis Chateauraynaud (1995) sur les pratiques d’expertise à partir du concept de « pli ».

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