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De Darwin à Piaget

 | 
Dominique Ottavi

IV. Progrès et pédagogie. La république face à la science

Introduction à la quatrième partie

Texte intégral

1La mise en place de l’école républicaine est contemporaine de la constitution de la psychologie de l’enfant. Dans ce contexte, quelles sont les répercussions de la nouvelle science sur la définition de l’éducation et de l’enfant à éduquer ? L’enfant est devenu, d’une part, la mémoire vivante d’un passé qui le rapproche de l’animalité, qui lui confère une activité psychologique propre, et différente de celle de l’adulte, d’autre part, un potentiel d’avenir dans la mesure où l’évolution s’y rejoue et s’y poursuit. L’enfant ne peut plus être le « sauvage » que le xviiie siècle voulait y voir : le « sauvage » est désormais figé dans un état primitif d’évolution, tandis que l’enfant, du moins l’enfant européen, incarne le progrès futur de l’espèce.

2À partir de cette configuration, l’enjeu du développement psychologique de l’enfant excède le développement individuel tel qu’il est contenu dans l’idéal des Lumières et tel que les philosophes de la troisième République en héritent, c’est-à-dire un développement organisé autour de l’autonomie morale. En ce sens, la nouvelle science perturbe la réflexion sur l’éducation de cette période, et cela d’autant plus que le débat ne se déroule que très rarement dans la clarté, que les mêmes mots polysémiques, comme développement ou activité, sont utilisés en des sens différents sans être suffisamment définis… C’est un remaniement plus profond des valeurs qui a lieu.

  • 1 É. Claparède, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale, 11e éd., Genève, Küngig, 1926, p. (...)

3L’histoire effective des idées déjoue les prévisions de ses acteurs : les psychologues espéraient l’application à la pensée de l’éducation de la psychologie de l’enfant. Si la rencontre a bien eu lieu, ce n’est pas à la manière d’une simple « application » d’une science fondamentale à un domaine pratique déjà pourvu de besoins bien définis. Pour le dire en quelques mots, le développement naturel exploré par les psychologues apparaîtra de plus en plus comme une force réprimée par l’éducation traditionnelle. Cette « tradition » qui sera alors dénoncée comme un obstacle au progrès évolutif contenu dans l’enfant, c’est en vérité l’idéal des Lumières, celui de la formation de l’humanité dans l’homme, la construction de la raison et de la moralité contre le déterminisme naturel. Archaïque, accablé de l’épithète de traditionnel, cet héritage deviendra bientôt méconnaissable dans le discours des pédagogues du xxe siècle qui confondront dans une même condamnation les exercices scolaires répétitifs, l’autoritarisme de l’adulte, la surcharge de la mémoire des élèves et le projet philosophique d’éduquer l’enfant selon le devoir-être ou selon l’idéal plutôt que selon le développement psychologique de l’enfant. C’est ainsi que la pédagogie dite traditionnelle devint un « lit de Procuste » pour l’enfant, selon l’expression d’Édouard Claparède1, lit de Procuste dont la pédagogie psychologique et scientifique sera censée le délivrer.

4Une critique de l’éducation et de la pédagogie traditionnelles est déjà en germe dans la philosophie politique, et qui se manifeste de manière privilégiée dans le versant politique et sociologique de l’œuvre de Herbert Spencer. Herbert Spencer, encore ; mais pas cette fois le biologiste ou le psychologue spéculatif confronté aux retombées de la théorie darwinienne, plutôt le théoricien ultra-libéral en matière sociale, dont les visées réformatrices en éducation trouveront beaucoup d’audience. Dans un univers de lutte et de concurrence qui fait paraître caduque l’ancienne philosophie de l’éducation inspirée des Lumières, la nouvelle psychologie semblera ouvrir la voie de la rationalisation de la pédagogie. Cette philosophie si célèbre en son temps conditionne la réception des idées d’outre-Atlantique, alors que commence à rayonner le modèle américain.

5En France, la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant institutionnalise les rapports de la psychologie et de l’éducation et tente d’intégrer à l’idéal républicain la modernité scientifique à travers l’œuvre d’Alfred Binet. Mais c’est plutôt à Genève que s’énonceront finalement ces nouvelles valeurs de l’éducation, celles qui continuent à peser sur les idéaux contemporains en matière d’éducation. Édouard Claparède y annonce une « révolution copernicienne » de la pédagogie, et la mise au premier plan de l’enfant psychologique dans l’éducation. Il reviendra à son disciple Jean Piaget de recentrer la connaissance de l’enfant sur la notion de développement. Claparède porte surtout sa réflexion sur le statut de l’élève en tant qu’enfant : il veut que l’adulte apprenne de l’enfant : la formule Discat a puero magister qui devient la devise de l’institut Jean-Jacques-Rousseau annonce clairement le renversement qui fonde pour lui la nouvelle relation pédagogique. Au-delà des arguments dont E. Claparède fait état, cette formule résume le mouvement de plus grande ampleur qui, depuis les premiers psychologues de l’enfant, engendre l’idée d’une éducation légitimée par la connaissance de l’enfant et de son développement. Après le savant, c’est le maître qui a quelque chose à apprendre de l’enfant, il se situe comme un observateur plutôt qu’il ne vise une transformation de son élève. En tant que maître, et non en tant que savant, il étudie et c’est ce qui lui donne sa nouvelle légitimité ; sa position magistrale consiste à occuper avec une sorte d’humilité la place de celui qui apprend. L’enfant est donc dépositaire d’une sorte de savoir inconscient, d’une vérité au sujet de lui-même, que sa conduite manifeste, qu’il enseigne au maître par sa seule existence.

6Cependant, la connaissance de l’enfant s’est transformée dans ce mouvement. Elle est devenue en quelque sorte interventionniste dans ses méthodes d’investigation : alors qu’Alfred Binet invente les tests d’intelligence, Édouard Claparède, à l’image de ce qui a eu lieu dans des universités américaines, invente à l’institut Jean-Jacques-Rousseau une sorte d’école-laboratoire, berceau de la « pédagogie expérimentale ».

7Sans doute à cause de sa grande connaissance des méthodes américaines, James Sully fut très sensible à l’inflexion en cours du statut théorique de l’enfant et de ses conséquences pratiques. Plus encore que des questionnaires et du traitement de faits à grande échelle, il se méfia des méthodes inspirées de l’anthropométrie et de la nouvelle tournure que prenait l’observation de l’enfant, dans un cadre collectif et non plus individuel, familial :

  • 2 J. Sully, The Teacher’s Handbook of Psychology, London, Longmans, 1909, compte rendu par J. Philipp (...)

« Celui qui aborde avec l’esprit d’un vrai savant une étude aussi difficile que la psychologie de l’enfant ne doit pas espérer avant plusieurs années y faire quelque découverte. Rien ne lui servira de prendre avec le plus grand soin des mesures artificielles, s’il ne possède pas l’art de l’observation passive, celle qui attend avec patience, pour observer les faits, qu’ils se présentent. Il faut savoir capturer l’esprit de l’enfant sans qu’il s’en aperçoive : et si l’on veut bien connaître ses jeux naturels, ses dessins naturels, etc., il faut savoir les attendre patiemment : il faut rester là, à l’affût, observant d’un œil attentif et patient, jusqu’à ce qu’il nous révèle lui-même, spontanément, ses pensées, ses rêveries et ses volontés2. »

8L’auteur prend acte ainsi de la fin d’une époque où la rêverie attentive de l’adulte cherchait dans l’enfant la révélation d’un passé abyssal, alors que s’ouvre l’ère de l’organisation de l’éducation.

Notes

1 É. Claparède, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale, 11e éd., Genève, Küngig, 1926, p. 43 (éd. reproduisant la 5e éd., de 1915 ; 1re éd. : 1905).

2 J. Sully, The Teacher’s Handbook of Psychology, London, Longmans, 1909, compte rendu par J. Philippe, Revue philosophique, t. LXX, 1910, p. 76-77 ; citation de James Sully par J. Philippe, p. 77.

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