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L’Armée française et les États du Levant

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Maurice Albord

Introduction. L’établissement de la France au Moyen-Orient

Texte intégral

1Le Levant dont rêvent les poètes, les écrivains et les archéologues, c’est principalement la Syrie ; le Liban, lui, est une construction politique résultant de l’âpreté des nations européennes à accélérer le déclin de l’Empire turc. En 1860, du fait de massacres de Chrétiens sur le territoire syrien, l’armée française fut chargée de remettre de l’ordre au Levant. Mais c’est aussi depuis l’expédition d’Égypte, un des lieux de rivalité franco-anglaise. Le 8 avril 1904, Freycinet a bien abandonné l’Egypte à l’Angleterre, lui laissant la libre route des Indes par le canal de Suez : la route maritime. La route par terre utilisait Bassora et Bagdad mais aussi Damas, Alep et Beyrouth.

2La Commission internationale Syrie mit sur pied, en 1864, un « Règlement organique du Liban ». Ce document instituait le Liban province autonome de l’Empire turc administrée par un gouverneur turc chrétien, nommé par Constantinople, avec l’approbation des puissances signataires (Autriche, Angleterre, France, Prusse et Russie).

3En 1915, les Turcs dénoncèrent cet accord et leurs troupes envahirent le Liban.

  • 1 H. Laurens, Le Royaume impossible, Paris, A. Colin, 1990.

4En 1912, le règlement du protectorat marocain permet au Parti colonial français d’envisager à nouveau une action en Méditerranée orientale. « Mais la position de la France est mal aisée, les Maronites sont tout à fait hostiles à la constitution d’une grande Syrie dans laquelle ils ne formeraient qu’une minorité. Les élites musulmanes sunnites craignent trop les relations privilégiées entre la France et les chrétiens pour se tourner spontanément vers elle1. »

5Les Français durant cette période avaient joué et basculé entre la protection des chrétiens et le soutien des nationalistes syriens. La Société des jeunes Arabes, issue de la Ligue de la patrie, tient, le 18 juin 1913 à Paris, un congrès organisé par le Parti colonial français auquel participèrent bien des hommes d’importance dans les milieux nationalistes syriens d’après-guerre.

6Le parti « syrien » en France est une curieuse conjugaison de fonctionnaires républicains, d’hommes d’affaires lyonnais ou marseillais, de congréganistes expulsés s’étant trouvé un point de chute à Beyrouth, à Alep ou à Damas.

7En revanche, les Anglais s’intéressaient prioritairement à la route terrestre des Indes. L’Autriche s’occupait des Balkans et la Russie de la mer Noire et du Caucase. Seuls les Allemands ne cherchaient pas la destruction de la Turquie. Ils la voulaient forte et jouaient la carte économique et militaire. En 1914, Barrès disait à Jaurès : « En Orient nous représentons une spiritualité, la justice, la catégorie de l’Idéal. L’Angleterre y est puissante, l’Allemagne toute puissante ; mais nous possédons les âmes. »

8Le 6 août 1914, la Turquie pactisait avec l’Allemagne et le 3 novembre 1915, France, Angleterre et Russie déclaraient la guerre à la Turquie. Cette guerre provoque un véritable imbroglio diplomatique. Jusqu’à la déclaration de guerre de la Turquie aux puissances alliées en 1915, le consul de France à Beyrouth, François Georges Picot, se comporte comme un demi-souverain à travers le mont Liban. C’est lui qui, en 1916, négocie avec l’orientaliste anglais Sir Sykes des accords portant leur nom et qui résultent de tracés sur la carte au crayon bleu pour la France et au crayon rouge pour l’Angleterre, déterminant des zones d’annexion dans l’Empire turc. « Construction d’amateurs » dira Lawrence. D’autant plus que dans la même période, Sir Henry Mac Manon, haut-commissaire anglais au Caire, a reconnu Hussein comme roi du Hedjaz en lui faisant miroiter pour l’avenir la création de royaumes arabes pour ses fils. Parallèlement, le fils de Hussein, Abdallah, par l’entremise de notables damascains a rêvé d’indépendance avec de jeunes officiers anglais.

9Ce pays, la France désire le posséder à la suite de négociations contradictoires avec l’Angleterre, qui s’était engagée auprès des Arabes, des Juifs, des Italiens, des Grecs, promettant aux uns ce qui était déjà proposé aux autres. En opposition avec les accords Mac Manon-Hussein, l’Angleterre par la voix du comité de guerre, publiait le 2 novembre 1917, le texte suivant, dit déclaration de Balfour : « Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif. ».

  • 2 C. Weizmann, Naissance d’Israël, Paris, Gallimard, 1957.

10En mars 1919, le délégué français à la conférence de la Paix, Pichon, réclame que la Syrie soit confiée à la France et que celle-ci en soit la puissance mandataire. Lloyd George s’y refuse, se souvenant que le trône de Damas avait été promis à Fayçal d’Arabie, fils de l’émir Hussein. Les accords Sykes-Picot avaient en fait été négociés clandestinement. Les Anglais trouvaient prétexte à ne pas les mettre en œuvre en jouant de l’opposition qui réunissait Américains, Arabes et Juifs. Le président de l’Organisation sioniste mondiale, Chaïm Weizmann exprime ainsi sa méfiance à l’égard de l’activité colonisatrice de la France : « Ils [les Français] s’étaient toujours immiscés dans la vie de la population en essayant de leur imposer l’esprit français. De plus, l’administration française n’était pas aussi efficace que celle des Anglais2. »

11Après beaucoup de tergiversations, le Conseil suprême allié prend la décision de confier à la France l’autorité mandataire sur la Syrie par délégation de la Société des Nations. L’Angleterre désorientée se voit attribuer deux territoires limitrophes : la Palestine et l’Irak. Il en découle d’âpres discussions pour la délimitation des frontières. C’est alors que Clemenceau abandonne Mossoul au profit de l’Irak.

12Le mandat n’est pas une annexion, car l’État mandataire est tenu d’organiser progressivement l’administration des populations par elles-mêmes. Une commission permanente des Mandats assiste le Conseil de la Société des Nations et doit présenter chaque année un compte-rendu de l’administration des territoires sous mandat par la puissance mandataire.

13Pour l’opinion française, ces territoires sont à administrer directement et la France se doit d’y défendre ses intérêts. La Syrie ferait partie de l’Empire français et Vienot, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, pouvait écrire : « Pour la plupart des Français, en effet, notre mandat en Syrie n’est guère qu’une fiction. »

14Il n’empêche que ce territoire syrien avait été libéré des Turcs par les Anglais aidés d’Arabes. Le chemin de Damas s’ouvrit sous la poussée d’un corps militaire : Egyptian Expeditionary Forces commandé par le général Allenby, auquel s’adjoignait le Camel Corps composé de méharistes et une troupe française constituée de Marocains commandée par le capitaine Pisani. Lawrence avait aidé à soulever les tribus du Hedjaz avec une assistance d’officiers britanniques. La France y a envoyé le colonel Brémond qui malheureusement montrait une vindicative méfiance envers les Anglais, sentiment généralement affiché par les coloniaux français. Les volontaires hachémites commandés par l’émir Fayçal et conseillés par Lawrence, dont les effectifs varient suivant l’heure et le lieu, forment l’aile droite du XXe corps britannique, depuis la prise de Jérusalem. Qui va arriver le premier dans Damas ? Le 30 septembre 1918, alors que les Turcs évacuent la ville, le drapeau hachémite est hissé sur les bâtiments publics et un gouvernement provisoire est formé par le leader algérien Mohamed Saïd, fils d’Abd el-Kader, protégé par une garde armée algérienne. Mais, dans la soirée, la 14e brigade montée australienne pénètre dans Damas par l’ouest. A 6 heures du matin le 1er octobre, le corps monté du désert britannique et les cavaliers arabes avec Lawrence et Fayçal occupent la ville. S’ensuivent d’innombrables querelles avec mort d’hommes entre clans arabes, et l’entrée, le 2 octobre 1918, d’une unité anglaise met fin au désordre.

15L’armée britannique stationne à Damas jusqu’en novembre 1919. Pour les populations surtout arabes, pour les nationalistes syriens qui appelaient de leurs vœux l’indépendance, les Français font figure d’intrus.

16À Damas, le 2 juillet 1919, le Congrès général syrien a publié une résolution dont voici les paragraphes concernant la France, et qui constituent la clef de l’action des nationalistes syriens :

17« 1. Nous demandons l’indépendance politique totale de la Syrie (englobant des territoires correspondants au Liban, à la Syrie actuelle, à la Transjordanie et à la Palestine).

182. Nous demandons l’établissement en Syrie d’une monarchie constitutionnelle et souhaitons que l’émir Fayçal qui a œuvré si noblement pour notre libération et jouit de notre pleine confiance devienne notre roi.

193. Considérant que les populations arabes de Syrie ne sont pas moins aptes que d’autres à exercer leur indépendance, nous protestons contre l’article XXIII de la constitution de la Société des Nations qui nous relègue au rang des races inférieures nécessitant la mise sous tutelle d’une puissance mandataire.

206. Nous ne reconnaissons au gouvernement français aucun droit en Syrie et nous rejetons toutes propositions de la part de la France en vue de nous apporter son assistance ou d’exercer son autorité sur la moindre parcelle de notre territoire.

218. Nous nous opposons à tout démembrement de la Syrie et nous refusons que la Palestine ou les régions côtières de l’Ouest du Liban soient séparées de la mère patrie.

2210. Nous osons espérer que la conférence de la Paix reconnaîtra que nous ne nous sommes pas soulevés contre les Turcs sous le gouvernement desquels nous jouissons de privilèges civiques et politiques en même temps que du droit de représentation, si les Turcs ne nous avaient pas refusé le droit à une existence nationale. »

23Voilà un texte qui à lui seul justifierait l’existence d’une armée française dans les États du Levant dans le contexte du xixe et du début du xxe siècle, compte tenu du désir français, entraîné par une petite équipe dynamique dominée par les consuls français à Beyrouth et Jérusalem, de s’installer à Damas. Mais, il eut été de bonne politique de ne pas prendre les Syriens à rebrousse-poil sur le problème de l’unité, étant donné leur méfiance du penchant colonisateur de la France. L’expérience d’un Maroc à moitié médiéval a trompé les militaires français et même les fonctionnaires du Quai. Ils n’ont pas reconnu au Levant l’existence d’une classe dirigeante désireuse et capable de participer à l’administration du pays sans être réduite au rôle de porte-plume, ce qui avait déjà fait problème avec les Turcs.

24Mgr Heyek, patriarche maronite, avait pour sa part déclamé : « En vertu du mandat que le peuple libanais nous a confié pour représenter et défendre ses droits auprès de la conférence de la Paix, nous protestons de toutes nos forces contre le décret du Congrès syrien à Damas contraire aux vœux des Libanais, nous persistons à réclamer énergiquement les revendications exprimées dans le mémoire présenté par nous à la conférence de la Paix le 25 octobre 1919. Si des Libanais ont pris part à ce Congrès, ils ne représentent nullement la nation libanaise. »

25Comment avec une accumulation de tels explosifs, ne pas faire appel aux militaires ?

26C’est ce qui se produit très rapidement pour la France. L’armée britannique, vainqueur des Turcs, ayant pris sous le commandement du général Allenby, Jérusalem, Damas et Alep, doit, en vertu des accords mentionnés, être relevée par des éléments français. La difficulté provient de ce que l’armée française est alors en majorité sur le Rhin et quelques éléments sur le Danube. La France forme alors une légion d’Orient, commandée par le colonel Piépape et encadrée par des officiers français, occupe les villes de la côte syrienne avec des marins du contre-amiral Varney qui ont débarqué dans le port de Beyrouth et pris position à Saïda. Pour soumettre la Syrie, puis la défendre contre divers ennemis, il faut un commandement militaire. Dès novembre 1919, Georges Picot laisse la place avec titre de haut-commissaire au général Gouraud, le mutilé des Dardanelles.

  • 3 P. Knightey, La Vie secrète de Lawrence d’Arabie, éd. Colin Simpson. G. Corm, L’Europe et l’Orient (...)

27En arrivant, il déclare que « l’occupation est un arrangement militaire provisoire ». Mais cela devient vite la guerre, l’occupation et l’administration directe. Le sort de Damas se joue dans les années 1919-1920. Lawrence intrigue pour que l’émir Fayçal intervienne à la conférence de la Paix comme représentant du Hedjaz et soit reçu à Londres. Durant ce séjour, Fayçal a plusieurs entrevues avec Weizmann au Carlton en vue d’un accord où chacun devait trouver sa manne dans cette miraculeuse Palestine : les Britanniques obtiennent le mandat ; les Juifs les droits d’immigration, des terres achetées aux Arabes et leur mot à dire sur le gouvernement du pays ; Fayçal, un budget pour le développement de son royaume, des prêts financiers juifs à 6 %, des conseillers techniques et le soutien des sionistes à la conférence de la Paix. Ce château de cartes s’effondre parce que les Juifs pensent « État juif » ce qu’en aucun cas n’admettent les Arabes. Et puis l’Angleterre change de comportement vis-à-vis de la France. La démobilisation était exigée par la population anglaise après cinq ans de guerre. L’armée britannique doit faire face à la révolte irlandaise, à l’agitation en Égypte, aux révoltes en Mésopotamie et au rejet turc du traité de Sèvres. Les pétroliers anglais et américains qui prennent de l’importance soutiennent indirectement la France car ils préfèrent le morcellement des États à la construction utopique d’un grand État arabe3.

28Les nationalistes arabes ignorant les accords Picot-Sykes s’en tiennent à l’entente Mac Mahon-Hussein et prétendent à un État arabe indépendant. Sur ce sujet, l’accord provisoire du 6 janvier 1920 entre Clemenceau et l’émir Fayçal fut défait du côté français par Robert de Caix et du côté syrien par l’incapacité de Fayçal à braver le désaveu de ses partisans.

  • 4 G.-D. Khoury, La France et l’Orient arabe, Paris, A. Colin, 1993.

29Alexandre Millerand du parti colonial, devenu président du Conseil en 1920, et Robert de Caix pensent qu’accepter une véritable indépendance arabe serait une grave hypothèque pour la politique nord-africaine de la France et une concession au jeu trouble du Colonial Office4.

30La conférence de San Remo en avril 1920 règle définitivement la question du partage des dépouilles de l’Empire turc en attribuant à la France le mandat sur la Syrie et le Liban, à l’Angleterre celui sur la Palestine et l’Irak. Fayçal récuse ces décisions. La lutte est inévitable. Le général Gouraud adresse le 14 juillet 1920 un ultimatum à l’émir pour le forcer à reconnaître le mandat français. Fayçal avait une armée composée essentiellement de volontaires sans véritable formation militaire, encadrée par quelques anciens gendarmes turcs. Installée au col de Meysalloun sur la route de Damas, cette troupe ne résiste qu’une demi-heure aux tirs d’artillerie des Français et à l’apparition des chars. Les troupes françaises entrent à Damas le 25 juillet 1920. Mais la guerre se poursuit contre les bandes de « bandits », les tribus insoumises et les troupes turques menées par un chef prestigieux, Mustafa Kemal. Pour tout cela, 80 000 hommes, à majorité française, sont à l’œuvre. Les garnisons françaises de Cilicie se font battre les unes après les autres, faute de renfort, par les nationalistes turcs. Le négociateur et député Franklin-Bouillon obtient de Kemal, devenu maître de la Turquie, un armistice, puis il négocie l’abandon de la Cilicie. Car il comprend qu’au xxe siècle, les frontières se tracent sur des bases économiques. La Turquie devait à tout prix conserver l’usage du Bagdad Bahn à partir du Taurus, seule communication à l’intérieur de l’Anatolie sur 800 km. L’accord d’Ankara de 1921 accorde aux Turcs la possession de la voie ferrée avec la frontière le long du ballast. Cette frontière au nord n’est que provisoirement stabilisée car les ambitions turques ne sont qu’en partie satisfaites.

31Gouraud a les mains libres en Syrie. Le 3 août 1920, les militaires français, après la prise de Damas, rattachent la Bekaa au Sandjak du mont Liban, bâtissant ainsi une unité libanaise assez arbitraire. Le 10 août 1920, le traité de Sèvres a officiellement détaché la Syrie de la Turquie des sultans. Le général haut-commissaire, par décret, fonde le 30 août 1920 l’État du Grand Liban, avec Tripoli et Beyrouth comme capitales, ayant à sa tête un gouverneur militaire français. Puis le territoire autonome des Alaouites reçoit un commandement militaire ainsi que le Djebel Druze autonome. Ce qui reste de la Syrie est découpé en un État indépendant de Damas et un gouvernement d’Alep auquel est joint le Sandjak d’Alexandrette.

32Le général Gouraud a bien reçu des directives d’organisation du Levant, inspirées par Robert de Caix, mais c’est lui qui prend la décision de former l’État du Grand Liban, en lui adjoignant la plaine de la Bekaa, avec la complicité du patriarche maronite – ainsi d’ailleurs que les autres États cités précédemment. C’est le point de départ d’une tutelle coloniale en contradiction avec l’esprit des mandats. L’émir Fayçal a reproché à la France d’être trop favorable aux chrétiens et réservée à l’égard des Musulmans. Le haut-commissaire ne rend compte qu’au gouvernement français et gère directement les « intérêts communs ». « Il serait plus facile à la France de prendre place au Levant si elle pratiquait résolument une politique musulmane », écrit le 6 février 1920 Berthe Gambis envoyée du journal Les Débats. Mais les officiers de renseignements français pensent que l’armée chérifienne n’est rien et que l’occupation de Damas rapporterait la paix pour dix ans. Or il se trouve que le haut-commissaire est aussi un militaire, il assure le commandement des troupes dites de souveraineté, formées de troupes françaises et coloniales et des troupes spéciales du Levant composées de bataillons et d’escadrons de mercenaires libanais, druzes, alaouites, assyro-chaldéens ou tcherkesses. Les militaires participent à l’administration des États, comme gouverneurs ou délégués. L’armée construit des ponts et des pistes. Le téléphone, à travers tous les États du Levant, fonctionne, organisé et géré par l’arme des transmissions.

  • 5 M.A.E., fonds de Caix.

33Les bases de l’influence française au Levant ne sont pas uniquement militaires, bien que l’intervention de 1860 pour protéger les chrétiens ait nécessité le débarquement de troupes françaises. La constitution d’un espace francophone sur les territoires de la « Grande Syrie » est aussi le résultat d’une forme de protectorat latin des communautés chrétiennes, issue du traité de Berlin de 1878 et des Capitulations, ainsi que d’un certain patronage sur les communautés religieuses, véhicules de l’enseignement français. Cela traduit aussi une manipulation des minorités : « Vingt-neuf races et religions ! Quel zoo à administrer » devait s’écrier Robert de Caix. Responsables militaires et civils ont tout fait pour alimenter ces diversités5.

34Ces États du Levant, ce sont 200 000 km2, soit une superficie équivalente aux 2/5 de la France. Une plaque tournante comme la qualifiera le général Weygand, placée entre la Méditerranée, la Turquie, l’Irak et la Palestine. À l’ouest, une chaîne montagneuse, le Liban (djebel Libnân), avec des sommets atteignant et dépassant 2 000 m, borde la mer. Elle est parsemée de villages et de petites villes occupant des vallées profondes dévalant vers la mer, communiquant difficilement entre elles. Un second massif parallèle, identique au premier, l’Anti-Liban, est séparé du Liban par un plateau fertile : la Bekaa avec en son centre la ville de Baalbek. L’Anti-Liban est prolongé au sud par l’Hermon au sommet pyramidal toujours neigeux à 2 800 m.

35À l’extrémité sud-est se dresse le massif du djebel druze. À ses pieds une plaine fertile au fond de laquelle apparaît Damas, oasis sans palmiers, mais avec ses eaux courantes, ses jardins et ses vergers.

36Vers le nord et jusqu’à la frontière turque, le triangle d’une vaste steppe herbeuse, tournant parfois au désert et bordant l’Euphrate, est le domaine des nomades. Cette région est parsemée de localités telles que Rakka, Deir-ez-Zor ou d’oasis dont le plus connu est Palmyre aux monuments antiques.

37Au nord du Liban, entre la Méditerranée et cette mer de sable, une plaine où coule l’Oronte du sud vers le nord, arrosant Homs et Hama, la ville des jardins sur l’Oronte.

38À l’extrême nord, en bordure du désert, se trouve Alep avec ses minarets et ses dômes, dominée par sa vieille citadelle sarrasine du xiiie siècle. Austère, secrète, particulariste, c’est la capitale des grandes tribus nomades du Nord, lieu de rassemblement des caravanes du désert. Elle est le point de départ des pistes se rendant à Bagdad par Sabas Biar, Palmyre et l’Euphrate ou celles glissant vers Damas, Kuneitra et Saint-Jean-d’Acre.

39Arrosant la Bekaa, le Nahr Litani, coulant du nord au sud, s’enferme dans des gorges profondes avant de s’infléchir brusquement vers l’ouest pour se jeter dans la mer au nord de Tyr. Entre le Litani et le Jourdain coulant un moment en parallèle, la petite ville de Merdjayoun et sa citadelle ferment l’accès de la Bekaa face à la Palestine.

40Deux routes principales : l’une permet de faire communiquer par le col de Bedar à 1 542 m d’altitude, les villes de Beyrouth et de Damas ; l’autre suit la côte méditerranéenne au plus près, souvent en corniche, et dessert les villes et les ports : Lattakié, Tripoli, Beyrouth, Saïda, Sour (Tyr) et se prolonge jusqu’à Haïfa.

  • 6 G. Puaux, Deux années au Levant, Paris, Hachette, 1962.
  • 7 Ibid.

41Pays froid à soleil chaud, à l’été imperturbablement sec, la Syrie possède une population à prédominance urbaine, comportant une mosaïque de races, de confessions et de sectes religieuses, qui explique les agitations fréquentes et parfois vives qui s’y développent. Gabriel Puaux, haut-commissaire de France au Liban et en Syrie, raconte dans son livre : « Un vieux dicton syrien m’éclaira : lors de la création du monde, l’Intelligence dit : “Je vais en Syrie”, l’Esprit de Discorde ajouta : “j’y vais avec toi”. Les Religions, les confessions et les sectes, forment en Syrie la plus étrange mosaïque. À l’exception des Samaritains et des Sabéens, les adeptes de toutes les théodicées y sont représentés, mêmes les adorateurs du diable, les "Yazidis". Si les musulmans paraissaient les plus cohérents du fait de leur majorité sunnite, ils n’en paraissaient pas moins incapables de s’unir. Et les Chrétiens, maronites, melkites, chaldéens, nestoriens, grégoriens, ne possédaient ni une culture, ni une vision leur permettant d’assurer un rôle de direction6 ». Car ces États du Levant représentaient un lieu de passage entre la vallée du Nil et les hauts plateaux de l’Asie Mineure ou la Mésopotamie ; un lieu d’affrontement pour les armées venant d’Afrique vers l’Asie et inversement, un champ de bataille « où s’affrontèrent les nomades de l’Arabie islamisée et les sémites sédentaires christianisés, sujets de l’Empire de Byzance7 ».

42C’est la politique française qui commande la succession des hauts-commissaires. Un décret du 27 novembre 1920 attribue au haut-commissaire l’exercice de « tous les pouvoirs de la République française en Syrie et au Liban et l’exécution du mandat conféré au gouvernement français ». Alors vont se succéder une série de proconsuls, militaires de carrière : Gouraud, Weygand et Sarrail de 1920 à 1925. Les généraux Gouraud et Weygand sont choisis pour leur catholicisme par des gouvernements conservateurs. Le Cartel des gauches triomphant fera le choix d’un militaire de gauche et franc-maçon, le général Sarrail. Une détente sera apportée par le premier civil, Henry de Jouvenel qui arrive à créer une République libanaise. Mais les libertés d’expression, accordées aux Libanais comme aux Syriens, sont étroitement contrôlées par l’administration française des délégués, qui interviennent à tous les échelons de l’administration autochtone. Et cependant, des conseils de modération n’ont pas manqué.

  • 8 M.A.E., fonds de Caix.

43Dans une note datant de 1921, F. Jonnart avait conseillé de réduire le cabinet politique. « La Syrie, écrit-il, doit être administrée par quelques directeurs syriens placés soit au siège de l’administration centrale, soit auprès des gouverneurs syriens. Les conseillers français ne doivent pas être des chefs de service. Ils doivent simplement aider les directeurs syriens et se déplacer pour inspecter. Il faut éviter le reproche de faire de l’administration directe. Du tact, et surtout étudier pour connaître le pays, se rendre compte de ses aspirations, de ses besoins, de ses courants d’opinions. Car pour l’instant, notre personnel est généralement sans expérience et médiocre. » À l’opposé, Granguillet, conseiller commercial en Égypte et à Beyrouth clamait que l’influence française au Levant était telle que « nous en redeviendrons les maîtres. La Faculté américaine ne pourra subsister face à nos écoles et la Faculté des jésuites. L’influence en Orient est française mais pas seulement religieuse. Un lycée laïc réussira, de même que réussit l’Alliance israé-lite qui, pour avoir du succès, se met sous l’égide de l’esprit français8 ».

44Les chefs bédouins sont hostiles à la France. Ils pensent : pourquoi une armée d’occupation, si les Français n’ont pas l’intention de coloniser ? Pourquoi agir comme en pays conquis ? De telles questions agitèrent particulièrement les Druzes, travaillés par les services anglais de Palestine et de Trans-jordanie.

45Le gouverneur du Djebel Druze était le capitaine de Carbillet, image de l’administrateur colonial acharné à faire le bonheur de ses administrés malgré eux. La population fut requise pour travailler à la construction de pistes, de routes, d’adductions d’eau, d’écoles, tous travaux qui dévalorisaient les notabilités du territoire. Pour faire face à cet autoritarisme, ceux-ci profitèrent d’une absence du capitaine pour porter leurs plaintes et récriminations auprès du haut-commissaire, le général Sarrail, qui trouva le moyen d’aborder le problème d’une manière toute militaire :

46« Au clou ! Et voilà nos notables arrêtés et exilés. »

  • 9 Notes du 25 juillet au 3 août 1925 de G. de Bonneville, soldat de la colonne Michaud, documents pe (...)

47Sultan Attrache, chef druze important et prudent demeura à part, discret et secret, ce qui lui permit de soulever le Djebel Druze en juillet 1925. Partie du Hauran, cette révolte s’étend jusqu’à la région libanaise du Wadi-al-Taïm et de Merdjayoun. Elle est manifestement soutenue par les agents anglais de Transjordanie, mais aussi le résultat des maladresses politico-militaires françaises. La répression française du général Dentz, alors chef du service de renseignements, se présente sous la forme d’une colonne militaire commandée par le colonel Michaud, qui, marchant sur Souaida, doit porter secours au 1er bataillon du 21e régiment de tirailleurs nord-africains assiégé dans la citadelle par les bandes de sultan Attrache. Cette colonne formée de deux bataillons d’infanterie et d’escadrons de spahis et d’automitrailleuses, assoiffée, abrutie par la chaleur, épuisée et mal encadrée, s’affole devant les attaques druzes et reflue en pleine débandade vers Ezraa, abandonnant morts, blessés et matériel9. Une seconde expédition, sous les ordres du colonel Gamelin, prend cette fois la localité de Soueida, mais l’évacué par prudence. La France fait figure de vaincue ; les Druzes prennent Rachaya. Alors les Syriens se soulèvent sous l’action du docteur Shahbandar, ancien partisan de Fayçal. Toute l’oasis de Damas est en révolte. Elle se développe particulièrement dans les campagnes.

  • 10 L. Bokova, La Confrontation franco-syrienne à l’époque du mandat 1925-1927, Paris, L’Harmattan, 19 (...)

48Les chefs de la révolte syrienne sont presque tous des féodaux qui défendent leurs dernières prérogatives. Les conditions économiques au Levant, depuis l’arrivée des Français, appauvrissent les grandes familles féodales qui vendent leurs terres de Palestine aux colons juifs. La France introduit en Syrie des machines agricoles, des bicyclettes, des automobiles, des pneumatiques, des machines à coudre, des produits manufacturés mais aussi l’éducation et la fonction publique. La vente des chevaux, des ânes, des chameaux s’amenuise lentement. Et ces Français, qu’il a bien fallu accepter après la défaite de l’émir Fayçal, se font justement battre militairement à l’autre bout du monde arabe par Abd el-Krim. La petite bourgeoisie syrienne et les intellectuels aux aspirations de libération nationale encadrent une révolte populaire, généralement alimentée par l’émir de Transjordanie et les Anglais. En revanche, la bourgeoisie de Damas demeure dans l’expectative ou se réfugie à Beyrouth. Or à cette époque, l’armée française couvre mal le pays. Les garnisons françaises n’occupent que les villes séparées par de mauvaises routes et plus souvent par des pistes. Les officiers et les fonctionnaires français ont une maigre connaissance de la géographie réelle du territoire et des hommes qu’ils sous-estiment. Le combat pour reprendre en main Alep, Homs, Hama et Damas est rude, appuyé sur l’artillerie, les chars et les escadrons tcherkesses formés par le commandant Collet et qui sabrent à tort et à travers10.

49Le général Sarrail est alors remplacé par un civil, Henry de Jouvenel, ce qui était une indication. Les hauts-commissaires précédants n’avaient pas manqué d’autorité puisqu’ils avaient pris 3 024 arrêtés, épaulés par 3 662 arrêtés émis par les gouverneurs. Le général Weygand a eu conscience que face aux espérances nationalistes, il fallait agir en prenant en compte certaines de leurs aspirations, peut-être pas encore d’indépendance, mais du moins d’autonomie ; de Jouvenel va plus loin.

50Il n’a d’ailleurs pas de temps à perdre. Pour protéger le Liban de la révolte syrienne, il lui donne une constitution qui servira de base à la vie constitutionnelle libanaise longtemps après le départ des Français en 1946, et le transforme en république. Il réunifie la Syrie et lui donne un parlement et une république. Puis il s’en va après avoir fait basculer en faveur de la France la bourgeoisie damascaine, celle qui s’était réfugiée à Beyrouth et celle qui avait été neutralisée dans l’île de Rhodes, en lui offrant l’unité de la Syrie. D’autre part, les autorités militaires proposent une amnistie générale aux combattants qui, abandonnés par les Anglais et chaperonnés par la bourgeoisie politique syrienne, acceptent de déposer les armes. Les irréductibles passent en Transjordanie ou en Irak pour se préparer à de nouvelles luttes contre les Juifs de Palestine.

  • 11 L. Bokova, op. cit.; P. Rondot, L’Expérience du mandat français, Pedone, 1948; J. Lapierre, « Le m (...)

51Le haut-commissaire de Jouvenel offre, le 23 décembre 1925, le gouvernement au cheikh Taj qui cherche vainement à constituer un gouvernement syrien national. Des élections ont lieu en janvier 1926, dans les régions qui retrouvent à nouveau le calme. Malgré de très nombreuses abstentions, une majorité nationaliste se dégage, ce qui permet à de Jouvenel, en avril 1926, de mettre en place un chef d’Etat syrien : Hamed Namy bey, qui constitue un gouvernement syrien, se distingue des nationalistes tels que Youssel-et-Hakim ou Hosni Barazi. Ce gouvernement remanié plusieurs fois s’appuie sur des opportunistes désirant demeurer au pouvoir alors que la majorité des nationalistes se sont regroupés dans un parti d’opposition autour du cheikh Taj11.

  • 12 A. Fabre Luce, Deuil au Levant, Paris, Fayard, 1950.

52À partir de 1927, les derniers éléments de la révolte druze et syrienne sont écrasés par l’armée française ; une certaine lassitude s’empare des protagonistes du drame vécu durant deux ans. Le mouvement national syrien en sort affaibli et divisé. Les partisans de Shahbandar reprochent aux bourgeois damascains de ne les avoir que mollement soutenus et même de les abandonner en se compromettant avec les Français. En attendant, le nouveau haut-commissaire Ponsot « ne fait que poursuivre des conversations sans issue, de fignoler des projets qu’il ne présentait pas, de tisser de charmantes toiles d’araignées constitutionnelles. Pendant sept années, à Paris, on n’entendit pas parler de la Syrie12 ». Damien de Martel, des Affaires étrangères, un autoritaire, lui succède et introduit une fièvre de projets, de constitutions, puis passe à l’extrême en dissolvant la Chambre syrienne et en mettant en prison force nationalistes. Le 25 février 1936, Martel fait volte-face et annonce l’amnistie générale. La France vient de porter le Front populaire au pouvoir.

Carte n° 1. Campagne italo-grecque : oct. 1940-mars 1941.

Carte n° 2. Conquête allemande des Balkans 6-27 avril 1941.

Carte n° 3. Les combats de juin-juillet 1941.

Carte n° 4. La Syrie 1936-1946.

Notes

1 H. Laurens, Le Royaume impossible, Paris, A. Colin, 1990.

2 C. Weizmann, Naissance d’Israël, Paris, Gallimard, 1957.

3 P. Knightey, La Vie secrète de Lawrence d’Arabie, éd. Colin Simpson. G. Corm, L’Europe et l’Orient, Paris, La Découverte, 1989.

4 G.-D. Khoury, La France et l’Orient arabe, Paris, A. Colin, 1993.

5 M.A.E., fonds de Caix.

6 G. Puaux, Deux années au Levant, Paris, Hachette, 1962.

7 Ibid.

8 M.A.E., fonds de Caix.

9 Notes du 25 juillet au 3 août 1925 de G. de Bonneville, soldat de la colonne Michaud, documents personnels.

10 L. Bokova, La Confrontation franco-syrienne à l’époque du mandat 1925-1927, Paris, L’Harmattan, 1991. A.-R. Abdel Kader, Le Conflit judéo-arabe, « Cahiers libres », 20-21, F. Maspero, 1949.

11 L. Bokova, op. cit.; P. Rondot, L’Expérience du mandat français, Pedone, 1948; J. Lapierre, « Le mandat français en Syrie », thèse de droit, Bibliothèque nationale.

12 A. Fabre Luce, Deuil au Levant, Paris, Fayard, 1950.

Table des illustrations

Légende Carte n° 1. Campagne italo-grecque : oct. 1940-mars 1941.
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Légende Carte n° 2. Conquête allemande des Balkans 6-27 avril 1941.
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Légende Carte n° 3. Les combats de juin-juillet 1941.
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Légende Carte n° 4. La Syrie 1936-1946.
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