L’invention de l’Inde
|Deuxième partie. Savants et prophètes
Chapitre 7. L'hindouisme comme enjeu disciplinaire
Texte intégral
- 1 Michel Foucault, Les mois et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
- 2 Cité par Madeleine Rebérioux, « Histoire, historiens et dreyfusisme », Revue historique, 518, avril (...)
1Dans l’entre-deux-guerres, le champ de production des discours sur l’Inde se présente comme un espace pluridisciplinaire au sein duquel la philologie s’impose comme la discipline éminente à laquelle tous les agents réfèrent explicitement ou implicitement leurs pratiques, fût-ce de manière négative. Au sens moderne que prend cette discipline dans l’espace des savoirs positifs 1, la philologie doit sa position à la rupture introduite en termes de connaissance par le paradigme de la grammaire comparée. Soumettant les faits de langue à une analyse historique comparative, cette discipline s’est imposée dans les sciences de l’esprit (histoire, sociologie et lettres), à la fin du xixe siècle, au pôle novateur de l’espace universitaire, comme en témoigne Ernest Lavisse, déclarant en 1881 : « Le véritable historien est un philologue2. »
- 3 Voir Salomon Reinach, Manuel de philologie classique, Paris, Hachette, 1907 (1re éd. 1884) et Trait (...)
- 4 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme. Leçon d’ouverture », Mémorial Sylvain Lévi, op. cit (...)
2Cependant, l’autonomisation progressive de l’indianisme, au regard de la grammaire comparée, a conduit les sanscritistes à élargir leur domaine de recherches de la langue aux faits de civilisation. Formés aux humanités gréco-latines par leurs parcours scolaires, les sanscritistes ont transféré dans les études indiennes les méthodes de la philologie classique à une époque où les maîtres3 de cette discipline en capitalisaient les savoirs et les savoir-faire dans une série de manuels publiés entre les années 1880 et 1920. S’ils travaillent d’abord sur les textes, traitant de manière privilégiée de linguistique, de grammaire ou d’histoire littéraire et religieuse, les philologues sont conduits à mobiliser un faisceau de disciplines connexes, telles l’archéologie, l’épigraphie ou la numismatique, qui leur fournissent aussi des traces écrites de la culture étudiée. Adoptant des méthodes scientifiques fondées non plus sur les spéculations philosophiques mais sur l’étude des faits positifs, les orientalistes contribuaient à relativiser la position hégémonique de la rhétorique et des belles-lettres, au moins dans le système d’enseignement supérieur. Ils pouvaient alors revendiquer « le droit de traiter en égal avec les études classiques » 4. Les études orientalistes contribuaient à remettre en cause deux principes de l’humanisme antique, d’une part, l’unicité dans le temps et dans l’espace de la nature humaine soustraite aux déterminations historiques et, de l’autre, la valeur exemplaire attribuée aux humanités gréco-latines. On comprend donc que Durkheim et ses collaborateurs, en premier lieu Marcel Mauss, aient trouvé auprès des indianistes les plus novateurs, comme Sylvain Lévi, des alliés objectifs dans leur combat pour défendre les nouvelles sciences historiques et sociales alors introduites dans les facultés des lettres.
- 5 Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990 (1re éd. 1938 posthume), p. 371
« Croit-on, par exemple, que la civilisation si merveilleusement complexe de l’Inde ait une moindre vertu éducative que celle de Rome, que l’humanité qu’elle représente soit une moindre humanité ? Et plus l’histoire et l’archéologie étendent le cercle de leurs découvertes, mieux on sent tout ce qu’il y avait d’étroit à vouloir faire l’homme sur le seul modèle, ou à peu près, de cette civilisation spéciale et limitée qui fut celle du peuple romain. Même les quelques emprunts que l’enseignement humaniste a généralement faits à la Grèce ne pouvaient qu’atténuer très imparfaitement cet exclusivisme » 5.
- 6 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », art. cit., p. 9.
3Par l’accès privilégié aux sources littéraires et aux monuments de l’Inde ancienne qu’elle permet, la philologie sanscrite pouvait prétendre, au moins en puissance, au quasi monopole des discours savants légitimes sur le monde indien, comme le souligne Sylvain Lévi : « L’œuvre qui s’impose aujourd’hui à l’indianisme consiste (...) à expliquer (...) l’état présent de l’Inde et son passé lointain aux origines mêmes de l’histoire » 6. Pour comprendre les enjeux de connaissance dont l’Inde est alors l’objet, il faut donc prendre la mesure des effets épistémiques induits par la position que la philologie occupe dans le champ des savoirs considérés, en particulier lorsque cette discipline est confrontée, au tournant du xxe siècle, aux interrogations venues de l’histoire et de la sociologie. La compréhension du système des castes comme structure sociale spécifique au monde hindou, sur laquelle on s’interroge, se situe au croisement de ces trois approches disciplinaires qui caractérisent, comme on l’a nommée ultérieurement, la tradition française de sociologie de l’Inde.
Préhistoire de la sociologie des castes
4Avant d’engager l’analyse des travaux qui marquent les débuts de ce courant de pensée, il faut revenir sur quelques études aujourd’hui oubliées datant de la seconde moitié du xixe siècle. Il s’agit notamment des travaux du tamoulisant Julien Vinson, de l’ouvrage d’un juriste président de la cour d’appel de Pondichéry, A. Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, publié en 1871, et de l’étude d’un philologue, Charles Schoebel, L’histoire des origines et du développement des castes de l’Inde, parue dans le Bulletin de la Société académique indo-chinoise au début des années 1880. Ces travaux nous intéressent aujourd’hui moins pour leur contenu scientifique qu’au titre de témoignages de l’état passé des études indiennes. À une époque où les savants conquièrent une autonomie relative à l’égard des administrateurs coloniaux et des amateurs, ces études attestent de questionnements alors partiellement partagés par ces différents groupes qui puisent leurs matériaux aux mêmes sources mais mobilisent des outils intellectuels plus ou moins cohérents pour les analyser. Une même interrogation traverse ces études sur le régime des castes, le rôle des brahmanes au regard de cette institution considérée comme symptôme de la stagnation sociale de l’Inde.
- 7 Julien Vinson, « Les castes du sud de l’Inde (région dravidienne) », extrait de la Revue orientale (...)
- 8 Julien Vinson, « Les castes du sud de l’Inde », art. cit., p. 9.
- 9 Ibid., p. 11.
5En 1867, Julien Vinson7 publiait dans la Revue orientale l’une des premières études ethnographiques sur les castes de l’Inde du sud, au pays tamoul. Ce linguiste, qui fut chargé du cours d’hindoustani et de la langue tamoule à l’École des langues orientales, à partir de 1879, avait observé le régime des castes dans les territoires français d’où il était originaire et il avait enrichi ses connaissances de la lecture des dénombrements anciens puisés dans les archives de Pondichéry. Selon Julien Vinson, les dravidiens de l’Inde du sud ignoraient l’organisation sociale des castes que les aryens de l’Inde du nord leur ont imposé par la conquête. De fait, on ne rencontre dans le sud ni kshatriya ni vaishyamais seulement des brahmanes (brâhmana) et des shûdra au côté d’un groupe à part, les pariah, « car les Aryas ont placé tous les gens du sud dans la caste servile » 8. Après avoir établi cette distinction des ordres sociaux que les sanscritistes désignent du terme de varna, Vinson présente les principales castes et leurs subdivisions vivant dans les comptoirs de Pondichéry et de Karikal. Il mentionne pour chacune d’elle son affiliation sectaire, shivaïte ou vishnouite, son appartenance aux castes de main droite ou de main gauche, divisions alors fréquentes au pays tamoul, et discute de leurs origines. Si l’auteur fait référence à la littérature tamoule, il ne cite aucun texte sanscrit et son travail descriptif, proche du compte rendu d’enquête de terrain, informe peu sur les principes qui président au régime des castes. Au demeurant, selon Vinson, l’origine de cette institution « ne doit pas être recherchée dans [des] traditions religieuses apocryphes » et l’infériorité ou la supériorité de ces castes, qu’il rapproche des confréries de métiers et des trois ordres de la France d’Ancien régime, s’explique par des raisons sociales, comme le notait le juriste Eugène Sicé qu’il cite : « la fortune et l’éducation surtout sont les principaux éléments, les seules causes occasionnelles » 9de l’inégalité entre les castes.
- 10 A. Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, Pondichéry, A. Saligny, 1871, p. 41.
- 11 Ibid., p. 65 (je souligne). Esquer emprunte l’idée de répulsion à un juriste, procureur à Pondichér (...)
- 12 A. Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, op. cit., p. 40-41.
6Dans son essai plus ambitieux par ses visées de connaissance, Esquer dégage les principes religieux du régime des castes et fait du développement de cette institution le symptôme de la stagnation économique et sociale de l’Inde. L’auteur associe trois types de démarche : d’une part, une enquête empirique, qualitative et purement descriptive sur l’« état actuel des castes » dans les territoires sous administration française depuis le Bengale jusqu’au sud de l’Inde, qui reprend celle de Julien Vinson (mais Esquer ignore la langue tamoule), d’autre part, une interprétation de la genèse des castes depuis l’époque védique et, enfin, des considérations sur les réformes sociales entreprises par les pouvoirs coloniaux français et britannique. Se fondant sur le Manava-Dharma-Shâstra ou Lois de Manou (traduit par Loiseleur-Deslongchamps), code juridico-éthique dont il emprunte le point de vue organiciste, Esquer expose les principes qui fondent cette institution. Les castes sont divisées en « quatre classes primitives » : les brahmanes (brâhmana), les kshatriya, les vaishya et les shûdra, soit les prêtres, les rois, les commerçants et la plèbe tous unis dans le « corps social » hindou selon leur fonction 10. Au côté de ces groupes, les membres déclassés ou exclus de leur caste, les pariah, constituent une cinquième classe incluant également les populations tribales. D’origine supposée divine, le régime des castes, qui prohibe les unions matrimoniales et la commensalité entre les groupes, est fondé « sur le dogme de l’inégalité ». En bref, cette institution organise la « hiérarchie du mépris » : « Entre ceux qu’on abaisse et ceux qu’on ne peut atteindre, il n’y a que répulsion, indifférence et inimitié 11. » Et les brahmanes couronnent cet édifice social et religieux « comme le sacrifice couronne tous les actes de la vie humaine » : « Après avoir séparé les quatre classes par une barrière éternelle, [le législateur hindou] les unit par un lien indissoluble et sacré ; ce lien, c’était le sacrifice, l’offre expiatoire préparée collectivement par les unes, offerte par l’autre, et retombant sur la terre en bénédictions émanant des Dieux. De là, solidarité complète entre les castes, malgré leur isolement l’une de l’autre, équilibre sagement maintenu dans la société » 12.
- 13 Ibid., p. 43.
- 14 Ibid., p. 254.
7Esquer porte sur le régime des castes un double jugement de valeur : si cette institution atteste de la grandeur passée de la civilisation indienne, elle est aussi porteuse de « plaies sociales » qu’il faut éliminer pour assurer le progrès économique et la « régénération de l’Inde ». Fondé sur une vision chrétienne, plus particulièrement catholique, du monde, ce jugement sous-tend un schème évolutionniste qui structure le propos de manière à la fois théologique et téléologique. En simplifiant, l’argument d’Esquer est le suivant. Le régime des castes « commun à tous les peuples naissants » est lié aux religions de type polythéiste mais il est inconnu des religions monothéistes, notamment de la « constitution hébraïque ». Ainsi l’Inde védique, dont les formes religieuses peuvent être rapprochées de la foi mosaïque, ignore la caste. Le seul témoignage invoqué, l’hymne au Purusha (l’homme originel) donné comme mythe d’origine des quatre classes primitives, est apocryphe, comme Julien Vinson le prétend par ailleurs. Le régime des castes est une invention tardive des brahmanes, ces « prêtres législateurs » issus des bardes védiques, qui ont monopolisé à leur profit les fonctions sacerdotales et juridiques. Les castes ont été mises en place à l’époque de la conquête aryenne de l’Inde, lorsqu’il fallut imposer « moitié par la force, moitié par la prédication, aux populations de ces contrées, des dogmes nouveaux et de nouvelles lois civiles » 13 pour les intégrer dans le nouvel ordre social. Le développement de cette institution accompagne l’évolution de la religion védique vers le polythéisme, l’idée unitaire de dieu se scindant en trois grandes divinités, Brahma, Shiva et Vishnu, autour desquelles se mettent en place les courants sectaires de l’hindouisme. Si l’invention du régime brahmanique des castes a correspondu à une ère de prospérité matérielle et culturelle, elle fut aussi porteuse de maux engendrés par cette religion polythéiste. À partir de cette époque, « la civilisation indo-sanscrite va entrer dans l’ère de la décadence » 14. Les marques de ce déclin sont les pratiques sociales que les pouvoirs coloniaux ont entrepris de réformer comme, par exemple, la polyandrie, l’infanticide féminin, la crémation des veuves ou les sacrifices humains.
- 15 Ibid., p. 365.
- 16 Ibid., p. 485.
8L’Inde n’a pas d’histoire, selon Esquer, au sens où cette civilisation s’est trouvée figée dans ses mœurs par le régime des castes : « L’Inde, désormais annihilée et immobilisée, a donné un éclatant démenti à la loi éternelle du progrès ». Parce que le polythéisme hindou est à l’origine de cette structure sociale inégalitaire, la seule voie ouverte au changement est celle des « nations occidentales » dont le développement matériel et spirituel a été porté par la découverte du monothéisme. Aussi, la colonisation et le travail missionnaire sont pour ce pays « l’œuvre de la Providence ». En convertissant l’Inde au christianisme et à ses valeurs de « fraternité humaine et d’égalité devant Dieu et devant la loi » 15, les puissances européennes font advenir une espérance en attente dans la religion védique, replaçant cette civilisation dans le cours de l’histoire de l’humanité. Au demeurant, l’Occident n’accomplit là que son devoir car « la régénération des vaincus doit être partout la sanctification de la conquête » 16.
- 17 Charles Schoebel, Inde française. L’histoire des origines et du développement des castes de l’Inde, (...)
- 18 Sur Max Müller, voir Maurice Olender, Les langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple provide (...)
- 19 Charles Schoebel, Inde française, op. cit., p. 33.
- 20 Ibid., p. 47.
9Au regard de l’essai d’Esquer, l’étude philologique de Charles Schoebel 17 marque une rupture dans la visée scientifique de l’auteur. Professeur de langue et littérature allemandes au collège royal de Reims, membre de plusieurs sociétés savantes, Charles Schoebel (1813-1888) a publié des ouvrages de philologie et de mythologie comparée, qui le situent dans la filiation de Max Müller 18 dont il partage la foi dans la religion réformée. De ce double point de vue, scientifique et confessionnel, Schoebel interroge la tradition brahmanique en s’opposant aux auteurs catholiques auxquels fait défaut « le sens de la critique historique libre et indépendante » 19. Dans cette étude, en effet, il s’agit d’examiner « si les auteurs qui ont écrit sur les castes ne font pas la place trop grande à la théorie brahmanique, et si cette théorie peut être admise comme l’expression d’un ordre de faits historiques ? » 20. Schoebel procède en deux temps. Dans une première partie, il reprend de manière critique les sources occidentales de l’histoire de l’Inde à partir de l’invasion d’Alexandre, au ive siècle avant notre ère, dégageant les vues sur les castes des auteurs grecs et latins, puis des voyageurs chinois (bouddhistes) et arabes avant d’en venir aux Européens. La seconde partie a pour ambition d’esquisser la structure et la genèse de l’institution des castes en se fondant sur une lecture philologique des sources sanscrites de l’Inde ancienne. La bibliographie que cite Schoebel atteste de sa connaissance du domaine à l’égal des érudits de son temps, qui ont lu son mémoire couronné par l’Institut.
- 21 Abbé J.A. Dubois, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l’Inde, Paris, Imprimerie royale (...)
- 22 Charles Schoebel, Inde française, op. cit., p. 34-35.
- 23 Ibid., p. 63.
- 24 Ibid., p. 10.
- 25 Ibid., p. 61.
10Trois points retiennent notre attention. D’abord Schoebel considère, avec l’abbé Dubois21, que l’Inde, terre au premier abord de « chaos », trouve son unité dans la religion et la langue dont la caste sacerdotale a la maîtrise : « N’était l’autorité toujours respectée des brâhmanes, l’Inde, depuis longtemps, ne serait plus, comme unité, qu’une expression géographique. (...) L’unité n’est maintenue que par la religion générale (...), par l’uniformité subséquente de certains rites et par les liens d’une langue identique » 22 Ensuite, l’ordre social des castes constitue un « système » ou un « régime religieux et social de distribution des hommes en classes » 23 relativement fermées par la naissance. Si l’auteur ne rassemble pas de manière synthétique les traits caractéristiques de ce système, deux facteurs sont néanmoins mentionnés : premièrement, selon l’observation d’un pèlerin chinois des premiers siècles de notre ère, « la pureté ou l’impureté de la caste assigne à chacun une place séparée »24 ; deuxièmement, le sacrifice est le rite majeur sur lequel la caste sacerdotale des brahmanes a établi sa position dominante dans l’ordre social. Enfin Schoebel oppose, d’un côté, les quatre classes principales, les varna, qu’il comprend comme un type de « caste théologique ou théocratique25 » dont la seule valeur est d’ordre théorique et, de l’autre, les castes ou sous-castes réellement observées, considérées comme un type de « caste ethnique ou même civile » que les indiens désignent du terme de jâti.
- 26 Ibid., p. 69.
- 27 Ibid., p. 97 (souligné par Schoebel).
- 28 Ibid., p. 110.
- 29 Ibid., p. 111.
11La démarche de Schoebel consiste à transférer dans l’étude de la littérature brahmanique la posture que les érudits protestants ont adoptée au regard de la Bible. « Par un effort de bonne critique », il s’agit d’interroger ces textes selon la méthode historico-philologique pour mettre en question l’origine divine du système des castes. En effet, la thèse de l’auteur est que cette institution est l’œuvre « des desseins politiques des brahmanes » qui sont parvenus jusqu’à en faire oublier ou presque l’origine historique. Schoebel se propose donc de reconstituer la « filiation réelle du système » et, à cette occasion, il ébauche une réflexion sur les effets sociaux de cette construction théologique produite par les lettrés indiens. Le point de vue qu’il porte sur l’histoire de l’Inde, fondé ou pas, nous importe plus que l’hypothétique genèse qu’il trace. Ainsi, l’auteur établit une opposition entre, d’un côté, une Inde védique dont l’ordre social était organisé selon les « trois états » 26 de la noblesse, du sacerdoce et des « hommes libres » mais où « la caste était entièrement inconnue » 27, si ce n’est à l’état embryonnaire dans le Rig Veda et, de l’autre, une Inde médiévale structurée par le régime théocratique des castes que les brahmanes ont établi à leur profit. Ce changement est le résultat d’une lutte politique entre les princes et les prêtres dont l’issue s’est dénouée au profit de ces derniers en même temps que le bouddhisme était vaincu en Inde. Schoebel et Esquer s’accordent au moins sur un point : l’établissement du système des castes a eu pour effet « de coaguler et de figer pour ainsi dire l’état social » 28 de cette civilisation. Une fois fabriquée « la genèse théologique » de ce régime social, les brahmanes s’employèrent à en effacer les traces « réelles et effectives » par « la création d’une histoire toute légendaire ». Il pût apparaître alors que « les castes n’ont pas d’histoire » 29, selon le mot de Lassen, de même que l’Inde, par extension.
12À l’époque où la section des sciences religieuses à l’École pratique des hautes études débutait ses travaux, la mort de Charles Schoebel, en 1888, marquait l’effacement d’une génération de philologues mi-amateurs mi-savants dont les thèses comparatistes indo-aryennes étaient disputées par les nouveaux entrants au pôle de l’érudition indianiste. Mais si la période qui s’ouvre alors peut être analysée comme la mise en place d’un univers savant relativement autonome, la coupure institutionnelle ne saurait se refléter mécaniquement dans les changements de problématique, comme en témoigne la permanence des questionnements sur l’unité et l’historicité du monde indien.
Unité et historicité de l’Inde
- 30 Sylvain Lévi, L’Inde civilisatrice. Aperçu historique, Paris, Maisonneuve, 1938, p. 28.
13Paradoxalement, l’assertion de Sylvain Lévi, déjà exprimée avant lui et maintes fois répétée depuis, selon laquelle : « Seule sans doute parmi les grandes nations civilisées, l’Inde n’a pas d’histoire » 30, s’accompagne d’une floraison de travaux historiques, qui caractérise non seulement l’œuvre de Lévi mais aussi celle des indianistes français durant la première moitié du xxe siècle. Parce qu’elle a marqué durablement le travail de ses pairs, l’œuvre de Sylvain Lévi, au moins dans ses principes, nous servira donc ici de guide.
- 31 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », art. cit., p. 4.
- 32 Ibid., p. 6.
14La leçon inaugurale que donne Sylvain Lévi à la Sorbonne en 1889, en succédant à Abel Bergaigne, permet d’appréhender la position du jeune sanscritiste au regard des enjeux épistémiques qui traversent les études indiennes dans la seconde moitié du xixe siècle. D’abord, un double constat, emprunté notamment à Eugène Burnouf, guide sa démarche, l’unité sociologique de l’Inde et son manque d’inscription dans l’histoire positive. Pays morcelé, l’Inde doit son unité à deux éléments : les brahmanes et le sanscrit : « Le génie brahmanique est (...) parvenu à établir l’ordre dans ce chaos : il a donné à cette masse hétérogène une solide unité. Le sanscrit a été l’instrument de cette prodigieuse transformation » 31. Cette unité d’ordre sociologique résulte d’un double processus qui s’inscrit dans la longue durée de l’histoire de l’Inde, l’adoption par les populations indigènes des institutions brahmaniques, en premier lieu le système des castes, et l’extension de la culture sanscrite aux élites lettrées - développement que les sociologues indiens désigneront plus tard du terme de sanscritisation. L’unification culturelle de l’Inde autour des institutions et des valeurs brahmaniques est d’abord le produit d’un travail de type scolaire ou, si l’on préfère, de la skholè spécifique au monde indien : « l’étude des mêmes modèles, le même système d’éducation atténuent et finissent par effacer les différences locales » entre les groupes de pandits du nord au sud de l’Inde. L’ensemble de la littérature et le corpus des inscriptions en langue sanscrite constituent donc la source documentaire première de l’indianiste. Ainsi, alors même que l’Inde n’est « jamais parvenue, au cours de sa longue carrière à former une nation », ces documents donnent à son histoire « si complexe, si morcelée en apparence, une surprenante unité. Ils attestent de la solidarité de l’Inde antique et de l’Inde actuelle, de l’Inde aryenne et de l’Inde dravidienne, de l’Inde orthodoxe et de l’Inde hérétique ; ils prouvent la continuité des mêmes traditions, du même esprit, de la même inspiration, en dépit des révolutions intestines et des invasions étrangères » 32.
- 33 Ibid., p. 7. Sur l’histoire des études védiques voir Louis Renou, Les maîtres de la philologie védi (...)
- 34 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », op. cit., p. 7 (Sylvain Lévi fait ici référence à (...)
- 35 Ibid., p. 8.
15L’hommage rendu à l’auteur de La religion védique offre à Sylvain Lévi l’occasion de souligner l’originalité de la méthode de Bergaigne au regard des études védiques, domaine de recherche privilégié des sanscritistes et des grammairiens des langues indo-aryennes. Bergaigne engage dans son travail deux types de rupture, l’une, partagée par les indianistes occidentaux, avec les interprétations traditionnelles des lettrés indiens, l’autre, qui lui est personnelle, avec les principes de la mythologie comparée défendue par Max Müller. En bref, rappelle Sylvain Lévi, les études védiques se sont constituées dans l’indianisme allemand, au milieu du xixe siècle, au prix d’une rupture épistémologique avec l’interprétation indigène qui prévalait parmi les pandits : en revendiquant « hardiment les droits de la critique occidentale contre l’exégèse indienne » 33, les philologues allemands ont ouvert la voie à la connaissance scientifique de l’Inde védique. Mais les premiers savants occidentaux ont lu cette littérature comme « la Bible des races aryennes » 34 ou comme une sorte de « roman pastoral » analysé selon les principes naturalistes de la mythologie comparée de l’époque. Il revint à Bergaigne de rompre avec ce type d’approche et d’engager une analyse interne des hymnes en s’attachant à l’étude de leur lexique, de leur rhétorique et de leur contenu religieux. À cette fin, il fallait autonomiser le corpus védique en l’arrachant au reste de la littérature sanscrite et à l’histoire générale de l’hindouisme classique qui s’est constitué dans la période post-védique : Abel Begaigne « avait pris à part le Rig-Veda, il l’avait détaché de la mythologie comparée, qui le traitait comme un patrimoine commun aux peuples aryens, et l’avait définitivement rendu à l’Inde ; mais il avait dû le séparer aussi du reste de la littérature et de l’histoire » 35.
- 36 Ibid., p. 9 (je souligne).
16Cette approche synchronique se devait cependant d’éviter un écueil, celui de perdre la continuité historique du monde indien en isolant la période védique de ses développements ultérieurs. « La méthode d’observation interne menaçait de couper l’indianisme en deux tronçons : les antiquités védiques risquaient de rester éternellement isolées, sans l’espoir de se rejoindre au reste de l’histoire indienne ». Pour palier cette difficulté, Lévi propose une interrogation sur « l’histoire positive de l’Inde » et dégage un horizon d’études englobant l’ensemble des savoirs : « L’indianisme doit se proposer pour idéal une sorte de logique historique pour remédier au morcellement infini des études qu’il embrasse : la géographie, l’ethnographie, les sciences naturelles comme les sciences religieuses, doivent concourir avec la littérature et les monuments à introduire un ordre naturel dans l’enchevêtrement presque inextricable des idées et des faits qui composent l’histoire du génie indien » 36.
- 37 Sylvain Lévi, Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou, Paris, Annales du Musée Guimet, t. 17 (...)
- 38 Comme le rappelle Émile Senart, « Toute chronologie est dans l’Inde fâcheusement flottante », Émile (...)
- 39 Sylvain Lévi, article « Inde », dans La Grande encyclopédie, XX, p. 692, col. 1.
- 40 Idem.
- 41 Sylvain Lévi, Le Népal, op. cit., p. 3-4.
17Inscrire la connaissance de l’Inde dans une telle logique intellectuelle engageait à rendre compte de la faiblesse des sources historiques dans cette civilisation. À cet égard, Sylvain Lévi avance trois types de raisons. Le premier, d’ordre culturel, tient à « l’indifférence transcendantale de la pensée hindoue » 37, ou plus exactement brahmanique, aux affaires intramondaines. En d’autres termes, la prévalence d’une pensée produite par des lettrés et orientée vers le salut extramondain aurait pour conséquence une indifférence aux choses d’ici-bas toujours illusoires au regard des fins ultimes, un manque d’intérêt pour le factuel et l’événementiel, que traduit notamment l’absence de chronologie38 positive avant les premiers contacts avec le monde étranger au ive siècle avant notre ère. Cependant, Sylvain Lévi souligne le caractère paradoxal des sources historiques en Inde où « jamais peuple n’a plus gravé sur la pierre. (...) La gêne vient plutôt de la surabondance » 39. En effet, si les inscriptions, les panégyriques et les généalogies abondent, ces documents se conforment à un modèle rhétorique de l’éloge officiel et permettent au mieux de fixer les lignées royales tandis que les chroniques locales mêlent la fable et le récit. Aussi, est-ce dans la nature du politique qu’il faut chercher un second ordre de raison à la rareté des sources historiques, notamment dans le fait que « l’Inde manque d’une histoire centrale » 40. L’absence de pouvoir d’État stable et conséquemment d’unification politique, sauf à de rares exceptions temporaires et partielles, n’ont pas favorisé l’accumulation d’archives témoignant d’une réalité mondaine à laquelle les producteurs de biens de salut accordent peu de valeur. La multiplicité des ères variables selon les dynasties et les régions, est pour Sylvain Lévi un indice de la faiblesse permanente du politique dans l’Inde ancienne. Enfin, un dernier facteur d’ordre géographique, emprunté à l’école de Vidal de la Blache, tient au caractère continental du pays : « Trop grande pour se prêter à une monarchie, l’Inde manque de divisions naturelles qui assurent un partage stable41. » Ainsi s’explique, selon Sylvain Lévi, le caractère anhistorique de l’Inde ancienne dont les sources littéraires donnent à cette culture le sentiment d’exister de toute éternité.
- 42 Ibid., p. 4.
- 43 Sylvain Lévi, L’Inde et le monde, Paris, Honoré Champion, 1925.
18Dans ces conditions, deux voies s’ouvrent à la connaissance historique de l’Inde, l’une liée à l’expansion de cette civilisation hors de son cadre culturel et social, l’autre au fait que « l’histoire de l’Inde se confond presque tout entière avec l’histoire de ses conquérants » 42. Destinée aux sanscritistes, la première voie mène à l’histoire du bouddhisme. Inscrite dans le temps par son fondateur dont la chronologie est datée relativement, cette doctrine hétérodoxe du salut offre à l’historien, outre les archives de ses monastères, des chroniques consignant ses divisions doctrinales, qui sont préservées hors de l’Inde, par exemple à Ceylan ou au Népal. À la différence de l’hindouisme demeuré étroitement lié au système des castes, le bouddhisme s’est constitué comme une religion de type missionnaire à vocation universelle, perdant son caractère national et propageant ses dogmes et ses pratiques cultuelles dans l’ensemble de l’Asie sans aucune préoccupation de formes sociales. La masse de témoignages textuels et archéologiques dont on dispose sur cette sotériologie, constitue donc une source à même de renouveler notre compréhension de l’Inde comme force civilisatrice en Extrême-Orient43.
- 44 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », art. cit., p. 13.
19La seconde orientation, qui complète cette approche, réside dans l’étude des documents issus des contacts prolongés entre l’Inde et les « barbares, qui se sont plu à l’observer et à la décrire » : en premier lieu les Grecs portés par l’invasion d’Alexandre au ive siècle avant J.-C. et secondairement les Romains, ensuite les Tibétains et les Chinois à mesure que le bouddhisme se diffusait en Asie centrale et orientale, puis les témoins originaires du monde arabo-persan lorsque l’islam pénètre dans le sous-continent à partir du viiie siècle de notre ère, enfin les grandes puissances coloniales occidentales après que Vasco de Gama eut débarqué près de Calicut à la fin du xve siècle. Dès lors, « la tâche de l’historien consiste (...) à prendre successivement ces textes, à les critiquer, à les commenter, les interpréter, les éclairer par les secours de la littérature et de l’archéologie indiennes » 44.
- 45 Susan Bayly, « India’s “Empire of Culture”. Sylvain Lévi and the Further India Society », dans Lyne (...)
20Inscrivant sa réflexion dans la continuité des hypothèses formulées par Eugène Burnouf dont le nom n’est toutefois jamais cité dans la leçon de 1889, Sylvain Lévi assigne à l’historien de l’Inde la tâche d’éclairer la genèse de l’hindouisme moderne par l’histoire du bouddhisme. Les deux voies proposées pour ce travail invitaient les sanscritistes à sortir du cadre étroit de l’Inde pour appréhender le devenir de cette civilisation par ses marges géographiques et culturelles, esquissant ainsi la carte d’une Grande Inde45 s’étendant depuis la Perse et l’Afghanistan à l’ouest jusqu’à l’Indochine et l’Insulinde à l’est, de Ceylan au sud jusqu’au désert du Taklamakan et la Chine au nord. En restituant la dimension historique de la culture religieuse du monde indien, c’est-à-dire du bouddhisme, facteur d’unité culturelle en Extrême-Orient, les indianistes contribuaient ainsi à replacer la civilisation indienne dans l’histoire universelle où elle s’inscrit.
Philologie et histoire du sacrifice
- 46 Marcel Mauss, « Sylvain Lévi (1935) », dans Œuvres, 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 535-547, (...)
21Tout se passe donc comme si en entrant dans les études indiennes Sylvain Lévi dégageait une tension heuristique entre deux types d’approche de l’Inde, d’un côté, une étude interne de type quasi-structural et, de l’autre, une analyse externe de type historique. Le livre séminal que ce sanscritiste a consacré à La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, publié en 1898, peut être lu comme une illustration de cette tension. Mais cette réflexion novatrice sur l’hindouisme témoigne aussi des alliances qui se nouent alors entre la philologie sanscrite et la sociologie durkheimienne, notamment avec Marcel Mauss. Celui-ci a raconté les conditions intellectuelles de sa rencontre avec Sylvain Lévi auquel il doit « une nouvelle inclinaison de [sa] carrière » 46. Mais son témoignage mérite d’être rappelé car la philologie a marqué durablement les cadres de compréhension de la sociologie de l’Inde en France.
- 47 Sur ce changement voir Philippe Steiner, L’école durkheimienne et l’économie : sociologie religion (...)
- 48 Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par Philippe Besnard et Marcel Fournier, Paris, (...)
22C’est sur les recommandations d’Émile Durkheim que Marcel Mauss, jeune agrégé de philosophie, rencontre Sylvain Lévi en 1895. Durkheim a publié l’année précédente Les règles de la méthode sociologique et enseigne alors la pédagogie et la science sociale à l’université de Bordeaux lorsque Lévi, son cadet de cinq ans, vient d’accéder au Collège de France. Dans les années 1895-1897 où il met en place L’Année sociologique, Durkheim opère un déplacement de sa problématique de la division du travail social à la sociologie de la religion qu’il place maintenant au cœur de son projet47. Prenant pour objet d’étude les sociétés primitives ou traditionnelles dont il juge les formes religieuses plus élémentaires que celles des sociétés complexes, il entend dégager le caractère social du fait religieux contre les approches de type individualiste et psychologique. Lévi semble être alors pour Durkheim non seulement une référence disciplinaire mais aussi un allié institutionnel pour introduire la sociologie dans l’étude des religions au sein de l’École pratique des hautes études où Mauss est candidat dans la section des sciences religieuses. Toutefois, reconnaissant qu’il « ne sen[t] pas encore le terrain très solide » 48, Durkheim s’inquiète de l’intérêt que son projet peut susciter, en particulier auprès de Lévi. On comprend donc que le sociologue encore mal assuré de sa nouvelle discipline manifeste envers le sanscritiste à la science légitime une révérence admirative mais non dénuée de distance dont témoigne la correspondance avec son neveu. Rencontrant Lévi « avec l’inconscience de la jeunesse et de la philosophie » pour se documenter sur sa thèse sur la prière, Mauss doit se « soumettre » aux pratiques de la philologie sanscrite, sommé de prendre position sur les enjeux de cette discipline, au premier rang desquels Lévi place la compréhension du travail de Bergaigne.
- 49 Marcel Mauss, « Sylvain Lévi (1935) », art. cit., p. 538.
- 50 Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, op. cit., p. 135 (lettre du 4 mai 1898) ; Durkheim écrit à (...)
« Le premier abord fut plutôt dur. Avec sa pure franchise, [Sylvain Lévi] se moque de moi : "le sanscrit seul vous prendra trois ans, le sanscrit védique un an au moins de plus, et tout votre sujet ne comporte pas de connaissances médiocres. Jetez par-dessus bord tous les auteurs de seconde main, Max Müller en tête et toute l’ethnographie comparée avec." La suite de la conversation fut plus, tendre. "Voici, nous allons faire un essai, me dit-il. Prenez La Religion védique de Bergaigne, et dites-moi ce que vous en pensez.” C’était la première fois que j’entendais parler de Bergaigne. En trois jours, j’avais tout lu. Je revenais chez lui. Je lui dis que si Bergaigne avait raison, c’était que tous les autres avaient tort, et que j’étais décidé à m’en assurer. C’était la réaction qu’il attendait de moi. Il fut heureux de me donner courage » 49. Commence alors pour Mauss le temps des apprentissages méthodiques : « [Lévi] m’instruisit de suivre ses cours, et avant tout de me soumettre à Finot. Celui-ci (...) nous faisait un cours élémentaire, mais sévère, de grammaire sanscrite, suivi d’un cours de métrique (...). Il nous faisait faire aussi des exercices, des versions, et des thèmes ! ! ! (...) Cependant, Sylvain, de son côté, faisait sur nous le même métier. Il nous initiait à l’austère chrestomathie de Böthlingk et à la grammaire de Bergaigne, rachetant la dureté de l’épreuve par une autre conférence avec d’étincelants commentaires aux Indische Sprüche et à Nala et Dâyamantî. L’année suivante, il nous initiait avec Finot au pâli et à la traduction bouddhique, et à lui seul nous guidait dans Manu et dans le théâtre hindou. » La conversion de Mauss aux études indiennes et sa thèse sur la prière jamais terminée furent une source de tension entre le neveu et l’oncle, Durkheim considérant la philologie avec la distance du sociologue soucieux de ne pas tomber dans « l’érudition vaine » 50.
- 51 Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, préface de Louis Renou, postface de Char (...)
- 52 Marcel Mauss, « Sylvain Lévi (1935) », art. cit., p. 538.
23L’ouvrage de Sylvain Lévi sur le sacrifice51, loué par les sociologues et les philologues mais non sans réserves, occupe une place singulière dans l’œuvre de son auteur. C’est en effet la seule étude qu’il ait consacrée à l’Inde védique et notamment à ses doctrines. Selon Marcel Mauss, ce travail est issu de leçons professées à son attention en 1896-1897, à la veille du départ de Lévi pour le Népal : « Son cours sur les Brâhmanas m’était personnellement destiné. Son Idée du sacrifice dans les Brâhmanas, qui est un chef-d’œuvre, a été fait pour moi. Dès les premiers mots, il me donnait la joie de la découverte décisive : "L’entrée dans le monde des Dieux", c’était le début de notre travail, d’Hubert et moi, sur "le Sacrifice” » 52. Cet ouvrage présente en effet les matériaux brahmaniques que Mauss et Hubert ont utilisés, avec d’autres sources, dans leur Essai sur la fonction et la nature du sacrifice paru en 1899 dans L’Année sociologique.
- 53 Ivan Strenski, « The rise of ritual and the hegemony of myth. Sylvain Lévi, the Durkheimians and Ma (...)
- 54 Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice, op. cit., p. 129.
24Placés chronologiquement entre les Hymnes védiques d’un côté et la littérature bouddhique de l’autre, élaborés par des docteurs qui en sont les exégètes professionnels, les Brâhmana forment un ensemble de textes traitant du brahman, la science sacrée, au moyen de connexions entre des actes rituels, des spéculations d’ordre théologique et mythologique et le monde extérieur. Prolongeant les vues de Bergaigne sur le rituel védique, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas se caractérise d’abord par sa méthode. Postulant l’unité fondamentale de ce corpus considéré de manière autonome, Lévi en dégage la cohérence doctrinale fondée sur l’idée de sacrifice. Si la sociologie de la religion des durkheimiens se singularise par son l’accent mis sur l’analyse des rituels, comme l’a montré Ivan Strenski53, ce parti pris apparaît en toute clarté dans ce travail, avant d’être explicité par Hubert et Mauss puis par Durkheim. À l’encontre des interprétations naturalistes des Veda défendues par les tenants de la mythologie comparée, Sylvain Lévi fait du sacrifice, entendu comme l’enchaînement d’actes et la récitation de textes, le rite par excellence : par son « caractère régulier et obligatoire » 54, il structure la religion védique - et au-delà l’hindouisme, comme l’ont montré ultérieurement indianistes et sociologues qui ont prolongé ce travail.
- 55 Ibid., p. 9.
- 56 August Barth, Œuvres, vol. 2, Paris, Ernest Leroux, 1914, p. 257-261.
- 57 Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice, op. cit., p. 10.
25Destiné à établir une communication entre le monde profane et le monde sacré par l’intermédiaire d’une victime - humaine, animale ou d’un substitut végétal - détruite lors de la cérémonie, le sacrifice apparaît comme la mise en œuvre réglée d’une contrainte magique exercée sur la divinité afin d’en obtenir les bienfaits, et plus généralement d’assurer le bon ordre (hindou) du monde. Les mécanismes du sacrifice, pour reprendre l’expression de Lévi, que Hubert et Mauss ont systématisés dans leur théorie générale du rite, engagent donc à la fois un lieu, la scène sacrificielle, une série d’acteurs - le sacrifiant, à la fois ordonnateur et bénéficiaire du sacrifice, les différentes catégories de sacrificateurs et la victime, intermédiaire entre le sacrifiant et les dieux -, des instruments et des moments privilégiés, notamment l’entrée dans le sacrifice marquée par les rites de consécration, puis la sortie du sacrifice afin d’assurer le retour des acteurs dans le monde profane. Sylvain Lévi dégage des Brâhmana un « système théologique net, logique, harmonieux » 55, dépourvu de tout sentiment religieux et de toute valeur morale. Il montre ainsi qu’un fait religieux complexe peut être appréhendé en dehors de tout contenu éthique - ce que d’aucuns56 ne manqueront pas de lui reprocher. Dans ces conditions, « la foi n’est que la confiance dans la vertu des rites ; (...) le bien est l’exactitude rituelle » 57.
- 58 Ibid., p. 138.
- 59 Ibid., « Postface » de Charles Malamoud, p. 201.
26La Doctrine du sacrifice apparaît donc, dans ses grandes lignes, comme l’analyse philologique d’un corpus textuel centré sur l’institution du sacrifice, qui est déjà au demeurant l’objet de réflexion des herméneutes brahmaniques. Cette analyse de type interne, synchronique, est toutefois traversée par une interrogation sur l’histoire du sacrifice qu’exprime Sylvain Lévi : « Par une singularité notable, l’Inde qui n’a pas d’histoire, sait l’histoire du rituel58. » Mais le philologue ne se propose pas tant de faire l’histoire du sacrifice que de dégager des changements significatifs des pratiques sacrificielles dont les Brâhmana se feraient l’écho. Comme le note Charles Malamoud, que nous suivons ici, Sylvain Lévi « ne se déprend pas (...) d’un désir d’histoire qui se manifeste de trois manières » 59.
- 60 Ibid., p. 139.
- 61 Ibid., p. 73.
- 62 Ibid., p. 133.
- 63 Marcel Mauss, compte rendu de « Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhamanas », Année (...)
- 64 Henri Hubert et Marcel Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », dans Marcel Maus (...)
27La première est de relever les passages des Brâhmana mentionnant les pratiques rituelles qui n’ont plus cours parce que tombées en désuétude ou abandonnées pour diverses raisons. Il est vrai que les textes témoignent de la variété des usages et que, dans le détail, les séquences rituelles « laissent un champ libre à la discussion. (...) Le rite lui-même est parfois mis en question » 60 et certains procédés condamnés. En d’autres termes, l’interprétation du sacrifice est l’objet de conflits internes entre différents points de vue qui s’affrontent dans le milieu des exégètes brahmaniques. La seconde lecture de type historique consiste à penser sur le mode du reflet ou de l’homologie les transformations qui affectent le monde des hommes et celui des dieux : selon Sylvain Lévi « la société divine se transforme comme la société des hommes » 61. Or, note Charles Malamoud, les récits de la vie des dieux et de la conquête du sacrifice ne s’inscrivent pas dans une chronologie homogène à celle des hommes, et l’on ne saurait projeter sur le monde divin une vision du temps historique qui n’est propre qu’au monde social. Enfin, un troisième mode de lecture proprement historiciste réside dans l’évolution des formes du sacrifice que Sylvain Lévi dégage des Brâhmana. À lire ceux-ci de manière littérale, dans l’Inde ancienne, le sacrifice aurait évolué de formes sanglantes à des pratiques non sanglantes. On passerait graduellement du « seul sacrifice authentique » que « serait le suicide » 62 au sacrifice « non moins sauvage » qu’est le sacrifice humain, puis à diverses formes de sacrifice animal, elles-mêmes hiérarchisées selon « l’ordre de dignité » décroissant des victimes. Pleinement évolutionniste, « la méthode trop strictement historique » 63 de Sylvain Lévi attira dès la parution de l’ouvrage la critique de Marcel Mauss : « Ni la sociologie, ni même l’histoire religieuse de l’Inde ne nous offre des cas certains de substitution de ce genre ; on pourrait même, en ce qui concerne l’Inde, trouver sans trop de peine, des faits contraires ». Déjà dans leur essai, Hubert et Mauss notaient : « Nous ne songeons pas à faire ici l’histoire et la genèse du sacrifice et, s’il nous arrive de parler d’antériorité, il s’agira d’antériorité logique et non d’antériorité historique » 64.
- 65 Marcel Mauss, compte rendu de « La doctrine du sacrifice », art. cit., p. 354.
28À cette première critique, Mauss en ajoute une seconde qui porte sur les différences de points de vue entre la philologie et la sociologie. Regrettant que l’ouvrage laisse le lecteur sans explication d’ensemble du sacrifice, Mauss reproche à Lévi d’« étudier la théologie du sacrifice en le séparant du rite, alors que les deux choses sont indissociables ». À l’inverse, dans un ouvrage publié antérieurement, le sanscritiste allemand Hillebrandt avait « étudié le rituel en l’abstrayant de la théologie »65 . Ces deux livres se présentent donc comme les « fragments disjoints d’un même tout », que le sociologue se doit de restituer. Par cette double critique visant le caractère partiel de l’approche philologique et l’historicisme explicite mis en œuvre par Sylvain Lévi, Mauss semble marquer un territoire disciplinaire au moment où de nouvelles sciences sociales transforment la configuration des savoirs sur l’homme.
La synthèse historique contre l’érudition
- 66 Madeleine Rebérioux, « Le débat de 1903 : historiens et sociologues », dans Charles-Olivier Carbone (...)
- 67 Sur le glissement que Durkheim opère entre les couples particulier-général et individuel-collectif (...)
- 68 Henri Berr, « Les progrès de la sociologie religieuse », Revue de synthèse historique, XII, 34, 190 (...)
- 69 Ibid., p. 24.
- 70 Ibid., p. 42.
- 71 Henri Berr, La synthèse en histoire. Essai critique et théorique, Paris, Félix Alcan, 1911, p. 127.
29Au tournant du xxe siècle, les sciences historiques et philologiques qui se sont construites autour du primat accordé au fait positif, sont l’objet d’une double critique interne et externe, qui se réfracte au sein des études indiennes. Les porteurs de cette querelle des méthodes sont, d’un côté, des historiens et des philosophes regroupés autour de la Revue de synthèse historique fondée par Henri Berr en 1900 et, de l’autre, des sociologues rassemblés par Durkheim, depuis 1898, autour de L’Année sociologique. Les critiques que ces derniers adressent à l’histoire positive sont exprimées par François Simiand dans une série d’articles publiés à partir de 1903 66, notamment dans la Revue de synthèse, puis reprises par Durkheim dans son débat avec Charles Seignobos. Ces critiques portent sur le cloisonnement de disciplines repliées sur une érudition factuelle dénuée de problématique, et elles se cristallisent sur le privilège que nombre d’érudits accordent à l’événementiel, à l’individuel et au politique, c’est-à-dire au particulier, au détriment du collectif et donc du général67. Pour Henri Berr (1863-1954), normalien et agrégé de philosophie, les sociologues sont à la fois des alliés objectifs dans la critique de l’histoire positive mais aussi des concurrents dans le nouveau partage disciplinaire engagé par Durkheim. Cette ambivalence structure l’article que Berr68 publie, en 1906, sur la sociologie des religions. Si la sociologie durkheimienne est louée pour son « caractère systématique » et sa méthode comparative, le maître et les élèves sont blâmés pour leur dogmatisme : « Leur souci d’objectivité, le désir d’avoir affaire à des choses les entraîne à se méfier, à se détourner de tout ce qui est, dans les faits qu’ils étudient, individuel et subjectif » 69. Par « cette sorte de foi mystique en la société » qu’ils professent, les durkheimiens, en bref, forcent « l’interprétation sociologique ». En effet, affirme Berr : « (...) tout ce qui est religieux (...) n’est pas nécessairement social » 70. Le sociologisme que Berr dénonce touche à la fois la méthode et la position disciplinaire revendiquée par Durkheim qui vise idéalement à dissoudre l’histoire dans la sociologie : mais « lorsque [les durkheimiens] tendent à donner de l’histoire une interprétation purement sociologique (...), ils en reviennent, en dépit d’eux-mêmes, à la philosophie de l’histoire » 71.
- 72 Paul Oltramare, « La faillite de la méthode historique », Extrait du Rapport du Recteur et des Jury (...)
- 73 Ibid., p. 9.
- 74 Ibid., p. 11.
- 75 Ibid., p. 14.
Dans cette querelle entre la « méthode historique » et la « méthode comparative, sociologique ou anthropologique », Paul Oltramare72, sanscritiste et historien des idées religieuses de l’Inde ancienne, professeur à la faculté des lettres et de sciences sociales de Genève, défend une position médiane. Du point de vue de l’historien, « véritable érudit », il reproche notamment aux anthropologues, parfois coupables de « dilettantisme », de réduire le particulier au général et de faire « expressément abstraction des différences de temps et de lieux », par exemple dans l’explication du sacrifice, « à bien des égards remarquable, lumineuse même » 73, que donnent Henri Hubert et Marcel Mauss. Aussi, « l’historien continuera à se défier de la méthode comparative, quand celle-ci prétend interpréter les faits particuliers d’une civilisation donnée » 74. Toutefois, admet Paul Oltramare, lorsque les tenants de ces deux approches se conforment aux principes du travail érudit, leurs points de vue sont plus complémentaires que divergents, les uns observant les formes de civilisation « en historiens », les autres « en naturalistes ». Et « au lieu de s’excommunier et de se déclarer réciproquement en faillite », ces deux méthodes, « conscientes de leurs limites », devraient plutôt collaborer ensemble pour servir « la cause de la vérité » 75 scientifique.
- 76 Enrico Castelli Gattinara, Les inquiétudes de la raison. Épistémologie et histoire en France dans l (...)
- 77 Paul Masson-Oursel, « Synthèse historique et philosophie de l’histoire », Extrait de la Revue de sy (...)
30Pour remédier à cet état des pratiques savantes, Henri Berr proposait l’élaboration d’une synthèse historique conçue comme la forme de « l’unité du savoir rationnel » 76, qui placerait cette discipline au somment de la hiérarchie des sciences humaines et sociales. Il fut secondé dans cette tâche par de jeunes historiens, comme Lucien Febvre, et par le philosophe et indianiste Paul Masson-Oursel qui défendait une « théorie comparée des civilisations » 77 assez proche d’une philosophie de l’histoire positive. Véritable entrepreneur intellectuel, Henri Berr mit en place, aux marges du champ universitaire, une institution collective soutenue par l’État, le Centre international de synthèse qui organisa, à partir de 1929, les Semaines internationales de synthèse. Issus de toutes les disciplines des sciences humaines, des sciences exactes et des disciplines littéraires, des chercheurs venaient débattre de vastes questions philosophico-scientifiques situées à la frontière de leur spécialité, par exemple la notion de civilisation à laquelle Marcel Mauss apporta sa contribution.
- 78 Lettre de Lucien Febvre à Henri Berr, [Strasbourg, mai 1924], dans Lucien Febvre, De laRevue de syn (...)
- 79 Louis de La Vallée Poussin, Indo-européens et Indo-iraniens. L’Inde jusque vers 300 av. J.-C., Pari (...)
- 80 Henri Berr avait d’abord confié une présentation de l’histoire littéraire de l’Inde ancienne à Gast (...)
- 81 Paul Masson-Oursel, « Nécrologie. Louis de La Vallée Poussin (1869-1938) », Journal asiatique, t. 2 (...)
- 82 Henri Berr, « Le Génie de l’Inde », avant-propos à Paul Masson-Oursel, Helena Willman-Grabowska et (...)
31Henri Berr avait aussi pour ambition de contribuer à la production d’une histoire universelle, qu’il réalisa dans la collection « L’Évolution de l’humanité » adossée, à partir de 1920, à la Revue de synthèse. Mais dans un espace universitaire où les collaborateurs compétents étaient en nombre limité, les tenants de la synthèse historique devaient compter avec un projet concurrent, la série « Histoire du monde » éditée par Eugène Cavaignac, « autre promoteur d’Histoire universelle » 78, comme le note Lucien Febvre qui peinait à recruter des auteurs pour Berr. De fait, dans les années 1920, les orientalistes se répartirent entre ces deux entreprises éditoriales. D’un côté, Eugène Cavaignac recruta le sinologue Henri Maspero et le bouddhologue Louis de La Vallée Poussin79, ce dernier publiant en 1924 puis en 1930 deux volumes sur l’Inde ancienne. De l’autre, Berr sollicita des durkheimiens comme Marcel Granet pour la civilisation chinoise et Paul Masson-Oursel80pour l’Inde, ce dernier s’attirant la collaboration de la sanscritiste polonaise Helena de Willman-Grabowska et de l’historien de l’art Philippe Stern. En 1933, ces trois indianistes publièrent L’Inde antique et la civilisation indienne, préfacé par Henri Berr, comme tous les ouvrages de cette collection. Les positions historiographiques opposées de La Vallée Poussin et de Masson-Oursel traduisent les formations disciplinaires et les choix intellectuels de chacun d’eux : d’un côté, au terme d’un « labeur énorme », le philologue donne « non (...) des livres d’histoire, mais des répertoires de problèmes à propos de l’histoire » 81, de l’autre, le philosophe fait entrer l’Inde « dans l’histoire universelle - "la seule véritable histoire” » 82, comme l’écrit Berr citant Masson-Oursel.
- 83 François Martini, « René Grousset à l’École des langues orientales », France-Asie, op. cit.,p. 869.
- 84 Jeannine Auboyer, « René Grousset (1885-1952) », ibid., p. 783.
- 85 René Dollot, « René Grousset », ibid., p. 823.
- 86 George Cœdès, « La vie et l’œuvre de René Grousset », ibid., p. 816.
- 87 René Grousset, Bilan de l’histoire, Paris, Plon, 1926.
Synthèse et vulgarisation
Entre les tenants de la synthèse historique et les défenseurs de l’érudition, René Grousset (1885-1952) se fait reconnaître, dans l’entre-deux-guerres, par son travail de vulgarisation des connaissances orientalistes. Fils d’un universitaire, René Grousset entre en 1912 comme attaché à la direction des Beaux-arts, à Paris, muni d’un diplôme d’études supérieures d’histoire et de géographie. Recruté au musée Guimet, en 1925, en qualité de conservateur-adjoint auprès de Joseph Hackin, nommé en 1933 conservateur du musée Cemuschi, il est promu conservateur en chef des musées nationaux en 1944 et placé à la direction du musée Guimet. Parallèlement, cet « homme du monde égaré parmi les professeurs » 83 cumule les tâches d’enseignement : nommé dès 1928 à l’École du Louvre puis, en 1941, à l’École des langues orientales où il est titulaire de la chaire d’histoire et de géographie de l’Asie, il est encore professeur à l’École de la France d’Outre-mer en 1945. Enfin, il est élu à l’Académie française en 1946 et, l’année suivante, à l’Académie des sciences coloniales. Auteur de nombreux ouvrages sur des sujets d’histoire, de littérature et d’art - notamment Histoire de l’Extrême-Orient et Sur les traces du Bouddha, en 1929, Les civilisations de l’Orient, quatre volumes parus en 1929 et 1930, ou Philosophies indiennes, publiés en 1931 - René Grousset a su se créer « une véritable clientèle (...) qui ne cessera d’augmenter » 84. Ce « catholique (et même catholique pratiquant) » 85 habitué du cercle spiritualiste de Meudon qu’animait le couple Maritain, dans les années 1920, fut, « dans toute la force du terme, un historien de l’expansion coloniale française » 86. Son œuvre concentre tous les traits historiographiques qui sont l’objet de la critique des durkheimiens : primat donné à l’événementiel, au politique et aux grands hommes, dans une vision spiritualiste du monde où l’art est une voie d’accès au divin, comme il l’exprime dans son Bilan de l’histoire87.
Un point de vue anthropologique
- 88 Marcel Mauss, « Les civilisations. Éléments et formes », exposé présenté à la Première semaine inte (...)
32Si la sociologie se donne pour tâche l’étude de sociétés socialement différenciées, Marcel Mauss appréhende le monde indien d’un point de vue anthropologique informé de philologie sanscrite, privilégiant donc l’unité religieuse de cette aire culturelle. « L’Inde a deux unités et pas une de plus : "L’Inde c’est le brahmane” disait Sir Alfred Lyall, et la civilisation indienne existe encore par-dessus ; par le bouddhisme, elle a rayonné sur le monde extrême-oriental ancien (...) » 88. De fait, le système des castes ne retient l’attention de Mauss que dans sa dimension religieuse, tandis que les travaux sur le folklore et les populations tribales de l’Inde lui permettent d’interroger la continuité temporelle et spatiale de cette civilisation. Cette dualité des modes de connaissance du monde indien, l’un ethnographique et l’autre sociologique, est au centre des difficultés que rencontre toute interprétation du système des castes et de l’hindouisme.
- 89 Marcel Mauss, compte rendu de « William Crooke, The Popular Religions and Folklore of Northern Indi (...)
- 90 Ibid., p. 372.
33Pour Marcel Mauss, l’unité religieuse de l’Inde se comprend en articulant les faits selon trois échelles géographiques et sociales, soit : la religion des groupes tribaux, les cultes locaux villageois des populations hindoues et celui des grandes divinités panindiennes. Les différents modes d’expression des religions populaires se caractérisent par un continuum des pratiques allant de formes brahmaniques anciennes à celles plus primitives des tribaux non hindouisés : « la comparaison (...) des tribus dites anaryennes, dravidiennes ou autres, avec les villages et les villes dits aryens, éclaire et montre la parenté intime de ces coutumes » 89. Mais au sein de la population hindoue, il faut opérer une distinction entre les cultes rendus aux « “divinités” (...), petits dieux de la nature et des champs, locaux, spéciaux, occasionnels », et ceux voués aux « grands dieux personnels et omniprésents de l’hindouisme » 90. Ainsi les faits locaux, qu’ils soient relatifs au monde tribal ou hindou, ne sont pas séparés du cadre global de l’hindouisme qu’appréhende le philologue et qui donne sens au particulier que l’ethnographe observe.
- 91 Marcel Mauss, compte rendu de « C.G. et B.Z. Seligman, The Veddas, Cambridge, 1911 », L’Année socio (...)
- 92 Marcel Mauss, compte rendu de « W.H.R. Rivers, The Todas, Londres, 1906 », L’Année sociologique, XI (...)
- 93 Ibid., p. 495.
34Cette compréhension anthropologique de l’Inde est sous-tendue par une théorie des contacts culturels induisant une série d’échanges, d’emprunts et de transformations entre les populations d’origine aryenne et les groupes tribaux, qui conduit à dissoudre la notion même de population autochtone. Deux cas limites empruntés à l’ethnographie sud indienne illustrent le point de vue de Mauss. Le premier est celui de la tribu des Vedda que l’on suppose être « les descendants des populations préhistoriques de Ceylan » 91. Cette population vivant dans un état matériel et technique sommaire, parlant un dialecte indo-européen archaïque, mais culturellement apparentée aux dravidiens du sud de la péninsule indienne, ne se distingue guère de son environnement cinghalais. Selon Mauss, la culture des Vedda témoigne moins d’un état primitif originaire que d’une régression liée à la décomposition de la morphologie sociale du groupe sous l’effet d’une perte de contact avec son environnement de départ. Le second cas est celui des Toda étudiés par Rivers92, une tribu de l’Inde du sud célèbre dans la littérature anthropologique pour sa pratique de la polyandrie. Cette population montagnarde spécialisée dans l’élevage du buffle auquel elle rend un culte, également célébré par les populations hindoues des plaines, se trouve « ainsi au milieu des tribus avoisinantes dans la position d’une caste au milieu d’autres castes ». Selon Mauss, « la caste tribu des Toda » présente dans sa morphologie sociale, ses pratiques matrimoniales et ses rituels, nombre de traits qui la rapprochent des populations hindoues environnantes. Et de conclure que cette société tribale conserve la « trace des influences de l’hindouisme qui sont beaucoup plus nombreuses que ne le pense Rivers » 93.
35Ainsi dans « l’Inde actuelle », le continuum religieux est structuré par l’opposition entre deux pôles où l’on distingue, d’un côté, des traits « raffinés », brahmaniques et, de l’autre, des traits « primitifs », tribaux. Toutefois, selon Mauss, l’anthropologue ne doit pas opposer ces deux extrêmes mais étudier comment les coutumes se transforment, survivent ou régressent pour produire cet ensemble de faits « à la fois si simples et si complexes », qui constituent les religions populaires du monde indien au sein desquelles, cependant, le brahmane occupe une position éminente.
« Le problème de la tradition »
36En s’attachant à dégager des textes brahmaniques les principes structurant le monde indien d’un point de vue inséparablement religieux et social, les sanscritistes étaient confrontés au biais scolastique induit par la position particulière que les brahmanes occupent dans l’ordre des castes dont ils sont à la fois les prêtres et les interprètes autorisés. Comment donc les philologues informés d’ethnologie coloniale, notamment Emile Senart, et les sociologues ou les anthropologues qui ont lu les sanscritistes, comme Célestin Bouglé et Arthur Hocart, analysent-ils cette morphologie sociale à fondement religieux sur laquelle, au total, tous s’accordent pour en faire le trait caractéristique de l’unité sociale et culturelle de l’Inde ?
- 94 Émile Senart, Les castes dans l’Inde. Les faits et le systèmes, Paris, Geuthner, 1927 (1re éd. Anna (...)
- 95 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, préface de Louis Dumont, Paris, PUF, 4e éd. 1969 (...)
37Les travaux presque contemporains d’Emile Senart94 et de Célestin Bouglé95 sur le système des castes sont considérés, notamment en France, comme les premières études d’importance sur ce sujet. Le livre de Senart dont le contenu paru d’abord en trois livraisons dans la Revue des deux mondes, en 1894, précède de cinq ans seulement l’article écrit en 1901 par Bouglé dans L’Année sociologique, avant que ne paraisse en 1908 la première édition de l’ouvrage de ce dernier. Ces deux études furent rééditées en 1927 et celle de Senart traduite en anglais dès 1930 ; mais il fallut attendre 1958 pour que des extraits significatifs de l’essai de Bouglé soient accessibles dans cette langue (et 1971 pour une traduction intégrale). Senart avait effectué une mission de quelques mois en Inde, en 1888, motivé par des questions d’ordre épigraphique, tandis que Bouglé n’avait de son sujet qu’une connaissance livresque. Le philologue comme le sociologue mobilisent les travaux des administrateurs britanniques, en particulier les rapports sur les castes rédigés à l’occasion des recensements décennaux menés à partir de 1871. Mais aucun ne puise dans des matériaux issus de l’Inde française ou ne mentionne les essais d’Esquer et de Schoebel, que leurs cadres conceptuels alors disqualifient. Senart, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ne pouvait toutefois ignorer l’existence du mémoire de Schoebel, comme l’attestent certaines interrogations communes aux deux philologues. Mais l’ouvrage de Senart se démarque surtout, outre sa cohérence, par sa critique des effets de connaissance brahmanique de la caste.
- 96 Émile Senart, Les castes dans l’Inde, op. cit., p. 35.
- 97 Ibid., p. 33.
- 98 Ibid., p. 70 et sq.
- 99 Ibid., p. 99.
- 100 Ibid., p. 92 et sq.
38Les castes dans l’Inde est une étude socio-historique dans laquelle l’auteur se propose d’éclairer de manière régressive la nature présente, le passé et les origines du système des castes. Senart considère la caste comme un « groupe corporatif fermé » 96, en théorie « héréditaire », disposant de sa propre juridiction, et dont les membres qui suivent « une profession commune » partagent des coutumes qui règlent le mariage, la commensalité et, enfin, le degré de pureté. Parce que toutes les castes sont classées selon une hiérarchie dont « le pivot (...) est la supériorité reconnue de la caste brahmanique » 97, elles constituent bien un système. Si Senart n’ignore pas l’importance du sacrifice dans les religions de l’Inde, il ne retient pas cet élément pour définir le régime des castes. Plus encore, alors que dans cette société tout est imprégné d’esprit religieux, il soutient qu’« en elle-même la caste ne se présente guère sous un jour religieux » 98 car tous les groupes et toutes les confessions, jusqu’aux populations tribales qui ont pour prêtres des « brâhmanes dégradés », connaissent l’institution de la caste. Se fondant sur les travaux d’Alfred Lyall dont les vues sont largement diffusées parmi les savants, Émile Senart note que les populations les plus distantes culturellement de l’hindouisme « se brâhmanisent graduellement » 99. Les conflits parfois violents qui divisent les castes, par exemple entre celles de « main droite » et celles de « main gauche » dans le sud de l’Inde, portent sur des enjeux d’ordre honorifiques, port d’insignes, rang, préséance ou autres privilèges, que chaque groupe revendique à son avantage exclusif. Travaillé par deux forces contraires qui sont au principe de sa dynamique oscillant entre la désintégration et la reconstitution, le système des castes n’est donc ni fixe ni immuable : « Des ferments de rénovation l’agitent, le modifient incessamment ; le principe hiérarchique qui le pénètre tend à la conservation et à la stabilité 100. » Toutefois, Senart interroge à la fois l’orientation du système au regard des brahmanes et l’interprétation que les philologues et les ethnologues en donnent.
- 101 Pour une critique des thèses de Senart voir par exemple Robert Lingat, Les sources du droit dans le (...)
39Inscrivant son étude dans le cadre d’un comparatisme indo-européen, Senart esquisse la genèse de la famille indo-aryenne dont il suit l’évolution spécifique, d’une part, en Grèce et dans la Rome antique où cette institution s’oriente vers la formation de cité politique et, d’autre part, en Inde où le destin de la caste interdit cette évolution. On retient de cette esquisse que l’Inde védique connaît la tripartition en classes mais qu’elle ignore la caste. Cette morphologie sociale serait en effet un développement tardif dans l’histoire de l’Inde, et ni le bouddhisme ni le jainisme ne l’ont réellement bouleversée. Ici encore, on ne discutera pas la généalogie que dessine Senart et dont les indianistes 101 à l’occasion débattent. Mais parce qu’elle engage des questions relevant d’une sociologie de la connaissance, son analyse des conditions d’élaboration de la théorie du système des castes dans la littérature sanscrite concerne notre propos.
- 102 Emile Senart, Les castes dans l’Inde, op. cit., p. 110 sq.
- 103 Ibid., p. 11.
- 104 Ibid., p. 6 (je souligne).
- 105 Ibid., p. 8.
40Selon Senart, l’interprétation de la tradition lettrée brahmanique soulève plusieurs difficultés de méthode. Une première tient à l’hétérogénéité du corpus sanscrit. Échelonnée depuis les hymnes védiques jusqu’aux épopées en passant par les traités sacerdotaux consacrés au dharma, cette littérature varie dans sa grammaire, son style comme dans son lexique. Il est d’autant plus difficile d’y déceler le reflet d’une évolution de la caste qu’il faut prendre en compte une coupure importante dans l’Inde ancienne entre la période védique et l’époque brahmanique qui atteste pleinement de cette institution mais sous une forme plus théorique que réelle. Au cours de cette dernière période, en outre, Senart102 dégage une tension entre deux pôles, l’un proprement brahmanique qu’expriment les traités sur le dharma, l’autre, qui caractérise la classe noble des kshatriya et trouve son expression dans les épopées (le Mahâbhârata et le Râmâyana). Mais dans les deux cas, cette littérature porte l’empreinte des brahmanes qui en sont les producteurs. Une seconde difficulté résulte encore des différentiations sociales et religieuses internes au monde hindou, qui interdisent de subsumer sous « la forme réputée orthodoxe de l’hindouisme brahmanique » 103 le courant sous-jacent de l’« hindouisme populaire ». Enfin, un dernier obstacle est lié au travail de mise en forme qu’opère la science brahmanique dont la vision du système des castes se révèle être pour l’essentiel une « œuvre théorique » 104. Dans ces conditions, « si le travail littéraire dans l’Inde a été le privilège à peu près exclusif d’une classe fermée, si les idées et les systèmes de cette classe, ses préjugés et ses prétentions ont incessamment agi sur sa façon de concevoir et de présenter les faits en général (...) on comprend que j’insiste sur ce que j’appelle, pour être bref, le problème de la tradition » 105.
- 106 Ibid., p. 121 (je souligne).
- 107 Ibid., p. 17 (je souligne).
- 108 Ibid., p. 29.
41Senart distingue deux types d’institution, les varna d’une part et les jâti de l’autre, qui s’opposent comme la théorie à la pratique : en effet, l’ordre brahmanique des varna « s’efforce de transposer en un type idéal »106 la multitude des jâti, c’est-à-dire des castes et des sous-castes que l’on observe dans la réalité du monde social. L’erreur à laquelle succombent à la fois les philologues et les historiens qui prennent au pied de la lettre les traités brahmaniques sur le régime des castes, et les administrateurs coloniaux ou les ethnologues qui cherchent une correspondance entre les faits observés et leur expression textuelle, c’est de confondre une représentation théorique indigène de type juridique avec la réalité des faits tant passés que présents. Les textes socio-juridiques hindous qui « sont des œuvres sacerdotales (...) expriment plutôt un certain idéal théologique que des définitions strictes adaptées à la réalité ». Aussi, l’étude du régime des castes « est plus embarrassée que servie par une théorie légale dont la précision est décevante », alors que les faits observés laissent place à « une pratique très différente et à une variété extrême de combinaisons » 107. Et Senart conclut : « En somme, ce n’est pas la théorie [brahmanique] qui peut rendre compte des faits : ce sont les faits qui aident à voir la théorie sous un jour vrai, à la ramener à ses justes limites 108. »
- 109 Ibid., p. 171.
42L’originalité du travail de Senart est donc de rompre avec les travaux d’Esquer et de Schoebel en déplaçant le point de vue pris jusqu’alors sur le système des castes. Non seulement Senart critique la vision artificialiste du régime des castes comme invention des brahmanes, que défendent ces derniers. Mais surtout, il substitue à cette thèse une interrogation sur le travail de production théorique de l’ordre des castes comme activité de connaissance spécifique des lettrés de l’Inde ancienne. En d’autres termes, il questionne les déterminations sociales et intellectuelles de « la tradition brâhmanique » qui se donne à lire dans la littérature de l’Inde ancienne. Et sa conclusion est sans ambiguïté au regard du travail des sanscritistes : « On a parmi nous suivi [les] errements des [hindous] avec une docilité fâcheuse. J’entends surtout les indianistes. Représentants de l’école philologique, ils obéissent à une pente irrésistible (...). La théorie brâhmanique est comme leur atmosphère propre » 109.
- 110 Ibid., p. 126 (je souligne).
Toutefois, Senart n’échappe pas à une vision instrumentaliste de « l’esprit scolastique » des brahmanes, qu’il rapporte de manière mécanique aux intérêts de domination culturelle de cette classe : « Ces législateurs religieux et moralistes obéissaient donc à un penchant naturel très puissant sur l’esprit hindou. Ils obéissaient aussi, plus ou moins sciemment, il n’importe, à une tendance personnelle, intéressée, dont l’action partout apparente achève d’enlever à leur œuvre l’autorité d’un document sincère. Avant tout, ils se proposent de consacrer la suprématie absolue des brâhmanes. Tout chez eux est rapporté à cette glorification, tendu vers cet intérêt » 110.
- 111 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires. Étude sociologique, Paris, Alcan, 1899.
43On peut suivre la rupture novatrice opérée par Senart dans l’essai de Célestin Bouglé qu’il faut lire aussi comme une contribution à la sociologie de la connaissance du régime des castes. Cet agrégé de philosophie (né en 1870) est venu à l’étude de l’Inde par souci comparatif mais, à la différence de Marcel Mauss, il ne s’est pas soumis à l’apprentissage du sanscrit. Après avoir rédigé sa thèse sur les déterminations sociales des idées égalitaires 111, Bouglé s’est tourné vers le principe contraire, la hiérarchie, institutionnalisé dans le système des castes. Cet ouvrage fut son seul apport à la sociologie de l’Inde, dans une production éclectique subordonnée à ses engagements idéologiques et politiques au service des valeurs démocratiques. Si Bouglé s’est privé d’un accès direct aux textes sanscrits, il a mobilisé les outils de la sociologie durkheimienne de manière personnelle dans un travail de synthèse encore considéré par les anthropologues comme une contribution majeure à la sociologie des castes. Mais conscient qu’il ne possédait pas les savoirs érudits requis pour traiter pleinement de son sujet, il soulignait dès l’avant-propos le caractère provisoire de son étude et invitait les indianistes à donner un contenu plus substantiel au cadre sociologique proposé.
- 112 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, op. cit., p. 3. Bouglé utilise le terme de répuls (...)
- 113 Ibid., p. 158.
- 114 Ibid., p. 18.
44Dans son Essais sur le régime des castes, Célestin Bouglé examine successivement les racines de cette institution, sa vitalité dans la longue durée de l’histoire de l’Inde et, enfin, ses effets sur les populations, le droit, la vie économique et la littérature. Il appréhende la morphologie du régime des castes d’un point de vue quasi structural et dégage les principes de domination qui fondent cet ordre social. La caste est définie par trois éléments solidaires, la répulsion réciproque, la hiérarchie et la spécialisation héréditaire, qui la différencient à la fois de la ghilde, de la famille et de la classe. Chaque caste se distingue en outre par son endogamie générale associée à une exogamie interne et par un strict respect des interdits de commensalité. Le régime des castes associe des « groupes héréditairement spécialisés, hiérarchiquement superposés, et mutuellement opposés » 112, qui sont autant de jâti distinctes des quatre varna de la théorie brahmanique. Selon Bouglé, « ce sont les degrés de pureté qui marquent le plus clairement ceux de la hiérarchie sociale » 113. Au total, le rang de chaque « caste se définit par les rapports qui l’unissent à la caste brahmanique » 114 dont la primauté reconnue de tous oriente l’ensemble du système. Les castes se rangent donc selon leur distance relative à la classe sacerdotale. Et l’auteur précise, indiquant les deux pôles entre lesquels se distribuent les castes : la « supériorité [des Brahmanes] est aussi incontestée que l’absolue infériorité des Parias ».
- 115 Ibid., p. 158.
- 116 Ibid., p. 63.
- 117 Ibid., p. 136.
- 118 Ibid., p. 58.
- 119 Ibid., p. 56.
45Reconnaissant que la religion hindoue « enserre » tous les aspects du monde social, Bouglé affirme, contrairement à Senart, que la caste est « essentiellement une institution religieuse » 115. Se fondant sur les travaux de Sylvain Lévi, d’Henri Hubert et de Marcel Mauss, Bouglé considère le rite du sacrifice comme « la pierre angulaire » de ce régime social. La caste sacerdotale doit en effet sa position éminente à son monopole du sacrifice dont elle est la « gardienne ». Cette fonction sacrée est au principe de l’extrême pureté attribuée à la caste des brahmanes, comme elle « est à la source profonde de ses privilèges » 116. Si cette classe de prêtres n’est pas unifiée, puisqu’elle comprend en réalité un grand nombre de castes de brahmanes différentes, elle a su « imprimer à l’Inde la seule espèce d’unité qu’elle pouvait supporter » 117, celle de sa culture et de sa religion. Cependant, ces prêtres sont sans Église et ils ne forment en rien « ce que nous nommons un clergé » 118. La puissance spécifique « inouïe » de cette caste de prêtres doit se comprendre au regard de la souveraineté exercée par la caste des guerriers. Il y a en quelque sorte une division du travail de domination entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, note Bouglé : « Né pour la fonction religieuse, le Brahmane ne peut exercer directement les fonctions politiques » 119. Plus encore, le régime des castes constitue un ordre social singulier fondé sur la domination d’un groupe dépourvu de toute ressource matérielle et n’ayant d’autres atouts pour asseoir son pouvoir que ses compétences religieuses et lettrées :
- 120 Ibid., p. 57.
« La caste brahmanique n’accumulera pas les richesses, (...) elle ne possédera rien en propre. (...) Les instruments du sacrifice sont ses seules armes, mais avec ses armes elle se soumettra tout le monde hindou. Le purohita, le chapelain (...) monopolise les offices religieux. (...) Il mesure et dispense toutes les dignités sociales. (...) Le pouvoir [des Brahmanes] est d’autant plus incontesté qu’il est tout spirituel ; ils n’ont aucune part au gouvernement pourrait-on dire, et tous leur obéissent ; ils ne possèdent rien et tout leur appartient » 120.
- 121 Ibid., p. 140.
- 122 Voir les remarques de Paul Vogt, « The uses of studying primitives : a note on the Durkheimians, 18 (...)
46Se refusant à voir dans la caste un groupe de parenté issu d’une souche familiale indo-aryenne, comme le soutient Senart, Bouglé retient cependant l’une des conditions historiques du développement de cette institution sur laquelle les indianistes de son temps s’accordent. Le régime des castes n’a pu se constituer en Inde qu’en « l’absence d’une organisation politique digne de ce nom ». Ce pays auquel manque « une histoire centrale », comme le notait Sylvain Lévi, n’a jamais pu se constituer en nation car « la division de la société en castes empêchait la formation d’unités nationales ». Commun à l’ensemble des discours sur le monde indien, savants ou non, produits depuis le début du xixe siècle, cette thématique de la faiblesse structurelle du politique dans l’Inde ancienne se prolonge, chez Bouglé comme chez Esquer et Schoebel, par l’idée de stagnation ou d’arrêt dans le mouvement de cette civilisation : « Grâce au régime des castes, [l’Inde] s’élève assez vite au-dessus de la barbarie, mais sa croissance ultérieure en est bientôt empêchée. Elle est victime d’une sorte d’arrêt de développement ; elle est comme pétrifiée dans une attitude dépassée ailleurs » 121. En accréditant l’image d’une « hiérarchie immobilisée » ou d’un régime social « ossifié », Bouglé, qui n’exprime aucune empathie pour cette institution 122, semblerait s’accorder avec les défenseurs de la philosophie des races pour lesquels l’ordre immobile des castes, fondé sur le maintien de la pureté du groupe, incarne un mode de classement naturel des inégalités ethniques.
- 123 On suit sur ce point Alain Policar, « Science et démocratie. Célestin Bouglé et la métaphysique de (...)
47Pour comprendre cette contradiction, il faut replacer l’étude sur le régime des castes au sein des débats sur « l’anthroposociologie », la sociologie biologique de son temps, que Bouglé a combattue avec constance 123. À une époque où la religion et la métaphysique ne sont plus en position de légitimer les jugements moraux, les sciences naturelles entendaient fournir des critères objectifs pour fonder les valeurs du monde social. La critique de ce courant de pensée naturaliste occupe le premier chapitre de la troisième partie de l’essai traitant des effets du régime des castes. Elle vise les tenants d’une anthropologie raciale alors largement diffusée en France où Georges Vacher de Lapouge est l’un de ses représentants les plus en vue, mais aussi en Inde en la personne de Herbert H. Risley, administrateur qui dirigea le recensement de 1901 et mit en œuvre des mesures craniométriques visant au classement des groupes ethniques, des tribus et des castes selon des critères anthropométriques. Pour les tenants de cette école de pensée, qui défendent un point de vue différentialiste, les inégalités sociales traduisent la diversité des aptitudes mentales et ne sont que le reflet des différences physiques, « proprement biologiques », entre les groupes raciaux et les individus qui les composent. La monopolisation des activités professionnelles au sein d’une classe aurait pour effet une sélection des compétences qui, d’habitudes acquises et transmises de père en fils, deviendraient des aptitudes innées selon les lois de la biologie lamarckienne.
- 124 Ibid., p. 117.
48Dans ces conditions, la hiérarchie des castes correspondrait non seulement à une hiérarchie des races ordonnées selon une théorie du peuplement de l’Inde par les groupes conquérants aryens mais, aussi, à une hiérarchie naturelle des fonctions attribuées à chacun selon ses aptitudes, contribuant ainsi à une « certaine harmonie » au sein du corps social hindou. Mais il n’est pas nécessaire de faire appel à l’hérédité supposée des caractères acquis pour comprendre la force sociale de la spécialisation professionnelle des castes, note Bouglé, pour lequel les modes de socialisation et d’intériorisation des savoir-faire suffisent à en rendre compte : « Vivant auprès de son père, familiarisé dès l’enfance avec les instruments du métier, [le fils] acquiert son art inconsciemment, par l’habitude, sans qu’il soit besoin de supposer qu’il le reçoive mystérieusement par l’hérédité » 124.
- 125 Célestin Bouglé, La démocratie devant la science. Études critiques sur l’hérédité, la concurrence e (...)
Castes et hérédité des fonctions sociales
Dans son ouvrage publié en 1904, La démocratie devant la science, Bouglé développe une critique de la philosophie des races dont l’anthroposociologie est alors l’expression dans le champ scientifique. La « différenciation des organes », l’« hérédité des caractères », et la « concurrence des êtres » sont les trois mots d’ordre mobilisés par la sociologie naturaliste qui tente de retourner la science biologique contre les défenseurs du régime démocratique et de l’idée d’égalité. Toutefois, argumente Bouglé, parce que cette idée, ou plus exactement ce principe de « l’égale dignité des hommes », ressort d’un jugement de valeur et non d’un constat de fait, elle ne relève pas d’une démonstration scientifique mais fonde au contraire la posture de connaissance du monde social. Et si les « apologistes de la caste » pensent trouver en Inde, notamment dans le « Code de Manou (...) précurseur étonnant de la biologie moderne » selon eux, une réalisation de leurs thèses, c’est qu’ils oublient que cette organisation sociale, au demeurant toute théorique, ne se mesure jamais à la réalité des faits que ses partisans entendent défendre.
« Le régime des castes a un caractère fâcheux. Il cache ses effets et dérobe son excellence au contrôle. Il est comme un armurier fameux dont on ne pourrait essayer les armes : ces qualités héréditaires qu’il forge dans l’ombre, il les empêche de luire au soleil, de se manifester clairement, de faire leurs preuves. Et, en effet, pour prouver péremptoirement la réalité des spécialisations constitutionnelles, il faudrait démontrer, par exemple, que les fils de Brahmanes sont inaptes à manier la plume. Or, c’est précisément à cette démonstration que le régime des castes se refuse, puisqu’il ne met jamais, par principe, la plume aux mains des Ksatriyas, l’épée aux mains du fils des Brahmanes. Il spécialise a priori les enfants des diverses castes : il nous empêche ainsi de prendre la mesure de leurs facultés personnelles. De quel droit prétendre que l’enfant des castes serviles est congénitalement incapable de guerroyer ou d’interpréter les Vedas, puisque, en fait, il n’est jamais mis "au pied du mur” ? Qui sait combien le régime des castes laisse ainsi, dans ses basses classes, de talents inutilisés, et inversement, dans ses hautes classes, combien de non-valeurs respectées ? La répartition héréditaire des fonctions nous cache la répartition naturelle des facultés » 125.
- 126 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, op. cit., p. 104 et p. 105.
- 127 Ibid., p. 123.
49De ces thèses naturalistes, les défenseurs de l’anthroposociologie tirent deux ordres de conclusion. En France, la démocratie est un régime politique contraire aux lois naturelles de la sélection, de l’hérédité et de la concurrence, qui régissent le monde social au même titre que le vivant ; en Inde, la suprématie de la race aryenne légitime et l’imposition de l’ordre social hindou aux populations du sous-continent et la domination coloniale de l’Occident. La critique de cette anthropologie raciale conduit Bouglé à dégager la structure imaginaire qui oppose l’Inde à l’Occident depuis la Révolution française - notamment chez les défenseurs de l’Ancien régime, comme on l’a montré dans la première partie de ce travail. D’un côté, donc, « la patrie des castes », de la pureté et de la hiérarchie, pays que « l’égalitarisme (...) n’a pas intoxiqué », de l’autre, la démocratie porteuse « du métissage universel, de l’impureté générale », qui « bouleverse tout pour tout niveler » en abaissant « les barrières de classe » 126. Mais l’étude des matériaux collectés par l’administration des recensements, que Bouglé ne réduit pas aux seules enquêtes de Risley, mène l’auteur à une conclusion sans équivoque : « Entre les différences physiques, les différences sociales et les différences mentales, les corrélations nettes continuent de nous manquer. Après comme avant l’observation du monde hindou, les thèses maîtresses de la philosophie des races, transformée en anthroposociologie, restent indémontrables, et invérifiables » 127.
- 128 Sylvain Lévi, compte rendu de « Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes », Revue critique (...)
- 129 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, op. cit., p. 190 et p. 191.
50Dans le compte rendu de ce livre paru dans la Revue critique, Sylvain Lévi note à propos de Bouglé : « Ses observations sur les rapports entre le régime des castes et les conceptions juridiques méritent particulièrement d’être signalées ; il ouvre aux spécialistes des vues originales qui doivent retenir l’attention » 128. Les analyses du droit et de la littérature dans l’Inde ancienne que présente Bouglé, prolongent la réflexion engagée par Senart et peuvent être lues comme une contribution à la sociologie de la connaissance du régime des castes. L’enjeu est « de formuler, à titre provisoire, quelques explications sociologiques » pour comprendre « la “superstructure” » de cette civilisation, sans méconnaître qu’à cet égard « les formes sociales ne sont pas seules à l’œuvre » 129. Rompant avec une approche spiritualiste qui considère les productions culturelles de l’Inde classique comme l’expression du « génie » indien (en l’occurrence hindou), simple traduction d’une aptitude raciale, et délaissant les influences du milieu naturel, aspects plus substantiels mais encore insuffisants, Bouglé introduit une explication par des intérêts d’ordre matériel ou mondain. Les œuvres juridiques et littéraires de l’Inde peuvent être comprises à la fois comme des « empreintes » du régime social et comme l’effet d’intérêts de castes des groupes producteurs. Mais il suggère, en se référant à Gustave Lanson, que les « demandes du public » s’interposent comme médiations entre les formes sociales et les formes littéraires, entre les producteurs et leurs œuvres pour façonner ces dernières.
- 130 Ibid., p. 201.
- 131 Ibid., p. 206.
- 132 Ibid., p. 200.
- 133 Ibid., p. 193.
- 134 Ibid., p. 194.
- 135 Ibid., p. 193.
- 136 Ibid., p. 196.
51Transposées dans l’Inde ancienne, ce point de vue sociologique conduit à souligner la position singulière de la caste brahmanique. Détenant un double monopole, à la fois « techniciens du sacrifice et professionnels de la spéculation » 130, les prêtres constituent une « noblesse intellectuelle » 131 coupée de la plèbe. Il n’est donc pas étonnant que cette caste sacerdotale composée de lettrés « virtuoses » 132, ait produit une « littérature d’initiés » à caractère essentiellement sacerdotal. Cependant, « la masse n’est pas restée aussi “hypnotisée” qu’on l’a dit » 133 par ces spéculations théologiques. Il existe d’autres foyers culturels que les écoles brahmaniques et « d’autres intérêts que les intérêts spirituels » 134, note Bouglé après Senart, mais il faut les chercher auprès des castes guerrières des kshatriya et dans les sectes de l’hindouisme populaire. Il est néanmoins vrai que « la religion fournit leur soubassement à presque tous les monuments littéraires de l’Inde » 135. Et si les œuvres se singularisent par « une certaine unité de tendance », un même esprit scolastique, cela « s’explique par l’identité de situation de penseurs, qui engendre elle-même l’analogie des préoccupations » 136.
- 137 Ibid., p. 124.
- 138 Ibid., p. 133 (je souligne).
- 139 Ibid., p. 131 (je souligne).
- 140 Ibid., p. 147.
- 141 Ibid., p. 96.
- 142 Ibid., p. 143.
52Les traités éthico-juridiques de l’Inde ancienne, et en premier lieu le Code dit de Manu qui « peut servir de texte central » 137 à l’analyse, attestent du caractère sacerdotal des œuvres brahmaniques. Dans le droit hindou comme dans les autres aspects de la vie sociale, tout est « enveloppé et pénétré de religion ». En bref, le droit brahmanique, « par les grandes lignes de son système anti-égalitaire » - « manière de rappeler que tous les hommes ne sont pas de la même essence » - se présente donc « comme une projection de la structure sociale de l’Inde » 138 ou, si l’on veut, il « ne fait que traduire directement, à sa façon, la tendance caractéristique de la société hindoue » 139. Si Bouglé s’interroge en sociologue sur « l’efficacité pratique » de ces codes juridiques qui n’expriment qu’un « idéal sacerdotal » 140, il souligne, avec Senart, que les effets sociaux de ces traités tiennent dans le fait d’imprimer leur forme au monde social « à titre d’"idées forces” » 141. Aussi, le droit brahmanique tire son efficacité proprement sociale, selon Bouglé, de l’accord qu’il obtient auprès des groupes dont la vision du monde est ajustée à celle produite par la caste sacerdotale : « La suprématie des Brahmanes en matière de droit serait un véritable miracle si leur volonté ne répondait plus ou moins directement aux volontés, plus ou moins conscientes d’elles-mêmes, des populations qui la reconnaissent 142. »
- 143 Ibid., p. 65.
- 144 Paul Vogt, « Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé, 1870-1940 », Revue française de sociologi (...)
- 145 Voir par exemple les comptes rendus du livre de Bouglé par André Guérinot dans le Journal asiatique (...)
53Refusant, à la différence de Senart, d’attribuer la création des castes « aux calculs intéressés (...) des Brahmanes » 143 mais s’efforçant de mettre en relation la morphologie sociale de l’Inde avec les visions du monde produites par la classe sacerdotale, Bouglé esquisse une analyse du régime des castes qui reste fidèle aux principes de la sociologie durkheimienne. On ne peut donc lui reprocher de défendre des thèses artificialistes, comme le soutient par exemple Paul Vogt144, qu’au prix d’une méconnaissance du déplacement d’objet que Senart d’abord et Bouglé ensuite ont opéré. En effet, leur réflexion porte non sur l’invention du système des castes par les brahmanes mais sur les conditions sociales de production de sa représentation théorique dans les traités brahmaniques, et sur le biais scolastique induit par la reconnaissance de cette théorie dans le monde social. Il est vrai que les productions culturelles brahmaniques sont rapportées mécaniquement à des déterminations sociales externes ou aux visées intentionnalistes des groupes producteurs, sans que les médiations, admises en théorie, soient clairement établies ou que ces œuvres soient considérées pour elles mêmes. Mais il faut souligner que cette critique du biais scolastique, à laquelle Sylvain Lévi souscrit, a été le fait, d’abord, d’un sanscritiste peu suspect de méconnaître les textes qu’il interrogeait, comme il est souvent fait reproche aux sociologues, en l’occurrence à Bouglé 145. Toutefois, Mauss lui-même ne fut guère satisfait de cet ouvrage, notamment au regard de l’interprétation religieuse du régime des castes, comme il le note dans une lettre à Bouglé.
- 146 « Lettre de Mauss à Bouglé sur les castes (juillet 1907) », présentée par Jean-Claude Galey, Revue (...)
« La plus grave lacune est, à mon avis, l’effet de votre point de vue pour ainsi dire constamment juridique, politique, général. Vous traitez et convenez à de multiples reprises du caractère religieux de la caste. Nulle part vous ne consacrez à ce phénomène fondamental, vous le dites vous-même, le chapitre spécial qu’il méritait. Vous disséminez vos observations et gagneriez certainement à les grouper. La caste est religieuse par définition. Elle est faite de groupes d’hommes rituellement séparés, par des interdictions à intensité et à qualités variables. L’étude de celles-ci est, à mon avis, seulement ébauchée » 146.
- 147 Arthur M. Hocart, Les castes, préface de Marcel Mauss, traduit par E.J. Lévy et J. Auboyer, Annales (...)
54Ces critiques éclairent l’intérêt de Mauss pour l’ouvrage d’Hocart 147 sur les castes. Contemporain de Célestin Bouglé, Arthur M. Hocart (1883-1939) a reçu une éducation classique à Oxford où il a étudié le grec, le sanscrit, l’histoire des religions mais aussi l’anthropologie avec Tylor, et à Cambridge où il a suivi les enseignements de Frazer et de Rivers. Après avoir intégré le Civil Service of India, Hocart a fait une carrière d’administrateur colonial, notamment à Ceylan où il dirigea le département d’archéologie, occasion d’étudier les rites du Temple de la dent, à Kandy, avant de devenir, dans les années 1930, professeur d’anthropologie à l’université du Caire. Associant érudition indianiste et observation ethnographique, Hocart étudie la caste d’un point de vue historique et comparatif, rapprochant les différentes formes que revêt cette institution en Inde et en Océanie (Fiji), mais aussi dans l’Égypte ancienne, dans la Perse, en Grèce et dans la Rome antique.
- 148 Arthur M. Hocart, Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines, préface de Lu (...)
- 149 A.M. Hocart, Les castes, op. cit., p. 7 sq.
- 150 Ibid., p. 8.
- 151 Ibid., p. 64 ; sur ce point voir Declan Quigley, « Hocart’s theory of caste and kingship », The Eas (...)
55Dans cet essai comme dans l’ensemble de son œuvre, Hocart 148défend la thèse d’une origine religieuse et plus particulièrement rituelle des institutions sociales. La caste est ainsi appréhendée comme un groupement familial dont l’activité héréditaire est orientée par la place que chaque groupe occupe dans l’organisation du sacrifice. Selon Hocart, le monde social cinghalais se différencie entre, d’un côté, les « gens de biens » 149, sorte d’ « aristocratie » que sont les trois groupes des prêtres, des rois et des cultivateurs et, de l’autre, les « basses castes » d’artisans et de services, qu’il distingue d’un cinquième groupe désigné comme une « caste inférieure » exclue de résidence dans le village et qualifiée par les Européens de « hors castes ». Parmi les « gens de biens », les rois et les prêtres « forment de nouveau une aristocratie à l’intérieur de l’aristocratie » 150. Les prêtres accomplissent les sacrifices qui sont offerts par le roi, « principal sacrifiant » : aussi, « la royauté et la prêtrise forment une paire » 151, au même titre que le temple et le palais à l’échelle locale où s’organise le système des castes. Chacun de ces groupes est en outre divisé en plusieurs castes dont le rang diffère selon la nature de l’activité économique, sociale et rituelle. Le lien de servitude entre les basses castes et les groupes aristocratiques est d’ordre rituel car chaque occupation s’apparente à un sacerdoce.
- 152 A.M. Hocart, Les castes, op. cit., p. 56.
- 153 Ibid., p. 97.
- 154 Ibid., p. 29.
- 155 Ibid., p. 93.
- 156 Ibid., p. 45.
- 157 Ibid., p. 41 (je souligne).
56Cette organisation s’accorde avec la division sociale de l’Inde ancienne entre les quatre varna, les brahmanes, les kshatriya, les vaishya et les shûdra, qui sont ordonnés par rapport au sacrifice (dont sont exclus les shûdra). Toutefois, le terme varna (couleur, en sanscrit) est moins usité à Ceylan que celui de jâti, que l’on peut traduire par « “naissance” et aussi lignage » 152. Si la caste est définie par la conjonction de deux traits, la descendance et l’activité rituelle, « c’est le sacrifice qui est essentiel » 153. Selon Hocart, « le système des castes est une organisation sacrificielle, et l’aristocratie est composée de seigneurs féodaux constamment entraînés dans des rites pour lesquels ils ont recours à leurs vassaux ou à leurs serfs parce que ces services impliquent la souillure dont le seigneur doit se garder » 154. Si le système des castes « est loin d’être fossilisé » 155, comme le soutiennent nombre d’auteurs, il est aujourd’hui « certainement plus rigide qu’il ne l’était ». Hocart ne cite ni l’ouvrage de Sylvain Lévi ni l’essai de Hubert et Mauss, mais il se réfère au même corpus des Brâhmana et son analyse du sacrifice, enrichie de ses observations de terrain, conforte le travail des sanscritistes. Et Hocart conclut : « Ainsi, l’étude d’une réalité que nous pouvons observer directement aboutit à un agencement de la société qui cadre avec les (...) textes » 156 brahmaniques. D’un point de vue comparatif, la division en varna est homologue à celle des ordres de l’Ancien régime, qu’on ne peut rejeter au prétexte que ce serait « une fiction de théoriciens », précisant : « C’est une théorie, mais une théorie transposée dans la pratique, comme toutes les organisations sociales » 157.
57Cette affirmation tranche avec les vues de Senart, dont le nom est cité en passant, et celles de Bouglé, jamais mentionné. Plus radical que Mauss envers ce dernier, Hocart adresse une forte critique à ses prédécesseurs :
- 158 Ibid., p. 47.
« Si les textes décrivent ce que nous voyons actuellement, comment avons-nous été conduits à les remettre en question ? La réponse est, en premier lieu, que les savants du xixe siècle et du début du xxe siècle étaient tellement intoxiqués par leur sens critique, qu’ils arrivèrent à penser qu’ils en savaient plus sur les anciens que les anciens eux-mêmes. En second lieu, ils étaient tellement obsédés par certaines théories concernant les distinctions de classes que, si les faits ne concordaient pas, c’étaient les faits qui devaient s’adapter à ces théories » 158.
- 159 Ibid., p. 35.
- 160 Louis de La Vallée Poussin, Indo-européens et Indo-iraniens, op. cit., chapitre II, « Remarques sur (...)
- 161 Émile Senart, Les castes, op. cit., p. 174 (cité également par La Vallée Poussin, Indo-européens et (...)
58L’anthropologue précise : « Élevés dans les tendances rationalistes et anti-religieuses, ces savants ont constamment rejeté cette théorie comme n’étant rien d’autre qu’une invention des prêtres, invention tramée de façon à ce qu’ils puissent étendre leurs tentacules sur le système social » 159. Mais Hocart se méprend. En effet, si l’aversion pour les « brahmanes en qualité de prêtres et de jésuites » 160 est un topos des écrits occidentaux sur les castes, comme le note Louis de La Valléee Poussin, il s’enracine non dans les sentiments anti-religieux de leurs auteurs mais, au contraire, dans leurs convictions confessionnelles tant catholique que protestante. Esquer et Schoebel en sont deux illustrations en France, mais les missionnaires anglais en offrent de nombreux exemples. Considérant les travaux philologiques britanniques et allemands, Senart remarque : « La comparaison des jésuites et de leurs visées théocratiques joue en général dans ces exposés un rôle véritablement excessif » 161. L’opinion que dénonce Hocart caractériserait donc moins Senart, savant catholique et conservateur, que Bouglé dont le rationalisme et l’engagement radical-socialiste se doublaient d’un fort sentiment anticlérical.
- 162 Ibid., p. 174.
- 163 Ibid., p. 35.
- 164 Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans Marcel Mauss, Sociologie et a (...)
59Toutefois, Senart, Bouglé et Hocart rejettent chacun le point de vue artificialiste, admettant que le système des castes ne peut être considéré ni comme « le fruit de la politique sournoise de prêtres ambitieux » 162, selon le dire de Senart, ni comme une « fiction », selon l’expression d’Hocart. Le différend, entre ces trois auteurs, porte en fait sur le statut épistémologique de la division en varna dès lors qu’on interroge la théorie indigène savante du point de vue de la sociologie de la connaissance du monde indien. On peut repérer ce différend dans l’exposé que fait Hocart des théories de la caste. D’une part, une pleine adhésion de ce dernier à « la théorie que les textes anciens ont proclamée » 163 et dont la « véracité » fait d’autant moins de doute, pour Hocart, qu’elle est observable sur le terrain. De l’autre, avec Senart et Bouglé, une interrogation sur les conditions sociales de production de cette théorie savante et sur les effets de connaissance qu’elle produit lorsqu’elle est transposée dans la pratique. Mais comme le note Lévi-Strauss considérant l’interprétation du don que propose Marcel Mauss, qui s’accorde avec Hocart sur le système des castes : « Ne sommes-nous pas ici devant un de ces cas (qui ne sont pas si rares) où l’ethnologue se laisse mystifier par l’indigène ? Non certes par l’indigène en général, qui n’existe pas, mais par un groupe indigène déterminé, où des spécialistes se sont déjà penchés sur des problèmes, se sont posé des questions et ont essayé d’y répondre » 164. La théorie des varna intéresse donc le sociologue comme document, mais elle doit être questionnée au même titre que toute autre production culturelle indigène ou pas, savante ou non, d’un point de vue sociologique. L’enjeu de ce différend, c’est le sens de la démarche explicative et compréhensive dans l’analyse sociologique de l’hindouisme et du système des castes.
L’hindouisme comme tradition primordiale
60Pour prendre la mesure des effets de connaissance, ou en l’occurrence de méconnaissance, produit par l’adhésion à la théorie indigène des castes, il faut revenir sur l’approche de l’hindouisme que propose René Guénon. Si sa vision radicale de l’Inde peut être aisément disqualifiée en raison de ses lacunes, ses écrits constituent néanmoins une sorte de passage à la limite ayant pour effet, dans leur irrecevabilité même, de révéler une part de l’impensé qui est au principe de tout refus d’interroger les conditions sociales de production de la tradition brahmanique.
- 165 Sur l’ésotérisme en général et la place qu’y occupe René Guénon voir Antoine Faivre, Accès de l’éso (...)
- 166 Toutes les expressions mentionnées et non expressément référencées sont extraites des ouvrages de R (...)
- 167 Michel Hulin, Shankara et la non-dualité, Paris, Bayard, 2001, p. 264.
61On peut considérer René Guénon comme un philosophe de l’ésotérisme doctrinal 165 qui se donne pour tâche d’exposer les principes métaphysiques « immuables et éternels » 166 qui fondent les relations entre les hommes et avec l’univers socio-cosmique. L’auteur vise à saisir ce monde comme une totalité signifiante, un « Tout universel ». Ces principes constituent le fonds commun de l’humanité, son « état normal ». Cependant, cette « tradition primordiale » ne s’exprime à chaque fois que dans des cas particuliers qui sont autant d’« applications contingentes » de la tradition dont l’Inde représente l’archétype. Parmi les écoles philosophico-théologiques de l’Inde ancienne, René Guénon retient celle du Vedânta non-dualiste (advaita) exposée par Shankara, qui se prête mieux que d’autres par ses contenus à une lecture compatible avec le message chrétien. Selon le sanscritiste et philosophe Michel Hulin, l’ouvrage de Guénon publié en 1948, L’homme et son devenir selon le Vedânta, reste « une des interprétations les plus rigoureuses et profondes de la doctrine shankarienne » 167.
- 168 René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Paris, Marcel Rivière, p. 100.
- 169 Ibid., p. 52.
62Toutefois, l’approche de l’Inde que défend Guénon engage au moins deux postulats explicites. Premièrement, le refus de toute appréhension historico-critique de l’hindouisme au nom du caractère éternel des « principes » métaphysiques de la tradition168. Deuxièmement, la supériorité absolue du point de vue indigène sur « le point de vue occidental » dans toute entreprise de connaissance de ces principes. Selon Guénon, en effet, les brahmanes sont les « interprètes autorisés » 169 de la tradition hindoue et il suffit de se faire les porte-parole de ceux-ci pour en exprimer la vérité. Au regard de l’Inde ancienne, la civilisation occidentale se singularise par la rupture qu’opère « l’esprit moderne » lorsqu’il se constitue, sous l’emprise du travail critique de la raison, contre « l’esprit traditionnel ». Cette opposition archétypale entre la « tradition » et la « modernité » se confond avec l’opposition entre « Orient et Occident », selon le titre d’un des ouvrages de René Guénon.
- 170 René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Paris, Guy Trédaniel, 1984.
- 171 René Guénon, Mélanges, Paris, Gallimard, 1976, p. 72 (je souligne).
- 172 On trouvera le même point de vue mais mieux informé des sources textuelles dans Ananda K. Coomarasw (...)
- 173 La notion de dharma désigne à la fois l’ordre socio-cosmique et les devoirs propres (svadharma) que (...)
63Pour comprendre la retraduction de ces thèses dans les interprétations savantes de l’hindouisme, il faut revenir sur l’opuscule que Guénon a publié à la fin des années 1920, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel170. Dans cette brochure, il expose sa conception du modèle universel de la relation hiérarchique selon le principe de l’englobement du pouvoir temporel du roi par l’autorité spirituelle du prêtre. Dans le monde hindou, « l’autorité des brahmanes » incarne un « principe d’unité supérieure » qui fonde l’ordre social en le légitimant, de sorte que le pouvoir temporel des kshatriya (guerriers) ne peut que lui être normalement « subordonné ». Dans cette civilisation « où la religion pénètre toute l’existence de l’être humain », le pouvoir politique et « tout ce qui constitue (...) la vie sociale se trouvent comme englobés dans son domaine » 171. Cet exposé sommaire de la théorie brahmanique du pouvoir172 fonde la vision organiciste d’une homologie entre la hiérarchie des principes métaphysiques et la hiérarchie des castes : celles-ci seraient en effet ordonnées dans le monde selon leur « nature » et leurs fonctions « traditionnelles », qu’exprime la notion de dharma173.
- 174 René Guénon, La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1946.
- 175 René Guénon, Le règne de la quantité et le signe des temps, Paris, Gallimard, 1972, p. 74 (je souli (...)
- 176 Ibid., en particulier p. 180-186 (je souligne) ; sur la critique de la science moderne voir René Gu (...)
- 177 René Guénon, Le règne de la quantité et le signe des temps, op. cit., p. 8.
64Un second thème de réflexion, qui donne pleinement son sens à l’œuvre de Guénon, est la critique de toutes les formes de la modernité occidentale mettant en question les principes des univers traditionnels. Il s’agit pour l’essentiel de l’individualisme et du travail critique de la raison et de la science, autant de thèmes que Guénon développe dans La Crise du monde moderne174. La « modernité » serait une « déviation et une anomalie » au regard de la « tradition primordiale ». La Révolution française marquerait alors l’aboutissement d’une longue évolution, le point de rupture avec l’ordre traditionnel « normal ». Selon Guénon, la « science moderne » est partie prenante de ce processus de rupture et de désacralisation du monde passé. Parce qu’elle est de « caractère tout "empirique" » 175, cette « science profane » représente une version appauvrie de la « science sacrée » dont elle ne conserve que des « résidus »176. Aussi, Guénon se propose-t-il d’inverser le regard. C’est en se fondant sur les principes de la tradition que l’on peut « saisir la vraie signification du monde moderne » car, pour comprendre celui-ci, il faut « n’en être affecté à aucun degré » 177. Guénon se donne alors pour tâche de travailler à une « restauration » de la tradition et de la « science sacrée » dans une œuvre essentiellement polémique, au caractère à la fois illuminé et prophétique, à l’opposé de tout travail savant de type historique et sociologique.
La tentation théologique et mystique
- 178 Pour la défense d’un point de vue théologique protestant dans les sciences religieuses voir Pierre (...)
- 179 Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, op. cit.
65La théologie, entendue comme une herméneutique de la parole sacrée, révélée ou non, reste la tentation première de toute connaissance qui, prenant un point de vue religieux sur les religions, développe une science religieuse plus qu’une science des religions 178. Dans le champ de production des discours sur l’Inde on peut distinguer deux types d’agents porteurs d’un capital culturel catholique qui les prédisposent à une lecture théologique des religions : d’une part les clercs, missionnaires ou pas et, de l’autre, les laïcs dont les opinions confessionnelles trouvent à s’exprimer publiquement, parfois au sein même de l’espace savant. Mais les oppositions secondaires internes à ces fractions doivent être référées aux capitaux philosophico-théologiques qu’elles mobilisent selon leur position dans l’espace catholique 179 : au pôle dominant de l’institution ecclésiale prévaut le thomisme, doctrine officielle de l’Église depuis la fin du xixe siècle, et au pôle dominé, le spiritualisme bergsonien ou la philosophie de l’action de Maurice Blondel. Si les intellectuels catholiques, dans l’entre-deux-guerres, expriment dans leur majorité des opinions que l’on peut classer globalement à la droite du champ politique, l’émergence d’un courant social et démocratique (le Sillon) leur a offert la possibilité d’une rupture idéologique et politique avec le thomisme officiel, au moins avant que le Vatican ne condamne ce mouvement. Mais d’un point de vue sociologique, il reste à comprendre comment les différentes modalités d’adhérence à cet univers de croyances confessionnelles peuvent être retraduites en termes de choix intellectuels et scientifiques dans le champ des études indiennes. Sans prétendre résoudre toutes les questions abordées ni couvrir l’ensemble des prises de positions observées, on a retenu ici les trajectoires croisées d’un philologue, Louis de La Valléee Poussin, d’un philosophe, Olivier Lacombe et d’un mystique, l’abbé Jules Monchanin, trois cas qui, joints aux parcours déjà esquissés, complètent l’éventail des possibles catholiques dans le champ des études indiennes.
- 180 Johannes Radher, « La Bouddhologie » dans Actes du XVIIIe Congrès international des orientalistes ( (...)
- 181 Voir la présentation de Paul Demiéville, « L’état actuel des études bouddhiques », extrait de la Re (...)
66Présentant succinctement l’état des études bouddhiques au Congrès international des orientalistes de Leiden, en 1931, le sanscritiste Johannes Rahder (1898-1988) écrit que Louis de La Vallée Poussin développe dans ses travaux une « analyse thomiste de la structure logique, épistémologique, métaphysique et morale du bouddhisme » 180, qui se différencie des publications de « l’école de Leningrad » marquées par une « interprétation hégélienne, dialectique, souvent matérialiste » de cette même littérature. Cette remarque, qui n’est pas isolée pour l’époque 181, atteste que les divisions confessionnelles et idéologiques opposant les érudits sont non seulement connues de tous, au pôle savant mais que, loin d’être tues, elles s’expriment alors publiquement sur le mode de l’évidence partagée. Sans prétendre réduire le travail érudit à des déterminations « d’ordre religieux, politique ou culturel » que relève pourtant celui qui fut son élève, l’abbé Étienne Lamotte (1903-1983), lui-même éminent historien du bouddhisme, on peut tenter de comprendre comment le capital culturel catholique et plus particulièrement thomiste de La Vallée Poussin, est une des ressources mobilisées pour privilégier des choix d’objets, définir des problématiques, orienter la réception de l’œuvre selon les publics visés, bref, déterminer un horizon de réflexion et d’attente scientifique spécifique.
- 182 Paul Masson-Oursel, « Nécrologie. Louis de La Vallée Poussin (1869-1938) », Journal asiatique, op. (...)
- 183 Philémon Colinet (1853-1917), ordonné prêtre en 1889, fut professeur de sanscrit à l’université cat (...)
67Louis de La Vallée Poussin 182 (1869-1938) est né à Liège d’un père français et d’une mère belge dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle catholique comptant plusieurs universitaires. Après des études secondaires au collège privé Saint-Servais de Liège, dirigé par des jésuites, il entre à l’université de cette ville et obtient en 1888 le grade de docteur en philosophie et lettres. La lecture des Asiatic Studies d’Alfred Lyall, en dépit des sympathies de l’auteur pour le panthéisme hindou, l’incline aux études orientalistes. Entré à l’université catholique de Louvain, il y acquiert des compétences en langues anciennes : il apprend le sanscrit, le pâli et le zend auprès de Charles de Harlez et de Philémon Colinet183 et, en 1891, il est diplômé en philologie orientale. La position marginale des études orientalistes belges dans l’espace universitaire francophone conduit La Vallée Poussin à prolonger ses études à Paris où, de 1891 à 1893, il suit les enseignements de Sylvain Lévi et de Victor Henry, se liant également avec Auguste Barth et Emile Senart. La Vallée Poussin parfait ensuite sa formation à Leyde auprès du bouddhologue Hendrik Kern qui l’initie à l’avestique, tandis qu’il se plie encore à l’apprentissage du tibétain et du chinois dont la connaissance est requise à qui prétend embrasser l’histoire du bouddhisme. En 1893, il est nommé professeur de grammaire comparée du grec et du latin à l’université d’État de Gand. Lorsqu’en 1929 cette université devient flamande, il enseigne à l’École des hautes études et à l’Institut d’études chinoises de Bruxelles où il a fondé, en 1921, la Société belge d’études orientales.
- 184 Louis de La Vallée Poussin, « L’histoire des religions de l’Inde et l’apologétique », Revue des sci (...)
- 185 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », Bulletins de la classe des lettres et des sciences mora (...)
- 186 Ibid., p. 147.
68Pour un intellectuel catholique désirant confronter les principes de sa foi aux religions de l’Inde, deux options privilégiées se présentent au tournant du xxe siècle : l’étude du Vedânta, « le credo de l’Inde scolastique » 184 ou, pour ceux qui rejettent cette philosophie oscillant entre un « monisme qui paraît absolu et un théisme trop dualiste pour être orthodoxe » 185 à son gré de catholique, celle du bouddhisme qui se rapproche du christianisme médiéval par son caractère historique, sa scolastique et son organisation monastique. Armé de son capital philologique, La Vallée Poussin s’orienta donc vers les études bouddhiques au sein desquelles il décrit ainsi sa position : « J’ai pris domicile dans la province la plus retirée et la plus étanche, dans cette section des recherches bouddhiques où quelques fervents s’abreuvent à l’eau pure des métaphysiques qui sourdirent sous les pieds du Çâkyamuni » 186. Multipliant éditions, traductions et monographies, La Vallée Poussin a consacré sa vie à l’étude de ces doctrines dont il a exploré l’histoire et la diversité des écoles, celles du Petit Véhicule (Hînayâna) et celles du Grand Véhicule (Mahâyâna), s’intéressant encore au Tantrisme alors considéré comme un développement décadent du bouddhisme. Une de ses œuvres majeures exigeant la maîtrise du sanscrit, du chinois et du tibétain, est la traduction et l’annotation de l’Abhidharma-kosha de Vasubandhu et de son commentaire (six volumes parus en 1923-1931), que d’aucuns considèrent, au sein du Petit Véhicule bouddhique, comme l’équivalent de la Somme de saint Thomas d’Aquin dans le christianisme.
- 187 Voir Joseph Huby (dir.), Christus. Manuel d’histoire des religions, Paris, Beauchesne, 1912 (dans l (...)
- 188 Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme. Opinions sur l’histoire de la dogmatique. Leçons faites à l (...)
69Outre ses pairs en études indiennes, La Vallée Poussin s’est adressé régulièrement aux intellectuels catholiques, confrontant la scolastique bouddhique aux dogmes chrétiens dans les grandes revues savantes catholiques, comme la Revue biblique, la Revue pratique d’apologétique, la Revue du clergé français, le Dictionnaire apologétique de la foi catholique ou, encore, Studia Catholica. Lorsque dans les années 1900 le jésuite Léonce de Grandmaison propose la rédaction d’un manuel d’histoire des religions pour contrer l’offensive des sociologues durkheimiens, La Vallée Poussin prend en charge le chapitre « Bouddhisme et religions de l’Inde » 187. Il s’est aussi efforcé d’atteindre un public catholique plus large, par exemple, à l’occasion de conférences délivrées à l’Institut catholique de Paris 188 ou dans son ouvrage La morale bouddhique préfacé par Emile Senart et publié, en 1927, aux éditions de la Nouvelle librairie nationale (organe intellectuel de l’Action française), dans une collection dirigée alors par Jacques Maritain.
70Cependant, on ne peut réduire l’œuvre scientifique de La Vallée Poussin à ses présupposés thomistes, comme le soutient Rahder, sans sous-estimer l’autonomie relative du travail philologique dès lors que l’auteur soumet ses choix intellectuels aux exigences savantes et au contrôle externe de ses pairs, dans un état historique donné des études bouddhiques. En fait, tout se passe comme si La Vallée Poussin, conscient de la tension dans laquelle son travail se déploie, s’efforçait de concilier ses croyances confessionnelles avec la rigueur philologique, se démarquant à la fois de tout parti pris apologétique, contrairement par exemple au père Alfred Roussel qu’il ne manque pas de critiquer, et des lectures matérialistes du bouddhisme développées par ses collègues russes, sans exclure cependant de collaborer avec certains d’entre eux, notamment Fedor Scherbatsky.
- 189 Ibid., p. 9-10.
- 190 Ibid., p. XV.
« Il ne paraît pas douteux que l’étude du Bouddhisme (...) ne puisse fournir de légitimes présomptions en faveur de la transcendance du Christianisme, et, en même temps de vaines objections. Mais ceci n’est pas notre affaire et nous demeurons étranger à cette préoccupation, si légitime soit-elle. L’apologétique réclame des théologiens et veut, pour étayer ses raisonnements, des conclusions claires et certaines : or les indianistes prudents se refusent à considérer comme tels les résultats de leur enquête. Qu’ils travaillent sur leur terrain propre, sans arrière pensée et sans se mêler de ce qui ne les regarde pas. S’ils débrouillent le Bouddhisme, ce sera au gain notable de l’histoire universelle (...) » 189. Et il précise : « N’apportons pas, dans notre enquête, des soucis apologétiques de droite - la préoccupation de constater que l’âme hindoue est naturellement chrétienne, l’arrière pensée de mettre en évidence la supériorité de la vertu chrétienne ou de la logique d’Aristote » 190. De même, il entend se démarquer des « préjugés de gauche - cette manie qui accorde au Bouddhisme l’honneur d’avoir donné une première épreuve de l’athéisme, de l’agnosticisme, du pragmatisme, du monisme ».
- 191 Idem.
- 192 Louis de La Vallée Poussin, « L’histoire des religions et l’apologétique », art. cit., p. 501.
- 193 Idem (je souligne).
71En outre, la posture intellectuelle que revendique l’historien des religions de l’Inde n’engage pas seulement une « curiosité sympathique nécessaire à une étude persévérante et pénétrante » 191 de son objet, elle doit encore s’accompagner d’un « devoir strict » de détachement de tous ordres, qui appelle à « se dépouiller dans quelque mesure, de nos préjugés, disons mieux de notre mentalité européenne » 192, afin notamment de ne pas « christianiser » ces religions. Si on reconnaît là un principe que défendent également les anthropologues, soucieux de parvenir à une compréhension interne de la culture étudiée, La Vallée Poussin livre une part de l’inconscient académique qui hante les sciences sociales lorsque cette mise à distance culturelle est convertie en une « soumission à l’objet »193, posée comme démarche compréhensive à la fois nécessaire et suffisante.
- 194 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », art. cit., p. 153.
- 195 Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme, op. cit., p. X.
- 196 Louis de La Vallée Poussin, « L’histoire des religions et l’apologétique », art. cit., p. 500.
- 197 Cité par Etienne Lamotte, « Nécrologie », art. cit., p. 483.
72Cependant, cette position dans l’espace des études bouddhiques se définit aussi par des choix négatifs, des refus disciplinaires et intellectuels marqués, par exemple celui de l’histoire et de la sociologie des religions, qualifiées de « spéculations “durkheimiennes” » 194. Si La Vallée Poussin est sévère, non sans raison parfois, envers l’érudition souvent jugée fautive des sociologues, il engage dans ses remarques des affects qui semblent pour le moins trahir le catholique blessé devant une approche des faits religieux ressentie comme désacralisante. À propos des notes posthumes de Robert Hertz sur « Le pêché et l’expiation dans les sociétés primitives », publiées par Marcel Mauss dans la Revue de l’histoire des religions, en 1922, et notamment de ses remarques sur la religion catholique, La Vallée Poussin écrit avec condescendance que, « en dépit de ses vastes lectures et de ses "fiches”, [Hertz] n’avait pas su se rendre intime l’esprit de la religion qu’il étudiait » 195. Si le philologue combat cette « science des religions », c’est parce qu’il voit dans cette discipline une entreprise visant à mettre en question le socle de sa foi catholique, « la transcendance de la religion révélée » 196. En effet, il ne s’agit pas pour les durkheimiens de « montrer que toutes les religions se valent, ou du moins qu’elles sont de même nature », comme La Vallée Poussin l’affirme, mais d’objectiver le fait religieux en le considérant à l’égal de tout autre fait social, et donc de le relativiser du point de vue culturel. Aussi, il n’est pas certain comme Etienne Lamotte le voudrait, que la sévérité de jugement de la Vallée Poussin envers ses contemporains soit le seul fait de son habitus critique de philologue, notamment lorsqu’il dénonce « l’injurieuse suffisance de certains sociologues » 197. Ces antipathies d’ordre académique peuvent être comprises comme la retraduction dans l’univers érudit d’ethos confessionnels qui sont au principe de conflits intellectuels opposant alors, par exemple, Louis de La Vallée Poussin et Sylvain Lévi dont les positions au sein du pôle savant du champ de production des études indiennes sont à la fois proches (voir diagramme 2) et distantes (voir diagramme 3), selon les propriétés que l’on considère.
- 198 Sylvain Lévi, compte rendu de « Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme. Opinion sur l’histoire de l (...)
- 199 Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme. Opinion sur l’histoire de la dogmatique, op. cit.,p. VII.
- 200 Lettre de Louis de La Vallée Poussin à Fedor Stcherbatsky datée de Gand, 14 juillet 1906, Archives (...)
Le compte rendu très critique que Sylvain Lévi 198 donne, en français mais dans une revue allemande, du livre issu des conférences faites par La Vallée Poussin à l’Institut catholique de Paris, Bouddhisme. Opinions sur l’histoire de la dogmatique, est une illustration de cette opposition. Présentant l’ouvrage comme un « exposé facile et brillant » écrit pour le « grand public », Sylvain Lévi pointe le « réel malaise » qu’éprouve le spécialiste face aux réserves de principe et de fait que l’exposé suscite. La critique essentielle vise les conceptions historiographiques de l’auteur, en tous points opposées à celles que défend Sylvain Lévi. En effet, La Vallée Poussin « professe une antipathie déclarée contre cette "chimérique discipline qu’on appelle l’histoire des religions” (...) et ses conférences se ressentent fâcheusement de ce parti pris. Ses préférences vont à la théologie et à la scolastique. (...) M. de L. reste fidèle à une autre conception de l’histoire, qu’on pouvait croire oubliée ou disparue ; il a foi dans la logique interne du fameux "esprit humain”, et pense trouver dans la démarche naturelle de la raison l’explication suffisante des mouvements du dogme. La dogmatique du bouddhisme, tel qu’il la représente, semble se développer en dehors du temps et du lieu, dans une Inde idéale peuplée de gymnosophistes. (...) Je n’ai pas l’intention de recommencer, et particulièrement ici, le livre de M. de L. J’ai tenu seulement à signaler la tare originelle de sa conception. » À l’occasion de la troisième édition de son ouvrage, en 1925, La Vallée Poussin corrigea son propos initial, précisant : « Le Bouddhisme, examiné comme il l’est ici et surtout au point de vue des "dogmes” à la lumière de quelques textes, n’est qu’un Bouddhisme mutilé. On ne peut aisément séparer l’histoire des idées et l’histoire tout court » 199. Mais cette mise au point s’accompagnait d’une charge très vive à l’encontre de l’histoire des religions pratiquée par les durkheimiens. Louis de La Vallée Poussin livre probablement l’une des propriétés qui surdétermine les polémiques savantes entre ces deux indianistes lorsqu’il écrit à son collègue russe, le bouddhologue Fedor Stcherbatsky, à propos de Sylvain Lévi : « Son anarchie dreifusarde [sic] et anticléricale sans ébranler mon affection pour lui, détruit un peu la facilité des relations. (...) C’est un passionné et un sectaire : il me hait pour cause de religion et dès lors il est prompt à apercevoir toutes mes faiblesses, et il en tire parti à toute occasion, par écrit et oralement » 200.
- 201 Olivier Lacombe, entretien avec l’auteur, Issy-les-Moulineaux, 4 février 1999, Paris ; Madeleine Bi (...)
- 202 Olivier Lacombe, Jacques Maritain. La générosité de l’intelligence, Paris, Téqui, 1991, p. 51.
- 203 Philippe Chenaux, « Le milieu Maritain », dans Cahiers de l’IHTP, 20, 1992, p. 160-171.
73Si La Vallée Poussin s’est tenu à distance de l’hindouisme et de sa fièvre de mysticité, Olivier Lacombe a choisi de confronter l’école brahmanique du Vedânta avec la scolastique néothomiste et la mystique chrétienne. Issu d’une famille catholique de la moyenne bourgeoisie parisienne, Olivier Lacombe201 (1904-2001) a fait ses études secondaires au lycée Condorcet avant d’entrer à l’École normale supérieure, en 1924, et d’être reçu quatre ans plus tard à l’agrégation de philosophie. Il a vingt ans lorsqu’il lit l’ouvrage de Jacques Maritain, Antimoderne, qui marque le renouveau de la pensée catholique et thomiste. Alors qu’il envisage la possibilité de devenir prêtre, il est « immédiatement “saisi” » par le propos de Maritain, « pour des raisons spirituelles et intellectuelles étroitement liées » 202. Lacombe se décrit au début des années 1920 comme un catholique que n’a pas quitté « la foi de [son] baptême » et dont la culture universitaire ne parvient pas à « étancher [sa] soif théologale ». Cette position d’attente croyante, au sens strict, le prédispose à entendre l’appel spirituel de Jacques et de Raïssa Maritain dont il rejoint le cercle de Meudon203.
- 204 Stanislas Fumet, Histoire de Dieu dans ma vie : souvenirs choisis, Paris, Fayard, 1978, p. 294 (cit (...)
« Nous avions fondé chez Maritain », se souvient l’écrivain catholique Stanislas Fumet, « un groupement privé, non tant d’études que de prières, en vue d’un rassemblement des chrétiens. (...) Je me rappelle que René Grousset en était le secrétaire. (...) Il s’agissait de reprendre contact dans un esprit mieux éclairé avec les mystiques de l’Inde et de l’Islam, sans les fausser au contraire ; de briser des lances contre l’antisémitisme et l’idéalisme philosophique, de démasquer l’escroquerie hégélienne, de démanteler le matérialisme marxiste, de chercher à sauver l’indépendance chrétienne de toutes les aliénations qui la compromettaient » 204.
- 205 Olivier Lacombe, Jacques Maritain, op. cit., p. 48.
- 206 Ibid., p. 49.
- 207 Olivier Lacombe, L’Absolu selon le Vedânta. Les notions de Brahman et d’Atman dans les systèmes de (...)
- 208 Olivier Lacombe, entretien avec l’auteur, 4 février 1999, Paris.
- 209 Olivier Lacombe, « Shri Ramana Maharshi », Études carmélitaines, octobre 1937, p. 173-176 (repris e (...)
- 210 En 1945, l’ambassadeur de France en Inde est alors Daniel Lévi, le fils cadet de Sylvain Lévi.
74Le thomisme que Maritain enseigne dans l’entre-deux-guerres à l’Institut catholique de Paris, apparaît à Lacombe comme « un des lieux privilégiés » où il va pouvoir affronter « l’Esprit de Jésus » et ce qui le pervertit. Il précise : « Saturé de ce rationalisme officiel qui élevait alors si haut la voix, je retrouvais la liberté de l’esprit dans l’intellectualisme de Thomas d’Aquin, expliqué par Jacques Maritain, parce qu’il s’agissait d’une intelligence ouverte à tout le réel et fécondé par la grâce surnaturelle comme par une céleste rosée » 205. Alors que le débat « Orient-Occident » se développe dans le champ intellectuel, Maritain, qui rompt avec ses amis de l’Action française et prend ses distances avec l’orientalisme de Guénon, conseille à Lacombe de s’orienter en philosophe vers l’étude de la mystique indienne. « Ma vocation d’indianiste, suggérée par Jacques et Raïssa, n’a pas d’autre racine : ouverture à tout le réel et donc aussi à la grande pensée de l’Inde, à sa riche civilisation, quels qu’en soient l’exotisme et la difficulté d’accès » 206. Introduit dans les milieux indianistes par René Grousset, Lacombe suit les enseignements de l’École pratique des hautes études et engage une thèse sur L’Absolu selon le Vedânta207 sous la direction de Sylvain Lévi. « J’ai appris le sanscrit, mais je ne suis pas philologue » 208 confie-t-il, marquant la distance qui sépare les philosophes des philologues au sein du pôle savant. Devant les membres du Cercle de Meudon, Lacombe expose les systèmes philosophico-théologiques hindous avant que Maritain n’élabore ses interprétations thomistes que Lacombe reprend dans son travail. Un premier séjour en Inde, en 1935-1936, lui permet de prendre contact avec les maîtres de spiritualité hindoue, notamment Sri Ramana Maharshi209 établi au pays tamoul, avant qu’il ne prolonge cette expérience au lendemain de la Seconde Guerre, lorsqu’il est conseiller culturel à Delhi auprès des services diplomatiques français210. Après cet intermède, la trajectoire d’Olivier Lacombe se développe dans l’enseignement supérieur, d’abord à la section des sciences religieuses de l’EPHE où il est nommé directeur d’études en 1947, puis à l’université de Lille et, enfin, dans la chaire de philosophie comparée de la Sorbonne, qu’il occupe de 1959 à 1974. À la mort de Louis Renou, en 1966, Olivier Lacombe lui succéda à la direction de l’Institut de civilisation indienne. Élu à l’Académie des sciences morales et politiques, il fut aussi président du Centre catholique des intellectuels français, au début des années 1960, et consultant auprès du Vatican pour les problèmes non chrétiens.
- 211 Georges Dandoy s. j., L’ontologie du Vedânta. Essai sur l’acosmisme de l’Advaita, traduit de l’angl (...)
- 212 Pierre Johanns s. j., Vers le Christ par le Vedânta, Louvain, Museum Lessianum, 1932 et 1933, 2 vol
- 213 Olivier Lacombe, « Préface » à Pierre Johanns, La pensée religieuse de l’Inde, Namur, Bibliothèque (...)
75L’œuvre de philosophie comparée d’Olivier Lacombe se déploie dans le cadre d’un dialogue entre le néo-thomisme reçu de Maritain et les traditions métaphysiques et mystiques de l’Inde brahmanique. La publication, au début des années 1930, d’un opuscule du missionnaire belge Georges Dandoy211, L’ontologie du Vedânta, offrit à Jacques Maritain et à Olivier Lacombe l’occasion de prolonger l’exégèse catholique de cette théologie brahmanique en soumettant cette dernière à l’épreuve de leur thomisme. Georges Dandoy (1882-1962) était secondé dans sa démarche par le père Pierre Johanns212 (1882-1955), également d’origine belge, avec lequel il avait fondé à Calcutta le mensuel apologétique Light of the East, qui entendait être un espace de dialogue interreligieux entre l’Orient et l’Occident. Tous deux formés à la scolastique thomiste et diplômés en philosophie de l’université d’Oxford, Dandoy et Johanns incarnent ces pandits chrétiens dont Olivier Lacombe a dressé le portrait : « Armé de science, le P. Johanns n’est pas un pur savant, mais un missionnaire. Bien plus, s’étant "fait semblable à l’un d’entre eux”, il s’adresse aux Hindous, parlant comme de l’intérieur de leur culture, avec la sûreté et la liberté de mouvement d’un “pandit”, mais d’un pandit chrétien, pour découvrir, libérer, valoriser "les pierres d’attente du christianisme dans la philosophie indienne” » 213.
- 214 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », art. cit., p. 155 (je souligne).
- 215 Pour une présentation très bien informée aux sources sanscrites de ce courant de pensée, voir Miche (...)
76Pour ces jésuites engagés dans un travail apologétique, il s’agit en effet de montrer par un examen philosophique non seulement la suprématie de la révélation biblique et l’excellence de l’Évangile mais, encore, les conditions d’aboutissement possible du brahmanisme dans le christianisme. Le lieu théologique de cette confrontation est la doctrine du Vedânta non-dualiste (Advaita Vedânta), que ces missionnaires présentent comme en position d’attente de son accomplissement dans le dogme chrétien. La tâche de ces pandits catholiques, selon La Vallée Poussin qui suivait avec sympathie le travail « très thomistique » des pères Dandoy et Johanns, consiste donc à montrer « comment on doit logiquement passer du Vedânta (...) au christianisme » 214. Sans entrer dans une discussion théologique, hors de notre propos, on note que les intellectuels catholiques font porter leur critique notamment sur l’acosmisme du Vedânta de Shankara215, position intenable au regard du dogme thomiste. En posant comme seule réalité le principe de l’Absolu (brahman) et en identifiant celui-ci au Soi véritable (atman) que l’aspirant à la délivrance cherche à réunir dans une totalité, l’Advaita-Vedânta est conduit sinon à nier l’existence du monde dans lequel nous évoluons, du moins à reconnaître qu’il est le produit d’une illusion cosmique, d’une ignorance métaphysique radicale dont on ne peut se libérer que par la révélation de l’Absolu accomplie par la médiation d’un maître spirituel. Le caractère incréé de l’Absolu et du monde appelait le débat avec les théologiens catholiques sur la causalité ontologique des choses, tandis que l’union mystique dans le brahman sous l’autorité d’un guru interrogeait les modalités du salut offert par cette sotériologie élitiste.
- 216 Louis de La Vallée Poussin, Indo-européens et Indo-iraniens, op. cit., p. 184 sq.
- 217 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », art. cit., p. 154.
77Plaçant les enjeux au seul niveau des conceptions métaphysiques de l’Être et des voies de salut, ces interrogations refoulent ou pour le moins laissent au second plan le lien entre la scolastique brahmanique et le système des castes - à la différence des positions soutenues par Guénon. Dans cet espace polémique, ce dernier apparaissait donc comme un concurrent dont les thèses étaient combattues par les tenants de la spéculation pure, soucieux de ne pas paraître solidaire d’un système social hiérarchique et inégalitaire difficilement compatible avec l’esprit de l’Évangile. Lorsque ces intellectuels catholiques sont amenés à s’exprimer sur ce point, le système des castes est conçu sur le mode de la division en ordres de l’Ancien régime, comme le suggère explicitement Louis de La Vallée Poussin : les brahmanes et les kshatriya constituent « deux classes de nobles » 216, les vaishya le « tiers-état de l’Inde » et les shûdra « le bas peuple ». Ce régime est alors présenté comme un instrument d’harmonie sociale et de stabilité, ordonné par les valeurs religieuses traditionnelles, à l’opposé du monde moderne athée et de ses masses de prolétaires car, « nous ne devons pas oublier que dans l’Inde il n’y a pas de peuple ou plus exactement de plèbe. La plèbe est une création du progrès » 217. En effet, dans un système des castes où il est assigné à chacun une fonction dans la hiérarchie rituelle et sociale, la pureté de la caste sacerdotale ne peut être préservée que si la manipulation de l’impureté est attachée à des basses castes spécifiques qui en ont le monopole, selon le principe du « devoir propre » de chacun, comme dit encore La Vallée Poussin exposant ici la théorie brahmanique des varna.
- 218 Gandhi, La Jeune Inde, introduction par Romain Rolland, traduit par Hélène Hart, Paris, Stock, 1924 (...)
78L’effet socialement déréalisant de ces débats théologico-philosophiques, plus encore lorsqu’ils portent sur la mystique comme voie de salut extra-mondain, est le corrélat d’une « éthique d’amour acosmique », comme dit Max Weber qui en reconnaît l’expression chrétienne dans le Sermon sur la montagne (Mt 5-7). Par acosmisme, il faut entendre alors une position de repli par rapport au monde perçu comme secondaire du point de vue des fins qui orientent l’action des virtuoses religieux. En ce sens, cet acosmisme est toujours porteur d’une posture apolitique au regard du monde et des choses de la cité. Si Olivier Lacombe retrouve à propos du gandhisme cette même référence chrétienne impliquant « une transfiguration du temporel », c’est que l’apôtre de la non-violence a précisément mobilisé non la force brute mais celle de l’âme, faite de compréhension et de pitié, dans la lutte des masses indiennes contre le pouvoir colonial. Mais cette action politique, forme d’engagement intramondain par excellence, ne contredit pas la dévalorisation du monde dont l’acosmisme gandhien est porteur. La lutte politique non-violente conçue par Gandhi engage une sorte de fusion des militants dans la communauté nationaliste unie contre les Britanniques au nom des valeurs supérieures de la lutte de libération ; et cette posture n’est pas sans analogie avec la libération que cherche le dévot dans l’union mystique avec sa divinité d’élection. Aussi, il n’est pas indifférent que Gandhi218 ait été un défenseur du système des castes perçu comme un tout ordonné, et que sa politique anticoloniale s’accompagnât d’un statut quo social au prix d’une attitude de compassion positive envers les intouchables renommés précisément Harijan, enfants de Dieu.
- 219 Olivier Lacombe, Gandhi ou la force de l’âme, Paris, Plon, 1964, p. 126.
Les compagnons de route catholiques de Gandhi
« Dieu merci, l’appel de Gandhi a croisé dans notre ciel la vigilance de quelques-uns parmi les meilleurs penseurs catholiques de notre temps. Louis Massignon, qui fut président des "Amis de Gandhi” pendant les dernières années de sa vie, se dévoua sans compter pour une cause qu’il jugeait "sainte”. Jacques Maritain a publié en 1933 une admirable étude sur la purification des moyens ; le P. Cottier, dominicain, de remarquables notes sur la non-violence ; le P. Régamey, son frère en religion, un ouvrage substantiel sur la non-violence et la conscience chrétienne et de non moins riches méditations sur la guerre. Tous ont eu présentes à l’esprit et estimé à leur juste valeur la problématique et l’action gandhiennes. Tous ont eu le souci, qui fut celui de Gandhi, de ne pas méconnaître les possibilités de transfiguration du temporel impliquées dans le Sermon sur la montagne » 219.
79L’abbé Jules Monchanin, qui occupe une position marginale dans le champ de production des discours sur l’Inde, nous intéresse moins pour sa contribution aux études indiennes que pour sa trajectoire de missionnaire à l’intersection des milieux littéraire et savant. Orienté par la visée pratique d’une expérience mystique en Inde, son parcours permet d’esquisser un réseau d’affinités sociales, intellectuelles et confessionnelles au sein duquel son intérêt pour les religions de l’Inde brahmanique s’est développé dès les années de l’entre-deux-guerres.
- 220 Les premiers éléments de cette enquête ont été recueillis lors d’un entretien de l’auteur avec Fran (...)
80Jules Monchanin220 est né en 1895 dans le Beaujolais, près de Lyon, dans une famille catholique de viticulteurs. Son père, officier de réserve et sympathisant de l’Action française, est le fils d’un marchand de vins en gros de Charenton et sa mère, fille d’un propriétaire exploitant, est une ancienne élève des Ursulines. Dans ce milieu provincial très aisé de bourgeois qui entendent tenir leur rang social et se préserver de l’idéologie républicaine, le jeune Monchanin est soustrait au tout-venant de l’école publique et son éducation confiée à des précepteurs. En 1910, il entre au petit séminaire de Lyon puis, trois ans plus tard, au grand séminaire de Francheville dirigé par les sulpiciens, avant d’obtenir l’année suivante, en 1914, son baccalauréat mention « latin-grec-philosophie ». Au lendemain de la crise moderniste, l’idéologie des établissements catholiques restait empreinte de ce conflit : la doctrine thomiste y bornait l’enseignement, les lectures étaient surveillées et toutes publications traitant des questions scientifiques selon des principes philosophiques et théologiques non conformes à la doctrine officielle censurées.
- 221 Cité par Jacques Petit, La jeunesse de Monchanin, ibid., p. 35.
81Dans cette famille abonnée à l’hebdomadaire Missions catholiques, Monchanin doit son premier éveil aux religions orientales à la lecture de l’ouvrage d’Emile Senart, Essai sur la légende du Bouddha, que son père lui a offert. Ce livre érudit n’est pas destiné au grand public et moins encore à un adolescent. Mais le jeune Monchanin l’aurait parcouru « en une seule nuit, dans une sorte d’enivrement », et sa lecture souvent reprise aurait intensifié et coloré sa vie religieuse, selon le témoignage idéalisé de son ami le père Duperray221.
82La Grande Guerre occasionne une première rupture avec cet univers catholique et nationaliste de droite. Réformé, Monchanin enseigne dans un collège privé de Roanne, s’ouvre au monde social et, à rebours de son milieu familial, incline politiquement à gauche. Par sensibilité antimilitariste et pacifiste, qui le rapproche de son grand-père paternel, agnostique et libéral, il se solidarise avec l’appel lancé par Romain Rolland, s’informe sur la révolution russe et lit Tolstoï, Jean Richard Bloch et la revue Clarté éditée par Henri Barbusse.
- 222 Sur la position philosophique et théologique de Blondel voir Pierre Colin, L’audace et le soupçon, (...)
83On comprend qu’au sortir de la guerre, Monchanin soit alors porteur de demandes culturelles en rupture avec l’enseignement scolastique et thomiste qu’il subit au grand séminaire. Délaissant la pensée trop orthodoxe d’un Jacques Maritain, il trouve dans la philosophie de l’action de Maurice Blondel222 et dans le spiritualisme de Bergson, une ouverture pour desserrer l’emprise doctrinale de l’Église sur sa pensée. Et s’il doit encore se soumettre au serment antimoderne pour être ordonné prêtre, en 1922, les études supérieures qui lui sont proposées au séminaire universitaire de Lyon s’annoncent comme une période de relative liberté intellectuelle et sociale, marquant une nouvelle inflexion de sa trajectoire catholique. Jusqu’au début des années 1930, Monchanin fréquente à la fois la grande bourgeoisie lyonnaise et les avant-gardes littéraires et artistiques de la capitale. Il assiste aux conférences du père Teilhard de Chardin, fréquente Picasso, les peintres cubistes et les poètes Max Jacob et Pierre Reverdy. Il lit Mallarmé, Maeterlinck et les symbolistes belges dont certains se recommandent de la théosophie, du christianisme primitif et du bouddhisme, mais aussi Valéry, Gide, Proust autant que les Upanishad.
- 223 Les conférences qu’il fait alors sur ce sujet ont été rassemblées dans Jules Monchanin, De l’esthét (...)
84Le cas Monchanin permet d’appréhender l’intérêt que partagent dans l’entre-deux-guerres à la fois les différents groupes du pôle mondain et les fractions catholiques du pôle savant du champ de production des études indiennes. Il s’agit de l’expérience mystique dans laquelle se dit aussi, pour Monchanin et d’autres, l’expérience esthétique223, et dont on a montré que la revue Hermès était un des lieux privilégié de cette rencontre. « Il s’enivre de Ruysbroeck, de Jean de la Croix, se plonge dans Thérèse de Lisieux », écrit sa biographe, « il se délecte de toutes les revues qui, en ces années d’après-guerre, abondent sur le sujet : Les Études carmélitaines, La Vie spirituelle, La Revue d’ascétique et de mystique, qui vient de se fonder à Louvain (...) en 1920 ». Cette attirance pour la mystique n’allait plus le quitter.
- 224 Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, op. cit.
85Après avoir obtenu sa licence de théologie, en 1924, Monchanin délaisse la rédaction de sa thèse et la carrière universitaire que ce diplôme devait lui ouvrir pour s’orienter vers l’apostolat. Après la victoire du Cartel des gauches, ses sympathies pour les modernistes, au sein de l’Église, le portent politiquement vers les démocrates-chrétiens engagés dans le Sillon de Marc Sangnier. Dans le même temps, son appétence culturelle le conduit sur les bancs de l’université de Lyon où il s’initie au sanscrit dans les cours de grammaire comparée de Vendryès. Il se nourrit des débats catholiques224 de son temps sur la possibilité d’un art sacré que Jacques Maritain, Henri Massis et Frédéric Lefèvre défendent dans une collection, Le Roseau d’Or, inaugurée chez Plon, en 1925. Cette même année, l’enquête des Cahiers du mois sur les « Appels de l’Orient » retient son attention de même, un peu plus tard, que la revue de Daumal, Le Grand Jeu.
- 225 Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, op. cit., p. 79.
86Soucieux de compléter sa culture philosophique, il participe activement aux réunions de la Société lyonnaise de philosophie, aux côtés notamment d’Henri Gouhier, de Jean Lacroix, d’Henri Guitton et d’Emmanuel Mounier - avant que ce dernier ne fonde la revue Esprit, à Lyon, en 1932. Il étudie Husserl, fait des exposés sur « la connaissance mystique », la psychologie de Freud et d’Adler et s’intéresse encore aux interférences du physique et du psychique. Ce travail « à la frontière de la morale, de la science et de la métaphysique » 225 se nourrit des cours de Jean Wahl qui enseigne alors à l’université de Lyon, et dont la thèse, Problème de l’un et du multiple dans le Parménide de Platon, lui fait fort impression. À la même époque, il reprend l’étude du sanscrit, toujours à Lyon, avec Armand Minard. À l’occasion, il se rend à Paris. Alors qu’Udhay Shankar se produit sur les scènes de music-hall, il fréquente le nouvel Institut d’ethnologie où il expose ses réflexions sur la notion de mythe. En 1934, il adhère au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, croise Romain Rolland. Mais quelques années auparavant, il avait fait une double rencontre qui avait renforcé son désir d’apostolat en Asie : celle de Louis Massignon, dont la lecture de l’ouvrage sur le mystique Al-Hallâj et la grâce dans l’islam le transporte d’admiration, et celle d’Henri de Lubac, alors professeur à l’Institut catholique de Lyon, avec lequel il partage l’intérêt pour le bouddhisme.
- 226 Henri de Lubac s. j., Images de l’Abbé Monchanin, Paris, Aubier, 1967, p. 13-15.
Henri de Lubac a laissé le témoignage de sa première rencontre avec l’abbé Monchanin, à Lyon, « vers la fin de l’hiver 1930 » : « Je lui dis en quelques mots l’objet de ma visite. Vaguement, j’avais pensé à m’informer des religions de l’Inde ancienne... "Tenez, me dit-il, prenez donc cet ouvrage.” Deux volumes étaient ouverts sur sa table. Il me les tend : c’était le Mahâyânasutralamkara d’Asanga, édité et traduit par Sylvain Lévi. Et voilà l’abbé qui me parle du grand Asanga, et de Vasubandhu son frère, et de Nagarjuna, et des points qui opposent l’école des Yogacara à celle des Madhyamika, des caractères de leur apparent nihilisme et de leur dialectique mystique, de leur rapport au bouddhisme primitif, des analogies avec la pensée d’un Plotin, du génie missionnaire du Grand Véhicule... Il m’explique encore la compassion qui fait assumer au bodhisattva la douleur cosmique, le passage à travers les dix "terres de contemplation”, l’identité, perçue au terme, du samsâra et du nirvâna (...). J’ai devant moi non pas un érudit (...) mais un homme qui revit (...) l’aventure spirituelle de ces lointains frères humains. Qui la revit lui-même, comme eux, en chercheur d’Absolu (...). J’ai devant moi, pour tout dire, un homme de Dieu » 226.
- 227 Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges d’expression française, op. cit., en particulier p. (...)
- 228 Lettre de Jules Monchanin à Marguerite Prost, citée par Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, (...)
87Depuis le milieu des années 1920, Lyon était devenu en France le centre majeur du renouveau missionnaire, l’Institut catholique accueillant nombre d’étudiants étrangers, chinois notamment. Mais la Belgique restait le foyer principal de cette activité, en particulier Louvain où se déroulaient chaque année les Semaines de la missiologie227. Monchanin encadrait alors de jeunes étudiantes catholiques portées par le désir d’apostolat et il s’était vu confier la responsabilité du travail en Inde. Ayant finalement obtenu l’autorisation de partir dans ce pays, il séjourne à la Société auxiliaire des Missions de Louvain, en 1938-1939, pour préparer sa nouvelle expérience. Il s’imprègne des mystiques flamands mais se familiarise surtout avec le travail indianiste mené autour de la revue Muséon. Très influencé par la philosophie de Heidegger qui « excite puissamment sa pensée » 228, il juge trop apologétique l’œuvre des pères Dandoy et Johanns. Il poursuit l’apprentissage du sanscrit avec un élève de La Vallée Poussin, l’abbé Etienne Lamotte. Ce dernier le présente à Olivier Lacombe dont il lit la thèse sur le Vedânta et l’article sur « La nuit mystique » publié dans les Études Carmélitaines, mais il trouve trop intellectuel le cadre doctrinal dans lequel se situe cette approche de l’hindouisme. Il rêve d’une expérience plus concrète dans un ermitage chrétien qu’il envisage d’établir en Inde du sud, à bonne distance de la mission jésuite du Bengale.
- 229 Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, ibid., p. 220.
- 230 Suzanne Siauve (1919-1975), née à Lille où son père était chirurgien, est normalienne (Sèvres) et a (...)
- 231 Madeleine Biardeau, née en 1922, philosophe de formation, a fait toute sa carrière à l’École pratiq (...)
- 232 Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, ibid., p. 222-223.
- 233 Jules Monchanin, « Énigmes dravidiennes » dans Jacques Masui (dir.), Approches de l’Inde. Tradition (...)
- 234 Guy Deleury (né en 1922), entretien avec l’auteur, Paris, 3 décembre 1992.
88En 1939, Monchanin prend ses fonctions de prêtre dans une paroisse tamoule, près de Tiruchirappalli, et découvre non l’hindouisme brahmanique auquel il a été initié mais l’hindouisme populaire et la ferveur de la dévotion. À Delhi, Olivier Lacombe soutient son projet auprès des services culturels de l’ambassade de France, tandis qu’à Paris son entreprise est relayée par la nouvelle revue catholique Dieu vivant dont l’un des rédacteurs est Maurice de Gandillac, professeur de philosophie médiévale à la Sorbonne. En 1946-1947, lors d’une visite en France, Monchanin « dont on parle comme un prophète moderne » 229est accueilli dans les cercles catholiques où chacun s’enquiert des progrès de son travail missionnaire. Maurice de Gandillac organise une table ronde avec Jean Wahl, le père Jean Daniélou, Stanislas Fumet et Louis Massignon de retour d’une mission dans le sous-continent indien. Le Cercle saint Jean-Baptiste, un groupe féminin de spiritualité missionnaire créé en 1944 et dont Jean Daniélou est le guide spirituel, sollicite une conférence de Monchanin : « Parmi les auditrices, deux sévriennes, agrégées de philosophie, Suzanne Siauve230 et Madeleine Biardeau231, reçoivent l’impulsion décisive de leur vocation d’indianiste. La rencontre de l’abbé Monchanin leur paraît providentielle. Elles le reverront. Leurs exigences spirituelles et scientifiques sont à ses yeux la garantie de leur réussite. Elles deviendront fort compétentes, l’une à l’École française d’Extrême-Orient, l’autre à l’École des hautes études232. » Jean Filliozat invite Monchanin à l’Institut de civilisation indienne où il présente un exposé sur les « Énigmes dravidiennes » 233 auquel assiste Jacques Masui, puis il le fait élire membre de la Société asiatique. À Lyon encore, les jésuites le sollicitent pour une causerie et le jeune novice Guy Deleury234 trouve dans cette conférence la source de sa vocation pour l’Inde.
- 235 Entretiens 1955, par Jules Monchanin, Jean Filliozat et André Barreau, Pondichéry, Institut françai (...)
- 236 Jules Monchanin, Mystique de l’Inde, mystère chrétien, écrits et inédits présentés par Suzanne Siau (...)
89De retour au pays tamoul en 1948, Jules Monchanin séjourne auprès du maître védantin Sri Ramana Maharshi et prend le nom de Swami Parama Arubi Ananda (« La joie de l’esprit »). Puis en compagnie du dominicain Henri Le Saux qui vient de le rejoindre, il fonde au cœur du pays tamoul l’ashram chrétien vers lequel tendait son apostolat. Baptisé Saccidananda - « être (sat), pensée (cit) et béatitude (ânanda) », les trois traits qui synthétisent l’Absolu dans la théologie de l’Advaita-Vedânta -, ce modeste ermitage devient au milieu des années 1950 un centre spirituel où se croisent nombre d’intellectuels catholiques et d’indianistes. Henri Marchai, architecte à l’École française d’Extrême-Orient, est approché pour établir les plans de la future chapelle. À Pondichéry, Jean Filliozat qui a fondé en 1955 l’Institut français, l’invite à participer à la section d’indologie235. Dans cet institut, Monchanin côtoie Alain Daniélou et il retrouve Madeleine Prost-Adiceam rencontrée au cours de sanscrit d’Armand Minard et qui fut l’une des premières missionnaires catholiques à venir en Inde du Sud, avant qu’elle ne s’y marie. Madeleine Biardeau, alors établie au Kérala où elle prépare sa thèse sur la philosophie de la parole dans le brahmanisme classique, rend visite à Monchanin dans son ermitage, ainsi que Suzanne Siauve qui consacre ses études au Vedânta dualiste de Madhva. Mais en 1957, l’abbé Monchanin meurt d’un cancer, à Paris, entouré de ses amis, notamment Henri de Lubac, Olivier Lacombe, Louis Massignon et Jean Wahl. Restée la plus proche de Monchanin, Suzanne Siauve se charge alors d’éditer une partie de ses œuvres posthumes236.
- 237 Henri de Lubac s. j., Images de l’Abbé Monchanin, op. cit., p. 19-24.
« Synthèse mystique »237
Henri de Lubac livre le schème intellectuel qui est au principe de la démarche syncrétique de l’abbé Monchanin : rechercher en toutes choses « les jaillissements de l’esprit » et en intégrer chaque élément dans une construction idéologique ordonnée par la vision mystique de la Sainte Trinité.
« Une synthèse s’ébauche ainsi, qu’on peut dire de mystique théologique, ou de théologie mystique. C’est essentiellement une synthèse trinitaire. (...) Pour préparer cette synthèse, l’intelligence de notre abbé s’aiguise sur les sujets les plus actuels de philosophie, d’art, de sociologie, de civilisation comparée. Il médite sur l’essence de la poésie. Il est “à l’affût”, en tout domaine, "de toutes les manifestations de l’esprit” : recherches picturales d’un Picasso (...) ou musicales d’un Stravinsky, explorations ethnographiques d’un Soustelle au Mexique, querelles idéologiques opposant un Lénine à un Trotsky, problèmes linguistiques posés par un Benveniste, expéditions paléontologiques d’un Teilhard de Chardin, discussion autour de la nouvelle physique, de la psychanalyse, de la philosophie des valeurs, de la phénoménologie husserlienne, première découverte de Heidegger... Une place de choix est faite aux travaux de critique biblique, ainsi qu’à la psychologie du mysticisme, dont l’intérêt est alors ravivé par les importantes publications qui se succèdent sur Al Hallâj et sur saint Jean de la Croix. »
Notes
1 Michel Foucault, Les mois et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
2 Cité par Madeleine Rebérioux, « Histoire, historiens et dreyfusisme », Revue historique, 518, avril-juin 1976, p. 412.
3 Voir Salomon Reinach, Manuel de philologie classique, Paris, Hachette, 1907 (1re éd. 1884) et Traité d’épigraphie grecque, Paris, Ernest Leroux, 1885 ; René Cagnat, Cours d’épigraphie latine, Paris, Albert Fontemoing, 1898 (3e éd. revue et corrigée) ; René Cagnat et Victor Chapot, Manuel d’archéologie romaine, Paris, Auguste Picard, 1916 et 1920, 2 vol.
4 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme. Leçon d’ouverture », Mémorial Sylvain Lévi, op. cit., p. 4 (1re éd. dans La Revue bleue, 1890).
5 Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990 (1re éd. 1938 posthume), p. 371.
6 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », art. cit., p. 9.
7 Julien Vinson, « Les castes du sud de l’Inde (région dravidienne) », extrait de la Revue orientale et américaine, 2e série, t. XIV, 1868, 47 pages ; voir aussi « Instructions sur l’ethnographie dravidienne », idem, 1re série, t. VI, 1861, p. 302-319.
8 Julien Vinson, « Les castes du sud de l’Inde », art. cit., p. 9.
9 Ibid., p. 11.
10 A. Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, Pondichéry, A. Saligny, 1871, p. 41.
11 Ibid., p. 65 (je souligne). Esquer emprunte l’idée de répulsion à un juriste, procureur à Pondichéry, E. Gibelin, Études sur le droit civil des Hindous ; recherches de législation comparée sur les lois de l’Inde, d’Athènes et de Rome, et les coutumes des Germains, Pondichéry, 1846-1847, 2 vol. (en particulier vol. 1, p. LXXI).
12 A. Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, op. cit., p. 40-41.
13 Ibid., p. 43.
14 Ibid., p. 254.
15 Ibid., p. 365.
16 Ibid., p. 485.
17 Charles Schoebel, Inde française. L’histoire des origines et du développement des castes de l’Inde, Paris, Challamel Aîné et Ernest Leroux, 1884 (extrait du Bulletin de la Société académique indochinoise, 2e série, t. II, novembre 1882, et t. III, janvier 1883) ; voir aussi du même auteur, Analogies constitutives de la langue allemande avec le grec et le latin expliquées par le samskrit, Paris, Renouard, 1846, et Recherches de la religion première de la race indo-aryenne, Paris, Maisonneuve, 1872.
18 Sur Max Müller, voir Maurice Olender, Les langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 113-126.
19 Charles Schoebel, Inde française, op. cit., p. 33.
20 Ibid., p. 47.
21 Abbé J.A. Dubois, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l’Inde, Paris, Imprimerie royale, 1825, 2 vol.
22 Charles Schoebel, Inde française, op. cit., p. 34-35.
23 Ibid., p. 63.
24 Ibid., p. 10.
25 Ibid., p. 61.
26 Ibid., p. 69.
27 Ibid., p. 97 (souligné par Schoebel).
28 Ibid., p. 110.
29 Ibid., p. 111.
30 Sylvain Lévi, L’Inde civilisatrice. Aperçu historique, Paris, Maisonneuve, 1938, p. 28.
31 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », art. cit., p. 4.
32 Ibid., p. 6.
33 Ibid., p. 7. Sur l’histoire des études védiques voir Louis Renou, Les maîtres de la philologie védique, Paris, Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d’études, t. 38, Paris, Geuthner, 1928.
34 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », op. cit., p. 7 (Sylvain Lévi fait ici référence à Max Müller).
35 Ibid., p. 8.
36 Ibid., p. 9 (je souligne).
37 Sylvain Lévi, Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou, Paris, Annales du Musée Guimet, t. 17, p. 3.
38 Comme le rappelle Émile Senart, « Toute chronologie est dans l’Inde fâcheusement flottante », Émile Senart, La Bhagavadgîtá, Paris, Éditions Bossard, 1922, p. 15.
39 Sylvain Lévi, article « Inde », dans La Grande encyclopédie, XX, p. 692, col. 1.
40 Idem.
41 Sylvain Lévi, Le Népal, op. cit., p. 3-4.
42 Ibid., p. 4.
43 Sylvain Lévi, L’Inde et le monde, Paris, Honoré Champion, 1925.
44 Sylvain Lévi, « Abel Bergaigne et l’indianisme », art. cit., p. 13.
45 Susan Bayly, « India’s “Empire of Culture”. Sylvain Lévi and the Further India Society », dans Lyne Bansat-Boudon et Roland Lardinois (dir.), Sylvain Lévi (1863-1935). Études indiennes, histoire sociale, op. cit., p. 193-212.
46 Marcel Mauss, « Sylvain Lévi (1935) », dans Œuvres, 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 535-547, notamment p. 537 ; voir aussi Marcel Fournier, « Sylvain Lévi et Marcel Mauss », dans Lyne Bansat-Boudon et Roland Lardinois (dir.), Sylvain Lévi (1863-1935). Études indiennes, histoire sociale, op. cit., p. 221-236 ; Camille Tarot, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique. Sociologie et science des religions, Paris, La Découverte/MAUSS, 1999.
47 Sur ce changement voir Philippe Steiner, L’école durkheimienne et l’économie : sociologie religion et connaissance, Genève, Paris, Librairie Droz, 2005, en particulier p. 62-66.
48 Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par Philippe Besnard et Marcel Fournier, Paris, PUF, 1998, p. 49 (lettre de fin novembre-début décembre 1896).
49 Marcel Mauss, « Sylvain Lévi (1935) », art. cit., p. 538.
50 Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, op. cit., p. 135 (lettre du 4 mai 1898) ; Durkheim écrit à propos de Salomon Reinach : « au fond, il reste un philologue et il est bien loin de nous », ibid., p. 131.
51 Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, préface de Louis Renou, postface de Charles Malamoud, Bibliothèque de l’École des hautes études, Sciences religieuses, vol. 118, Turnhout, Brepols, 2003 (1re éd. 1898).
52 Marcel Mauss, « Sylvain Lévi (1935) », art. cit., p. 538.
53 Ivan Strenski, « The rise of ritual and the hegemony of myth. Sylvain Lévi, the Durkheimians and Max Muller » dans Laurie L. Patton et Wendy Doniger (eds.), Myth and Method, Charlottesville et Londres, University Press of Virginia, 1996, p. 52-81, et « The social and intellectual origins of Hubert and Mauss’s theory of ritual sacrifice », dans Dick van der Meij (ed.), India and Beyond. Aspects of Literature, Meaning, Ritual and Thought. Essays in Honour of Fritz Staal, Londres et New York, Kegan Paul International, 1997, p. 511-537.
54 Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice, op. cit., p. 129.
55 Ibid., p. 9.
56 August Barth, Œuvres, vol. 2, Paris, Ernest Leroux, 1914, p. 257-261.
57 Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice, op. cit., p. 10.
58 Ibid., p. 138.
59 Ibid., « Postface » de Charles Malamoud, p. 201.
60 Ibid., p. 139.
61 Ibid., p. 73.
62 Ibid., p. 133.
63 Marcel Mauss, compte rendu de « Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhamanas », Année sociologique, III, 1898-1899, p. 294-295, repris dans Œuvres, 1, op. cit., p. 352-354 (en particulier p. 354).
64 Henri Hubert et Marcel Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », dans Marcel Mauss, Œuvres, 1, op. cit., p. 199.
65 Marcel Mauss, compte rendu de « La doctrine du sacrifice », art. cit., p. 354.
66 Madeleine Rebérioux, « Le débat de 1903 : historiens et sociologues », dans Charles-Olivier Carbonell et Georges Livet (dir.), Au berceau des Annales. Le milieu strasbourgeois, l’histoire en France au début du xxe siècle : actes du colloque de Strasbourg, 11-13 octobre 1979, Toulouse, Presses de l’Institut d’études politiques de Toulouse, 1983, p. 219-230 ; Philippe Besnard, « L’impérialisme sociologique face à l’histoire » dans Historiens et sociologues aujourd’hui. Journée d’études annuelles de la Société française de sociologie, Paris, Éditions du CNRS, 1986, p. 27-35 ; Laurent Mucchielli, « L’épistémologie durkheimienne, l’ancienne et la nouvelle histoire », dans Lucien Gillard et Michel Rosier (dir.), François Simiand (1873-1935). Sociologie-histoire-économie, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1996, p. 111-123.
67 Sur le glissement que Durkheim opère entre les couples particulier-général et individuel-collectif dans le débat avec les historiens voir Bruno Karsenti, L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997, en particulier p. 117.
68 Henri Berr, « Les progrès de la sociologie religieuse », Revue de synthèse historique, XII, 34, 1906, p. 16-43.
69 Ibid., p. 24.
70 Ibid., p. 42.
71 Henri Berr, La synthèse en histoire. Essai critique et théorique, Paris, Félix Alcan, 1911, p. 127.
72 Paul Oltramare, « La faillite de la méthode historique », Extrait du Rapport du Recteur et des Jurys, Genève, Kündig, 1911, 14 p.
73 Ibid., p. 9.
74 Ibid., p. 11.
75 Ibid., p. 14.
76 Enrico Castelli Gattinara, Les inquiétudes de la raison. Épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin-EHESS, 1998, p. 141.
77 Paul Masson-Oursel, « Synthèse historique et philosophie de l’histoire », Extrait de la Revue de synthèse historique, 1913, p. 3.
78 Lettre de Lucien Febvre à Henri Berr, [Strasbourg, mai 1924], dans Lucien Febvre, De laRevue de synthèse aux « Annales ». Lettres à Henri Berr 1911-1954, édité par Gilles Candar et Jacqueline Pluet-Despatin, Paris, Fayard, 1997, p. 175. Eugène Cavaignac (1876-1968) fut professeur d’histoire grecque et orientale à l’université de Strasbourg de 1919 à 1928.
79 Louis de La Vallée Poussin, Indo-européens et Indo-iraniens. L’Inde jusque vers 300 av. J.-C., Paris, Éditions de Boccard, 1924, et L’Inde au temps des Mauryas et des barbares, Grecs, Scythes, Partes et Yue-tchi, Paris, Éditions de Boccard, 1930.
80 Henri Berr avait d’abord confié une présentation de l’histoire littéraire de l’Inde ancienne à Gaston Courtillier (1877-1933), professeur agrégé de lettres au lycée Fustel de Coulanges de Strasbourg, chargé de conférences en études indiennes à l’université de cette ville, en 1921, après le départ de Sylvain Lévi. Mais écrasé par l’ampleur de la tâche, laissé sans directives et pensant ne pas être à la hauteur des ambitions de Berr et de ses collaborateurs, Courtillier abandonna ce projet ; voir la lettre de Lucien Febvre à Henri Berr, [Strasbourg, mai 1925], dans Lucien Febvre, De laRevue de synthèse aux Annales, op. cit., p. 214-215.
81 Paul Masson-Oursel, « Nécrologie. Louis de La Vallée Poussin (1869-1938) », Journal asiatique, t. 230, avril-juin 1938, p. 288.
82 Henri Berr, « Le Génie de l’Inde », avant-propos à Paul Masson-Oursel, Helena Willman-Grabowska et Philippe Stern, L’Inde antique et la civilisation indienne, Paris, La Renaissance du Livre, « L’évolution de l’humanité », Synthèse collective, vol. XXVI, 1933, p. V.
83 François Martini, « René Grousset à l’École des langues orientales », France-Asie, op. cit.,p. 869.
84 Jeannine Auboyer, « René Grousset (1885-1952) », ibid., p. 783.
85 René Dollot, « René Grousset », ibid., p. 823.
86 George Cœdès, « La vie et l’œuvre de René Grousset », ibid., p. 816.
87 René Grousset, Bilan de l’histoire, Paris, Plon, 1926.
88 Marcel Mauss, « Les civilisations. Éléments et formes », exposé présenté à la Première semaine internationale de synthèse (1929), dans Œuvres, 2, op. cit., p. 473-474. Haut fonctionnaire de l’Inde britannique, Alfred C. Lyall est l’auteur de Asiatic studies, religious and social, Londres, J. Murray, 1882 et 1899, 2 vol. (trad. fr. Études sur les mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient, Paris, E. Thorin, 1885-1908, 3 vol.), dont Mauss a rendu compte dans L’Année sociologique, III, 1898-1899, p. 306-307, et dans la Revue de l’histoire des religions, 48, 1903, p. 115.
89 Marcel Mauss, compte rendu de « William Crooke, The Popular Religions and Folklore of Northern India, Westminster, 1896 », L’Année sociologique, I, 1896-1897, repris dans Œuvres, 2, op. cit., p. 371.
90 Ibid., p. 372.
91 Marcel Mauss, compte rendu de « C.G. et B.Z. Seligman, The Veddas, Cambridge, 1911 », L’Année sociologique, XII, 1909-1912, repris dans Œuvres, 1, op. cit., p. 518.
92 Marcel Mauss, compte rendu de « W.H.R. Rivers, The Todas, Londres, 1906 », L’Année sociologique, XI, 1906-1909, repris dans Œuvres, 1, op. cit., p. 491-500.
93 Ibid., p. 495.
94 Émile Senart, Les castes dans l’Inde. Les faits et le systèmes, Paris, Geuthner, 1927 (1re éd. Annales du Musée Guimet, Bibliothèque de vulgarisation, t. 10, 1896, toutes les références renvoient à l’édition de 1927).
95 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, préface de Louis Dumont, Paris, PUF, 4e éd. 1969 (lre éd. 1908) ; traduit en anglais par David Pocock, Cambridge University Press, 1971 (trad. partielle dans Contributions to Indian Sociology, II, 1958, p. 7-30 et 31-44).
96 Émile Senart, Les castes dans l’Inde, op. cit., p. 35.
97 Ibid., p. 33.
98 Ibid., p. 70 et sq.
99 Ibid., p. 99.
100 Ibid., p. 92 et sq.
101 Pour une critique des thèses de Senart voir par exemple Robert Lingat, Les sources du droit dans le système traditionnel de l’Inde, Paris, Mouton, 1967, en particulier p. 49-55 ; à l’appui de la thèse sur l’absence de caste (jâti) dans l’Inde védique voir Gérard Fussman, « Pour une problématique nouvelle des religions indiennes anciennes », Journal asiatique, t. 265, 1977, p. 60 sq. ; voir aussi Jean Baecheler, La solution indienne. Essai sur les origines du système des castes, Paris, PUF, 1988.
102 Emile Senart, Les castes dans l’Inde, op. cit., p. 110 sq.
103 Ibid., p. 11.
104 Ibid., p. 6 (je souligne).
105 Ibid., p. 8.
106 Ibid., p. 121 (je souligne).
107 Ibid., p. 17 (je souligne).
108 Ibid., p. 29.
109 Ibid., p. 171.
110 Ibid., p. 126 (je souligne).
111 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires. Étude sociologique, Paris, Alcan, 1899.
112 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, op. cit., p. 3. Bouglé utilise le terme de répulsion pour signifier l’opposition entre les castes mais il ne fait référence ni à Gibelin ni à Esquer qui a emprunté cette expression à ce dernier, comme on l’a noté précédemment.
113 Ibid., p. 158.
114 Ibid., p. 18.
115 Ibid., p. 158.
116 Ibid., p. 63.
117 Ibid., p. 136.
118 Ibid., p. 58.
119 Ibid., p. 56.
120 Ibid., p. 57.
121 Ibid., p. 140.
122 Voir les remarques de Paul Vogt, « The uses of studying primitives : a note on the Durkheimians, 1890-1940 », History and Theory, 15, 1976, p. 33-44, et celles d’Alain Policar, « Égalité et hiérarchie : Célestin Bouglé et Louis Dumont face au système des castes », Esprit, 271, janvier 2001, p. 43-62.
123 On suit sur ce point Alain Policar, « Science et démocratie. Célestin Bouglé et la métaphysique de l’hérédité », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 61, janvier-mars 1999, p. 86-101, et « De la critique de la sociologie biologique à l’autonomie de la morale : itinéraire de Célestin Bouglé », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, 18, 2000, p. 137-166. Pour une mise en perspective plus large, voir Carole Reynaud-Paligot, La république raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine 1860-1930, préface de Christophe Charles, Paris, PUF, 2006.
124 Ibid., p. 117.
125 Célestin Bouglé, La démocratie devant la science. Études critiques sur l’hérédité, la concurrence et la différenciation, Paris, Alcan, 1904, p. 67.
126 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, op. cit., p. 104 et p. 105.
127 Ibid., p. 123.
128 Sylvain Lévi, compte rendu de « Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes », Revue critique d’histoire et de littérature, 50, 17 décembre 1908, p. 462.
129 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, op. cit., p. 190 et p. 191.
130 Ibid., p. 201.
131 Ibid., p. 206.
132 Ibid., p. 200.
133 Ibid., p. 193.
134 Ibid., p. 194.
135 Ibid., p. 193.
136 Ibid., p. 196.
137 Ibid., p. 124.
138 Ibid., p. 133 (je souligne).
139 Ibid., p. 131 (je souligne).
140 Ibid., p. 147.
141 Ibid., p. 96.
142 Ibid., p. 143.
143 Ibid., p. 65.
144 Paul Vogt, « Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé, 1870-1940 », Revue française de sociologie, 20, 1, 1979, p. 123-139 (et plus particulièrement p. 133-134).
145 Voir par exemple les comptes rendus du livre de Bouglé par André Guérinot dans le Journal asiatique, 10e série, t. 12, 1908, p. 302-305, et par Félix Lacôte dans la Revue de l’histoire des religions, LIX, 1, janvier-février 1909, p. 96-100.
146 « Lettre de Mauss à Bouglé sur les castes (juillet 1907) », présentée par Jean-Claude Galey, Revue française de sociologie, 20, 1, 1979, p. 46 (citée aussi par Philippe Steiner, L’école durkheimienne et la sociologie, op. cit., p. 181).
147 Arthur M. Hocart, Les castes, préface de Marcel Mauss, traduit par E.J. Lévy et J. Auboyer, Annales du Musée Guimet, Bibliothèque de vulgarisation, t. 54, Paris, Geuthner, 1938.
148 Arthur M. Hocart, Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines, préface de Lucien Scubla, avant-propos de Lord Ragan, traduit de l’anglais par Jean Lassègue avec la collaboration de Mark Anspach, Paris, La Découverte, MAUSS, 2005 (1re éd. en anglais 1954).
149 A.M. Hocart, Les castes, op. cit., p. 7 sq.
150 Ibid., p. 8.
151 Ibid., p. 64 ; sur ce point voir Declan Quigley, « Hocart’s theory of caste and kingship », The Eastern Anthropologist, 44, 4, 1991, p. 315-344.
152 A.M. Hocart, Les castes, op. cit., p. 56.
153 Ibid., p. 97.
154 Ibid., p. 29.
155 Ibid., p. 93.
156 Ibid., p. 45.
157 Ibid., p. 41 (je souligne).
158 Ibid., p. 47.
159 Ibid., p. 35.
160 Louis de La Vallée Poussin, Indo-européens et Indo-iraniens, op. cit., chapitre II, « Remarques sur les castes et les classes », p. 145-188, notamment p. 187-188.
161 Émile Senart, Les castes, op. cit., p. 174 (cité également par La Vallée Poussin, Indo-européens et Indo-iraniens, op. cit., p. 188).
162 Ibid., p. 174.
163 Ibid., p. 35.
164 Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1980, p. XXXVIII-XXXIX.
165 Sur l’ésotérisme en général et la place qu’y occupe René Guénon voir Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, op. cit.
166 Toutes les expressions mentionnées et non expressément référencées sont extraites des ouvrages de René Guénon.
167 Michel Hulin, Shankara et la non-dualité, Paris, Bayard, 2001, p. 264.
168 René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Paris, Marcel Rivière, p. 100.
169 Ibid., p. 52.
170 René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Paris, Guy Trédaniel, 1984.
171 René Guénon, Mélanges, Paris, Gallimard, 1976, p. 72 (je souligne).
172 On trouvera le même point de vue mais mieux informé des sources textuelles dans Ananda K. Coomaraswamy, Autorité spirituelle et pouvoir temporel dans la perspective indienne du gouvernement, traduit par Michel Boutet, Milano, Archè, 1985, dans laquelle l’auteur cite René Guénon (1re éd. en anglais 1942).
173 La notion de dharma désigne à la fois l’ordre socio-cosmique et les devoirs propres (svadharma) que chaque hindou est socialement contraint d’observer selon son groupe d’appartenance pour contribuer au maintien de cet ordre.
174 René Guénon, La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1946.
175 René Guénon, Le règne de la quantité et le signe des temps, Paris, Gallimard, 1972, p. 74 (je souligne).
176 Ibid., en particulier p. 180-186 (je souligne) ; sur la critique de la science moderne voir René Guénon, Orient et Occident, Paris, Guy Trédaniel, 1987, p. 41-73.
177 René Guénon, Le règne de la quantité et le signe des temps, op. cit., p. 8.
178 Pour la défense d’un point de vue théologique protestant dans les sciences religieuses voir Pierre Gisel, La théologie face aux sciences religieuses. Différences et interactions, Genève, Labor et Fides, 1999.
179 Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, op. cit.
180 Johannes Radher, « La Bouddhologie » dans Actes du XVIIIe Congrès international des orientalistes (Leiden, 1931), Leiden, E.J. Brill, 1932, p. 151-152.
181 Voir la présentation de Paul Demiéville, « L’état actuel des études bouddhiques », extrait de la Revue de théologie et de philosophie, 62, janvier-mars 1926, qualifiant Louis de la Vallée Poussin de « catholique, tout dévoué au bouddhisme du nord », p. 17.
182 Paul Masson-Oursel, « Nécrologie. Louis de La Vallée Poussin (1869-1938) », Journal asiatique, op. cit., p. 287-289 ; Etienne Lamotte, « Nécrologie. Louis de La Vallée Poussin (1869-1938) », BEFEO, 38, 1938, p. 479-483, et du même la bibliographie de « Louis de La Vallée Poussin », Revue du Cercle des Alumni de la Fondation universitaire, IV, 3, février 1933, p. 3-17.
183 Philémon Colinet (1853-1917), ordonné prêtre en 1889, fut professeur de sanscrit à l’université catholique de Louvain.
184 Louis de La Vallée Poussin, « L’histoire des religions de l’Inde et l’apologétique », Revue des sciences philosophiques et théologiques, VI, 1912, p. 496.
185 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », Bulletins de la classe des lettres et des sciences morales et politiques, 5e série, t. XIV, 5, Académie royale de Belgique, séance du 9 mars 1928, p. 155.
186 Ibid., p. 147.
187 Voir Joseph Huby (dir.), Christus. Manuel d’histoire des religions, Paris, Beauchesne, 1912 (dans la bibliographie, La Vallée Poussin ne mentionne aucun ouvrage de Sylvain Lévi).
188 Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme. Opinions sur l’histoire de la dogmatique. Leçons faites à l’Institut catholique de Paris en 1908, Paris, Beauchesne, 1925 (lre éd. 1909).
189 Ibid., p. 9-10.
190 Ibid., p. XV.
191 Idem.
192 Louis de La Vallée Poussin, « L’histoire des religions et l’apologétique », art. cit., p. 501.
193 Idem (je souligne).
194 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », art. cit., p. 153.
195 Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme, op. cit., p. X.
196 Louis de La Vallée Poussin, « L’histoire des religions et l’apologétique », art. cit., p. 500.
197 Cité par Etienne Lamotte, « Nécrologie », art. cit., p. 483.
198 Sylvain Lévi, compte rendu de « Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme. Opinion sur l’histoire de la dogmatique », Göttingischen gelehrten Anzeingen, 5, 1911, p. 324-330. Pour un autre exemple de polémique savante entre ces deux indianistes voir Paul Servais, « Sylvain Lévi, Louis de La Vallée Poussin, Étienne Lamotte. Une généalogie orientaliste », dans Lyne Bansat-Boudon et Roland Lardinois (dir.), Sylvain Lévi (1863-1935). Études indiennes, histoire sociale, op. cit., p. 343-360.
199 Louis de La Vallée Poussin, Bouddhisme. Opinion sur l’histoire de la dogmatique, op. cit.,p. VII.
200 Lettre de Louis de La Vallée Poussin à Fedor Stcherbatsky datée de Gand, 14 juillet 1906, Archives de l’Académie des sciences de Russie, branche de Saint-Pétersbourg, fonds 725, opis 3/54, f. 95.
201 Olivier Lacombe, entretien avec l’auteur, Issy-les-Moulineaux, 4 février 1999, Paris ; Madeleine Biardeau, « Olivier Lacombe (1904-2001) », Annuaire de l’EPHE, Section des sciences religieuses, 109, 2000-2001, p. 23-25 ; Michel Hulin « Olivier Lacombe (1904-2001) », Bulletin d’études indiennes, 19, 2001, p. 7-9.
202 Olivier Lacombe, Jacques Maritain. La générosité de l’intelligence, Paris, Téqui, 1991, p. 51.
203 Philippe Chenaux, « Le milieu Maritain », dans Cahiers de l’IHTP, 20, 1992, p. 160-171.
204 Stanislas Fumet, Histoire de Dieu dans ma vie : souvenirs choisis, Paris, Fayard, 1978, p. 294 (cité par Françoise Jacquin, Histoire du Cercle Saint-Jean-Baptiste, Paris, Beauchesne, p. 21). Sur le Cercle de Meudon voir aussi le témoignage de Maurice Sachs : « J’ai vu chez eux (...) un nombre extraordinaire d’hommes à qualité et d’obscures danseuses mystiques, des philosophes qui oublieront toute la vie dans l’agrégation, des écrivains qui seront un jour inconnus, un monde grouillant d’espoir de connaître ou de croire, des prêtres venus de tous les points du monde, des étudiants de toutes les nationalités, des femmes et des hommes de tous les âges », Maurice Sachs, Le Sabbat. Souvenirs d’une jeunesse orageuse, Paris, Gallimard, 1960 (1re éd. 1946), p. 110.
205 Olivier Lacombe, Jacques Maritain, op. cit., p. 48.
206 Ibid., p. 49.
207 Olivier Lacombe, L’Absolu selon le Vedânta. Les notions de Brahman et d’Atman dans les systèmes de Çankara et Râmânoudja, Paris, Geuthner, 1937.
208 Olivier Lacombe, entretien avec l’auteur, 4 février 1999, Paris.
209 Olivier Lacombe, « Shri Ramana Maharshi », Études carmélitaines, octobre 1937, p. 173-176 (repris et développé dans Olivier Lacombe, Indianité. Études historiques et comparatives sur la pensée indienne, Paris, Belles Lettres, 1979, p. 129-148).
210 En 1945, l’ambassadeur de France en Inde est alors Daniel Lévi, le fils cadet de Sylvain Lévi.
211 Georges Dandoy s. j., L’ontologie du Vedânta. Essai sur l’acosmisme de l’Advaita, traduit de l’anglais par Louis-Marcel Gauthier, commentaires de Jacques Maritain et Olivier Lacombe, Paris, Desclée de Brouwer, 1932 (1re éd. Calcutta, 1919) ; voir la notice nécrologique de Georges Dandoy dans la revue de la province méridionale belge de la Compagnie de Jésus, Échos (Bruxelles), 21e année, 5, octobre 1963, p. 27-32 (je remercie Paul Servais de m’avoir communiqué ce document).
212 Pierre Johanns s. j., Vers le Christ par le Vedânta, Louvain, Museum Lessianum, 1932 et 1933, 2 vol.
213 Olivier Lacombe, « Préface » à Pierre Johanns, La pensée religieuse de l’Inde, Namur, Bibliothèque de philosophie et lettres, 1952, p. I.
214 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », art. cit., p. 155 (je souligne).
215 Pour une présentation très bien informée aux sources sanscrites de ce courant de pensée, voir Michel Hulin, Shankara et le non-dualité, op. cit.
216 Louis de La Vallée Poussin, Indo-européens et Indo-iraniens, op. cit., p. 184 sq.
217 Louis de La Vallée Poussin, « Indianisme », art. cit., p. 154.
218 Gandhi, La Jeune Inde, introduction par Romain Rolland, traduit par Hélène Hart, Paris, Stock, 1924, p. 279 sq. ; Claude Markovits, Gandhi, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, en particulier p. 231-254.
219 Olivier Lacombe, Gandhi ou la force de l’âme, Paris, Plon, 1964, p. 126.
220 Les premiers éléments de cette enquête ont été recueillis lors d’un entretien de l’auteur avec Françoise Jacquin (octobre 1992, Paris) avant de disposer de son ouvrage Jules Monchanin prêtre 1895-1957, Paris, Éditions du Cerf, 1996 ; sur la formation de Monchanin, on suit Jacques Petit, La jeunesse de Monchanin 1895-1925. Mystique et intelligence critique, Paris, Beauchesne, 1983.
221 Cité par Jacques Petit, La jeunesse de Monchanin, ibid., p. 35.
222 Sur la position philosophique et théologique de Blondel voir Pierre Colin, L’audace et le soupçon, op. cit.
223 Les conférences qu’il fait alors sur ce sujet ont été rassemblées dans Jules Monchanin, De l’esthétique à la mystique, Paris, Casterman, 1955 (rééd. 1967).
224 Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, op. cit.
225 Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, op. cit., p. 79.
226 Henri de Lubac s. j., Images de l’Abbé Monchanin, Paris, Aubier, 1967, p. 13-15.
227 Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges d’expression française, op. cit., en particulier p. 190-195 ; Françoise Jacquin, Histoire du Cercle Saint-Jean-Baptiste, op. cit., p. 15-22.
228 Lettre de Jules Monchanin à Marguerite Prost, citée par Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, op. cit., p. 164.
229 Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, ibid., p. 220.
230 Suzanne Siauve (1919-1975), née à Lille où son père était chirurgien, est normalienne (Sèvres) et agrégée de philosophie (1945). Mais elle n’a pas été élevée dans une famille catholique et ne reçut le baptême qu’en 1942. Parallèlement à son travail de sanscritiste, elle a engagé ses convictions chrétiennes dans la vie des institutions catholiques. En 1971, elle fut nommée « consulteur » pour l’hindouisme au Secrétariat pontifical pour le dialogue interreligieux ; voir l’hommage de Jean Filliozat et d’Olivier Lacombe dans Axes (Bulletin du Cercle Saint-Jean-Baptiste), « Hindouisme et christianisme en dialogue, Suzanne Siauve (1919-1975) », XI, 2-4, décembre 1978-janvier-mai 1979.
231 Madeleine Biardeau, née en 1922, philosophe de formation, a fait toute sa carrière à l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, où elle enseignait les religions de l’Inde.
232 Françoise Jacquin, Jules Monchanin prêtre, ibid., p. 222-223.
233 Jules Monchanin, « Énigmes dravidiennes » dans Jacques Masui (dir.), Approches de l’Inde. Tradition et incidences, Marseille, Cahiers du Sud, 1949, p. 301-306 ; Monchanin interroge les spécificités « raciale, linguistique, sociologique et religieuse » de l’Inde du sud, dite dravidienne, synthétisant les questions alors abordées par les divers spécialistes.
234 Guy Deleury (né en 1922), entretien avec l’auteur, Paris, 3 décembre 1992.
235 Entretiens 1955, par Jules Monchanin, Jean Filliozat et André Barreau, Pondichéry, Institut français d’indologie, 1956.
236 Jules Monchanin, Mystique de l’Inde, mystère chrétien, écrits et inédits présentés par Suzanne Siauve, Paris, Fayard, 1974 (rééd. augmentée d’une préface de Françoise Jacquin, Fata Morgana, 1999).
237 Henri de Lubac s. j., Images de l’Abbé Monchanin, op. cit., p. 19-24.
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