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Les latrines dans les provinces gauloises, germaniques et alpines

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Alain Bouet

Préface

Pierre Gros

Texte intégral

1L’intérêt croissant pour tous les aspects de la vie privée ou collective, urbaine ou rurale dans le monde romain a, au cours de ces dernières décennies, levé bien des tabous et suscité, relativement aux exigences les plus humbles de la nature humaine, des observations souvent inédites qui sont de nature à modifier l’idée traditionnelle que nous nous faisons encore souvent de la maison, de la villa et de la ville. Au moment même où se multiplient, grâce aux techniques du dessin assisté par ordinateur (DAO), des vues « globales », largement virtuelles et complètement aseptisées, des cités antiques, les progrès de la recherche sur le terrain, et plus encore l’intérêt porté aux vestiges les plus ténus restituent à ces agglomérations une part longtemps ignorée ou occultée de leur réalité.

2Le présent ouvrage, qui propose la première étude sérielle et systématique des « lieux » dans les provinces du nord-ouest de l’Empire, à l’exclusion de la Bretagne insulaire (l’Angleterre), s’inscrit dans une lignée déjà longue de travaux consacrés à la gestion des immondices dans les villes ou dans les campagnes, et plus particulièrement aux aménagements destinés au recueil, à l’évacuation et éventuellement à l’utilisation des ordures d’origine humaine. Mais aucun livre avant celui-ci n’avait abordé ces problèmes avec autant de précision. Son mérite est en cela d’autant plus grand que l’aire géographique prise en considération est fort vaste, et que les témoignages archéologiques, plus nombreux qu’on ne l’a longtemps cru, s’y révèlent souvent assez difficiles à interpréter.

3Fidèle à une méthode, dont l’efficacité a été éprouvée dans ses livres précédents, qui consiste à envisager les questions, quelles qu’elles soient, d’une façon exhaustive, et à multiplier les observations personnelles, les « autopsies », sauf cas de force majeure, quand les vestiges ont disparu et ne sont plus accessibles qu’à partir des publications, A. Bouet présente ici, sous la double forme complémentaire d’une synthèse et d’un catalogue, une étude chronologiquement et typologiquement ordonnée des latrines gauloises, germaniques et alpines, essentiellement, car les vestiges antérieurs à l’époque augustéenne sont rares dans ces régions, pendant les siècles impériaux. Un tel ouvrage, en raison même de son ampleur et de sa perspective historique, n’est pas seulement une illustration de la formule aussi célèbre que réductrice de J. Joyce, qui définit les Romains comme des « constructeurs de latrines » ; il constitue aussi un document de premier ordre, et unique en son genre, sur l’évolution des comportements et des sensibilités à travers l’analyse des installations d’hygiène et de confort (ces deux termes devant être en général affectés de guillemets, si on les apprécie à l’aune de nos exigences contemporaines) dont se dotent progressivement les établissements romains, de la domus au forum, des logements serviles aux thermes publics.

4Le livre de R. Neudecker, consacré presque exclusivement aux latrines les plus monumentales, de Rome à Éphèse ou de Timgad à Corinthe, n’avait abordé que très marginalement les zones ethniques et culturelles examinées par A. Bouet, et surtout il n’avait pas considéré les installations modestes ou sommaires, de loin les plus fréquentes. Mais cet ouvrage, paru en 1994, avait eu au moins le mérite d’appliquer pour la première fois au monde romain cette idée, depuis longtemps admise et mise en pratique dans d’autres contextes, que la « sémiotique de la défécation » constitue un moyen, et non des moindres, de cerner les valeurs qui régissent une société, bien au-delà des questions auxquelles on serait tenté de limiter la problématique, à savoir celles de la propreté et de l’intimité. La splendeur des « chalets de nécessité » de la Munich de la fin du xixe siècle exprimait mieux qu’aucun autre objet le puritanisme et l’autosatisfaction d’une civilisation essentiellement urbaine, et, inversement, les vigoureux activistes qui à la rentrée universitaire de 1969 s’acharnaient sur ce qui restait des installations sanitaires du rez-de-chaussée de la Sorbonne prétendaient détruire, comme ils me l’ont affirmé un jour péremptoirement, « le dernier refuge de l’intériorité bourgeoise ».

5Pour mesurer l’intérêt de l’entreprise, menée à son terme avec une rapidité confondante par A. Bouet, il faudrait évoquer tous les aspects, souvent novateurs, que cette exploration a mis en évidence, ce qui dépasserait largement le cadre restreint d’une préface. Bornons-nous à souligner que le principe même de l’étude systématique présente à lui seul une portée heuristique, et qu’au fil de ces pages si denses, qui se lisent cependant facilement, il n’est pas rare que des identifications ou des hypothèses de restitution se trouvent infirmées par le simple fait de leur confrontation à l’énorme dossier comparatif qui se constitue sous nos yeux, et dont la valeur démonstrative ne cesse de s’amplifier. Songeons par exemple que l’on découvre au fil des chapitres, et souvent dans les notes infrapaginales, dont la richesse témoigne à chaque instant de l’énormité du matériel et du nombre des sites sur lesquels l’auteur appuie sa réflexion, d’impressionnantes listes des différents types, qu’il s’agisse des « fosses simples cuvelées », des latrines à égout sur un seul côté, des latrines à égout latéral, des établissements courbes, etc. Le raisonnement s’appuie sur des dizaines et parfois des centaines d’occurrences. Or ces dossiers ne sont pas seulement formels, ils sont aussi fonctionnels, au sens le plus concret du terme, avec une constante attention aux détails les plus pratiques, évoqués sans pudibonderie ni complaisance. Sur ce point, l’information de A. Bouet s’avère remarquable, en ce qu’il n’a pas hésité à lire les auteurs du xixe siècle qui se sont penchés sur l’assainissement de Paris, tel P. Wéry : leurs observations techniques sont effectivement transposables dans les contextes urbains des périodes envisagées. Il apparaît ainsi que l’attention presque exclusive portée aux latrines publiques sur égout latéral, assorties ou non d’une colonnade interne, a souvent détourné de l’analyse des aménagements moins monumentaux, qui n’entrent pas dans la catégorie de la « belle architecture », mais se révèlent de loin les plus fréquents. La question de savoir si cette fréquence doit être considérée comme une caractéristique de ces régions, dont certaines n’ont été que tardivement et parfois faiblement urbanisées, se pose inévitablement au terme des chapitres typologiques, mais il est probable qu’il faille y répondre par la négative, le phénomène étant dû simplement à la précision et à l’extension, inégalées l’une et l’autre, de l’enquête.

6Mais A. Bouet n’est pas seulement un archéologue ; il connaît aussi l’importance des textes pour tout ce qui concerne ces conduites que nous rangeons, faute de mieux, sous la rubrique de la vie privée et, chose rare aujourd’hui, il est capable non seulement de les comprendre mais aussi d’en dégager la signification, en fonction de l’époque et des genres auxquelles elles appartiennent. L’anthologie qu’il constitue à propos des « structures mobiles » et de leurs usages est de ce point de vue d’un intérêt exceptionnel, en ce qu’elle s’accompagne d’une confrontation immédiate avec des realia qu’il est parfois le seul à avoir identifiés, les deux séries s’éclairant mutuellement. Bien des notices prennent ainsi un sens qu’on ne leur soupçonnait pas, les philologues qui jusqu’ici les avaient éditées et commentées étant en général peu soucieux de se pencher sur de telles trivialités et n’ayant de toute façon pas eu l’occasion d’examiner beaucoup de « pots de chambre » antiques.

7L’étude proprement architecturale est conduite, quant à elle, avec la rigueur à laquelle nous ont habitués les publications antérieures de cet auteur. Font l’objet de descriptions et d’observations approfondies non seulement les structures apparentes du gros œuvre, de la toiture, des supports et des sièges, mais aussi les fosses et les égouts, avec une analyse particulièrement fine des détails relatifs à l’arrivée de l’eau courante, quand elle existe, à sa circulation et à son écoulement. Toutes ces données sont complétées, dans le catalogue raisonné et normalisé, par des indications appliquées à chaque site, auxquelles s’ajoutent, quand cela est nécessaire, des hypothèses pertinentes quant aux conditions d’accès et d’utilisation, la présence par exemple d’escaliers en bois, amovibles ou non, étant utilement postulée si les différences de niveau l’imposent. En règle générale, l’attention prêtée à l’organisation de l’espace et à son utilisation individuelle ou collective témoigne d’une approche aussi concrète que possible de ces aménagements qui n’ont pas toujours été, dans le passé, observés avec le même soin, c’est le moins que l’on puisse dire.

8La dernière partie, consacrée à l’économie et à la sociologie des latrines, ouvre des perspectives intéressantes sur la gestion, l’organisation et le coût de l’entretien de ces installations, qui ne sont que rarement prises en compte quand on étudie les aménagements collectifs de la ville romaine. Tout du reste n’est pas dans ce domaine frappé au coin de la rationalité la plus satisfaisante : si l’on comprend bien pourquoi, dans les agglomérations de quelque importance, des latrines s’ouvrent à proximité des espaces publics, forums ou basiliques, si les thermes possèdent en général des latrines intégrées, on s’étonne de constater la rareté, du moins dans les régions étudiées, d’aménagements comparables à l’entrée ou à l’intérieur des amphithéâtres, seul celui de Nîmes présentant à cet égard des installations sinon suffisantes, du moins de quelque importance. Un autre élément peut susciter la perplexité du lecteur, c’est la présence de latrines appartenant à des unités d’habitation mais ouvertes au public à certaines heures, et sans doute moyennant une contribution de l’usager. Là encore la culture historique de A. Bouet lui permet d’estomper l’apparente étrangeté de cette pratique, attestée en fait, sous des formes à peine différentes, dans le Paris du xviiie siècle, entre autres. Les dernières pages, où les ablutions et les soins post-défécatoires sont examinés à la faveur des données matérielles et des textes, révèlent évidemment des comportements dont la plupart étaient déjà connus, mais que leur « mise en situation » dans les structures si soigneusement et si réalistement décrites auparavant rend encore plus déconcertants sinon inquiétants. Il est vrai que nous rencontrons là des usages, si l’on peut dire, que les campagnes françaises du xixe siècle n’auraient pas désavoués : certaines pages de la Correspondance de Flaubert pourraient aisément enrichir le dossier.

9Si nous ajoutons que l’illustration, très riche et souvent de première main, unifiée dans ses conventions graphiques et son rendu, accompagne et éclaire toutes les indications de la synthèse comme du catalogue, nous aurons donné une idée du travail accompli et de l’intérêt qu’il présente. Il y a là une « monographie transversale » qui restitue sur la longue durée, en brisant les cloisonnements traditionnels entre le privé et le public, le collectif et l’individuel, l’histoire d’un lieu de vie qui compte parmi les plus significatifs du degré de développement d’une société et de l’idée qu’elle se fait des convenances. Le soin apporté à cette étude qui sort des voies conventionnelles de l’analyse architecturale n’a d’égale que son efficacité.

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