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L’aqueduc de Vorgium, Carhaix (Finistère)

 | 
Eric Philippe
, 
Bernard Lepretre
, 
Alain Provost

Chapitre V. Le pont de Kerampest

Texte intégral

Faits et hypothèses de restitution

LA DÉPRESSION DE KERAMPEST

1Entre les sections de la ZAC du Poher (inv. n° 52) et de la rue de l’Aqueduc-romain (inv. n° 54) à l’entrée de la ville antique, aucun témoin, en place, d’une quelconque canalisation, n’est connu. Aucun doute ne subsiste cependant sur la continuité du tracé à l’examen des cotes du fond de la grande canalisation, respectivement à 145,85 et 145,43 NGF, ce qui donne une pente de 0,32 m/km entre ces deux points distants de 1 300 m, valeur proche de la pente moyenne des deux canalisations.

2Une dépression d’environ 13 m de profondeur – incontournable au sens propre – sépare ces deux points : la dépression de Kerampest, du nom du manoir qui en occupe le fond. Cette cuvette résulte de l’encaissement de deux modestes ruisseaux qui s’écoulent en sens opposé : l’un, vers le nord, tributaire de l’Hyères, et l’autre, vers le sud, tributaire du ruisseau de la Magdelaine. En tête des deux vallons, un ensellement sépare les deux émergences, aujourd’hui masquées par l’urbanisation. Implanté sur cet isthme, le manoir de Kerampest se situe sur le tracé théoriquement le plus favorable pour un franchissement au point le plus étroit et le moins profond de la dépression (fig. 335-336). Une configuration similaire est à noter à l’entrée de la ville de Ségovie en Espagne, où la dépression, plus profonde qu’à Carhaix, est franchie par un pont (Gallardo, 1975) (fig. 337).

3Le remodelage du fond de la dépression date de la fin du xixe siècle, lors de la construction de la gare ferroviaire et des lignes Carhaix-Paimpol et Carhaix-Rosporden, dont le tracé utilise les deux vallons opposés. Un profil en long suivant la voie, dressé en 1880, montre qu’à 100 m au nord de la gare de voyageurs le terrain naturel était à la cote 138 NGF (Guyomard, 1980, annexe 5). En réalité, seul le piémont du versant oriental a été modifié afin de créer une plateforme pour les bâtiments et les voies, à la cote 134. En conséquence, s’il est difficile d’apprécier avec exactitude le niveau du terrain au droit de l’isthme, que les cartes topographiques situent à environ 150 m de la gare de voyageurs, la cote actuelle (132) ne doit guère être éloignée de celle de l’Antiquité. C’est la valeur mesurée pour le toit du substrat dans les sondages pratiqués à l’emplacement du manoir de Kerampest, rue du Colonel-Raoul-Lancien (inv. n° 53).

  • 1  Les études récentes montrent que la disparition des ponts-aqueducs du fait de la récupération syst (...)
  • 2  La perte de charge déduite des cotes de niveau des points mesurés en amont et en aval (inv. nos 52 (...)

4Pour permettre aux aqueducs de franchir les dépressions, deux solutions techniques ont été mises en œuvre dans l’Antiquité : le siphon et le pont. Arguant du fait que l’on n’avait jamais trouvé de vestiges de piles ou de fondations, un précédent auteur défendait l’hypothèse du siphon (Guyomard, 1980). Outre le fait que cet argument par défaut soit irrecevable1, la comparaison du cas de Carhaix avec les autres siphons antiques connus suffisait à réfuter cette hypothèse : l’option du siphon n’était retenue, dans l’Antiquité, que lorsque la profondeur de la dépression franchie excédait 20 m, limite rédhibitoire en deçà de laquelle un siphon ne pouvait fonctionner convenablement2. L’étude archéologique a récemment permis de clore définitivement la polémique à ce propos.

Fig. 335 – La dépression de Kerampest vue du nord (cliché M. Gautier).

Fig. 335 – La dépression de Kerampest vue du nord (cliché M. Gautier).

Fig. 336 – Tracé restitué du pont de Kerampest sur fond de carte topographique et références à l’inventaire des sites. A, emplacement supposé du terminus de l’aqueduc (dessin A. Provost, S. Jean).

Fig. 336 – Tracé restitué du pont de Kerampest sur fond de carte topographique et références à l’inventaire des sites. A, emplacement supposé du terminus de l’aqueduc (dessin A. Provost, S. Jean).

Fig. 337 – Aqueduc de Ségovie. Franchissement de la dépression à l’entrée de la ville antique par un pont en grand appareil, à deux étages d’arches (cliché A. Provost).

Fig. 337 – Aqueduc de Ségovie. Franchissement de la dépression à l’entrée de la ville antique par un pont en grand appareil, à deux étages d’arches (cliché A. Provost).

LE PONT DE KERAMPEST

5Le diagnostic récemment conduit à l’emplacement du manoir de Kerampest atteste définitivement de l’existence d’un pont-aqueduc (Le Cloirec, 2011), dont les piles mesurent, au niveau des fondations, 2 m de côté et sont espacées de 4 m, soit une valeur de 6 m d’entraxe (inv. n° 53). Ce rythme s’applique aux piles les plus hautes et l’on peut considérer qu’il était la règle sur l’ensemble des arches (fig. 338).

Fig. 338 – Module de construction du pont de Kerampest (dessin S. Jean, Inrap).

Fig. 338 – Module de construction du pont de Kerampest (dessin S. Jean, Inrap).

RESTITUTION DU TRACÉ DE L’OUVRAGE

  • 3  La présence de ce chemin rural, vestige d’une voie ancienne, a sans aucun doute favorisé la récupé (...)

6La perte de charge de 0,40 m, mesurée entre les deux points connus de part et d’autre de la dépression, distants de 1300 m, est parfaitement compatible avec l’écoulement gravitaire dans un canal suspendu sur des arches. Combinant à la fois les avantages du chemin le plus court et le moins haut sur arcades, l’ouvrage empruntait l’ensellement séparant les vallons opposés au fond de la dépression. Depuis la ZAC du Poher (inv. n° 52), l’aqueduc avait un parcours en tranchée peu profonde, sur environ 230 m de longueur, en direction du nord-ouest, jusqu’au bord de la dépression (courbe de niveau 147), qui correspond aujourd’hui au carrefour des rues Jules-Verne et Tristan-Corbière. C’est là que devait débuter la culée amont du pont jeté en suivant les rues Jules-Verne et du Colonel-Raoul-Lancien, séparées par la voie ferrée. Le cadastre napoléonien de la commune de Plouguer (daté de 1810), aujourd’hui rattachée à Carhaix, montre que ces deux rues réutilisent l’assiette d’un long chemin rural rectiligne et continu, prolongé à l’ouest par l’ancienne rue du Château-d’eau jusqu’au carrefour de l’ancienne route de Callac et de la rue Neuve (légèrement au sud du carrefour actuel des rues Georges-Clemenceau, de Bazeilles – ex rue Neuve – et de l’Aqueduc-romain)3. Ce carrefour est situé à 20 m au nord de la section bétonnée en tranchée de la rue de l’Aqueduc-romain (inv. n° 54). La culée aval du pont devait aboutir à une cinquantaine de mètres au nord-est de la section bétonnée. Il faut envisager, à l’extrémité du pont, soit une inflexion brusque de la section enterrée vers le sud-ouest pour contourner la colline de l’actuel château d’eau, soit un passage en tranchée profonde.

7L’ouvrage avait une longueur d’environ 900 m, pour une hauteur maximale du tablier évaluée à 13 m. En considérant que la première arche est mise en œuvre lorsque la hauteur de l’ouvrage dépasse la valeur du rayon de l’arc (2 m), le pont devait se composer d’une culée amont d’environ 100 m de longueur, puis d’une file de 125 arches environ et enfin d’une culée aval d’environ 50 m de longueur compte tenu d’un versant occidental plus raide (fig. 339).

APPROCHE DE LA GÉOMÉTRIE DE L’OUVRAGE

  • 4  Il y a tout lieu de penser que la structure en tronçons monoxyles de la première canalisation, rec (...)

8Si le mode de fondation est à présent connu, nous ne disposons d’aucune donnée sur le mode de construction des élévations. On s’interrogera alors sur l’éventualité d’une construction en bois4. Nous ne connaissons qu’un nombre très restreint d’ouvrages d’art en bois pour des adductions datant de l’époque romaine. Au Vieil-Évreux, les vestiges d’ouvrages aériens en bois appartenant à un premier état de l’aqueduc ont été reconnus sur deux secteurs du tracé : sur la commune de Guichainville, des fouilles préventives menées entre 1999 et 2001 ont mis en évidence, sur 180 m de longueur, des fondations de piles constituées de couples de poteaux de 1 m à 1,20 m de diamètre ; les fouilles réalisées sur les thermes entre 1996 et 2001 ont identifié des fosses de fondation rectangulaires (2 m × 1 m), espacées de 2,40 m à 2,70 m, systématiquement pourvues de deux trous de poteaux disposés perpendiculairement à l’axe de l’ouvrage. Cet aménagement aurait permis l’alimentation du premier état des thermes daté du début du iie siècle après J.-C. (Wech, 2011, p. 97-101). Au camp de Neuss, situé sur le Rhin, au nord de Cologne, un ouvrage du même type a été reconnu sur 370 m de longueur, constitué de poteaux de 1,30 m d’écartement, espacés de 3,50 m également (Grewe, 1988a, p. 47-48). En aucun cas il ne peut s’agir d’ouvrages de l’ampleur de celui de Kerampest, tant par la hauteur imposée que par la longueur. Une hauteur de 13 m de flèche situe ce dernier parmi les ouvrages courants mais sa longueur de 900 m, dont 750 m sur arcades, le place dans les files d’arches importantes, comparables à celles des aqueducs lyonnais par exemple. Au vu de ces éléments, l’hypothèse d’un pont en bois n’est, à notre sens, pas soutenable. C’est, à l’évidence, un ouvrage d’art en pierre qui permettait à la petite canalisation de franchir la dépression de Kerampest.

Fig. 339 – Restitution du tracé du pont sur le fond topographique et le plan cadastral napoléonien (dessin É. Philippe).

Fig. 339 – Restitution du tracé du pont sur le fond topographique et le plan cadastral napoléonien (dessin É. Philippe).

Tabl. LIX – Comparaison des caractéristiques géométriques de trente ponts d’aqueducs.

Tabl. LIX – Comparaison des caractéristiques géométriques de trente ponts d’aqueducs.
  • 5  Cet ouvrage est exceptionnel à plus d’un titre. La rivière d’Auray est une ria soumise aux marées (...)

9Au regard de sa hauteur, le pont était de type classique, à un seul niveau d’arches, les seconds niveaux d’arches n’apparaissant, sauf exception, qu’à partir d’une hauteur de 20 m environ (Leveau, 1979, p. 12). Les piles devaient être construites en gradins compte tenu de l’étroitesse du canal, de 1,10 m de largeur en œuvre (inv. n° 53). Pour un pont de cette importance, fondé dans un substrat rocheux, les dimensions de la base des piles (2 m × 2 m soit 7 × 7 pieds environ) et de l’ouverture des arches (4 m soit 13,5 pieds) s’inscrivent dans la norme (tabl. LIX). Ces modules sont comparables à ceux des ouvrages d’art de l’aqueduc du Gier à Lyon où, sur quarante-quatre ponts et files d’arches étudiés, plus de 80 % des piles atteignent six à sept pieds de côté, et plus de 75 % des arches présentent une ouverture de treize pieds (Burdy, 2002, p. 105). Une comparaison peut être effectuée avec le seul autre pont-aqueduc antique connu dans la péninsule armoricaine : le pont de Kerisper-Rosnarho sur la rivière d’Auray, ouvrage de l’aqueduc de Locmariaquer (Morbihan). De part et d’autre du franchissement proprement dit, les vestiges de la base des culées et de vingt-huit piles ont été reconnus ; les quatre piles amont mesurent 2,60 m par 2,10 m, les vingt-quatre piles aval ont 2,50 m de côté et l’ouverture des arcs est constante à 2,50 m (André, Bougis, 1992 ; Philippe et al., 2008, p. 180)5.

10Les appareils et les matériaux employés dans la construction des ponts-aqueducs sont des plus divers. Après avoir brièvement examiné la question sur les autres ponts, on ne pourra qu’émettre des hypothèses à l’égard de ceux mis en œuvre sur le pont de Kerampest, avec quelque vraisemblance toutefois compte tenu des pratiques constructives locales à l’époque romaine et du contexte géologique.

11Rompant avec la technique grecque, la technique romaine dans l’architecture monumentale massive a contribué, par l’emploi du mortier de chaux, du béton et de l’appareil à blocage, à l’expansion des aqueducs en superstructures (Nordon, 1991, p. 128). L’Aqua Marcia, à Rome, édifié à partir de 144 avant J.-C., est le premier aqueduc porté par des arches en parcours aérien (Adam, 1984, p. 261).

12Le grand appareil est utilisé dans les grands ponts, pour les étages inférieurs surtout, comme dans le premier niveau du pont de l’Oued Ilelouine sur l’aqueduc de Cherchell en Algérie (Leveau, Paillet, 1976, p. 87-88). Sur l’aqueduc de Nîmes, les ponts de Bornègre, Font-Ménestrière, Combe-Roussière et le Pont du Gard utilisent le grand appareil tandis que les files d’arcades et les petits ponts sont en petit appareil (Fiches, Paillet, 1991a). D’autres ponts en grand appareil sont connus tels que le Pont-Vallon sur l’aqueduc d’Arles (Vacca-Goutoulli, 1996, p. 165) et les ouvrages situés à l’entrée des villes de Béziers (Andrieu, 1990, p. 77), Augst (Laur-Belart, 1991, p. 161-162) ou Ségovie (Gallardo, 1975). L’opus caementicum était le matériau considéré comme le plus économique. Le blocage banché est le mode de construction le plus couramment utilisé pour les petits ponts et les parties supérieures des grands ponts, parfois renforcé par des arases de briques.

13Dans le petit appareil, les parements servent de coffrage perdu, mais la transition entre le parement et le blocage était source de fragilité. C’est, malgré cela, la technique la plus employée comme à Bourges, pour le pont de Septaine (Bernon, Trotignon, 1979), sur l’aqueduc de Carthage, pour le pont de l’Oued Miliane (Rakob, 1979, p. 38-39), à Mayence (Kaphengst, Rupprech, 1988), ou pour les ponts des aqueducs de l’Yzeron et de la Brévenne à Lyon (Burdy, 2002, p. 97). L’opus mixtum, avec l’utilisation de moellons et de briques, est signalé à Bavay, aux arcades de Bois-Mesnil (Grenier, 1960, p. 218) et au pont-aqueduc d’Arcueil au sud de Paris (Duval, 1961, p. 178).

14Il est peu probable, pour des questions de coût et compte tenu de l’éloignement des massifs granitiques, que le grand appareil ait été employé pour la construction du pont de Kerampest. Des remplois auraient par ailleurs été signalés et l’utilisation du grand appareil de granite semble réservée, à Carhaix, aux grands monuments urbains et notamment au décor architectonique (Éveillard et al., 1997, p. 85-100 ; Le Cloirec, 2008). Il y a tout lieu de penser que l’on a utilisé l’opus caementicum à petit appareil. Le schiste et son faciès gréseux (grauwacke) abondent localement. Ils sont employés de manière exclusive dans la construction des domus (Éveillard et al., 1997, p. 13) et dans les piédroits de l’aqueduc dans son parcours en tranchée. Pour les claveaux des arcs, les constructeurs avaient le choix entre la brique – matériau employé à cet usage sur les files d’arches amont et aval du pont de l’aqueduc de Locmariaquer – et l’arkose, un grès schisteux local, qui se prête bien à la taille et qui fut abondamment utilisé dans les constructions post-médiévales à Carhaix.

15Il serait surprenant que l’élément bétonné, découvert en remploi dans un muret de jardin au n° 12 de la rue du Colonel-Raoul-Lancien (inv. n° 53), ait abouti là par hasard ou à la suite d’un transport conséquent. Nul doute qu’il ait été trouvé sur place, exactement sur le parcours emprunté par le pont. Il s’agit d’un bloc provenant du fond du canal en béton, d’un peu plus de 1 m de longueur, comprenant le radier et l’amorce des piédroits, l’ensemble coulé en une fois. La largeur interne du canal est de 0,50 m et, en œuvre, elle atteint 1,10 m (fig. 249-250, p. 158). En termes de dimensions comme de mise en œuvre, cette section est identique à celle de la rue de l’Aqueduc-romain. Sa face externe conserve l’empreinte d’un blocage en schiste ou grauwacke, dont quelques fragments adhèrent au béton, appartenant à l’épiderme du tablier du pont. Ce n’est d’ailleurs pas le seul élément observé sur le parcours du pont. En l’occurrence, L. Rolland signale, sans les décrire, des « tronçons de l’aqueduc » dans les terrains situés au sud de l’ancienne rue du Château-d’eau, occupés aujourd’hui par des pavillons bordant l’impasse Gagarine, exactement sur le tracé présumé du pont, vers son extrémité aval (Rolland, 1900, p. 64-65).

16Ces éléments justifient la structure du canal en aval du pont, dont l’extrémité n’est qu’à 150 ou 200 m du castellum ou bassin répartiteur présumé, point d’arrivée de l’aqueduc. La technique de construction du canal, qui prévaut sur le pont, est conservée dans le tronçon terminal.

UN PONT POUR LES DEUX CANALISATIONS

  • 6  Pour les éléments de datation, voir l’Inventaire des sites (chap. II, p. 38, 80, 91 et 93) et le c (...)

17Il est établi que la construction de la petite canalisation est antérieure à celle de la grande6. De toute évidence, au vu du parcours parallèle des deux canalisations et de la proximité de leurs cotes de fond, cette première conduite franchissait la dépression de Kerampest.

18Un canal en bois porté par le pont paraît peu vraisemblable dans la conception de la petite canalisation, dont le pont constituait la première section de construction, avant la mise en œuvre du tronçon maçonné proche du captage (chap. IX, p. 297). Il faut donc attribuer le canal en béton de la rue du Colonel-Raoul-Lancien et du tronçon terminal de la rue de l’Aqueduc-romain à la première canalisation. Le profil en long restitué du canal sur le pont, y compris la section terminale, est en cohérence avec celui de la petite canalisation. Le calibre de la section du pont (0,70 m × 0,55 m) est légèrement supérieur au calibre de la section maçonnée de la petite canalisation (0,60 m × 0,45 m), mais ce surdimensionnement n’est pas un obstacle. De tels surdimensionnements ont été observés notamment sur des ponts de l’aqueduc de Cherchell (Leveau, Paillet, 1976, p. 142) ; ils permettaient de limiter les risques de débordement et de ne pas avoir à intervenir pour des réparations ou des réfections, par nature compliquées sur de tels ouvrages, comme ce fut le cas sur l’aqueduc de Nîmes où il fallut rehausser le canal sur le pont du Gard, de 0,46 m (Fabre et al., 1991, p. 60).

19Il semble improbable que la seconde canalisation n’ait pas été raccordée au canal préexistant porté par le pont. Certes, le calibre de la grande canalisation (0,90 m × 0,60 m) est légèrement supérieur à celui de la section bétonnée du pont (0,70 m × 0,55 m), mais cet état de fait n’est pas rédhibitoire malgré l’apparente contradiction soulevée quelques lignes auparavant. D’une part, le profil en long de la grande canalisation est similaire à celui de la petite et, d’autre part, la section bétonnée du pont offrait une vitesse de transit de l’eau de 0,27 m à 0,33 m/s, avec une pente importante (0,32 m/ km) par rapport à la pente générale (0,27 m/km) (chap. VII, p. 255), ce qui devait atténuer la sédimentation – principale cause de débordement par la réduction de la section d’écoulement – voire l’annuler. De plus, la hauteur d’eau habituelle estimée dans la grande canalisation – soit le tiers de la hauteur de celle-ci – (chap. VII, p. 265), semble exclure tout risque de débordement compte tenu de la pente. D’autres raisons ayant trait à la conception de la grande canalisation (chap. IX, p. 307) vont dans le même sens.

LE PONT DE KERAMPEST : ÉLÉMENT DE PARURE MONUMENTALE DE VORGIUM

20Si le long linéament formé, d’ouest en est, par l’ancienne rue du Château-d’eau (aujourd’hui simple limite parcellaire) et le chemin de Kerampest (rue du Colonel-Raoul-Lancien et rue Jules-Verne), conserve le souvenir du tracé du pont, il recouvre, surtout, le tronçon commun des voies antiques Carhaix-Corseul, Carhaix-Rennes et Carhaix-Vannes à l’entrée de Carhaix (Pape, 1978). Il s’agit du principal axe de pénétration dans la ville antique en venant de l’est (fig. 340).

21La conservation du tracé d’ouvrages d’art, aujourd’hui disparus, sous forme de limites cadastrales n’est pas ignorée : sur l’aqueduc de la Brévenne, à Lyon, le tracé de la file d’arches de Lentilly est conservé sous l’aspect d’une limite parcellaire parfaitement rectiligne (Burdy, 1993, p. 97). De même, la proximité et le parallélisme entre voirie et ouvrages d’art ont été notés ailleurs, à Lyon notamment où le double siphon de l’aqueduc de l’Yzeron longeait, sur le premier quart de son tracé, une voie romaine (Burdy, 1991, p. 100).

22Le parallèle entre le pont et la voie n’est évidemment pas fortuit. La voie emprunte le même chemin que l’aqueduc, car c’est le seul point de franchissement de la dépression de Kerampest qui soit hors d’eau. Cette proximité participe aussi à la monumentalisation de l’un des principaux accès à la cité, offrant un impact visuel saisissant accentué par la présence de la nécropole repérée dans ce secteur (Le Cloirec, 2008, p. 195) (fig. 341).

23Cette mise en scène, largement répandue dans les villes romaines, se retrouve entre autres à Paris où la grande voie venant d’Orléans pénètre au sud de la ville en longeant la nécropole Saint-Jacques et l’aqueduc (Busson, 2001, p. 98-101), à Ostie où le tracé aérien des aqueducs successifs borde la voie venant de Rome sur une longue distance (Bukowiecki et al., 2008, p. 55-59), à Fréjus où une file d’arches de 700 m de longueur constitue l’arrivée imposante et monumentale de l’aqueduc qui longe la voie Aurélienne, pour mener à une porte de la ville antique (Béraud, 2002, p. 156), mais aussi à Chassenon où l’une des entrées de l’ensemble monumental (sanctuaire, thermes, théâtre) se trouve entre les piles d’un pont-aqueduc, que l’une des voies d’accès longe sur plusieurs dizaines de mètres (Rocque, 2011, p. 71-72).

Fig. 340 – Tracé restitué du pont de Kerampest en concordance avec le tronçon commun des voies antiques joignant Carhaix à Corseul, Rennes et Vannes (dessin A. Provost, S. Jean).

Fig. 340 – Tracé restitué du pont de Kerampest en concordance avec le tronçon commun des voies antiques joignant Carhaix à Corseul, Rennes et Vannes (dessin A. Provost, S. Jean).

Fig. 341 – Évocations des élévations du pont de Kerampest (G. Le Cloirec, Inrap).

Fig. 341 – Évocations des élévations du pont de Kerampest (G. Le Cloirec, Inrap).

Notes

1  Les études récentes montrent que la disparition des ponts-aqueducs du fait de la récupération systématique des matériaux après l’abandon du conduit est un phénomène récurrent. C’est ainsi le cas à Arles, où un pont-aqueduc en grand appareil a été totalement démantelé (Leveau, 2004, p. 16). Sur l’aqueduc du Mont d’Or à Lyon, plus aucune trace ne subsiste de deux ponts de 50 m de longueur et 5 m de hauteur (Burdy, 1987, p. 25). Sur l’aqueduc de la Brévenne à Lyon, rien d’apparent ne demeurait des files d’arches de Lentilly (1600 m de longueur pour 10 à 13 m de hauteur), et seule la topographie et de rares observations archéologiques ont permis d’attester le pont avant l’exécution de fouilles (Burdy, 1993, p. 156-157). Sur le même aqueduc, les fouilles récentes du pont de Dardilly ont montré que sur douze bases de piles, la plupart ont été arasées voire totalement récupérées (Eschbach, 2008, p. 37-45). Il en est de même sur l’aqueduc de Cologne, où seules des fouilles archéologiques ont permis de retrouver les fondations des piles du pont de Meckenheim (long de 1400 m, avec près de 295 piles : sur cinq fondations de piles fouillées, quatre avaient été totalement récupérées) (Grewe, 1986, p. 134-140). Enfin, plus près de Carhaix, le pont-aqueduc qui franchissait la rivière d’Auray (Morbihan) a fait l’objet d’une récupération de ses matériaux qui s’est échelonnée au gré des besoins locaux de construction, et ce probablement dès l’abandon du projet d’adduction (Philippe et al., 2008, p. 191).

2  La perte de charge déduite des cotes de niveau des points mesurés en amont et en aval (inv. nos 52 et 54) est d’environ 0,40 m. Le gradient hydraulique (perte de charge du siphon par rapport à la longueur du siphon en m/km) est de 0,33 m/km, valeur très inférieure aux gradients les plus bas des siphons connus (de 2,50 m à 3 m au km). Ainsi, pour les siphons des aqueducs de Lyon, la dispersion se situe entre 3,10 m et 9 m/km avec des flèches de siphons allant de 20 m à 122 m (Burdy, 2002, p. 136) ; à Saintes, la limite basse du gradient est de 2,50 m/km pour une flèche de 20 m (Triou, 1968).

3  La présence de ce chemin rural, vestige d’une voie ancienne, a sans aucun doute favorisé la récupération des matériaux de l’ouvrage d’art en offrant un axe propice à leur transport, à l’instar du rôle joué par la présence d’une voie navigable dans le démantèlement du pont-aqueduc de la rivière d’Auray (Philippe et al., 2008, p. 191).

4  Il y a tout lieu de penser que la structure en tronçons monoxyles de la première canalisation, reconnue dans la partie aval du tracé, se prolongeait jusqu’aux abords de la dépression.

5  Cet ouvrage est exceptionnel à plus d’un titre. La rivière d’Auray est une ria soumise aux marées et l’ouvrage de franchissement proprement dit (réétudié récemment), de 150 m de longueur, comportait sept piles dont cinq édifiées sur des fondations à pieux battus et grilles de 10 à 11 m de côté. Des contraintes particulières ont imposé le renforcement de la résistance de l’ouvrage, ce qui explique son caractère plus massif que le pont de Kerampest. L’étude de ce franchissement a également démontré que l’aqueduc de Locmariaquer est inachevé : seul le pont a été édifié et la canalisation, en amont comme en aval, n’a jamais été construite.

6  Pour les éléments de datation, voir l’Inventaire des sites (chap. II, p. 38, 80, 91 et 93) et le chapitre IX, p. 305.

Table des illustrations

Titre Fig. 335 – La dépression de Kerampest vue du nord (cliché M. Gautier).
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Titre Fig. 336 – Tracé restitué du pont de Kerampest sur fond de carte topographique et références à l’inventaire des sites. A, emplacement supposé du terminus de l’aqueduc (dessin A. Provost, S. Jean).
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Titre Fig. 337 – Aqueduc de Ségovie. Franchissement de la dépression à l’entrée de la ville antique par un pont en grand appareil, à deux étages d’arches (cliché A. Provost).
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Titre Fig. 338 – Module de construction du pont de Kerampest (dessin S. Jean, Inrap).
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/47047/img-4.jpg
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Titre Fig. 339 – Restitution du tracé du pont sur le fond topographique et le plan cadastral napoléonien (dessin É. Philippe).
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Titre Tabl. LIX – Comparaison des caractéristiques géométriques de trente ponts d’aqueducs.
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Titre Fig. 340 – Tracé restitué du pont de Kerampest en concordance avec le tronçon commun des voies antiques joignant Carhaix à Corseul, Rennes et Vannes (dessin A. Provost, S. Jean).
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Titre Fig. 341 – Évocations des élévations du pont de Kerampest (G. Le Cloirec, Inrap).
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/47047/img-8.jpg
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