Les traditions économiques françaises
| , , ,Huitième partie. Questions sociales
Avant-propos
Texte intégral
1La question sociale, comme on disait alors, sous-entendait qu’il existe une solution. Restait à savoir laquelle ? D’où les oppositions radicales en ces temps où chacun pensait être porteur de la Vérité. Cependant chez les économistes, la recherche de la synthèse, d’une troisième voie entre le socialisme et le libéralisme est finalement majoritaire. Recherche sur l’organisation de la production, sur l’association et les coopératives, sur le rôle des syndicats, appel à l’État social, volonté de fonder un droit du travail protecteur, solidarisme, corporatisme enfin, autant de voies médianes, même si la dernière va venir doubler le libéralisme sur sa droite.
2Si la contribution d’Hervé Defalvard introduit au foisonnement de pratiques et de théories associatives après la Révolution de 1848, elle nous permet principalement de comprendre la place que cette idée occupe chez les économistes libéraux qui assimilent association et assurance ou, pour contrer sur ce terrain les socialistes, montrent la nécessité d’y maintenir le salariat et la hiérarchie (Molinari en particulier). Il nous fait retrouver également les tentatives de conciliation de ces deux partisans des coopératives que furent Charles Gide et le jeune Léon Walras.
3Pierre-Charles Pradier, ensuite, nous présente le débat sur les formes d’organisation de la production entre 1860 et 1914 alors que le droit sur les sociétés évolue considérablement (la société anonyme modifie en profondeur les conceptions des économistes). À côté de l’information destinée aux travailleurs indépendants, les économistes débattent au fond et trois courants se distinguent : les partisans de la grande entreprise capitaliste que la société anonyme rend possible, les tenants de l’association (la Revue d’économie politique en est le porte-parole) et les ultimes soutiens de la petite entreprise individuelle.
4La troisième contribution, celle d’Arnaud Pellissier Tanon, nous montre comment les catholiques sociaux vont être amenés à critiquer les thèses de Bastiat, à récuser la croyance que la liberté économique et la concurrence sont la solution à la question sociale. La critique étudiée ici est surtout celle de Charles Périn (livrée dès 1849, développée en 1880-1886) que l’on peut rapprocher de Le Play par les idées et l’influence sur ce courant. Le débat porte sur la théorie de la valeur : la valeur-travail adoptée par Périn est pour lui un critère de justice, d’où l’injustice de la rente, Périn pensant trouver la solution dans la charité patronale. Mais à sa suite les catholiques sociaux, particulièrement René de La Tour du Pin, acceptent de poser la question de la « justice sociale ». S’affirmant soucieux de décentralisation, ils pensent trouver la solution par les corporations.
5Mais la question sociale, c’est aussi les problèmes « sécuritaires » posés par la « classe dangereuse », d’où l’importance que revêtent alors l’errance et la vagabondage, et la façon dont ces phénomènes sont perçus. Laurent Cattin étudie la position de quatre économistes, deux libéraux : un ultra qui est Charles Dunoyer et un modéré qui est Paul Leroy-Beaulieu ; un interventionniste conservateur comme Paul Cauwès et enfin le grand spécialiste, alors, des questions sociales, Émile Levasseur. Les débats de notre xxe siècle finissant sont assez voisins, on le verra, de ceux qui alors, se développaient sur les causes de ces phénomènes de marginalisation, sur les formes possibles de l’intervention, sur la liberté d’errer et de mendier.
6Le Solidarisme de Léon Bourgeois est étudié par Annie Soriot. Solidarité ! Il est passionnant d’étudier le cycle long suivi par ce terme, les changements de sens du début du xxe siècle (et jusqu’à nous). Mais l’objet est un courant de pensée précis, un réformisme social se voulant scientifique, L. Bourgeois fondant le solidarisme sur la biologie et estimant que la sociologie généralise le principe associatif. Les principes du solidarisme analysés (dette sociale de l’individu envers l’association humaine et quasi-contrat, fondé sur le consentement individuel « rétroactif », pour la sanctionner), Annie Soriot nous montre les applications économiques et sociales visées par ce courant : rôle de l’État dans l’administration de cette « dette sociale », reconnaissance du caractère absolu du droit de propriété privée, mais à côté d’un droit de propriété sociale, implications fiscales, importance de l’éducation et d’une rénovation de la législation sociale.
7L’importance accordée à la législation sociale nous amène naturellement à l’œuvre de Paul Pic étudiée par Denis Bayon et Ludovic Frobert, une œuvre célèbre chez les juristes du travail, inconnue des économistes de notre fin de siècle, mais appréciée par Léon Walras qui correspondait avec lui et louait sa revue, Questions pratiques, comme la seule indépendante dans ce domaine de la législation sociale. Nous découvrons le rôle et les idées de Paul Pic, le milieu politique et intellectuel au sein duquel il évolue à Lyon, son réformisme optimiste avant la Grande Guerre, « intégrationniste et évolutif », récusant la concurrence économique comme la lutte des classes, son ouvrage majeur, le Traité élémentaire de législation industrielle (1893), ses propositions sociales pratiques. Nous suivons ensuite l’évolution de son programme dans l’entre-deux-guerres, longtemps anti-corporatiste certes, mais de plus en plus opposé aux partis de gauche lors du Front populaire, à leurs encouragements à « la tyrannie syndicale » et au désordre « anarchique », d’où sa dérive en 1943, certes celle d’un vieillard, mais révélatrice d’un état d’esprit assez commun au sein de ce courant disparate du réformisme social de « troisième voie ».
8Le dernier point concerne « le corporatisme italien vu par les économistes français des années trente » étudié par Fiorenzo Mornati. Il nous permet de comprendre les positions de Gaëtan Pirou et de François Perroux à cette époque. Si Pirou retient l’intérêt du corporatisme, il insiste sur la double garantie indispensable que sont le syndicalisme libre et la démocratie politique, d’où son opposition bientôt radicale au corporatisme fasciste. Quant à François Perroux, alors, il nous livre une analyse historique de la politique économique du premier fascisme, une critique nuancée de ce capitalisme d’État qui a su faire plier les classes ouvrières, mais pas les « intérêts ploutocratiques » (avec cependant un hymne à la politique de bonification des terres). Surtout, avec Capitalisme et communauté de travail, Perroux fait, en 1938, une proposition pour des « communautés de travail » en cohérence avec l’économie de marché, avec libre élection des représentants des employeurs et des employés, et un « tiers départageant » (des délégués de l’État et des hommes méritants choisis par les employeurs et les employés). Gaëtan Pirou, mais aussi Giuseppe Papi, vont critiquer le livre de Perroux, ce qui permet de faire le point de leurs oppositions et de leur convergence.
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