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Les traditions économiques françaises

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Pierre Dockès
, 
Ludovic Frobert
, 
Gérard Klotz
, 
et al.

I. Bastiat et Leroy-Beaulieu

Ordre naturel, raison et catallactique : l’approche de F. Bastiat

Philippe Solal et Abdallah Zouache

Texte intégral

Introduction

1La question du rapport entre l’école du droit naturel moderne et l’émergence de la science économique suscite des avis partagés entre les commentateurs. Pour certains, l’invention de l’économie trouve son originalité dans la substitution de la notion de marché à celle de pacte social. Le marché viendrait en quelque sorte supplanter le contrat social en médiatisant des rapports sociaux capables de faire tenir ensemble les individus sans qu’ils aient à transférer une partie de leurs droits à un pouvoir souverain. Ce faisant, l’origine de l’économie est assimilée à un mouvement d’autonomisation d’avec l’école du droit naturel moderne (Dumont, 1977, Rosanvallon, 1989). Pour d’autres, la génèse de la science économique constituerait simplement une extension de cette école. Ce prolongement aboutirait de nouveau à dresser des champs de compétences entre le politique et le juridique d’une part et l’économique d’autre part, mais cette fois-ci la dissociation se réaliserait dans un rapport de subordination et non d’autonomisation, c’est-à-dire au sein d’un espace commun (Larrère, 1992, Clark, 1992). À l’évidence cette filiation trouve une place privilégiée au xviiie siècle puisque le siècle suivant verra la critique de l’historicité du droit précipiter la chute du droit naturel en récusant toute existence à un corps de critères de justice immuables.

  • 1 Ce terme est employé par Whately (1832) pour désigner le champ de l’économie politique : la théorie (...)

2Mais le xixe siècle est également la période du dépassement de l’opposition entre la notion de loi et celle de liberté (Battifol, 1980). En se jetant dans ce combat, F. Bastiat justifiera une imbrication entre l’économique et le juridique en combinant un discours inspiré du droit naturel et une argumentation autour de la catallactique1. Naît alors une forme de libéralisme dans lequel toute intervention venant se substituer à un échange, lorsque celui-ci est possible, est assimilée à une perturbation de l’harmonie économique. Cependant, l’action de l’État dans l’espace économique (et juridique) n’est jamais récusée mais simplement soumise à l’examen de l’efficacité relativement à l’échange marchand (Baslé, Gélédan, 1991). L’enjeu du dialogue porte sur la recherche de fondements à partir desquels on conclura légitimement à l’intervention minimale d’une autorité.

3Sur ce point, il est admis que les réflexions de F. Bastiat n’ont jamais été la façade d’une École libérale française (Reybaud, 1862 ; Béraud, Etner, 1993). Il faut ajouter qu’un style imagé, des formules percutantes ont trop souvent été l’occasion de tronquer ou masquer l’ensemble de sa théorie sociale. En amont, l’objet de cette contribution est de revenir sur le parcours philosophique de l’auteur afin de comprendre la place assignée à l’économie. Il s’agira ensuite d’explorer les intuitions de l’auteur afin d’en extraire les implications essentielles concernant les questions liées à l’émergence spontanée des règles de juste conduite. L’article est organisé en huit sections. La deuxième justifie l’emboîtement entre le droit naturel et l’économie. La troisième souligne l’importance que revêt l’hypothèse de raison humaine dans le schéma général. La quatrième expose les principes de l’ordre naturel. La cinquième identifie le problème de la compatibilité entre la procédure de répartition originelle des droits de propriété et la loi naturelle. Les deux sections suivantes présentent et évaluent les solutions de F. Bastiat. La huitième section conclut l’essai.

I. Une continuité entre l’économie et le droit naturel

4F. Bastiat considère que le caractère économique des actions humaines tire son origine dans la sphère juridique. Malheureusement, les écrits juridiques de F. Bastiat sont plutôt pauvres et il est difficile de parler d’une réelle philosophie du droit. Bien que l’on retrouve de manière éclatée des oppositions aux thèses contractualistes de J.-J. Rousseau, des références plus précises manquent à l’appel. Il n’en reste pas moins vrai que F. Bastiat avait l’intention de compléter les Harmonies économiques par un chapitre intitulé « Rapports de l’économie politique avec la morale, avec la politique, avec la législation ». De plus, certains textes de l’auteur laissent des informations autorisant à cerner les contours d’une pensée inspirée du jusnaturalisme (Feldman, 1995). L’intérêt de revenir sur cet aspect, qui finalement ne ressort souvent qu’en toile de fond, est qu’il nous semble paradoxalement être essentiel pour comprendre la source du libéralisme économique défendu par l’auteur (Vergara, 1992).

5L’objet du droit naturel moderne se ramène à rendre compte de l’élaboration d’une coexistence sociale à travers la recherche de droits individuels universels assimilés aux mobiles premiers qui font agir les hommes, abstraction faite de toute convention humaine. La méthode employée suggère d’imaginer l’interaction humaine dans des configurations, historiques ou hypothétiques, baptisées états de nature, dans lesquelles tout pouvoir souverain serait absent. L’objectif est de montrer que ces différents états n’offrent généralement pas des conditions favorables au respect du droit naturel fondamental à la vie. On parle d’états de nature et non pas d’un état de nature car sa signification va sensiblement évoluer suivant les interprétations. Dans une première version, soustraire l’ État souverain permet d’obtenir un état naturel au sein duquel les hommes, orientés uniquement par leurs passions, sont incapables de former une société. La société civile, en distribuant un ensemble de devoirs, surgit comme solution rationnelle au problème du déploiement excessif d’une volonté de violence. Ici, l’état de nature reflète non seulement une inefficacité sociale mais rend aléatoire toute reproduction du genre humain. Dans une seconde interprétation, l’état de nature est une situation de sociabilité et non un état antérieur au lien social. L’état de nature ne correspond pas à un état d’isolement mais intègre bien les droits et les devoirs inhérents à une sociabilité naturelle. Il peut s’agir d’un espace de paix idéal, expression de la nature divine, destiné à l’homme s’il possède le pouvoir d’en assimiler les lois. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de sa propre personne, l’individu est peu enclin à suivre les lois naturelles. D’où le nécessaire passage à la société civile dont le rôle est de garantir la sécurité et la paix en faisant exécuter les lois de la nature. La fragilité de l’état de nature commande donc aux individus de transférer une partie de leurs libertés au profit d’un gouvernement.

6La nuance soulevée par l’introduction de la notion de sociabilité naturelle a une conséquence importante. Les difficultés rencontrées dans l’état de nature ne sont plus uniquement d’ordre anthropologique mais résultent d’inconvénients de type juridique engendrés par un manque de lumières. La conséquence immédiate est que l’état de nature n’est plus le lieu où s’exprime l’impossibilité du lien social mais la matrice des droits et devoirs conditionnant l’ordre naturel d’une société fondée sur des critères universels de justice.

7À l’aide de cette dernière perspective, F. Bastiat a l’intention de rendre intelligible l’essence des sociétés. La spécificité de sa contribution est de penser le lien social exclusivement en termes économiques. L’économie se pose comme l’étude de la sociabilité naturelle des individus, conséquence d’une inclination naturelle à la perpétuation de la vie mais étendue à la recherche du maximum de satisfaction. Si l’on se range à la conclusion de C. Larrère (1992), cette fonction assignée à l’économie n’est pas nouvelle. En effet, la physiocratie perçoit le droit à la vie comme le premier de tous les droits naturels. Sa modernité transparaît dans la place assignée à l’économie dont le rôle est précisément de garantir la transition du minimum de subsistance au maximum de jouissance (Larrère, 1992, p. 11). À la différence des physiocrates, F. Bastiat entreprend une analyse fondée sur l’échange marchand et la division du travail. Ce mode de socialisation désigne l’appendice rationnel aux droits naturels. En l’occurrence, F. Bastiat ne reconnaît pas le moment de fracture entre l’état de nature et l’état civil car l’État est l’émanation des forces naturelles, il fait partie intégrante de cet ordre naturel qu’il contribue, non pas à faire émerger, mais à pérenniser. De la facilité avec laquelle l’échange marchand se met en place et fournit un maximum de satisfaction aux individus, va dépendre le contenu de l’intervention de l’État. Cependant, comme nous aurons l’occasion de le montrer, la perfection des mécanismes marchands repose en dernier examen sur une confiance dans la qualité de la raison humaine. Afin d’apprécier l’importance de cet aspect, on vérifie à présent la place essentielle que tient la raison humaine au sein du schéma théorique.

II. Nature et raison

8F. Bastiat s’oppose à l’intervention de l’État le plus souvent au nom de la liberté individuelle. À cet aspect se greffe une philosophie concernant le statut de la raison venant consolider sa réflexion. Si l’on reprend l’expression de W.O. Coleman (1995), F. Bastiat peut être qualifié de rationaliste. Par ce terme, on désigne un ensemble de doctrines relatives à la nature du monde, les limites de la raison humaine et la psychologie de l’individu. Examinons ces trois points :

  • Tout d’abord, F. Bastiat pense que le monde est ordonnancé par une providence divine selon des principes immuables, favorables au bien-être des individus. La société ne doit pas tenter de dépasser la nature en prenant le dessus sur ces principes mais simplement se fondre dans « l’organisation naturelle » (F. Bastiat, 1851, p. 20). La spécificité de cette « organisation naturelle » est donc de conduire immédiatement à l’harmonie des intérêts individuels. L’immédiateté du phénomène traduit ici deux idées. En premier lieu, la société prend sa forme naturelle sans phase de transition, aucune marche historique n’est exigée. En second lieu, le déroulement de l’activité humaine doit se mettre normalement en place sans médiat. En particulier, l’État n’a pas pour rôle de dicter aux individus la manière dont ils doivent se comporter mais simplement contrôler qu’ils agissent effectivement comme ils le doivent.
  • Ensuite, si la raison humaine n’intervient pas dans la création de l’ordre social, elle a cependant un rôle déterminant dans le maintien d’une certaine cohérence du cadre théorique. En effet, pour que les préceptes de l’ordre naturel soient en pratique suivis par les individus, il est nécessaire que ces derniers les aient intégrés. Cette connaissance est acquise grâce à la raison individuelle. Chaque individu possède des capacités cognitives assez puissantes et les idées assez claires pour découvrir la volonté divine imprimée dans la nature : la raison consciente représente le seul intermédiaire entre Dieu et les Hommes. Au même titre qu’une autorité humaine, Dieu ne vient pas intercéder directement en faveur des activités humaines (par exemple, via l’intermédiaire d’une révélation), il revient aux individus d’agir à l’aide d’un raisonnement. Pour autant, la liaison apparente entre la raison humaine et la raison divine est loin d’être totale. F. Bastiat a noté la nécessité de les distinguer au risque de se contredire. Car, si entre ces deux raisons une identité parfaite était maintenue, on ne voit pas comment la raison divine serait située au-dessus de la raison humaine et ce qui pourrait empêcher les individus de fonder une « organisation artificielle » efficiente. En fait, si les individus sont en mesure de comprendre la raison divine, ils sont bien incompétents pour en expliquer les mécanismes profonds et pouvoir par là reconstruire « une mécanique sociale » alternative produisant les mêmes résultats. Ils se contentent de dévoiler et d’appliquer un minimum de « notions simples, claires, et, s’il se peut, incontestées » (ibid., p. 40) que chacun partage quoique ayant développé séparément une connaissance, des jugements propres. Malgré la fragmentation du savoir, la caractéristique de la sagesse divine est de parvenir à se faire communiquer pour le plus grand nombre.
  • Enfin, la dimension psychologique de l’individu occupe une place importante dans le schéma théorique, car c’est en se rapportant à la constitution des individus et en décrivant son comportement que F. Bastiat déduit une économie naturelle dans laquelle les interactions individuelles sont réglées par des droits antérieurs à toute législation humaine. Aboutir à ce constat suppose une recherche des éléments premiers qui guident toute action individuelle puis ceux mis à sa disposition pour agir effectivement. Or, pour F. Bastiat, l’individu se caractérise par sa faculté d’utiliser le raisonnement et le calcul pour satisfaire au mieux une forte sensibilité qui le prédispose à dépasser les simples besoins de conservation : « Les besoins ne sont pas une quantité fixe et immuable. Ils ne sont pas stationnaires mais progressifs par nature » (ibid., p. 53). L’intérêt personnel est alors perçu comme « le grand ressort des sociétés humaines » (ibid., p. 36) dans lesquelles les individus s’efforcent de trouver le moyen le plus avantageux pour renouveler une expérience agréable. Ce progrès de l’esprit est de fait assimilé à un processus dont la cause essentielle est la condition naturelle de l’homme.

9Dans le concept de nature, F. Bastiat pose, d’une part, l’idée d’une globalité dont les forces antagoniques (l’intérêt personnel) maintiennent une tendance en direction d’une harmonie universelle et, d’autre part, l’idée du système qui se laisse connaître par l’ensemble de la société humaine et dont les préceptes doivent être considérés comme des guides de l’action dans les situations concrètes de l’existence. L’articulation entre le droit naturel et l’économie découle directement de cette conception de la nature des choses.

III. Droit naturel de propriété et théorie de la valeur

10Lorsque F. Bastiat s’efforce de rendre transparente la structure de l’ordre naturel, il revient sur les causes premières du mouvement social. Cette méthode est déjà visible en lisant le plan adopté dans les Harmonies économiques. Après avoir insisté, dans un premier chapitre, sur l’opposition entre « l’organisation artificielle » et « l’organisation naturelle », il passe, dans les deux chapitres suivants, à l’étude du comportement des individus. Le quatrième chapitre, en justifiant une économie fondée sur l’échange, est purement une conséquence logique des précédents.

11Le discours débute par une description des « phénomènes primordiaux de la Sensibilité et de l’Activité humaines » (ibid., p. 40, en italique dans le texte). La Sensibilité correspond à un terme général englobant les besoins et les peines ressentis. Si les premiers besoins exprimés sont les besoins vitaux indispensables à la conservation du corps, les individus manifestent un besoin « indéfini, progressif » d’élever leur niveau de satisfaction. Cette aiguillon, les guidant vers le bonheur, est une caractéristique commune à tous les individus dès leur naissance. En ce sens, la recherche du maximum de satisfaction est comprise comme un droit naturel. En pratiquant cette Activité, l’individu s’aperçoit très vite qu’il faut faire preuve d’intelligence. Car si les premiers besoins peuvent être satisfaits avec des efforts moindres, atteindre le bonheur implique de faire des efforts importants. Le déploiement des instincts fait prendre conscience aux individus qu’il est dans leur intérêt de réaliser des choix rationnels, c’est-à-dire de calculer l’alternative qui minimise les peines pour une satisfaction maximale : « l’homme est pourvu de facultés progressives. Il compare, prévoit, il apprend, il se réforme par l’expérience. Puisque si le besoin est une peine, l’effort est une peine aussi, il n’y a pas de raison pour qu’il [l’individu] ne cherche à diminuer celle-ci, quand il peut le faire, sans nuire en la satisfaction qui est le but » (ibid., p. 41, en italique dans le texte). En conséquence, dire que l’individu procède librement à des choix n’équivaut pas, pour F. Bastiat, à postuler que la fin justifie tous les moyens. En définitive, l’intérêt des individus est de multiplier des contrats marchands entre eux. Deux niveaux d’explication sont avancés. Le premier justifie le principe de sociabilité naturelle. Le second argumente en faveur de l’échange marchand comme lien social produisant le maximum de bonheur pour les individus.

  • En ce qui concerne le premier point, F. Bastiat considère que l’individu n’a pas la possibilité de vivre sans le concours de ses semblables : « L’isolement c’est la mort » (ibid., p. 74). Le sentiment d’impuissance incite spontanément l’individu à montrer le désir de coopérer plutôt qu’un tempérament belliqueux. L’état de nature n’est donc pas un état peuplé d’individus solitaires. Si tel était le cas, le trait essentiel de l’état de nature serait de ne pas détenir de mécanisme autorégulateur. Or, un état de nature qui n’a pas la capacité de se reproduire ne contient évidemment aucune carte des droits et devoirs immuables décrivant les règles de l’harmonie sociale. De ce fait, il n’en ressortirait aucune loi naturelle.
  • Passer de l’affirmation que l’individu est instinctivement attiré vers son semblable à la proposition que l’échange marchand est le mode privilégié de coordination entre les individus, il n’y a qu’un pas. Le saut est franchi dès lors que l’on accepte que la motivation de l’individu se résume à poursuivre son intérêt personnel. Les individus n’entrent pas en société par crainte mais par besoin économique. Il s’agit pour eux de minimiser les peines tout en gardant l’objectif de maximiser leur satisfaction. L’économie est l’étude des relations entre les individus dans l’exercice de cette Activité. F. Bastiat trouve ainsi, à travers la notion d’échange marchand, le moyen de concilier intérêt personnel et sociabilité naturelle. L’avantage du marché est de provoquer des interactions dont les suites sont globalement bénéfiques aux participants sans qu’ils aient à se soucier du bien-être d’autrui.

12Remarquons le fait suivant : si l’individu a le droit de disposer d’une pleine liberté dans l’échange, cela réclame qu’il puisse librement s’approprier les terres et les biens offerts sur le marché. Le droit de propriété s’inscrit logiquement dans les droits naturels sans être soumis à l’assentiment d’une quelconque autorité d’origine sociale. La loi naturelle stipule que tout individu a le droit à la vie et par suite a le droit de s’approprier les biens qu’il juge indispensables à sa conservation : « Selon moi, la société, les personnes et les propriétés existent antérieurement aux lois » (ibid., p. 276). D’après F. Bastiat, Dieu fournit aux hommes des ressources en abondance. Elles sont gratuites. Par là, il traduit le fait que tous les individus ont les mêmes chances d’utiliser et de transformer les ressources. Avant l’acte d’appropriation, elles sont du domaine commun ou plus précisément n’appartiennent à personne en particulier.

13La distribution égalitaire des droits à la vie n’engage bien sûr pas les hommes à observer une répartition égalitaire des droits de propriété. Comme l’état de nature est une situation de liberté, les individus accumulent les ressources et produisent des richesses en proportion des efforts consentis. Ce processus n’a rien de licencieux dans la mesure où il concourt à la réalisation d’une satisfaction personnelle, sentiment inné et irrépressible. Dans ce cas, le travail représente le critère de légitimité d’une appropriation : « La propriété n’est qu’une appropriation devenue un droit par le travail » (ibid., p. 279, en italique dans le texte). Il est juste que tout individu soit rémunéré en fonction de ses efforts. Autrement dit, en tant que fait moral, le travail donne une valeur aux choses : « J’entends par propriété le droit qu’a le travailleur sur la valeur qu’il crée par son travail » (ibid., p. 276, en italique dans le texte).

14Sous tous ces rapports, on comprend que l’introduction de l’économie vient élargir le champ du droit naturel bien plus qu’elle ne contribue à l’ébranler. L’échange est doublement favorable aux individus. D’un point de vue purement économique, la concurrence, en stimulant les individus dans la recherche de nouvelles opportunités, provoque l’émergence de nouveaux métiers, affine les connaissances, incite les plus indolents à réagir, de telle sorte que chacun, à travers l’échange, parvient à satisfaire ses besoins plus facilement qu’il ne le ferait là où la libre exploitation des talents serait freinée. Ensuite d’un point de vue moral, l’économie est l’aboutissement du mariage entre le juste et l’utile. L’économie se ramène à la détermination du juste prix des transferts des droits de propriété. Finalement, en dernière analyse, « l’économie politique est la théorie de la valeur » (ibid., p. 46, en italique dans le texte).

IV. Prime répartition des droits de propriété et intervention de l’État

15Le libéralisme économique envisagé par F. Bastiat ouvre un espace considérable à la liberté individuelle. Dans une première approximation, le libre pilotage individuel des procédures marchandes ne bouscule pas les lois de l’ordre naturel. Le schéma ainsi reconstitué semble décrire un ensemble de droits et devoirs dont les éléments, adroitement interreliés, acheminent globalement le système social vers un niveau de bonheur maximum.

16Pour autant, il ne faut pas oublier que F. Bastiat est l’homme de son temps. En l’occurrence, et en tant qu’économiste, il est impliqué par le débat sur la théorie de la valeur. Le fond du problème prend corps à travers le « paradoxe du diamant ». Pour aller à l’essentiel, l’interrogation s’arrête au fait que, dans l’échange, certains biens sont cédés à un prix entièrement déconnecté de la quantité de travail incorporé et ceci jusque dans un rapport inverse. Par exemple, un diamant brut se vend à un prix élevé alors qu’une dose d’effort relativement insignifiante et beaucoup de chance suffisent pour en faire un bien pécuniairement intéressant. Le prix du marché dépend alors en grande partie de la perception subjective des agents liée à l’utilité de ce bien. La conclusion immédiate est que la mesure de la valeur n’est pas intrinsèque à une notion de travail objectivé. On admet aisément que, pour notre auteur, l’enjeu de ce débat dépasse largement le cadre de l’économie, il en va de la cohérence de sa théorie sociale. Trois problèmes surgissent :

  • Si la règle de formation des prix sur le marché gomme la notion de travail incorporé, une nette désunion ressort entre le juste et l’utile (Gide, 1887).
  • Concevoir la détermination de la valeur dans un rapport d’échange revient à admettre que la part du gain des individus est proportionnelle à l’information pertinente dont ils disposent. Le processus de concurrence débouche sur une invitation à accumuler des richesses bien au-delà de ce que le travail physique imposerait. Il n’est alors pas interdit d’imaginer un état de nature dans lequel un groupe relativement restreint de prompts individus profite de l’ignorance de ses voisins pour s’approprier les ressources naturelles indispensables à la survie et, en rendant ces ressources rares, empêche ses voisins de survivre. La loi naturelle est fatalement violée. L’État devrait alors intervenir pour organiser les affaires humaines. En veillant au droit à la vie, l’État est parfois contraint de restreindre la liberté. Dans la perspective de Bastiat, l’ambiguïté est pour le moins gênante.

17F. Bastiat propose deux solutions. L’une est économique mais non recevable. La seconde, plus large, déborde du champ de l’économie. À notre sens, elle est encore loin d’offrir une solution générale aux problèmes posés. Néanmoins, elle a le mérite de s’attaquer à une question théorique d’actualité, à savoir l’intégration spontanée d’une norme sociale. Reprenons successivement les deux argumentations.

V. La solution économique

18F. Bastiat, visiblement gêné par le dilemme soufflé par le « paradoxe du diamant », tente de formuler différemment sa théorie de la valeur. L’originalité tient au passage d’une mesure de la valeur proportionnelle au travail effectué à une mesure proportionnelle au service rendu : « Bien loin que la valeur ait ici une proportion nécessaire avec le travail accompli par celui qui rend le service, on peut dire qu’elle est plutôt proportionnelle au travail épargné à celui qui la reçoit » (ibid., p. 125, en italique dans le texte). Le principe de détermination de la valeur réside désormais dans le service car épargner du travail c’est rendre service. En l’état, la formule permet bien de « résoudre le paradoxe du diamant » mais reste neutre sur le problème de l’articulation entre le juste et l’utile. F. Bastiat oublie que, lors de l’établissement d’un contrat marchand, on peut très bien rendre un grand service sans aucun effort.

19De la même manière, une lecture plus serrée montre que la proposition de F. Bastiat, étendue à la question de la procédure de répartition originelle des droits de propriété, n’est pas satisfaisante. F. Bastiat propose la solution suivante : « La valeur, qui est propriété sociale, naît de l’effort et de l’obstacle. À mesure que l’obstacle s’amoindrit, l’effort, la valeur ou le domaine de la propriété, s’amoindrissent avec lui. La propriété recule toujours, pour chaque satisfaction donnée, et la Communauté avance sans cesse » (ibid., p. 229, en italique dans le texte). F. Bastiat confond le critère de légitimité d’une appropriation avec la mesure de l’étendue d’une propriété. Les individus prompts détiennent un droit de propriété sur les ressources naturelles parce qu’ils les ont découvertes plus rapidement et, à la limite, on peut considérer que leur effort est qualitativement supérieur à l’ensemble de la population. La qualité de l’effort nous renseigne au mieux sur la chronologie de l’enregistrement des droits de propriété. Car, si la concurrence joue sur la valeur des droits de propriété, elle n’en restreint jamais le domaine. La baisse du prix du transfert d’une ressource n’occasionne pas un basculement, pour le droit de propriété associé, dans le domaine commun. Les individus, s’ils ne désirent pas échanger leurs droits, auront toujours les mêmes possessions quelle que soit l’amplitude des fluctuations de la valeur dans l’échange marchand.

20En résumé, il est faux d’affirmer, comme l’écrit F. Bastiat, qu’un individu « pousse ses exigences jusqu’à l’extrême limite, sans jamais pouvoir néanmoins empirer la condition d’autrui » (ibid., p. 311). Les premiers occupants ont souvent l’avantage de posséder, même en quantité limitée, les ressources indispensables à la survie de la population. Cette possibilité est suffisante pour remettre en cause l’émergence spontanée d’un ordre naturel. En effet, la poursuite de l’intérêt personnel ne renferme pas la notion de philanthropie. L’État se substitue donc à l’initiative individuelle dans le but de modérer le droit à la liberté des premiers occupants via une redistribution des titres de propriété.

VI. La liberté comme norme du comportement

  • 2 Nous reprenons à notre compte la formule de F. Bastiat.

21Les tensions évoquées heurtent fortement la pertinence du cadre théorique de F. Bastiat. Comment peut-il, sans se contredire, fustiger les thèses socialistes en invoquant le droit à la liberté individuelle et, dans le même temps, mettre en avant un État qui, bien sûr, intervient le moins possible mais, pour des questions juridiques ou économiques, décide légitimement à la place des individus ce qui est dans l’intérêt de l’ordre social ? Résoudre ce problème revient à expliciter le fait que les individus s’imposent des devoirs au lieu d’exercer pleinement leurs droits. Dans ce sens, la notion de liberté individuelle ne rime plus avec liberté débridée. Elle consiste plutôt en « un franc exercice, pour tous, de toutes les facultés inoffensives » (Bastiat, 1850, p. 376). Il s’agit de canaliser son intérêt personnel afin de ne pas « empirer la condition d’autrui2 ». Au même titre que le droit à la vie et le droit de propriété, le droit au bonheur compose la liste des droits innés dans la mesure où il est un déclencheur naturel des agissements. Si tout le monde a un droit équivalent d’accès au bonheur, tout le monde a également le droit d’utiliser le moyen qui y mène : l’échange. Car, un droit à la liberté ne sert à rien si les moyens censés conduire au bonheur sont confisqués. Ainsi, l’échange devient un droit naturel, et il est du devoir des individus de veiller à ce que chacun ait la possibilité d’en user.

22La seconde solution de E Bastiat se résume donc à endogénéiser cette contrainte morale. Si l’État décide d’aménager une partition des titres de propriété, elle améliore l’efficience collective mais elle prive l’individu d’initiative : « Dès que la satisfaction d’un besoin devient l’objet d’un service public, elle est soustraite en grande partie au domaine de la liberté et de la responsabilité individuelles [...] Il [l’homme] cesse d’exercer un libre contrôle sur ses propres satisfactions, et n’ayant plus la responsabilité, naturellement il cesse d’en avoir l’intelligence [...] Il s’appartient moins, il a perdu une partie de son libre arbitre, il est moins progressif, il est moins homme. Non seulement il ne juge plus par lui-même dans un cas donné, mais il se déshabitue de juger pour lui-même » (Bastiat, 1851, p. 473, nous soulignons). Toute insertion dans le domaine privé se doit d’être habilement mesurée car « il est un point, dans cette voie qu’il ne faut pas dépasser ; c’est celui où la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s’y substituant » (Bastiat, 1848a, pp. 302-303). En revanche, si l’État se contente de punir les atteintes aux droits naturels, l’esprit de l’individu s’éclaire et les règles de juste conduite auront tendance à être adoptées par la majorité : « La fraternité est spontanée, ou n’est pas. La décréter, c’est l’anéantir. La LOI peut bien forcer l’homme à rester juste ; vainement elle essaierait de le forcer à être dévoué » (Bastiat, 1848b, p. 301, en italique dans le texte). L’Homme serait constitué de telle manière que ses erreurs tendraient à s’effacer sous la pression de l’évidence, laissant ainsi l’ordre naturel prendre place.

  • 3 Cette conception de la liberté est développée dans l’article de Battiffol (1980).

23À travers cette explication, F. Bastiat peut être incontestablement taxé d’optimiste. Pourtant, il énonce, à notre sens, une distinction importante entre une notion de liberté comme volonté et une notion de liberté comme faculté de choisir le raisonnable3. Selon F. Bastiat, l’individu est de nature complexe car à la fois mû par ses instincts et par la raison. Malgré tout, celle-ci a tendance à dominer et la plupart du temps étouffe les instincts. Or, la raison communique à l’individu que la loi naturelle est, s’il la suit, ce qu’il y a de mieux pour son bien-être in fine. Dans ce sens, les actes effectués en accord avec la loi naturelle sont des actes libres parce que raisonnés, remontés à la conscience de l’individu. A contrario, sous l’emprise des instincts, l’individu ne comprend pas le sens de ses actions. Par exemple, il ne sait pas pourquoi il refuse à ses semblables le partage d’une ressource qu’il détient pourtant en excédent. Étant incapable de reconstruire la procédure de sa décision, d’en expliquer la motivation profonde, il ne peut se sentir libre.

24Il est important de rappeler que les individus optant pour la loi naturelle ne comprennent pas au départ vraiment pourquoi cette règle leur est favorable : c’est ce qu’on ne voit pas. Ils n’ont pas une vision d’ensemble de la mécanique divine pour en déduire immédiatement la bonne règle, ils se contentent par tâtonnement de la découvrir puis de l’appliquer.

Conclusion

25L’analyse menée a montré les difficultés rencontrées par F. Bastiat pour articuler la raison des individus et la diffusion des règles de juste conduite sans en présupposer une mesure d’enseignement disciplinaire. L’auteur s’en tient à l’intuition que la loi divine s’assimile peu à peu à une norme sociale lorsque l’expérience des individus dépasse un seuil critique. Si les exemples construits demeurent trop simples pour être démonstratifs, ils ont eu le mérite, selon nous, d’extraire des intuitions de F. Bastiat quelques problèmes théoriques liés à la diffusion des règles sociales. On a pu notamment vérifier que les conditions initiales de la compétition pour les ressources naturelles, ont un impact déterminant sur l’établissement de l’ordre naturel. Ainsi, l’aptitude de la société à ne pas s’écarter de cet ordre est conditionnée par le choix de quelques individus assez éclairés qui, à un moment donné, décident d’expérimenter la loi naturelle. C’est sur la base de cette confiance en une raison humaine suffisante que F. Bastiat se permet d’écarter le spectre du Léviathan.

Bibliographie

Références bibliographiques

Aftalion F. (éd.) (1983), Œuvres économiques : Frédéric Bastiat, Paris, PUF.

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Notes

1 Ce terme est employé par Whately (1832) pour désigner le champ de l’économie politique : la théorie de l’échange et plus largement la théorie de la régulation du social par l’échange. Sur ce point cf. Garnier (1851), McLeod (1887).

2 Nous reprenons à notre compte la formule de F. Bastiat.

3 Cette conception de la liberté est développée dans l’article de Battiffol (1980).

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