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Les traditions économiques françaises

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Pierre Dockès
, 
Ludovic Frobert
, 
Gérard Klotz
, 
et al.

I. Histoire

Le premier débat sur la « méthode historique » (1857-1868) : Louis Wolowski et Léonce de Lavergne

Jean-Jacques Gislain

Texte intégral

1La génération des économistes orthodoxes français du milieu du xixe siècle n’a accordé qu’un intérêt très limité à l’historisme comme base d’un savoir économique pertinent. Malgré la contribution très remarquable de Sismondi dans ce domaine (Grossman, 1924, 1943 ; Gislain, 1998), c’est surtout l’influence antihistoriste de J-B. Say qui prédomine chez ces économistes. En effet, bien que Say conçoive l’économie politique comme une « science expérimentale » (Breton, 1986, 1988 ; Steiner, 1990), il classe l’histoire et ses « faits plus ou moins incertains et nécessairement incomplets » (1826, p. 11) dans la catégorie des « sciences descriptives », au même titre que la statistique. Pour Say, l’histoire est incapable d’organiser son objet d’étude sur une base rationnelle autre que la simple classification. De son côté, « de même que le naturaliste qui expose les lois du monde en s’interdisant les conjectures sur l’origine et la formation des êtres naturels, il [l’économiste] expose les lois dont ne peuvent s’affranchir les sociétés » (1828-1829, I, p. 58). La conception naturaliste etfixiste de Say réduit ainsi l’histoire économique à la simple tâche auxiliaire de classification des « groupes de faits » correctement isolés, ceux-ci ne contribuant alors qu’à l’« expérience » de l’économiste quant aux lois naturelles et universelles de l’économie. Pour l’essentiel, les économistes orthodoxes libéraux suivent cette ligne de pensée sayenne. Et quand ils alimentent leurs ouvrages de descriptions historiques, celles-ci ne sont que des illustrations « expérimentales » des principes universels de l’économie politique.

2Cependant, dans les années 1857-1868, à l’initiative de Louis Wolowski, un débat anime les économistes libéraux autour de la question de la « méthode historique ». La plupart des économistes libéraux nient la pertinence de cette « méthode ». Seul, Léonce de Lavergne la défend mais d’un point de vue fort différent de celui de Wolowski. Ce débat est intéressant car il est exemplaire des relations entre historisme, historicisme et économie politique orthodoxe avant les années 1870, c’est-à-dire avant la réelle naissance des écoles historiques en économie. Les « méthodes historiques » défendues respectivement par Wolowski et Lavergne sont assez différentes et traduisent chez ces auteurs des formes bien particulières d’historicisme.

  • 1 Le Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin & Guillaumin (1851-1852) ne comporte pas de not (...)
  • 2 Schumpeter identifie la « méthode de l’“isolement” des phénomènes ou des motifs économiques ou d’ab (...)
  • 3 La permissivité épistémologique de l’historisme offre aux philosophies et théories de l’histoire un (...)

3L’« historisme », au sens de B. Croce (1937), est l’approche qui, tout en ne renonçant pas à l’exercice de la raison, s’interdit cependant de quitter la réalité concrète de l’histoire. Plus que la simple attitude « historienne », l’historisme est un rationalisme concret opposé au rationalisme abstrait soumis au seul exercice de la raison suffisante et de l’abstraction hypothétique. En somme, l’historisme est de l’histoire raisonnée sans a priori sur le sens de l’histoire. Trois attitudes intellectuelles peuvent alors être adoptées vis-à-vis de rhistorisme. La première est son rejet pur et simple, c’est le naturalisme fixiste adopté par l’économie politique orthodoxe française depuis J.-B. Say. La justification épistémologique de cette attitude a été formulée par P. Rossi dans son Cours d’économie politique avec sa distinction entre économie pure-rationnelle-science et économie appliquée-art (Rossi, 1836-1837, 2e Leçon) et par J.S. Mill pour qui l’approche hypothético-déductive s’impose logiquement comme la seule méthode d’analyse possible en économie, l’expérimentation s’y avérant impossible (Mill, 1843)1. La seconde attitude est celle de l’historisme fondamentaliste qui soit accepte le principe méthodologique de l’« isolement des faits économiques » et se constitue en discipline auxiliaire de l’économie politique, soit refuse ce principe et s’érige en discipline autonome ou alternative à l’économie orthodoxe2. La troisième attitude, la seule à laquelle le terme « historicisme » convient, consiste à phagocyter l’historisme en le pliant aux exigences de la rationalisation d’une philosophie ou d’une théorie de l’histoire. Cette inféodation est rendue possible car l’historisme est neutre méthodologiquement, il est ouvert à une pluralité de méthodologies et de modes de théorisation3. Cette particularité épistémologique de l’historisme explique l’impossibilité de définir ce que devrait être la méthode historiste. Elle rend possible la spécification d’un contenu de la « méthode historique » qui ne relève pas de l’historisme en tant que tel (la pertinence de l’histoire raisonnée) mais d’une version historicisée du naturalisme (Lavergne) ou d’un historicisme imprégné de providentialisme et de progressisme (Wolowski).

I – L’historicisme de Wolowski

4Le débat entre économistes libéraux sur la « méthode historique » est initié en 1857 par Louis Wolowski à l’occasion de sa Préface à sa traduction française des Principes d’économie politique de W. Roscher. Dans ce texte, considéré comme fondateur de l’introduction de la méthode historique dans l’économie politique française (Lutfalla, 1976, Breton, 1988), Wolowski développe une thèse assez curieuse, sinon contradictoire. Il ne s’agit pas vraiment d’une présentation des conceptions de Roscher mais bien plutôt d’un texte polémique qui s’inscrit dans les débats franco-français du Groupe de Paris des économistes libéraux et qui tourne autour de la distinction introduite vingt ans plus tôt par P. Rossi en économie politique entre science pure-rationnelle et art-appliqué. La thèse centrale de Wolowski est à double détente, l’une critique la prétention à l’autonomie de la méthode abstraite hypothético-déductive de l’économie rationnelle, l’autre, positive, est la réaffirmation de la pertinence des principes universels de l’économie politique orthodoxe. Les deux éléments de la thèse s’appuient sur la nécessaire prise en compte de l’histoire dans une science morale et politique telle que l’économie politique.

5Wolowski soutient, c’est le premier volet de sa thèse, que la connaissance de l’histoire est nécessaire aux économistes car elle leur permet de résister à « la facile séduction des idées a priori » (1857, p. 173). Il appuie cette critique de l’apriorisme sur trois séries d’arguments sensiblement différents. En premier lieu, il s’interroge sur la pertinence du postulat a priori, requis par l’économie rationnelle pour ses développements déductifs abstraits, de l’identité constante des acteurs économiques comme « entités idéales ». Ainsi, « en contact avec les procédés rigoureux de la spéculation mathématique, l’homme devient une constante, pour tous les temps et pour tous les pays, tandis qu’en réalité il est une variable » (1857, p. 201). De plus, avec ces entités idéales, « tout perd le caractère de la vie, pour se transformer en des unités inanimées ! » (1857, p. 201). Et contre la position de Rossi cherchant à justifier la distinction entre économies rationnelle et appliquée sur une base analogique avec la physique pure et ses déductions mathématiques qui supposent le vide, Wolowski oppose que « du moment où il est question d’intérêts humains, il n’est pas possible de supposer le vide, de négliger les faits les plus vulgaires et les résistances les plus communes, ni de s’égarer dans l’abstraction ; les correctifs de l’économie politique appliquée peuvent ne pas effacer ce péché originel, ou bien ils risquent fort de voiler les principes eux-mêmes » (1857, p. 205). En somme, avec cette première série d’arguments, Wolowski nie la pertinence de l’économie pure et de sa méthode déductive abstraite car elles traitent d’un acteur économique invariable et dans le vide, alors que la réalité historique montre que « l’homme n‘est pas un simple mécanisme » (1857, p. 206), qu’il est un homme incarné vivant en être moral et en société.

6En second lieu, Wolowski s’interroge sur les conséquences, en termes de prescriptions, d’un savoir rationaliste constructiviste fondé sur le seul principe de la liberté des actions humaines. Lorsque ce « rationalisme domine, la philosophie abstraite méconnaît les traditions et les exigences des peuples ; il n’y a plus, comme en géométrie, que des principes et des déductions » (1857, p. 176). La conséquence en est qu’avec ce « matérialisme le plus dégradant : le dogmatisme purement spéculatif s’abîme dans le naturalisme » (1857, p. 177). Pour Wolowski, les conséquences ultimes de ce rationalisme sont, pour ses tenants, de vouloir changer la société pour la faire correspondre à la « formule » obtenue abstraitement. Cette façon de procéder « à la manière des géomètres » présente donc « un grave danger, lorsqu’il ne s’agit plus de chiffres, mais d’hommes ; lorsque les exigences si variées, si complexes, si délicates, qui se pressent, du moment où l’humanité est en jeu, viennent se heurter contre la formule ; du moment où, au lieu d’avoir simplement affaire aux abstractions, on se mesure avec les réalités » (1857, p. 200). Ce second type de critiques s’attaque donc aux prescriptions normatives socialement dangereuses qui pourraient résulter d’un rationalisme constructif radical prenant le monde pour un vaste laboratoire expérimental. À cet égard, Wolowski met dans le même panier du dogmatisme impérieux l’économie pure spéculative et le socialisme.

  • 4 Sur cette question du rôle primordial des idées morales en économie, Wolowski n’est pas isolé au se (...)

7En troisième lieu, Wolowski se demande : « du moment où l’on doit tenir compte de sa destinée morale [de l’homme], que devient le calcul abstrait ? » (1857, p. 201). Avec ce dernier et ses « créations systématiques, on n’oubliait qu’une chose, les hommes, que l’on traitait comme des chiffres » (1857, p. 177) et, par ailleurs, « les déductions abstraites de la science pure [...] traitent l’homme comme une force matérielle, beaucoup plus que comme une force morale » (1857, p. 201). Contre ce matérialisme mécaniste, Wolowski soutient que l’activité humaine est soumise à des « forces morales » dont « le but n’est pas la jouissance matérielle, mais l’élévation morale » (1857, p. 187). Dès lors, « la richesse n’apparaît plus comme une des forces de la civilisation ; d’autres intérêts que les intérêts purement matériels occupent le premier plan » (1857, p. 187) et « le perfectionnement intellectuel et moral devient à la fois la cause et l’effet du progrès matériel » (1857, p. 188). Ainsi, « la production n’est donc plus une œuvre matérielle, c’est une œuvre spirituelle ; dès lors comment séparer les actes de leur moralité ? Comment ne pas comprendre que le marché du travail (market of labour) a ses lois distinctes » (1857, p. 188). En somme, pour Wolowski, l’action n’est pas réductible, comme le voudrait l’économie pure, à la seule dimension utilitaire, elle est aussi, et peut-être surtout, soumise à la « loi morale »4.

8On pourrait être tenté de résumer ce premier volet critique de la thèse de Wolowski en disant qu’il rejette le rationalisme abstrait au profit du rationalisme concret – fondement de l’historisme –, et qu’ainsi, contre l’idée d’un homme « constante », il défend l’étude de l’homme historique concret régi par des forces morales et/car vivant en société. Cependant, ce qui pourrait apparaître comme une adhésion à l’historisme fondamentaliste n’est pas confirmé par le deuxième volet, contradictoire, de la thèse Wolowski.

9En effet, il soutient maintenant que la connaissance historique permet aux économistes de confirmer la validité des principes fondamentaux de l’économie politique. Elle permet « de remonter des phénomènes aux principes qui les gouvernent, et des faits à la loi » (1857, p. 173). Les économistes n’ont donc pas à craindre le jugement de l’histoire car ce dernier ne nie pas « les rapports étemels qui résultent de la nature des choses » (1857, p. 173). L’histoire permet « de comprendre que nous continuons toujours l’œuvre des générations précédentes ; nous développons les germes qu’elles ont successivement déposés, nous perfectionnons ce qu’elles ont ébauché » (1857, p. 178). Wolowski adopte donc une philosophie bien particulière de l’histoire selon laquelle « la puissance de l’histoire ne contrarie en aucune manière la suprématie de la raison » (1857, p. 178). L’historisme de Wolowski est manifestement inféodé à la philosophie progressiste de l’histoire, celle initiée par Turgot et Condorcet. Sur la base de cet historicisme, Wolowski se sépare alors explicitement de Roscher. Contre ce dernier, il défend la philosophie du droit naturel, c’est-à-dire un droit « indépendant de la loi positive et locale, qui n’est pas l’expression d’une volonté arbitraire, mais une émanation de la nature des choses » (1857, p. 181). Et, « comme il est un droit naturel, il est des principes d’économie politique qui émanent de la philosophie, et qui peuvent être ramenés tous à un principe suprême, celui de la liberté et de la responsabilité » (1857, p. 186).

10Le second volet de la thèse de Wolowski soutient ainsi l’idée suivant laquelle la défense des principes naturels et universels de l’économie politique n’est pas moins bien assurée par l’étude historique que par l’économie pure ; qu’en d’autres termes « les principes ne sont pas moins fermement établis par les inductions historiques que par les déductions dogmatiques » (1857, p. 201). Et l’exemple que donne Wolowski pour illustrer sa position est emblématique : le laisser-faire, laisser-passer, « la méthode historique pourrait conduire à l’expliquer et le justifier » (1857, p. 202).

  • 5 Dans ses travaux, Wolowski n’a pas significativement mis en pratique cette « méthode historique » e (...)

11On comprend maintenant quel type de « méthode historique » défend Wolowski. Il se s’agit pas de nier les principes universels de l’économie politique orthodoxe mais de les défendre sur la base de l’étude historique comme approche plus pertinente que l’économie pure abstraite. L’économie politique a besoin de l’histoire car « sans l’élément historique, l’économie politique risque fort de marcher à l’aveugle » (1857, p. 186). Pour Wolowski, l’étude historique des comportements économiques concrets, de leur évolution et de leurs résultats progressifs, a pour objet de dévoiler la vérité des principes de l’économie politique, leur conformité avec la Raison en marche dans l’histoire. L’histoire économique révèle ainsi la marche providentielle de l’humanité vers la réalisation concrète des principes universels de l’économie politique. En somme, l’histoire concrète de l’économie rejoint progressivement la Raison de la nature économique. Ainsi, la « méthode » historique proposée par Wolowski se réduit à l’étude empirique de l’histoire tendant à justifier le bien fondé des principes de l’économie politique, et les « inductions » historiques qu’il invoque sont dès lors des « investigations rétrospectives » (1857, p. 192) de ces principes5.

12En défendant une telle position contradictoire entre naturalisme (universalité des principes de la Nature économique) et historicisme (la Raison économique en marche dans l’histoire), Wolowski ne facilitait pas le débat parmi les économistes libéraux. Mais, comme cette position était conforme à l’orthodoxie libérale et comme Wolowski avait une certaine influence dans le Groupe de Paris, ce débat se devait d’avoir lieu.

II – Le débat sur la « méthode historique »

13Le contenu de ce débat est fait de malentendus entretenus par la position de Wolowski suivant laquelle la pertinence de la « méthode historique » est d’être une alternative à la méthode abstraite de l’économie rationnelle sans remettre en cause la vérité universelle des principes de l’économie politique orthodoxe. Le débat s’oriente alors naturellement sur la seule question de savoir si l’économie rationnelle-pure-science et l’économie appliquée-historique-art sont distinctes ou non, exclusives ou non, compatibles ou non, hiérarchisables ou non, etc.

14À cet égard, l’article de R. de Fontenay (1858) en réponse à Wolowski est un modèle du genre. Fontenay y défend la thèse de la « convergence » des points de vue rationnel et historique, analytique et synthétique, mathématique et érudit, etc., comme parties constitutives et complémentaires de la division du travail en économie politique. Il défend cette position méthodologique éclectique avec des arguments qui posent plus de problèmes (humiens) qu’ils n’en résolvent. En effet, dit-il, « il n’y a pas de raisonnement qui ne s’appuie sur des faits, pas de notion générale et abstraite qui n’en soit la formulation sommaire ; par conséquent toute méthode rationaliste est implicitement historique à sa base. D’autre part, on ne peut ni grouper des faits ensemble, ni les séparer comme différents, ni les rattacher les uns aux autres comme causes ou résultats, autrement que par une série continue d’abstractions. Le lien, l’unité, la pensée et l’âme de toute méthode historique sont donc essentiellement rationalistes, et quand on croit combiner des faits, on ne combine réellement que des idées » (1858, p. 60). Pour Fontenay, le raisonnement et les faits sont des éléments inséparables et intimement liés dans toute méthode, bien que la méthode rationnelle développe plus les raisonnements déductifs abstraits et la méthode historique l’étude empirique des faits et leurs relations concrètes. La complémentarité entre ces deux méthodes s’organise soit sur le mode hiérarchique du couronnement de la méthode historique par l’exposition de ses résultats en termes de déductions logiques (1858, p. 62), soit sur le mode de la vérification historique des assertions issues de la méthode rationaliste abstraite (1858, p. 64). En somme, « la liaison intime et la dépendance mutuelle des deux méthodes sont bien constatées : les faits sont la matière du raisonnement, le raisonnement est l’esprit des faits » (1858, p. 66).

15Pour illustrer son argumentation, Fontenay met à l’examen l’ouvrage de W. Roscher traduit par Wolowski et présenté par ce dernier comme un exemple de l’application de la méthode historique en économie politique. Comme base de référence pour pratiquer cet examen, Fontenay pose que « la construction historique peut procéder de deux manières. Ou bien elle étudie successivement chaque stade de la civilisation à part, montrant la corrélation intime, la dépendance réciproque nécessaire qu’ont entre eux les faits, les idées les croyances, les institutions, tous les éléments enfin qu’on peut alternativement considérer comme causes ou comme résultats, et qui se développent avec un tel ensemble, qu’à toute époque, et quel que soit le degré d’imperfection absolue, ils ne cessent jamais de former un tout ordonné et de manifester un organisme vivant. Ou bien, ouvrant l’ordre des temps dans toute sa longueur, de la première époque jusqu’à nous, elle suit, depuis son germe jusqu’à son épanouissement actuel, le développement graduel ou intermittent d’un fait, d’institution ou d’une loi sociale. Mais qu’elle procède dans l’histoire par coupe longitudinale ou par section transversale, l’essence de la méthode historique, c’est de tirer tout d’elle-même, d’être vierge de tout système préconçu, de n’admettre d’autre autorité que celle des faits, de ne se préoccuper ni des noms propres ni des systèmes » (1858, pp. 68-69). Et à la lumière de cette définition remarquable de l’historisme pour cette époque, Fontenay donne le diagnostic concernant le contenu de l’ouvrage de Roscher : « Il débute habituellement par une théorie et affirme plus souvent qu’il ne déduit : quand les faits viennent ensuite, c’est à titre de corollaires plutôt que de vérifications. De sorte que l’histoire apparaît un peu comme l’humble comparse de l’économie politique, chargée de donner aux tirades de sa maîtresse une réplique approbative. Si cette comparaison est exagérée, au moins peut-on dire qu’au lieu de chercher une loi économique au flambeau des faits, M. Roscher éclaire ordinairement toute une série de faits en y projetant la lumière d’un principe économique ; et que son procédé est bien moins la méthode historique appliquée à l’étude de l’économie politique, que la méthode économique appliquée à l’intelligence supérieure de l’histoire. En un mot, nous trouvons, dans l’ouvrage du savant professeur, deux hommes distincts, – l’économiste qui a pris sa doctrine dans les maîtres connus, et l’érudit qui a pris ses documents dans l’histoire, – deux sciences étudiées chacune à part et qui se réunissent dans son livre ». Fontenay ne reproche pas à Roscher l’adoption de la « méthode mixte » mais à Wolowski d’avoir été « plus ambitieux pour M. Roscher que M. Roscher lui-même » (1858, p. 69). En somme, pour Fontenay et les économistes orthodoxes libéraux, la « méthode historique » n’a pas encore fait la preuve de sa possible autonomie comme support d’un savoir économique alternatif.

16En janvier 1864, le débat à la Société d’économie politique (ASEP, t. V, 1864, pp. 442-482) s’oriente à nouveau vers la question de la « méthode historique ». Léonce de Lavergne et Louis Wolowski interviennent pour défendre, chacun à sa façon, cette méthode. Le premier a acquis une notoriété certaine par ses travaux sur l’histoire économique et sur l’économie rurale (1854, 1860, 1864). Sa position est intéressante car elle est représentative de la façon dont, à cette époque, un historien économiste du Groupe de Paris appréhende la relation ente économie et histoire. En effet, après avoir rappelé la distinction en économie politique entre science et art proposée par Rossi et qui correspond, selon Lavergne, à la distinction entre théorie et pratique ou entre économie pure et économie appliquée, il y adhère car, dit-il, elle « est parfaitement rationnelle et utile. La théorie fait connaître des vérités générales, absolues, qui doivent toujours avoir le dernier mot ; mais, quand il s’agit de les faire passer dans les faits, il faut tenir compte des circonstances et n’entreprendre que ce qui est possible dans un moment donné. Mais on s’expose à rencontrer dans les traditions historiques, dans les intérêts engagés, dans les lois, les mœurs, les habitudes, les préjugés, des résistances invincibles » (ASEP, t. V, 1864, pp. 442-443). Lavergne aborde donc la distinction entre économie pure et économie appliquée d’un point de vue historique, c’est-à-dire à partir de la distinction entre, d’une part, ce qui devrait être toujours car conforme à la vérité dégagée par l’économie pure et, d’autre part, ce qui est ou a été historiquement la réalité économique et ses possibilités concrètes de perfectionnement. Il y a donc une normativité économique ahistorique pour l’économie pure et une réalité historique circonstancielle pour l’économie politique appliquée.

17Pour illustrer cette position, Lavergne donne, entre autres, l’exemple, tiré de son dernier travail historique (1864), de la politique de Turgot fondée sur la vérité universelle des principes de l’économie politique (la libre circulation des grains, la suppression des corporations, etc.) mais qui furent un échec en pratique (la guerre des farines, l’opposition des intérêts liés aux corporations, etc.). Ainsi, dit-il, « quand nous parlons des concessions que l’économie politique doit faire, nous ne voulons pas dire que ces concessions soient préférables en elles-mêmes à l’application pure et simple des principes ; nous disons seulement qu’elles peuvent être inévitables dans un moment donné, mais à la condition de revenir aux principes quand on peut » (ASEP, t. V, 1864, pp. 445-446). La position de Lavergne est donc que les principes de l’économie politique pure sont vrais mais pas toujours réalistes dans leur application en termes de politique économique dans un contexte historique donné. Lavergne est antihistoriste en théorie et historiste en pratique, ce qui est une façon « historienne » de justifier la distinction entre économie pure et économie appliquée sous couvert d’une distinction entre théorie pure et politique appliquée. Lavergne cherche ainsi à historiciser en pratique, c’est-à-dire en ce qui concerne la politique économique dans son contexte historique, le naturalisme de l’économie politique orthodoxe.

  • 6 De façon générale, c’est une position similaire qui est défendue, à cette époque, par les économist (...)

18Cette position est difficilement tenable et Lavergne nous en donne, malgré lui, la preuve. Alors qu’il avait pris comme exemple de « vrais principes » non conformes aux « circonstances historiques » le cas de Turgot, il reprend à nouveau cet exemple mais cette fois pour montrer que certains « principes » économiques fondant la politique de Turgot étaient faux, en particulier ceux concernant la suppression de la corvée pour les chemins et l’impôt unique sur le sol. Dans ce dernier cas, selon Lavergne, les principes issus de la théorie physiocratique du produit net étaient faux. En redoublant sa démonstration avec ce nouvel exemple, Lavergne ne semble pas s’apercevoir qu’il rend intenable, d’un point de vue historique, sa distinction entre économie pure universellement vraie et économie appliquée contingente dans l’histoire. Lavergne nous montre lui-même que la « théorie » et ses « principes » économiques n’échappent pas à la relativité historique. La position de Lavergne conduit logiquement à reconstruire sans cesse et rétrospectivement l’histoire économique en fonction de l’état historique de la vérité « officielle » des principes « universels » de l’économie politique6. Dans ses ouvrages d’économie appliquée à l’histoire économique et à l’économie rurale, Lavergne met en œuvre cette façon d’examiner le cas étudié à l’aune de la théorie pure dans son état actuel de vérité universelle mais rendu intelligible, comme erreur compréhensible, dans sa réalité contemporaine par les circonstances historiques. La « méthode historique » de Lavergne a essentiellement pour fonction de justifier l’écart observé entre la théorie économique, la perfection de la vérité universelle, et la réalité économique, les erreurs pratiques de la politique.

19De son côté, Wolowski est amené à devoir fournir quelques explications supplémentaires sur ce qu’il entend par « méthode historique » et il développe son argumentation selon trois plans : la réaffirmation de sa critique de l’économie pure, une spécification de la méthode historique et une conception unitaire de l’économie politique.

20Wolowski considère que, comme méthode de l’économie pure, « la méthode mathématique qui, en partant de quelques principes évidents par eux-mêmes, veut développer la science à la manière des géomètres, séduit par une rigueur et une simplicité apparente ; cependant rien de plus dangereux que de l’appliquer lorsqu’il ne s’agit pas de chiffres, mais d’hommes qui sentent et pensent : la formule rigoureuse risque fort de méconnaître les exigences variées, complexes, délicates, qui se révèlent du moment où l’humanité est en jeu » (ASEP, t. V, 1864, p. 453). Voilà pour la réaffirmation de sa critique de l’économie pure qui lui servira, en contrepoint, pour la spécification de la méthode historique.

21Invoquant la dénomination « économie politique », Wolowski considère que « le rapprochement des deux termes employés en précise la portée ; il ne s’agit point ici d’abstraction ni d’homme isolé, il s’agit du ménage social, des rapports de l’homme dans la cité, c’est-à-dire dans la société » (ASEP, t. V, 1864, p. 453). Dès lors, « il faut que l’économie politique descende des nuages de l’abstraction, qu’elle prenne pied sur la terre en se mettant en contact avec la complication des intérêts qu’elle est destinée à gouverner. Au lieu de se confiner dans le domaine spéculatif, il faut qu’elle recherche, qu’elle classe, qu’elle analyse les faits et qu’une analyse exacte lui permette de s’élever à la hauteur de la généralisation [...]. Le calcul abstrait s’accommode mal de la destinée morale de l’homme ; il ne tient pas compte de ses aptitudes variables. C’est l’observation des faits du passé et du présent, c’est leur rapprochement, c’est leur étude comparée qui préservent des erreurs et dévoilent le secret de la vérité » (ASEP, t. V, 1864, pp. 454-455). D’un point de vue constructif, la conception de la « méthode historique » proposée maintenant par Wolowski est plus précise et elle marque un progrès par rapport au texte de 1857. Sont introduits des éléments de la méthode inductive (observer, classer, rapprocher, comparer, etc.) et un procédé méthodologique qui s’apparente au positivisme : la généralisation.

22Cependant, à nouveau, Wolowski ne propose pas de construire un savoir économique alternatif aux sacro-saints principes universels de l’économie orthodoxe. Pour lui, la méthode historique « n’aboutit point à nier ou à récuser les principes, elle les fait pénétrer au contraire dans l’existence même des nations, en ne permettant pas qu’on se borne à les encenser comme des idoles » (ASEP, t. V, 1864, p. 455). L’induction historique et ses généralisations n’ont de pertinence que comme tests empiriques de la validité des principes de l’économie politique. À l’issue du débat, Wolowski, qui se veut conciliant avec les tenants de la distinction entre économie pure et économie appliquée, accepte finalement cette distinction mais, avertit-il, « la science pure risquerait fort de s’égarer si elle renonçait à marcher appliquée constamment sur la science appliquée, et celle-ci dégénérerait en vain empirisme si elle ne profitait point de la rectitude des doctrines scientifiques » (ASEP, t. V, 1864, p. 474). Wolowski semble avoir retenu la leçon de Fontenay, mais, comme ce dernier, il se retrouve dans la situation contradictoire de défendre une économie politique pure (naturaliste abstraite) qui se veut aussi une économie appliquée (historiste concrète) et inversement.

III – Épilogue

23L’issue du débat « entre économistes » sur la méthode historique, avant la grande tourmente qui se lèvera, sur cette question, à partir des années 1870, est la séance de la Société d’Économe politique de janvier 1868 (ASEP, t. VII, 1868, pp. 409-437). Les interventions résument les positions qui se sont dégagées, parmi les économistes libéraux français sur cette question, dans la période des années 1857-1868. C’est J.G. Courcelle-Seneuil qui est à l’initiative du thème de cette séance car, dit-il, depuis la Préface de Wolowski de 1857, il « n’a pu comprendre exactement en quoi consistait cette nouvelle méthode dite historique, et il ne le comprend pas encore ». Pour sa part, « il lui semble que la méthode suivie par les économistes sans exception est celle dont on se sert dans les sciences naturelles et physico-chimiques. On observe les faits ; cette observation suggère une hypothèse, qui est vérifiée par l’observation des faits, adoptée, tant qu’aucun fait ne la contredit, rejetée et remplacée dès qu’elle ne peut plus rendre compte de tous les faits constatés » ; dès lors, selon Courcelle-Seneuil, « l’histoire est un approvisionnement de faits dont nous nous servons, mais elle ne fournit point la méthode de raisonnement qui ne saurait, par conséquent, être appelée historique » (ASEP, t. VII, 1868, pp. 409-410). Cette objection habile contraint Wolowski et Lavergne à préciser leurs positions respectives.

24Outre les éléments déjà connus de son argumentaire, Wolowski soutient, beaucoup plus clairement maintenant, que l’étude historique est nécessaire comme méthode de connaissance pour l’économiste car elle permet de retracer concrètement et de « connaître comment l’humanité a vécu ce qu’elle a appris », de « pénétrer les lois de l’organisme social et l’enchaînement des progrès accomplis » (ASEP, t. VII, 1868, pp. 429-430). En somme, la dernière ligne de défense de Wolowski est d’assumer que sa « méthode historique » est en fait un historicisme : un historisme qui loge la philosophie progressiste de l’histoire. La thèse centrale de Wolowski peut alors se traduire de la façon suivante : les principes de l’économie politique étant les vérités de la Raison économique dans l’humanité, alors, l’étude de l’émergence progressive de ces principes dans l’histoire, comme autant de succès de la raison dans l’histoire, est le but essentiel de l’économie politique. En d’autres termes, l’économie politique ne peut pas « découvrir » par de pures spéculations abstraites ce que l’étude de l’histoire peut lui « révéler » de sa rationalité progressive-iste.

25Pour sa part, Lavergne soutient, comme argument central, qu’« à côté des faits généraux, universels, que constate l’observation pour en tirer des lois, et qui forment la matière de la racine proprement dite, il y a les faits contingents, variables, qui changent suivant les temps et suivant les lieux. C’est ce dernier ordre de faits que recueille ce qu’on peut appeler la méthode historique. Elle ne fait pas la théorie, elle la contrôle et l’empêche de s’égarer ». Ainsi, selon Lavergne, « pour bien traiter une question d’économie politique, surtout au point de vue de l’application, il faut connaître à la fois les lois générales qui résultent des faits généraux et les circonstances de temps et de lieux qui peuvent balancer, dans un moment donné, l’action des lois générales. Avec la théorie pure, on est entraîné à dire : périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Avec la théorie complétée par l’étude des faits historiques, on arrive à tout concilier » (ASEP, t. VII, 1868, p. 429). En somme, pour Lavergne, la méthode historique doit être le complément nécessaire de la théorie économique pour être opérationnelle en termes de politique économique, d’intervention économique appliquée et adéquate à la réalité économique imparfaite. Cette position rejoint fondamentalement et curieusement celle de Wolowski mais en inversant les termes de la problématique de ce dernier. Lavergne pense que la théorie économique pure est parfaite et que la réalité sociale historique est toujours imparfaite. Par conséquent, l’économie politique appliquée, c’est-à-dire pour lui la politique économique, doit s’adapter grâce à la connaissance historique, de façon à faire passer dans la réalité les réformes économiques les plus en accord à la fois avec la vérité de la théorie économique et avec les possibilités objectives offertes par la réalité sociale historique. L’historisme de Lavergne est donc aussi, à cet égard, un historisme inféodé à la philosophie progressiste de l’histoire. Mais pour Wolowski l’histoire économique est l’expression de la raison en marche et l’économie politique doit se mettre à son école, l’économie philosophique rejoignant l’économie historique ; en revanche, pour Lavergne, à l’inverse, l’économie politique pure, la philosophie économique, est l’expression de la Raison « avancée » et doit alors s’adapter aux imperfections de l’histoire économique pour comprendre et aider celle-ci à combler son « retard ».

26À partir des années 1870, le débat parmi les économistes libéraux sur la « méthode historique » change de nature sous la pression des historicismes concurrents, en particulier, dans le cas français, du positivisme et de l’évolutionnisme. Les historicismes progressistes de Wolowski et de Lavergne cèdent la place, dans l’économie politique orthodoxe, à deux nouvelles conceptions historicistes, l’une rénovant le naturalisme historicisé de l’économie politique en lui adjoignant une discipline auxiliaire : la statistique et ses méthodes (É. Levasseur), l’autre en lui donnant un caractère plus organiciste avec l’évolutionnisme (J.G. Courcelle-Seneuil, P. Leroy-Beaulieu, Y. Guyot, G. de Molinari). Mais cela est déjà une autre histoire...

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

1 Le Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin & Guillaumin (1851-1852) ne comporte pas de notice « histoire » et ne fait aucune référence à une « méthode historique ».

2 Schumpeter identifie la « méthode de l’“isolement” des phénomènes ou des motifs économiques ou d’abstraction de ceux qui ne sont pas économiques » à « la façon de faire des “classiques” » (1954, II, 219) et, par ailleurs, il identifie « l’économiste historiste [comme celui] qui se défie de toute théorie qui tente d’“isoler” l’élément économique dans la vie sociale » (1954, II, p. 61).

3 La permissivité épistémologique de l’historisme offre aux philosophies et théories de l’histoire un vaste champ d’investigation où providentialisme, progressisme (Condorcet), idéalisme dialectique (Hegel), positivisme (Comte), évolutionnisme (Spencer), matérialisme dialectique (Marx), etc. rivalisent ou se conjuguent dans une variété d’historicismes. C’est à cet « historicisme » auquel s’attachent les analyses critiques de Karl Popper (1944) et de Raymond Aron (1948), c’est-à-dire aux théories ou philosophies de l’histoire, plutôt qu’à 1’« historisme » proprement dit. Sur l’historicisme en économie politique, voir : Schumpeter (1954, II, pp. 85-98), H. Grossman (1943), et P. Dockès & B. Rosier (1988, pp. 39-59).

4 Sur cette question du rôle primordial des idées morales en économie, Wolowski n’est pas isolé au sein du Groupe de Paris. Par exemple, H. Baudrillart voudrait « sceller l’alliance de l’économie politique et des idées morales » (1866, p. 25).

5 Dans ses travaux, Wolowski n’a pas significativement mis en pratique cette « méthode historique » et son biographe n’aborde pas cette dimension de son œuvre (Rambaud, 1882).

6 De façon générale, c’est une position similaire qui est défendue, à cette époque, par les économistes libéraux. Par exemple, J.-G. Courcelle-Seneuil soutient qu’« il existe [...] sous le nom d’économie politique, une science et un art. La science s’occupe [...] de ce qui est permanent et universel ; l’art, de ce qui existe actuellement et des moyens de l’améliorer » (1865, p. 163).

Auteur

Université de Nantes

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