Marcel Proust
| ,Proust ou l’écriture vagabonde. À propos de la genèse de la « matinée » dans La Prisonnière1
Texte intégral
- 1 Cette contribution s’appuie sur les travaux suivants :
– la thèse de troisième cycle non publiée de (...)
1Il y a quelque soixante-dix ans, tout juste vingt jours avant sa mort, Proust parle dans sa dernière lettre à Gaston Gallimard, datée du 30 octobre et du 1er novembre 1922, d’une « espèce d’acharnement que j’ai mis pour La Prisonnière ». Cet acharnement est une lutte avec l’écriture, un combat pour la naissance de l’œuvre, qui prend la dimension d’une course contre la mort.
2L’écriture de Proust sera examinée ici avec les méthodes de la « critique génétique », ce qui veut dire que le centre de notre intérêt est non pas l’œuvre, le produit, mais bien le procès, la production. Ce qui pour l’éditeur d’une édition critique est de toute première importance, à savoir le fait que le texte de La Prisonnière (de même que celui d’Albertine disparue ou du Temps retrouvé) n’ont pas eu la caution de l’auteur, est, dans une perspective génétique, sinon indifférent, tout du moins secondaire. Bien plus important est d’examiner comment un auteur procède quand il passe d’un projet mental, ou d’une volonté d’écriture tout juste consciente, encore à peine nommable, à la créativité littéraire. Impasses, détours, illogismes narratifs, lapsus, hésitations et redéparts sont, dans cette perspective, tout aussi significatifs que des processus d’écriture conduits, avec rigueur et de manière relativement linéaire, du premier brouillon au texte imprimé. Les scripteurs se rangent tous plus ou moins dans l’une de ces deux catégories, ils se situent toujours, au moins tendanciellement, soit dans le processuel et l’improvisation, soit dans le programmatique et la rationalisation, même s’il existe bien entendu de nombreux degrés intermédiaires entre le comportement où l’on s’abandonne au flux d’écriture et celui où l’on développe systématiquement un programme. Que Proust fasse plutôt partie du premier type est incontestable. Entre 1908 et 1922 son écriture est un flux ininterrompu où un projet s’enchaîne sans suture apparente avec le suivant à travers des modifications de genre et de structure. On ne trouvera pas chez Proust ni notes de lecture, ni notices de travail, ni plans, comme on en trouve chez Zola, Flaubert, Schiller ou Bôll ; c’est un processus continu, dans lequel on pourrait dire que réorientations et métamorphoses, permutations et amplifications s’effectuent en silence, sans que jamais un motif développé une fois soit définitivement abandonné.
3C’est précisément à ce type de démarche que je fais allusion en parlant d’« écriture vagabonde ». Entre le Contre Sainte-Beuve de 1908- 1909, resté inachevé, le premier projet de la Recherche, né dans les années 1910-1912, les modifications décisives opérées pendant les années de guerre et la forme que nous connaissons depuis la mort de Proust, certains enchaînements de motifs vagabondent d’un contexte à l’autre, éclatent en chaînes plus petites, s’amplifient, obéissent à de nouvelles structures narratives, et ce, tantôt en conservant, tantôt en perdant leur fonction, leur distribution et leur signification. Ce qui caractérise l’entreprise proustienne c’est que, au cours de ce processus ininterrompu de transformation, un signifié n’est en principe jamais définitivement abandonné ; même si dans un premier temps il peut sembler avoir été éliminé, il se révèle par la suite qu’il s’est en fait engagé dans un cheminement souterrain, pour réapparaître soudain à la surface, à un autre endroit du texte, parfois de manière tout à fait inattendue. On pense à certaines plantes vivaces, qui non seulement s’enrichissent en surface de nouvelles pousses, mais émettent également sous terre de nouvelles racines ; ces rhizomes, à leur tour, développent une vie autonome. Le motif de la matinée se présente en effet comme un rhizome. Dans le processus d’écriture de la Recherche il est présent dès le début, comme une sorte de germe ; il ressurgit en de nouvelles variations, colorations et relations, il s’amplifie, se multiplie et devient, telle est du moins notre hypothèse, une force motrice secrète de l’ensemble du processus d’écriture.
4Les scènes de matinée sont pour Proust des matins de la création, des scènes d’éveil, éveil au jour comme à l’acte d’écriture. Avec leurs propres visions, perceptions et fantasmagories elles forment le pendant des scènes de réminiscence nocturne. A la scène du coucher, au début du roman, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », répond, à la fin du roman, la matinée du Temps retrouvé, « cette matinée [...] qui m’avait donné [...] l’idée de mon œuvre ». De même que dans la Création biblique le premier jour naît de la séparation de la lumière et des ténèbres, de même le jeu des nuits et des matins dessinent dans la Recherche une mosaïque de souvenirs et d’imaginaire. Combray commence par des nuits dont il est dit : « Le branle était donné à la mémoire », Le Temps retrouvé se conclut par la « Matinée de l’œuvre à faire ». Obscure clarté aux frontières de la nuit et du jour, ambivalence parfois troublante entre veille nocturne et foisonnement infini des rêves diurnes, métamorphose de la « Matinée de la Conversation avec Maman » du Contre Sainte-Beuve, qui, point focal d’une discussion théorique, devient, dans la « Matinée chez la Princesse de Guermantes », le point de cristallisation de la fiction poétique, matin unique du Contre Sainte-Beuve qui change de fonction pour engendrer les multiples scènes de matinée de la Recherche, – dans cette polyphonie scintillante d’aspects et de structures, de fonctions et de fictions, le motif de la matinée devient le moteur de toute l’action romanesque. Pour ne citer que quelques exemples : Combray débute et s’achève dans le demi-jour de l’aube, Guermantes s’ouvre par les gazouillis matinaux des oiseaux, La Prisonnière n’est dans l’ensemble qu’une série de matinées, la fuite d’Albertine a lieu le matin, la dernière partie du Temps retrouvé est la « Matinée chez la Princesse », qui se révèle littéralement comme matin de la création.
5La matinée n’est pas seulement une sorte de structure profonde qui organiserait le texte romanesque, elle est également l’axe à partir duquel s’oriente tout le processus d’écriture, de 1908 jusqu’à la mort de l’auteur, avec ses constantes restructurations, expansions et déplacements. Qui plus est, le motif de la matinée reflète en tant que tel le moment toujours précaire de l’écriture. Ce n’est pas un hasard s’il est associé dès le tout début avec le « petit bonhomme barométrique » qui chante, appelé également « le salueur chantant du soleil » et qui, de même que la statue de Memnon, symbolise la lumière créatrice de l’œuvre. Ce n’est pas un hasard si toutes les réflexions du héros (longtemps frappées de stérilité) sur l’acte d’écriture à venir prennent toujours place au réveil ou dans la matinée.
- 2 Contrairement à l’éditeur du volume de la nouvelle Pléiade, P.-E. Robert, qui ne compte que cinq ma (...)
6Ce motif lourd de signification apparaît dans La Prisonnière pour ainsi dire à la puissance supérieure. En poussant les choses plus loin, on pourrait poursuivre la métaphore ci-dessus jusque dans le détail : les sept scènes matinales2 de La Prisonnière reflètent comme dans une succession de miroirs l’histoire de la Création dans l’Ancien Testament, mais à une différence près, non négligeable : le septième matin est ici non pas une fin venant couronner l’accomplissement de l’acte créateur et ouvrir à la plénitude du repos mais au contraire le prélude à la fuite d’Albertine. Il faudra attendre Le Temps retrouvé pour rencontrer un matin avec une fin tant soit peu heureuse, et encore sera-t-elle d’une tout autre nature : la fin du roman signifiera en effet le commencement de la création littéraire.
7Voici maintenant le début des sept scènes :
-
Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris [...]. (III, 519)
-
J’avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me mettrais au travail. Mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m’éveillais par un temps différent, sous un autre climat. (III, 589)
-
Le lendemain de cette soirée où Albertine m’avait dit qu’elle irait peut-être, puis qu’elle n’irait pas chez les Verdurin, je m’éveillai de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joie m’apprit qu’il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour de printemps. Dehors, des thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés [...] orchestraient légèrement l’air matinal, en une « Ouverture pour un jour de fête ». (III, 623)
-
[...] dès le matin, je recommandai à Françoise de marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre. (III, 863)
-
Bientôt, les nuits raccourcirent, et avant les heures anciennes du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la blancheur quotidiennement accrue du jour. (III, 889)
-
Le lendemain, dès que je m’éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoi qu’il arrivât sans que j’eusse appelé, je sonnai Françoise. (III, 904)
-
Quand je m’éveillai de mon lit par ces matins tôt levés du printemps, j’entendais les tramways cheminer, à travers les parfums [...]. (III, 911)
8Les considérations suivantes ne concernent que deux des sept matinées de La Prisonnière, la première et la dernière, et de plus, uniquement les premières lignes, où ressurgissent les motifs partiels suivants : la raie du jour et les rideaux ; le temps qu’il fait, les saisons ; les bruits ; les odeurs. On pourrait tout aussi bien choisir d’autres motifs, par exemple l’ensemble narratif du « petit bonhomme intermittent », qui suit immédiatement la première matinée, et qui joue un rôle si important dans toute la genèse du roman ainsi que dans sa forme définitive, ou les passages qui se rapportent à l’article du Figaro, ou encore les visions de jeunes filles qui, à partir des Cahiers 2 et 6, abondent dans la genèse, ou enfin l’odeur d’essence des autos qui, venue du Contre Sainte-Beuve, fait retour dans la septième matinée de La Prisonnière. Dans tous ces cas on retrouve un même principe, celui du « jeu de construction » : une fois trouvé, un motif demeure, que ce soit en surface ou souterrainement, et est intégré dans de toujours nouveaux contextes, tant structurels que sémantiques ; il peut alors se diviser en segments, se multiplier, et ces parties peuvent à leur tour entrer dans de nouvelles relations, si bien que le jeu de construction, déconstruction et reconstruction pourrait en principe se poursuivre à l’infini. C’est précisément ce jeu avec un motif que nous allons maintenant examiner, en nous appuyant sur la genèse de la première et de la dernière matinée de La Prisonnière.
Sur la préhistoire de la matinée
9Avant d’en arriver à des faits génétiques détaillés concernant l’élaboration progressive de ces passages je voudrais montrer, de manière plus générale et synthétique, comment ces fragments de discours et ces segments de motifs errent et rôdent dans l’ensemble de la genèse de la Recherche jusqu’au moment où, dans La Prisonnière, il viennent occuper leur place définitive. A l’aide d’une récapitulation de l’histoire de la naissance du roman (voir le schéma, Fig. 1) nous nous demanderons quelle valeur et quelle fonction sont dévolues aux scènes de matinée dans le développement global du roman.
10Pour commencer deux remarques préliminaires :
111) Le schéma ci-contre (de même que les commentaires qui suivent) ne retient que les seules étapes du roman qui concernent les deux matinées. Ce qui veut dire qu’il ne sera pas tenu compte ici des témoins qui joueraient par exemple un rôle, si important soit-il dans la genèse d’ensemble, pour les cinq autres matinées ou, plus généralement, pour la genèse de La Prisonnière – qu’on pense seulement au Cahier 71 (appelé également « Dux »), fondamental pour tout le complexe d’Albertine, mais qui serait également indispensable pour la troisième matinée de La Prisonnière, ou encore au Cahier 73, qui contient entre autres la première version de la « Soirée Verdurin ».
- 3 Cf. note 1.
122) Nous renoncerons également au dernier pan de la genèse choisie : le manuscrit « au net » de 1916. De même, ne seront pas pris en considération les « additions », les « Cahiers d’ajoutage », et les trois dactylogrammes qui ont été établis jusqu’en 1922. D’une part, on ne trouve à ce stade plus de modifications notables du motif de la matinée. D’autre part, les déplacements microstructurels dans ces témoins tardifs de la genèse ont déjà été excellemment analysés par Jean Milly3.
13Notre schéma dessine à grands traits les diverses étapes du roman. A chaque étape retenue correspond sur la moitié droite de la page des indications sur les manuscrits contenant des travaux préliminaires à la première ou à la dernière scène de matinée.
- 4 M. Proust, Jean Santeuil, P. Clarac (éd.), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, p. 2 (...)
14Bien des éléments de son roman inachevé, Jean Santeuil, ont été, on le sait, repris par Proust, même de façon indirecte, dans la Recherche. Tel est le cas pour le motif de la matinée. Mais le passage correspondant ne laisse cependant reconnaître qu’une parenté motivique très générale, ce qui rend difficile d’établir un lien direct avec une matinée précise de La Prisonnière ; sa fonction serait plutôt d’introduire un motif, qui recevra plus tard des contours précis. Voici ce passage4 :
- 5 Nous reproduisons en gras les passages qui présentent des ressemblances lexicales avec la Recherche
Par ces beaux jours, quand Jean se réveillait – c’était toujours un peu tard, parce qu’il aimait bien dormir et que sa mère, heureuse de cela, le laissait dormir – il se sentait heureux avant même de se sentir réveillé, ses yeux ayant vu d’abord sur la table les reflets d’or du soleil, comme si le bonheur avait été là à la portée de sa main [...]. Après avoir souri dans son lit, s’être un instant retourné contre son mur pour donner un dernier repos à ses prunelles qui avaient trop présumé de leur force en regardant si vite les beaux rayons qui ne se modéraient en rien pour leur faiblesse, il se levait, s’habillait vite, radieux, chantant5.
- 6 Pour l’état de ce motif dans le Cahier 3 nous renvoyons aux chapitres 3, 4 et 5 de A. Grésillon, J. (...)
15L’étape suivante, dans ce contexte, ce sont les années 1908 et 1909, où Proust travaille au Contre Sainte-Beuve. Le motif de la matinée y joue un rôle tout à fait central, car, après avoir renoncé à un projet purement théorique, l’auteur envisage de donner à sa confrontation avec la critique littéraire de Sainte-Beuve un cadre narratif, qui devrait trouver son couronnement ultime dans la matinée de la « Conversation avec Maman ». Le sous-titre prévu à l’époque, « Souvenirs d’une matinée », ne fait que souligner le poids de ce motif. L’époque du projet Sainte-Beuve est, pour reprendre la terminologie de Gérard Genette, la phase de la « matinée singulative » et des « réveils nocturnes itératifs ». La complexité, voire même la confusion, qui règnent dans les passages entre la nuit et le jour, tels qu’ils se présentent dans le Cahier 3, chronologiquement le plus ancien6, s’éclaircissent déjà dans le Cahier 1, si bien que, grâce à la linéarité temporelle et logique des réminiscences nocturnes et au matin qui se lève, une structure narrative possible se dessine : « Au temps de cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi le souvenir », peut-on lire sur la première page du Cahier 1. On sait que ce projet n’a jamais été mené à bien. En 1910, la matinée que nous venons de citer, et qui devait conclure le Contre Sainte-Beuve, est biffée dans le dactylogramme et remplacée par la mention manuscrite qui constitue le célèbre incipit de la Recherche, « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Ainsi s’engage la seconde phase de la genèse : la fin devient le début, la matinée « singulative » devient remémoration nocturne « itérative ». A partir de 1910 s’élabore une structure romanesque où le motif de la matinée se voit attribuer une nouvelle fonction, qui se manifeste avec une particulière netteté dans le Cahier 50. En tant que pendant des nuits itératives, et complété par l’adjonction des chapitres rédigés en 1911 des Cahiers 58 et 57, l’« Adoration perpétuelle » et le « Bal de têtes », le motif de la matinée apparaît à son tour sous une forme itérative qui, sous le titre Le Temps retrouvé, devait conclure le cycle. Ce projet de structure en trois volumes aboutit à la publication de la première partie du roman, parue en 1913 sous le titre Du côté de chez Swann.
16La guerre empêche la continuation de la publication. Entre 1913 et 1915, Proust développe une nouvelle structure romanesque, dont la nouveauté absolue réside dans le cycle d’Albertine. Ce faisant, le motif de la matinée trouve une nouvelle fonction. S’il avait jusqu’alors une fonction plutôt générique, répétable à l’infini, dans le cadre de laquelle le héros était livré, pendant les heures du matin, à la prolifération des fantasmes de voyage, des images de jeunes filles ou des visions artistiques, il prend, dans La Prisonnière, valeur d’un véritable principe de structure narrative. Les mois passés avec Albertine entre l’automne et le printemps suivant apparaissent dans le roman sous la forme des sept scènes de matinée dont nous avons parlé, et dont les unes sont itératives, les autres singulatives. Rappelons pour mémoire que tout cela n’est à son tour qu’un prélude à la matinée définitive, la grande « Matinée chez la Princesse de Guermantes ».
17Ce rapide survol visait, d’entrée de jeu, à écarter un malentendu possible. Si, dans la suite, je suis amenée à montrer comment le motif de la matinée se transmet presque littéralement d’une phase à l’autre on pourrait en retirer l’impression que toute la Recherche est pour ainsi dire contenue in nuce dans le Contre Sainte-Beuve. Si tel était le cas, l’analyse s’en tiendrait à une sorte de recherche positiviste des sources, telle qu’on en a déjà mené pendant de longues décennies. Or ce qui intéresse véritablement la « critique génétique » c’est non pas le fait que les matinées soient déjà présentes en 1908 dans le Carnet 1, mais comment ces matinées en arrivent, dans le cadre de transformations et de déplacements complexes, à obéir aux nouveaux principes structurels et peuvent, ce faisant, représenter dans le procès dynamique de l’écriture une sorte de fil rouge, un germe déjà présent dans la forme originelle du roman, « la forme habituellement invisible, celle du Temps », comme le dit la dernière matinée du Temps retrouvé.
La genèse de la première matinée de La Prisonnière
- 7 Des expressions importantes pour la genèse de la matinée sont reproduites en gras.
18Je commencerai par étudier la première matinée de La Prisonnière. Voici le texte imprimé7 :
Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris, selon qu’ils me parvenaient amortis et déviés par l’humidité ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide d’un matin spacieux, glacial et pur ; dès le roulement du premier tramway, j’avais entendu s’il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur. Et peut-être ces bruits avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus pénétrante qui, glissée au travers de mon sommeil, y répandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, à certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi, qui encore endormi commençais à sourire, et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique. (III, 519)
19Au moment du réveil, ce qui compte c’est non pas le visuel (« avant d’avoir vu »), mais l’auditif ; dans le demi-sommeil les premiers bruits de la rue, c’est-à-dire le tramway, laissent deviner et le temps et la saison. C’est à partir de ces perceptions que nous traiterons de la genèse de ce passage.
20La première mention remonte à 1908 dans le Carnet I (voir Fig. 2) :
- 8 Rappelons seulement que le motif partiel de l’« odeur des automobiles » se retrouvera non pas dans (...)
Maman le matin me dit de me rendormir, me donne mon article, lueur plus claire dans les rideaux, pluie par un temps doux à l’aube, marche du boucher dans la rue suffisant à me faire voir la journée qui commence et à la continuer tout en faisant dormir mon corps.
Odeur des automobiles en campagne8. (Carnet 1, f° 17r°)
- 9 Nous reproduisons ici sous forme linéarisée une transcription de l’écriture encore très hésitante d (...)
21Notes en style télégraphique, au présent, qui contiennent pourtant un matériel lexical déjà important, qu’on va retrouver un peu plus tard, déjà nettement mieux structuré, sur une feuille volante9.
Je venais deme coucher, il ne faisait pas encore jourJ’étais couché depuis une heure environ, le jour qui commençait à peine ne paraissait pas encore au dessus des rideaux fermés de la fenêtre maisLe jour n’a pas besoin NousDans la ma chambreobscure encoretoutenoireaux rideaux où aucune ligne blanche au dessusdes-rideauxle jour, quise levait à peinedevait à peine se lever, n’avait pas encore tracé au dessus des rideauxdela fenêtrecette ligne blanche quimet indique la fenêtre à la place fait chadéloge la fenêtre de la place que nous lui assignions dans l’obscurité où [...]Maisa tonbesoinde voir le jour pour savoir s’il sera clair ousombre[...]
Mais on n’a pas besoindevoird’avoir vu le jour pour savoir s’il sera clair ou sombre, l’atmosphère où les premiers bruits de la rue colorent leur sonorité, l’odeur de l’air dans la chambre même, d’un certain [le fragment s’arrête ici.] (Proust 45, fos 7, 8)
22Certes les pronoms personnels hésitent entre le « nous » et le « je », les phrases ne naissent que lentement, après de nombreux faux départs, sans arriver encore à se décider pour la forme interrogative ou la forme assertive, et ce n’est que petit à petit que les temps du passé viennent remplacer les présents initiaux ; il n’en reste pas moins qu’on assiste à la « mise en langue » progressive de l’atmosphère du matin.
23La chose est encore plus nette dans le Cahier 3, l’étape suivante, qui fait toujours partie du projet Sainte-Beuve. Ici aussi on est frappé par le nombre des tentatives avortées. Or il s’agit de quelque chose de très simple ; on pourrait le formuler à peu près ainsi :
-
Je n’avais jamais besoin de voir la raie du jour pour savoir le temps qu’il fait.
-
Encore tourné contre le mur, les premiers bruits de la rue, les roulements du premier tramway m’ont apporté avec eux, dans leurs sonorités, leur atmosphère, l’ennui de la pluie, la lumière de l’air glacé, l’abattement du brouillard, etc.
-
Je voudrais partir... en Normandie, à Bruges, à Amiens ; déjà j’ai sauté hors de mon lit, je chante car le poète est comme la statue de Memnon...
24Pendant neuf pages de manuscrit (Cahier 3, folios 19r°-27r°) on ne lit que de nouveaux commencements :
– Je n’ai jamais eu besoin pour [le fragment s’arrête ici.] (Cahier 3, f° 19r°)
– Et je n’avais même pas besoin delever les yeuxvoir la couleur du jour en haut des rideaux pour savoir le temps qu’il faisait : les premiers bruits de la rue […] (Cahier 3, f° 20r°)
– Je n’ai jamaiseubesoin deA la-couleur plusou moins claire de cette raie du jour au-dessusdes rideaux je sais le temps qu’il fait.Cette mince raie du jour,plusou moinsclaire selon un jour plus claire, un jour plus-sombremedit le temps qu’il faitaujourd’hui plus claire, hier plus sombre, me donne l’humeur endormie ou exaltée du temps qu’il fait. Mais je n’ai pas besoind’ellede l’avoir vue. La tête tournée contre le mur, [...] (Cahier 3, f° 23r°)
25A la fin du Cahier 3 le problème de la mise en forme de la matinée n’est toujours pas résolu. Une adjonction ultérieure sur le folio 24v° souligne ce caractère provisoire (voir Fig. 3) :
Il faudra sans doute mettre ici que cette raie du jour, cette odeur, ou cette chaleur plus ou moins grande, ce son, me donnent accès à la fois réminiscence, désir, possibilité [sic] (peut’être réunir ici tous les morceaux analogues) sur de vastes genres de vie, mélanges, dans le plaisir, du genre de paysage, du genre d’heure et du genre de saison. (Voir dans le Cahier noir [= Cahier 4] où il y a « qu’importe que je fusse couché »). (Cahier 3, f° 24v°)
26Rétrospectivement on comprend pourquoi, à cette étape du travail, aucune solution définitive n’a été trouvée : si la matinée du Contre Sainte-Beuve reste à l’état de fragment, c’est que le plan global lui-même a été abandonné, c’est-à-dire a glissé, sans suture apparente, dans le projet de roman.
27En ce qui concerne ce dernier, les premières traces de matinées se trouvent dans le Cahier 50 de 1910. Sur les folios 40 et suivants on voit très clairement comment le processus de réminiscence nocturne gagne peu à peu les premières heures du matin, qui conserve, à ce stade, la même fonction itérative que les rêveries nocturnes. Je cite un passage du folio 40-41r°, toutefois sans ses variantes ponctuelles :
C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin, quand je m’étais éveillé au commencement de la nuit, à songer à telle ou telle période de ma vie [...]
mais à peine le jour traçait-il dans l’obscurité sa première raie blanche [...]
Ce pâle signe du matin au dessus des rideaux par le doigt levé du matin [...] lui faisait rejoindre les autres demeures du songe [...], cette mince raie du jour, il me suffisait de l’apercevoir pour apprendre le temps qu’il fait, d’après une certaine rumeur d’obscurité ou d’éclat qu’elle aurait dès son apparition [...]
Mais je n’avais même pas besoin de la voir. La tête encore tournée contre le mur, les bruits de la rue, selon qu’ils m’arrivaient étouffés par l’humidité ou vibrant comme une flèche sur les trajectoires rectilignes du froid, le roulement du premier tramway que je sentais morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur, me mettaient dans l’humeur du jour [...] (Cahier 50, fos 40r°, 41r°)
28Tous les éléments de l’« Ouverture de La Prisonnière » sont presque présents mot pour mot, les verbes sont dans l’ensemble à l’imparfait de répétition, ou bien leur présent a été corrigé en imparfait. Restent quelques passages où la syntaxe est un peu rocailleuse, par exemple la série des « que » :
[...] une harmonie si immédiate que quelquefois je ne savais qu’il faisait beau temps que parce que pendant que je dormais le rayon du soleil à travers les rideaux fermés était venu toucher au fond de moi une statue de Memnon qui s’était mise à chanter, n’avait pas voulu se taire, et avait fini par causer mon réveil, comme on dit au régiment un réveil en musique. (Cahier 50, fos 42r°, 41v°)
29Ils seront corrigés dès la campagne d’écriture suivante. Mais ce qu’il y a de plus intéressant dans cette version se situe ailleurs : le début que nous avons cité (« C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin [...] ») se détachera, au cours de la genèse, du matériel pour La Prisonnière et réapparaîtra, exactement sous la même forme, pour introduire l’avant-dernier paragraphe de Combray (I, 183). Cet exemple illustre bien le processus de multiplication par déconstruction et reconstruction. Des fragments entiers sont perpétuellement remis à la disposition du scripteur, comme si, dans sa tête, il pouvait y faire appel comme à de simples lexèmes.
30Ce processus se trouve confirmé au moment où le motif de la matinée est incorporé au complexe d’Albertine, qui ne fut conçu qu’en 1913. Dans le Cahier 53, consacré à la première partie de cet épisode, on trouve sur le folio 14r° la scène suivante : le narrateur raconte comment, depuis la découverte de la relation d’Albertine avec Mademoiselle Vinteuil, sa vie avec elle lui apporte certes encore un certain « apaisement » et de nombreuses joies ; mais ces joies ne sont pas dues à sa présence, il en jouit précisément quand il est seul, « pendant qu’elle n’était pas auprès de moi, dans la solitude ». Le texte (voir Fig. 4) enchaîne immédiatement par la reprise littérale du Cahier 50, dans lequel, si l’on peut dire, Albertine n’était pas encore née. Voici ce passage, sans les variantes ponctuelles :
Sans doute grâce à cet apaisement je n’étais plus fermé à certaines des joies, mais loin de les devoir à Albertine, je les goûtais au contraire dans la solitude. Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d’avoir vu de quelle couleur était la raie du jour par-dessus les grands rideaux des fenêtres, je savais déjà quel temps il faisait [...] (Cahier 53, f° 14r°)
31Au réveil, désigné de manière maintenant définitive comme « cantiques en l’honneur du soleil », succède, dans le manuscrit, la phrase suivante :
Quand je sonnais, Françoise m’apportait mon courrier, mais seulement quand, me décidant à interrompre ma solitude, j’avais sonné. Car à cause de mon état de santé on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre quoi qu’il arrivât sans que j’eusse appelé. (Cahier 53, f° 15r°)
32Mais on sait que ce passage lui non plus ne restera pas dans la première matinée ; il continue à errer dans le texte et se divise pour donner, d’une part, la matinée avec l’article du Figaro, d’autre part, la dernière matinée de La Prisonnière, où le narrateur apprend de Françoise, qu’il vient de sonner, la fuite matinale d’Albertine.
33Il faudrait certes examiner les formulations correspondantes dans le manuscrit « au net » de 1916 (Cahier VIII) et dans les dactylogrammes. Pour des raisons de place nous nous contenterons de renvoyer à l’étude très convaincante de Jean Milly. Mais même ainsi on a prouvé abondamment à travers quelles difficultés de mise en forme linguistique, surtout dans les premiers cahiers, et à travers quels surprenants retournements sémantiques, la première matinée de La Prisonnière a fini, littéralement, par voir le jour.
La genèse de la septième matinée de La Prisonnière
34On va retrouver le même principe à l’œuvre dans la dernière matinée. Tout d’abord, le texte imprimé :
Quand je m’éveillai, de mon lit par ces matins tôt levés du printemps, j’entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dans l’air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus, jusqu’à ce qu’il arrivât à la solidification et à la densité de midi. Plus frais au contraire dans ma chambre, quand l’air onctueux avait achevé d’y cerner et d’y isoler l’odeur du lavabo, l’odeur de l’armoire, l’odeur du canapé, rien qu’à la netteté avec laquelle, verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et distinctes, dans un clair-obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c’était effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la banlieue, pareil à celui où à Balbec habitait Bloch, les rues aveuglées de soleil, et voyant non les fades boucheries et la blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je pourrais arriver tout à l’heure, et les odeurs que j’y trouverais en arrivant, l’odeur du compotier de cerises et d’abricots, du cidre, du fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de l’ombre qu’elles veinent délicatement comme l’intérieur d’une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon. (III, 911)
35Il s’agit ici d’une matinée de printemps tardif, les bruits sont moins importants, le roulement du tramway fait écho à la première matinée. Les sensations principales sont ici olfactives et, à la fin du paragraphe, visuelles. Quant à l’espace, les perceptions se répartissent entre la chambre à coucher et la salle à manger. Ici aussi il faudra se demander à travers quelles phases de développement on est parvenu à cette version définitive.
36La première allusion se trouve dans le Carnet I de 1908 (voir Fig. 5) :
- 10 Il est difficile de savoir précisément de quand date la dernière phrase mais elle est en tout cas f (...)
Salle à manger sentant la cerise quand on rentre du chaud, chambre à coucher sentant l’ombre et le parfum. Dans la deuxième partie du roman la jeune fille sera ruinée, je l’entretiendrai sans la posséder, par impuissance du bonheur10. (Carnet 1, f° 3r°)
- 11 Nous indiquerons les ajouts entre crochets pointus : « A, B ˂ X >, C. »
- 12 Le lecteur aura reconnu une variation sur le titre de l’essai de Kleist, Sur l’élaboration progress (...)
37La structure double de l’espace est manifestement préexistante, c’est seulement l’ordre qui est inversé ; les impressions olfactives sont ici aussi dominantes. La syntaxe, encore très rudimentaire, s’affinera au cours de la phase suivante, dans le Cahier 4, dont les diverses variantes11 peuvent donner une idée des balbutiements de « l’élaboration progressive des textes dans l’écriture »12.
ParfoisAinsi touten-ne-quittant pas ma ch[ambre]L’été surtout lesommeilrepos dans une chambre dont les volets sont clos, ressemble à une sieste,à l’ombreau pied d’une treille d’or.Il n’empêchepas degoûter le charme de chaque heure ; avec un détachement des plaisirs plus effectifs qu’elle apporte qui n’en-laisse que plus vif le goût et l’ap petit.La’façon dont les plus simples odeurs, ˂même> celle du savon, des rideaux de s des fauteuils desoie etde la soie bleue de l’air du dehorsreposent perpendiculairement dans la chambre vernis ˂et > comme glacés par l’air brillant et doux Commesi Nous sentons la journée Chaque instant de la journée
Qu’importait que je fusse couché, les rideaux fermés.Chaque heurequipassait Je me sentais participer à la réalité de l’heure [...]Nous,n’avons pas besoin que Nous écoutons lesJe ne déjeunais pas, mais rien qu’à la façon dont les parfums les plus simples, l’odeur de mon savon, celui des fauteuils de soie bleue, de l’armoire en palissandre reposaient perpendiculairement dans la chambre par en tranches immobiles distinctes,commevernies et comme glacées par l’air onctueux duprintemps, d’unematinée deprintempsd’une après-midi de printempsqui commence, j’éprouvais la douceur de ceux qui rentrent descendant du train ou du bateau, par le même chemin brûlant de soleil, qui passent tous les jours à la même heure torride devant la boucherie ou sous les tilleuls et qui trouvent en rentrantla salle à mangerl’atmosphère immobile, diaprée et dans la maison obscurela salle à manger [...] (Cahier 4, fos lv° et 2r°) [...] l’atmosphère claire obscure de leur salle à manger veinée comme l’intérieur d’une agate des parfums juxtaposésdu-dehors des fleurs du dehors, de l’émanation des meubles, des cretonnes, et des compotiers de cerises qui sont déjà sur la table.
Qu’importait que je fusse couché [...] (Cahier 4, f° 2v°)
Qu’importe que je fusse couché [...] (Cahier 4, f° 3r°)
Qu’importait que je fusse couché [...] (Cahier 4, f° 3v°)
Ma chambre est encore obscure parce que les rideaux sont fermés [...] (Cahier 4, f° 5v°)
Maman n’est pas encore rentrée [...] (Cahier 4, f° 5v°)
Quand l’airbrillantonctueux d’une matinéedeprintemps d’été qui finit qui avait achevé fini de vernir [...] les plus simples odeurs, celle de mon lavabo (Cahier 4, f° 7r°)
38Ce long extrait pour montrer combien, aux premiers stades de l’écriture, tout est instable et indécidé. Certes la succession spatiale « chambre – salle à manger » est déjà définitive, et le style télégraphique du Carnet 1 a entre-temps donné des phrases, mais tout le reste est pour ainsi dire in statu nascendi : hésitation entre présent et imparfait, entre printemps et été, entre matinée et après-midi qui commence, entre odeur du savon et odeur du lavabo, entre pure imagination et souvenir concret de ceux qui rentrent chaque jour pour le repas de midi...
39Même dans le Cahier 50 beaucoup de choses demeureront encore peu claires, les temps, les gens qui se rendent au repas – est mentionné « l’oncle de Maria », cette lointaine annonciatrice d’Albertine –, la saison – ici c’est à nouveau plutôt un matin d’été. De la « mère » du Contre Sainte-Beuve, encore mentionnée au Cahier 4, il n’est plus question. En revanche, on voit apparaître des formulations qui seront conservées presque littéralement jusqu’à la fin, par exemple ce « matin d’été tôt levé », que l’on retrouvera dans le roman au pluriel (« ces matins de printemps tôt levés »), ou encore la « solidification de midi », qui plus tard, au prix d’un unique ajout deviendra « solidification et densité de midi » ; on est par ailleurs surpris par des formes de conditionnel comme « je verrais », « je saurais » ou « m’eût accueilli », qui soulignent ce que la scène a d’imaginaire. Voici un extrait du Cahier 50 (voir Fig. 6) :
Mais de si bonne heure – car le premier tramway passe plus tôt dans la belle saison, je l’entendais cheminer à travers les parfums dans l’air déjà mélangé de chaleur d’un matin d’été tôt levé et qui s’apprête déjà à la solidification de midi, alors je n’aurais rien désiré
de plusque d’être un petit commerçant, ou un collégien qui [...] descend ˂tous les jours> du train de midi ˂à une station de banlieue> [...] pour venir déjeuner dans sa petite maison de campagne comme jadis l’oncle de Maria à Querqueville [...]
Quand l’air ˂onctueux>à la finde ˂la> matinée d’été aurait achevé de venir et d’isoler les plus simples odeurs de ma chambre, l’odeur de mon lavabo, de mon armoire, rien qu’à la façon dont je les verrais reposer debout, immobiles et distinctes dans un clair obscur nacré [...] je saurais que, non par un simple caprice de mon imagination, mais effectivement et pour tous les hommes,irréeusablementproclamée par des manifestations imperceptibles de lumière et d’odeur, l’heure existait présentement où les accueillait et où m’eût accueilli, la salle à manger obscure, lumineuse et fraîche où l’atmosphère que les parfums du mobilier de campagne et des compotiers strient comme l’intérieur d’une agate se veine délicatement de l’odeur ˂des cerises, de la toile cirée, du> gruyère et des abricots. (Cahier 50, f° 47r°)
40Ce stade intermédiaire est suivi, dans le Cahier 55, par la première version portant le sceau d’Albertine. Après une triste soirée au clair de lune avec Albertine on peut lire :
Albertine admira le clair de lune, je n’osai lui dire que
ai seul, -ouè-tetj’en aurais joui si j’avais été seul ou à la recherche d’une inconnue. Je lui récitai quelques vers sur le clair de lune, lui montrant comment la lune d’argent des anciens poètes était devenue bleue avec Victor Hugo qu’avait précédé Châteaubriand [sic] et puis redevenue jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de LisleElle me Le lendemain-matin,quand jelachaleur[sic] beau temps fit pendant cette nuit là un véritable bond en avantle matin le thermomètrecommeonvenaitun thermomètre monte à vue d’œil. Quand je m’éveillai. Suivre 16 pages avant (page Bue) jusqu’au milieu de la page suivante ocellures de paon. (Cahier 55, fos 42r°, 43r°)
41Avec cette phrase, l’introduction de la dernière matinée est trouvée ; l’indication, « suivre 16 pages avant » (voir Fig. 7), se rapporte incontestablement à un passage du même cahier que voici :
- 13 Proust a retiré ces deux feuilles du Cahier 55 et les a intégrées directement dans le manuscrit « a (...)
De mon lit, par ces matins tôt levés du printemps, <j’entendais> les tramways passer cheminer, à travers les parfums, dans l’air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu’à ce qu’il arrivât à la solidification et à la densité de midi [...] Plus frais au contraire dans ma chambre, quand l’air onctueux avait achevé d’y vernir et d’y isoler les o
deurs l’odeur du lavabo, l’odeur de l’armoire, l’odeur du canapé [...] [...] mais la salle à manger de campagne où je pourrais arriver tout à l’heure, et respirantles odeurs que j’y trouveraissuspenduesen arrivant, l’odeur du compotier de cerises et d’abricots, du cidre, du fromage de gruyère [...] tandis que les porte couteaux en verre prismatique y irisent des arcs en ciel prismatiques, ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon. (Cahier 55, fos 39 bis r°, 40r°)13
- 14 Il existe de ce dernier matin de La Prisonnière un renversement négatif du plus haut intérêt. Il se (...)
42Le manuscrit « au net » du Cahier XII (cf. Esquisse xviii, in III, 1174) ne changera plus rien. Le dernier matin avec Albertine a commencé, quatre pages plus tard Françoise annoncera au narrateur la fuite d’Albertine : « A neuf heures, elle est partie. » (III, 915). Dans cette dernière matinée aussi le principe de composition de Proust s’est confirmé : le plan, de même que tous les changements du plan, prend naissance quasi au fil de la plume, c’est-à-dire pendant le flux même de l’écriture. Proust ne dispose pas seulement, comme tout scripteur, du lexique et des règles de grammaires, il dispose aussi d’éléments de discours achevés, prêts à s’adapter à toute nouvelle structure et à s’intégrer presque automatiquement dans un nouveau contexte14.
43Que de tels contextes puissent se rencontrer également ailleurs que dans la Recherche, c’est ce que montre un passage qui n’a absolument rien à voir avec le roman, mais dont le texte reprend largement la septième matinée de La Prisonnière, produisant ainsi un indéniable effet de surprise :
Cette maison que nous habitions avec mon oncle, à Auteuil au milieu d’un grand jardin qui fut coupé en deux par le percement de la rue (depuis l’avenue Mozart), était aussi dénuée de goût que possible. Pourtant je ne peux dire le plaisir que j’éprouvais quand après avoir longé en plein soleil, dans le parfum des tilleuls, la rue La Fontaine je montais un instant dans ma chambre où l’air onctueux d’une chaude matinée avait achevé de vernir et d’isoler, dans le clair-obscur nacré par le reflet et le glacis des grands rideaux (bien peu campagne) en satin bleu Empire les simples odeurs du savon et de l’armoire à glace ; quand après avoir traversé en trébuchant le petit salon, hermétiquement clos contre la chaleur, où un seul rayon de jour, immobile et fascinateur, achevait d’anesthésier l’air, et l’office où le cidre – qu’on verserait dans des verres d’un cristal un peu trop épais, qui donnerait en buvant l’envie de les mordre, comme certaines chairs de femme, à gros grains, en les embrassant – avait tant rafraîchi que, tout à l’heure, introduit dans la gorge, il pèserait contre les parois de celle-ci en une adhérence totale, délicieuse et profonde, – j’entrais enfin dans la salle à manger à l’atmosphère transparente et congelée comme une immatérielle agate que veinait l’odeur des cerises déjà entassées dans les compotiers, et où les couteaux, selon la mode la plus vulgairement bourgeoise, mais qui m’enchantait, étaient appuyés à de petits prismes de cristal. Les irisations de ceux-ci n’ajoutaient pas seulement quelque mysticité à l’odeur de gruyère et des abricots. Dans la pénombre de la salle à manger, l’arc-en-ciel de ces porte-couteaux projetait sur les murs des ocellures de paon qui me semblaient aussi merveilleuses que les vitraux – préservés seulement dans les exquis relevés et transpositions qu’en a donnés Helleu – de la cathédrale de Reims, de cette cathédrale de Reims que de sauvages Allemands aimaient tant, que ne pouvant la prendre de force ils l’ont vitriolée.
- 15 On trouvera cette préface dans les « Essais et Articles », in Contre Sainte-Beuve, P. Clarac (éd.), (...)
44Ce texte est tiré d’une préface que Proust a composée en 1919 pour le livre de son ami de jeunesse, Jacques-Emile Blanche, Propos de peintre – De David à Degas15. Il a été écrit après le passage correspondant de La Prisonnière, mais en un certain sens il le précède de beaucoup : la maison d’Auteuil à laquelle il est fait allusion, tout près de l’appartement de Blanche, appartenait au grand-oncle de Proust, Louis Weil, et il s’agit tout simplement de la maison où Proust est né ; c’est donc là qu’il a connu, d’un point de vue biographique, sa première matinée... Ce disant, je ne voudrais pas me laisser entraîner dans l’éternelle discussion sur les rapports entre l’œuvre et la biographie. Il m’importait seulement de montrer que, tout compte fait, ce passage prouve, que, pour Proust romancier, la vie entière, même dans ses traces les plus anciennes, devient, au fil de la plume, écriture, écriture sans fin.
45Je voudrais cependant conclure non pas sur ce « matin originel », mais sur la dernière matinée de la Recherche, celle vers qui, pour ainsi dire, toutes les autres convergent. A la fin du Temps retrouvé la matinée apparaît dans sa véritable fonction : elle culmine esthétiquement dans la prise de conscience et la concrétisation de la vocation littéraire. De ce point de vue, toutes les matinées de la Recherche ne sont que les signes annonciateurs de l’acte d’écriture, cet acte créateur, qui, à travers réminiscences nocturnes et rêveries matinales, a sans cesse été différé.
Alors, je pensai tout d’un coup que si j’avais encore la force d’accomplir mon œuvre, cette matinée – comme autrefois à Combray certains jours qui avaient influé sur moi – qui m’avait, aujourd’hui même, donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps. (IV, 621 sq.)
46Le symbole de cet acte de création, c’est le « salueur chantant du soleil » qui, comme les matinées, est déjà présent dans le Carnet 1, avant d’envahir l’ensemble de la genèse du roman :
Le bonheur n’est qu’une certaine sonorité des cordes qui vibrent à la moindre chose et qu’un rayon fait chanter. L’homme heureux est comme la statue de Memnon, un rayon suffit à le faire chanter. (Carnet 1, f° 27r°)
47Ce « petit bonhomme intermittent » renvoie d’avance au lien profond entre matinée, Memnon et écriture. Les matinées de Proust sont des matins de la création.
Notes
1 Cette contribution s’appuie sur les travaux suivants :
– la thèse de troisième cycle non publiée de K. Yoshikawa, « Etudes sur la genèse de La Prisonnière d’après les brouillons inédits », Université de Paris IV, 1976, 2 vol.
– B. Brun, « Etude génétique de “l’ouverture” de La Prisonnière », in Cahiers Marcel Proust 14, Études Proustiennes VI, Paris, Gallimard, 1987, pp. 211-287.
– J. Milly, « L’ouverture de La Prisonnière d’après le manuscrit “définitif” et les dactylographies », ibid., pp. 288-337.
– la « Notice » de P.-E. Robert dans la nouvelle édition de la Bibliothèque de la Pléiade en quatre volumes, sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, 1988, III, 1628- 1693. Par la suite nos citations seront faites d’après cette édition en indiquant le numéro du volume et celui de la page.
– Je remercie la Bibliothèque nationale de France d’avoir autorisé la reproduction des manuscrits.
2 Contrairement à l’éditeur du volume de la nouvelle Pléiade, P.-E. Robert, qui ne compte que cinq matinées, et à B. Brun (1987), qui en trouve six, je suivrai J. Milly (1987, op. cit.) qui pour sa part avait déjà mis l’accent sur le caractère sacré du nombre « sept » et l’avait également mis en rapport avec le « Septuor de Vinteuil ».
3 Cf. note 1.
4 M. Proust, Jean Santeuil, P. Clarac (éd.), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, p. 297.
5 Nous reproduisons en gras les passages qui présentent des ressemblances lexicales avec la Recherche.
6 Pour l’état de ce motif dans le Cahier 3 nous renvoyons aux chapitres 3, 4 et 5 de A. Grésillon, J.-L. Lebrave, C. Viollet, Proust à la lettre. Les intermittences de l’écriture, Paris, Tusson, Du Lérot, 1990.
7 Des expressions importantes pour la genèse de la matinée sont reproduites en gras.
8 Rappelons seulement que le motif partiel de l’« odeur des automobiles » se retrouvera non pas dans la première, mais dans le contexte plus étendu de la septième matinée.
9 Nous reproduisons ici sous forme linéarisée une transcription de l’écriture encore très hésitante des débuts ; les passages biffés du manuscrit le sont également dans la transcription ; les passages supprimés par nous sont notés entre crochets. Dans toutes les transcriptions qui suivent on a conservé l’orthographe et la ponctuation des manuscrits.
10 Il est difficile de savoir précisément de quand date la dernière phrase mais elle est en tout cas frappante, d’une part parce que s’y dessine d’avance la première trace du personnage d’Albertine qui n’interviendra que beaucoup plus tard, d’autre part, parce qu’elle suit une phrase qui s’intégre effectivement dans le cycle d’Albertine, qui, plus exactement, introduit le septième matin, celui de la fuite d’Albertine.
11 Nous indiquerons les ajouts entre crochets pointus : « A, B ˂ X >, C. »
12 Le lecteur aura reconnu une variation sur le titre de l’essai de Kleist, Sur l’élaboration progressive des idées dans le discours.
13 Proust a retiré ces deux feuilles du Cahier 55 et les a intégrées directement dans le manuscrit « au net » du Cahier XII, où elles sont cataloguées « folio 5r° » et « folio 6 ».
14 Il existe de ce dernier matin de La Prisonnière un renversement négatif du plus haut intérêt. Il se trouve au début de Albertine disparue, peu après la nouvelle de sa mort : « Le même petit jour que je voyais au moment où je venais de quitter Albertine, encore radieux de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau. Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l’échelle qualitative de leurs sonorités le degré de chaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques heures plus tard s’imbiberait de l’odeur des cerises, ce que je trouvais [...], ce n’était plus le désir des femmes, mais l’angoisse du départ d’Albertine. » (IV, 64)
15 On trouvera cette préface dans les « Essais et Articles », in Contre Sainte-Beuve, P. Clarac (éd.), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, p. 570 sq.
Table des illustrations
Titre | Jean Santeuil (1895-1900) |
---|---|
Légende | Figure 1. Étapes préliminaires de la « matinée ». |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/42142/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 47k |
Légende | Figure 2. Carnet 1, f° 17r°. |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/42142/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 126k |
Légende | Figure 3. Cahier 3, f° 24v°. |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/42142/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 146k |
Légende | Figure 4. Cahier 53, f° 14r°. |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/42142/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 149k |
Légende | Figure 5. Carnet 1, f° 3r°. |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/42142/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 131k |
Légende | Figure 6. Cahier 50, f° 47r°. |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/42142/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 146k |
Titre | Figure 7. Cahier 55, f° 43r°. |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/42142/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 132k |
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.