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L’école d’apprentissage Renault

 | 
Emmanuel Quenson

Troisième partie. Former pour adapter les hommes aux évolutions et transformer les relations sociales (1950-1980)

Chapitre 10. Une professionnalisation des personnels de formation

Texte intégral

1Les évolutions des missions de l’école s’accompagnent simultanément d’un développement important des fonctions d’administration et de gestion de la formation, et d’un profond changement du profil des maîtres d’apprentissage et des professeurs. La première évolution correspond au souci de créer une cohésion plus forte entre les différentes activités du service du perfectionnement du personnel afin de donner les moyens d’adapter plus rapidement la formation aux changements des techniques de production, des produits et des rapports sociaux dans l’usine. La seconde évolution répond aux préoccupations manifestées par les cadres du personnel et les syndicalistes de faire évoluer les enseignements vers des connaissances plus générales dans le but de préparer davantage les jeunes aux transformations. En effet, ils estiment qu’il est nécessaire de substituer l’expérience professionnelle des agents de formation, supposée constituer la preuve de leur compétence à former des apprentis, par des connaissances théoriques dont un diplôme technique ou scientifique et des capacités pédagogiques et psychologiques constituent la garantie.

2En conséquence, un début de professionnalisation de la fonction de formateur s’opère, initiée par les nouveaux responsables pour qui la formation professionnelle ne doit plus être placée sous la responsabilité d’anciens agents de maîtrise et d’ingénieurs de production. De leur point de vue, ces derniers risquent d’orienter la formation en fonction des problèmes se posant dans leurs ateliers sans prendre en compte la globalité des transformations de l’usine. Pour cela, les cadres du personnel, avec l’accord des syndicats, vont tenter de créer de nouvelles voies d’accès aux fonctions de maîtres d’apprentissage et de professeurs.

Des fonctions de gestion renforcées

3Jusqu’au début des années 1950, le personnel permanent de l’école se compose du directeur, de son adjoint et des maîtres d’apprentissage. Les professeurs enseignent quelques heures par semaine en plus de leurs fonctions d’ingénieur dans l’usine. Le redéploiement des activités de l’école au sein du service du perfectionnement professionnel s’assortit d’une forte croissance de son personnel par rapport au nombre d’apprentis et d’élèves. De 1953 à 1960, le personnel passe de 122 personnes à 184, alors que dans le même temps les effectifs d’apprentis et d’élèves passent de 545 à 604. Le taux d’encadrement en comptant tous les personnels de l’école oscille donc entre 4,5 jeunes par adulte en 1953 et 3,3 en 1960.

  • 1 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, service contrôle social DCPRS, dossier n°  (...)
  • 2 G. Waelès, « Les écoles d’usines », Techinique, Art et Science, n° 4-5, janvier-février 1955, p. 79 (...)
  • 3 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, affaires sociales générales DCPRS, dossier (...)

4Ce renforcement des effectifs d’agents passe par une augmentation des personnels ne participant pas directement à l’acte de formation. En 1953, sur un effectif de 122 agents, une soixantaine travaille en permanence à l’école (direction, personnels administratifs, personnels d’entretien, maîtres d’apprentissage), soit 49 %, et la grande majorité participe à la formation (64 professeurs, 52 maîtres d’apprentissage). Seulement 8 personnes travaillent à la direction, à l’administration ou à l’entretien des locaux et équipements1. Ainsi pour 10 jeunes formés, on compte 3 permanents occupés à plein temps dans les secteurs administratifs et pédagogiques, ce qui correspond à la moyenne des autres écoles d’entreprise à la même époque2, mais dépasse largement les effectifs enregistrés dans les institutions publiques de formation professionnelle. En 1960, l’augmentation des personnels de l’école (184 personnes contre 122 en 1953) profite surtout aux permanents (direction, personnels administratifs, personnels d’entretien, maîtres d’apprentissage) qui représentent 106 personnes, soit environ 60 %. Ainsi, pour 10 élèves formés, l’école Renault occupe annuellement 6 personnes à temps plein contre seulement 3 en moyenne dans les autres écoles d’entreprise. Mais ce sont essentiellement les personnels occupant des fonctions de direction et d’administration qui bénéficient de cette croissance : ils passent de 8 à 38 agents3.

5Un tel développement des personnels provient de l’intégration de l’école dans la politique de formation de l’entreprise. Les dirigeants de l’école, qui assurent également la gestion des différents cycles de formation des adultes, se trouvent davantage occupés que par le passé par des réunions avec la direction de l’entreprise, les cadres du personnel et les délégués syndicaux. Ces entrevues régulières nécessitent une réflexion en amont sur l’organisation des formations et le fonctionnement de l’école. Des comptes rendus sont aussi rédigés, amendés et réécrits. L’importance attachée au recrutement, à l’orientation professionnelle et à l’insertion des apprentis explique aussi l’augmentation des personnels d’administration et de direction chargés de gérer et d’étudier les effets de ces différentes dispositions.

  • 4 M. Campinos-Dubernet, B. Lepley, E. Quenson, « Le recrutement des jeunes débutants dans les PME de (...)

6Une évolution assez proche se produit actuellement dans nombre de lycées professionnels avec le développement de l’alternance. Elle nécessite l’investissement d’une partie croissante des ressources des établissements en personnels et en moyens afin de renforcer leurs relations avec les entreprises et faciliter l’insertion professionnelle des jeunes4. La création de plusieurs cycles de formation dans l’école Renault implique aussi la croissance des tâches administratives et de conception des enseignements puisque les modalités de recrutement, de formation et d’insertion diffèrent d’un cycle à l’autre. Enfin, la diversification du profil des enseignants nécessite la mise en œuvre d’une gestion administrative des recrutements et des carrières. À ces évolutions s’ajoute un changement de profil des enseignants : ces derniers entretenant peu à peu une relation aux ateliers plus lointaine qu’auparavant.

L’arrivée des diplômés de l’enseignement technique et supérieur

  • 5 E. Le Garrec, « 37 années aux usines Renault », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Ren (...)

7Le renouvellement du profil des maîtres d’apprentissage et des professeurs s’effectue corrélativement à l’intensification du recrutement par Renault de diplômés de Centrale, de Polytechnique, des HEC, de l’Institut d’études politiques et des écoles techniques pour pourvoir les emplois d’encadrement technique intermédiaire et supérieur. Pierre Lefaucheux figure parmi les principaux initiateurs de cette politique : « L’usine grandit, les méthodes de travail changent, deviennent de plus en plus techniques. Nous allons devoir confier tous les postes clés à des ingénieurs, à des diplômés des grandes écoles scientifiques, commerciales, techniques. Leur recrutement va s’intensifier5. » Cette pratique rompt délibérément avec celle instituée précédemment par Louis Renault qui préférait recruter des ingénieurs des Arts et Métiers ou promouvoir des cadres techniques sur le tas. Les tableaux suivants attestent des effets de cette politique de renouvellement du profil des cadres techniques. Le tableau n° 7 s’attache à décrire cette transformation au niveau des diplômes. Il permet de suivre l’érosion progressive des deux profils de formation traditionnels des agents de l’école (les ingénieurs des Arts et Métiers et les diplômés du CAP) au profit des diplômés de l’enseignement supérieur dans les filières générales, scientifiques et techniques. Le tableau n° 8 opère des regroupements par types de diplômes : diplômes d’écoles d’ingénieurs, d’écoles techniques (EPCI, lycées techniques), d’écoles professionnelles (centres d’apprentissage, lycées d’enseignement professionnel) et de l’enseignement secondaire et supérieur général (lycées, universités).

Tableau n° 7 Diplômes des enseignants de l’école Renault (1953-1984)

Tableau n° 7 Diplômes des enseignants de l’école Renault (1953-1984)

Archives centrales Renault, Archives de l’école d’apprentissage et notes manuscrites du directeur.

Tableau n° 8 Type de diplômes des enseignants de l’école Renault (1953-1984)

Tableau n° 8 Type de diplômes des enseignants de l’école Renault (1953-1984)

Archives centrales Renault, Archives de l’école d’apprentissage et notes manuscrites du directeur.

  • 6 L. Tanguy, L’Enseignement professionnel en France. Des ouvriers aux techniciens, Paris, Presses uni (...)

8Au milieu des années 1950, les deux grands profils de formation des enseignants de l’école hérités de la période de l’entre-deux-guerres se côtoient encore : les diplômés de l’enseignement professionnel titulaires d’un CAP préparé à l’école Renault ou dans les cours du soir de l’entreprise et les ingénieurs des départements de production, avec une nette prédominance des ingénieurs des Arts et Métiers. Ce profil de formation des enseignants est assez différent de celui des centres d’apprentissage et des lycées d’enseignement professionnel. En effet, Lucie Tanguy a montré que, dans ces établissements de formation, les professeurs enquêtés appartenant aux générations ayant suivi des études avant les années 1960 sont principalement d’anciens ouvriers qualifiés formés dans les écoles d’entreprise ou dans les centres d’apprentissage (51,8 % contre 43,7 % dans l’école Renault)6. Mais il s’en distingue surtout par la représentation des anciens élèves des EPCI et lycées techniques (19 % contre 3,8 % dans l’école Renault).

9Dans le courant des années 1960-1980, les différences des profils de formation entre l’école Renault et les lycées d’enseignement professionnel tendent à s’estomper. Les diplômés des écoles techniques et de l’enseignement secondaire et supérieur deviennent les profils dominants dans les deux cas. Au cours de cette période, la figure de l’ingénieur de production s’efface donc devant celle du technicien et du pédagogue, comme dans les institutions publiques. Une telle évolution signifie un retrait des agents de formation ayant fait leurs preuves sur le marché du travail avant d’enseigner au profit de ceux ayant acquis des savoirs pendant leurs études.

Des maîtres d’apprentissage formés à la pédagogie

10Si l’adoption de la méthode Carrard et du préapprentissage a nécessité des maîtres d’apprentissage d’être plus à même d’identifier les « aptitudes » des apprentis pour effectuer leur orientation professionnelle et obtenir d’eux un effort maximum, les changements impulsés lors de la reconstruction impliquent cette fois de leur part de posséder une instruction générale et des connaissances en matière de commandement, d’être capables d’appliquer une approche psychologique des dimensions humaines du travail, mais plus encore d’avoir acquis des savoirs en matière de pédagogie. La seule expérience professionnelle n’est donc plus estimée suffisante pour former les apprentis. D’autres institutions de formation font, au même moment, un constat similaire, notamment les ateliers-écoles de la chambre de commerce de Paris dirigés par André Conquet, ancien responsable de l’école.

  • 7 A. Conquet, « La formation professionnelle dans la perspective de l’expansion économique », Élites (...)

« C’est assez récemment qu’on a découvert qu’un vieil ouvrier en fin de carrière n’était peut-être pas le moniteur idéal d’apprentissage. Il ne suffit plus maintenant d’avoir exercé, ou mieux, d’exercer encore son métier impeccablement, pour être capable de l’enseigner dans de bonnes conditions. Il est même relativement plus difficile de faire découvrir les beautés d’un métier, dans le climat un peu particulier d’un centre ou d’une école d’apprentissage, à des enfants qui peuvent n’en pas voir l’utilité pratique. Le maître a besoin, dans ce cas, d’un “surplus”, si l’on peut dire, de formation pédagogique. C’est cette dernière qui, associée à la connaissance indispensable du métier, constitue précisément cette technicité, propre au maître, spécifique de sa fonction7. »

  • 8 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, affaires sociales générales, dossier n° 71 (...)
  • 9 Dans les années 1970, il est demandé aux postulants aux fonctions de maître d’apprentissage d’être (...)
  • 10 À partir des années 1970, les futurs maîtres d’apprentissage doivent avoir occupé quelques années u (...)
  • 11 Les ENNA sont des institutions créées par l’ordonnance du 2 novembre 1945 ayant pour attribution or (...)
  • 12 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, affaires sociales générales DCPRS, dossier (...)
  • 13 P. Pelpel, V. Troger, Histoire de l’enseignement technique, Paris, Hachette Éducation, 1989, p. 215 (...)

11Dans l’école Renault, une nouvelle voie est instituée dès la fin des années 1950 pour pourvoir les postes de maîtres d’apprentissage8. L’entrée y est régie par un certain nombre de conditions, au nombre de cinq. La première fixe une limite d’âge à 30-32 ans. L’accès à cette fonction n’est donc plus destiné à assurer une fin de carrière aux agents de maîtrise. La deuxième stipule un niveau d’études minimal : le CAP9. La troisième requiert un niveau de classification : ouvrier professionnel P 2 ou P 310. La quatrième exige l’obtention d’une formation professionnelle d’une durée de 6 mois dans une ENNA (École normale nationale d’apprentissage)11 ou dans une école de moniteurs de Rueil-Malmaison12. La formation dans les ENNA met davantage l’accent sur la préparation pédagogique des maîtres d’apprentissage stagiaires à leur fonction d’enseignant et d’éducateur que sur une élévation de leur niveau de connaissances scientifiques13. La formation insiste aussi sur les spécificités scolaires, sociales et culturelles des élèves, leur comportement et leur psychologie. La formation à l’école de moniteurs de Rueil-Malmaison (créée dans les années 1950 par les professionnels de la mécanique de la région parisienne) comprend, quant à elle, un enseignement pédagogique d’atelier et une présentation de leçons basées sur un système d’analyse et de synthèse. Ainsi, toutes ces formations sont destinées à compléter les connaissances des futurs maîtres d’apprentissage en matière de pédagogie. Enfin, la cinquième condition requise pour devenir maître d’apprentissage consiste en un passage réussi devant une commission d’aptitude constituée du directeur de l’école, de professeurs et de chefs d’atelier, laquelle soumet au candidat des questions de dessin, de mathématiques et de technologie, et lui demande de présenter une leçon. L’accès à la fonction de maître d’apprentissage ne dépend donc plus principalement de l’expérience professionnelle accumulée au fil d’une longue carrière passée dans les ateliers de l’usine, mais de l’âge, d’un niveau de diplôme, d’une position professionnelle, d’une formation pédagogique attestant la capacité à maîtriser des méthodes d’enseignement et d’un examen maison.

  • 14 L. Tanguy, L’Enseignement professionnel en France..., op. cit, p. 69-71.
  • 15 G. Brucy, « La CGT et la formation professionnelle des adultes (1944- 1947) », in Un Mouvement soci (...)

12Le recours à des institutions telles que les ENNA pour assurer la préparation des futurs maîtres d’apprentissage est significatif des options retenues par les responsables de Renault consistant à disposer dans un délai rapide de personnels spécialisés dans la formation. Mais le recours à ces institutions présente un risque qui est identifié assez tôt : celui de convertir des ouvriers en enseignants, du fait de l’objectif défendu par leurs promoteurs de donner à la formation professionnelle une autonomie par rapport à l’entreprise et ses usages14. On comprend alors pourquoi les cadres du personnel proposent de nommer les maîtres d’apprentissage pour une période limitée à onze ans, entrecoupée au milieu d’une année dans l’usine destinée à assurer le renouvellement des connaissances professionnelles et techniques, redoutant certainement de voir se constituer un groupe d’enseignants se détachant progressivement de la production. À l’issue de cette carrière présentée comme temporaire, il est prévu de replacer les maîtres d’apprentissage dans les ateliers en qualité de contremaître, ce qui représente un avancement avantageux en une dizaine d’années pour un ouvrier qualifié. Cette disposition est soutenue par les délégués de la CGT qui relaient au niveau de Renault une des mesures contenues dans le projet de loi sur la formation professionnelle soumis au Parlement lors de la reconstruction. La CGT insiste en effet sur la nécessité de confier l’enseignement à des professionnels, mais elle redoute que ces personnels ne deviennent à terme plus des enseignants que des professionnels n’entretenant que peu de contact avec la vie professionnelle15. Pour limiter une éventuelle dérive du système d’enseignement, elle propose donc que ces professionnels retournent périodiquement dans la production.

  • 16 D’après un entretien avec Philippe Vernhes, responsable de formation à la RATP, Noisiel, 17 juin 19 (...)
  • 17 Entretien avec René Tijou, ancien apprenti de l’école dans les années 1950, maître d’apprentissage (...)

13Mais les avantages conférés aux nouveaux maîtres d’apprentissage (rythme d’avancement soutenu, meilleures conditions de travail que celles de l’usine, contact avec les jeunes, temps de travail réduit...) vont contribuer à rendre exceptionnel leur retour dans les ateliers. Cette stabilisation des maîtres d’apprentissage n’est pas propre à l’école Renault. À la RATP, on observe aussi une même tendance des maîtres d’apprentissage à faire carrière16. Chaque année, les propositions de retour en production sont déclinées par les maîtres d’apprentissage17. Ils défendent une compétence qui s’appuie sur une pratique professionnelle enrichie et transformée par leur travail d’enseignant associant un intérêt prononcé pour les apprentis, l’évaluation de leur progression et l’écoute de leurs problèmes personnels. En 1968, la pression de la direction se fait plus forte. Elle envisage de mettre en application les dispositions prévues à l’origine de la création de la filière professionnelle de maître d’apprentissage. Les maîtres d’apprentissage se mettent en grève plusieurs semaines, ce qui amène la direction à retirer son projet, mais le directeur de l’école doit démissionner. Plusieurs dispositions sont alors adoptées pour mettre fin à la crise. Il est décidé d’augmenter le niveau d’études des plus jeunes maîtres d’apprentissage par le passage du brevet professionnel et de perfectionner leurs connaissances en pédagogie par des stages. Des emplois dans les services de formation pour adultes ou l’aménagement d’une fin de carrière dans l’administration de l’école sont proposés aux plus anciens.

Des professeurs éloignés de la production

  • 18 Entretien avec Raymond Vatier, Villiers-le-Bâcle, 26 juin 1998.
  • 19 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, service contrôle social DCPRS, dossier n°  (...)
  • 20 Pour 6 heures de cours par semaine, un chef de bureau de dessin touche seulement 5 % de plus sur so (...)

14Les conditions de recrutement des ingénieurs-professeurs de l’école connaissent aussi une évolution importante à partir de l’après-guerre. Deux facteurs sont à l’origine de ce changement. Il est reproché aux ingénieurs des Arts et Métiers de défendre une formation « intégriste », selon l’expression de Raymond Vatier, c’est-à-dire trop dirigée vers la maîtrise technique et le dévouement à la hiérarchie18. Les cadres du personnel craignent que cette orientation prépare insuffisamment les apprentis aux évolutions et ne leur donne pas assez accès à la culture par l’enseignement de connaissances générales. La moindre disponibilité des ingénieurs expérimentés suite au développement de l’entreprise (création de nouveaux ateliers et services, décentralisation des fabrications en province) figure aussi parmi les raisons à l’origine du changement de profil des professeurs intervenant à l’école. Leurs fréquents déplacements occasionnés par la construction de plusieurs usines en province rendent difficile une participation régulière à la formation professionnelle19. C’est pourquoi il est envisagé de faire appel aux jeunes ingénieurs diplômés des grandes écoles et aux anciens apprentis de l’école occupant des postes de maîtrise et de direction. Il faut reconnaître que les espoirs de recrutement d’ingénieurs sont rapidement déçus. En revanche, l’appel aux anciens de l’école rencontre un écho favorable. Ce succès montre l’intérêt qu’ils continuent de porter à l’école en même temps qu’il atteste de la qualité du réseau qu’ils ont constitué dans l’usine. Un tel recrutement présente des avantages certains (connaissance de la production, des relations industrielles, faible montant des rémunérations20). Mais cette forme de recrutement présente l’inconvénient de détourner ces travailleurs de leur poste de travail dans une période de développement industriel et de changements techniques importants. Elle constitue surtout, pour les cadres du service du personnel, un obstacle au renouvellement rapide des contenus de formation, au renforcement du caractère pédagogique de l’enseignement et à la préparation des apprentis aux examens, ceux-ci connaissant dans le même temps une augmentation du poids des enseignements généraux et techniques.

  • 21 Ces professeurs interviendront aussi dans les cours de formation des adultes pour suppléer aux diff (...)

15Les difficultés rencontrées pour s’attacher la collaboration régulière des nouveaux ingénieurs conjuguées aux réserves sur le contenu des cours réalisés par les anciens apprentis amènent à recruter les professeurs des enseignements généraux et techniques à l’extérieur de l’usine, principalement dans les lycées secondaires et techniques des environs21. Pour la première fois depuis la création de l’école, il est fait appel à des professeurs extérieurs à l’entreprise. Cette évolution contribuera à éloigner notablement les contenus d’enseignement de la production, ceux-ci étant désormais conçus en dehors du contexte industriel par des professeurs ne possédant plus l’expérience professionnelle de la production et des fabrications de Renault. Afin de limiter les effets de cette dérive, quelques ingénieurs de l’usine reviendront dans l’école durant les années 1970 pour se voir chargés des enseignements techniques. Trop peu nombreux et ne restant pas suffisamment longtemps pour travailler en concertation avec les maîtres d’apprentissage, ils ne réussiront pas à modifier en profondeur les cours en fonction des nouveautés de la production.

  • 22 L. Tanguy, L’Enseignement professionnel en France..., op. cit., p. 29-42.
  • 23 Ibid., p. 49-51.

16Le changement de profil des professeurs s’opère donc dans l’école Renault de façon proche des lycées professionnels, où on observe à la même période l’arrivée de diplômés de l’enseignement technique supérieur qui tendent à se substituer progressivement aux enseignants diplômés du CAP ou du BP22. Cette nouvelle génération d’enseignants possède une connaissance de l’industrie se limitant à un stage de travail intégré dans les années d’études effectué dans des grandes entreprises23. Nous verrons que dans l’école Renault, ce changement de profil des enseignants tendra à éloigner la formation de l’industrie et du travail. Le principe de base de la formation professionnelle de cette école consistant à enrichir les cours d’expériences issues de la production verra son influence diminuer. De même, les relations sociales dans l’usine ne feront plus l’objet de cours. En effet, l’enseignement par des professeurs issus des établissements publics ne permettra plus d’impulser des contenus relatifs à l’organisation sociale. Nous allons maintenant analyser plus précisément les effets de ce changement de profil des enseignants sur la formation professionnelle délivrée.

Notes

1 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, service contrôle social DCPRS, dossier n° 34, procès-verbal de la commission de formation professionnelle du comité d’entreprise, séance du 24 mars 1953, p. 6.

2 G. Waelès, « Les écoles d’usines », Techinique, Art et Science, n° 4-5, janvier-février 1955, p. 79-94 (p. 84).

3 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, affaires sociales générales DCPRS, dossier n° 71, procès-verbal de la commission de formation professionnelle du comité d’entreprise, séance du 20 octobre 1960, p. 5.

4 M. Campinos-Dubernet, B. Lepley, E. Quenson, « Le recrutement des jeunes débutants dans les PME de la mécanique et de l’électricité électronique », rapport de recherche, GIP Mutations industrielles, novembre 1998, 128 pages.

5 E. Le Garrec, « 37 années aux usines Renault », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, Bulletin de la Section d’histoire des usines Renault, t. 2, n° 9, décembre 1974, p. 74-89.

6 L. Tanguy, L’Enseignement professionnel en France. Des ouvriers aux techniciens, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 32-37.

7 A. Conquet, « La formation professionnelle dans la perspective de l’expansion économique », Élites et responsabilités, n° 4, 1957, p. 111-121.

8 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, affaires sociales générales, dossier n° 71, procès-verbal de la commission de formation professionnelle du comité d’entreprise, séance du 23 juin 1959, p. 5-6.

9 Dans les années 1970, il est demandé aux postulants aux fonctions de maître d’apprentissage d’être diplômés du BTS-DUT dans les spécialités professionnelles préparant aux métiers des bureaux d’études, de la construction mécanique et de l’électronique.

10 À partir des années 1970, les futurs maîtres d’apprentissage doivent avoir occupé quelques années une fonction de technicien dans l’usine.

11 Les ENNA sont des institutions créées par l’ordonnance du 2 novembre 1945 ayant pour attribution originelle de former les enseignants des centres d’apprentissage.

12 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, affaires sociales générales DCPRS, dossier n° 71, procès-verbal de la commission de formation professionnelle du comité d’entreprise, séance du 20 octobre 1960. p. 7.

13 P. Pelpel, V. Troger, Histoire de l’enseignement technique, Paris, Hachette Éducation, 1989, p. 215-217.

14 L. Tanguy, L’Enseignement professionnel en France..., op. cit, p. 69-71.

15 G. Brucy, « La CGT et la formation professionnelle des adultes (1944- 1947) », in Un Mouvement social pour la formation permanente 1945-1970, Rapport pour le ministère de l’Éducation nationale et de la Recherche DESCO A 5 et le ministère de l’Emploi et de la solidarité DARES, janvier 2000, p. 49-70.

16 D’après un entretien avec Philippe Vernhes, responsable de formation à la RATP, Noisiel, 17 juin 1998.

17 Entretien avec René Tijou, ancien apprenti de l’école dans les années 1950, maître d’apprentissage en électricité durant les années 1960, directeur de la formation et du développement social de Renault jusqu’en 1998, Boulogne-Billancourt, 4 mars 1996.

18 Entretien avec Raymond Vatier, Villiers-le-Bâcle, 26 juin 1998.

19 Archives centrales Renault, bordereau des archives n° 8, service contrôle social DCPRS, dossier n° 47, procès-verbal de la commission de formation professionnelle du comité d’entreprise, séance du 3 décembre 1957, p. 15.

20 Pour 6 heures de cours par semaine, un chef de bureau de dessin touche seulement 5 % de plus sur son salaire pour un supplément de temps de travail d’environ 15 % : rémunération reconstituée d’après un entretien avec André Ruel, ancien élève de 1940 à 1944, professeur de technologie et de dessin de 1948 à 1961, Saint-Aubin-lès-Elbeuf, 23 mars 1997.

21 Ces professeurs interviendront aussi dans les cours de formation des adultes pour suppléer aux difficultés de mobilisation des personnels de l’entreprise.

22 L. Tanguy, L’Enseignement professionnel en France..., op. cit., p. 29-42.

23 Ibid., p. 49-51.

Table des illustrations

Titre Tableau n° 7 Diplômes des enseignants de l’école Renault (1953-1984)
Crédits Archives centrales Renault, Archives de l’école d’apprentissage et notes manuscrites du directeur.
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Titre Tableau n° 8 Type de diplômes des enseignants de l’école Renault (1953-1984)
Crédits Archives centrales Renault, Archives de l’école d’apprentissage et notes manuscrites du directeur.
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