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Lamarck

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Pietro Corsi

Chapitre premier. Projets de réforme de l’histoire naturelle

Texte intégral

La fin de l’ère Buffon

  • 1 Sur la fondation du Jardin du roi, sur l’œuvre de Buffon intendant et sur la bibliographie correspo (...)

1Le 16 avril 1788 mourait à Paris Georges Louis Leclerc, comte de Buffon. Membre de l’Académie des sciences depuis 1733, Intendant du Jardin du roi depuis 1739, Buffon avait exercé pendant un demi-siècle une influence considérable sur d’importants secteurs de la recherche naturaliste européenne, de la zoologie à la minéralogie, de la botanique à la géologie. Il avait publié en 1749 les trois premiers volumes de l’Histoire naturelle, générale et particulière, œuvre qui connut aussitôt un très grand succès à travers toute l’Europe. Plusieurs facteurs – sur un plan strictement culturel – peuvent expliquer ce succès : l’élégance de son style, une connaissance directe de ce qui pouvait susciter l’intérêt et la curiosité du public auquel il s’adressait – aristocrates, élite des professions et de la bureaucratie de l’État –, enfin la faveur dont il jouissait à la cour de France et auprès de plusieurs souverains européens. Il avait ainsi poursuivi sa gigantesque entreprise qui consistait à décrire et à chanter les merveilles des règnes de la nature. Tout cela en dépit de sévères critiques envers ses thèses et ses doctrines, formulées par d’illustres savants et philosophes de son temps. Si Buffon n’était pas parvenu à convertir beaucoup de ses collègues à ses doctrines chimiques, physiques, taxinomiques et philosophiques, il avait cependant réussi à monopoliser une grande partie des maigres fonds publics alloués aux recherches en histoire naturelle. À une époque où les naturalistes étaient des dilettantes, Buffon avait su profiter au maximum de son contrôle sur le Jardin des Plantes. À plusieurs reprises, il avait obtenu de la cour – grâce à sa position sociale – l’agrandissement de l’établissement scientifique parisien, ainsi que l’enrichissement de ses collections. Les charges et les postes qui étaient peu à peu créés pour la conservation des collections et pour la bibliothèque étaient presque tous attribués à des protégés de Buffon. Par ailleurs, celui-ci se servait habilement de son pouvoir et de sa réputation pour obtenir de voyageurs et de naturalistes de province des contributions appréciables lui permettant de poursuivre son travail1.

  • 2 Condorcet [1790] 1799, pp. 35-36. Voir aussi Geoffroy Saint-Hilaire I., 1824, vol. x, p. 73. Sur le (...)

2Le succès public considérable et constant des œuvres de Buffon avait contribué, ne fût-ce qu’indirectement, au développement de la recherche naturaliste, grâce à la constitution d’importantes collections et de cabinets d’histoire naturelle. L’engouement pour les sciences naturelles que Buffon entretenait par ses œuvres était tel que « on ne put le lire sans avoir envie de jeter au moins un coup d’œil sur la Nature ; et l’Histoire naturelle devint une connoissance presque vulgaire : elle fut pour toutes les classes de la société ou un amusement, ou une occupation ; on voulut avoir un cabinet comme on vouloit avoir une bibliothèque », écrivait le marquis de Condorcet dans son cinglant éloge funèbre de Buffon2.

  • 3 Romé de l’Isle, 1783, vol. I, p. xxxvii ; pp. xxviii-xxx ; l’auteur s’en prend à la minéralogie de (...)

3Il est intéressant de noter que la demande croissante de textes naturalistes, ainsi que de pièces et d’échantillons pour les collections, avait contribué à orienter vers l’histoire naturelle des chercheurs d’origine sociale moins favorisée. À la différence des naturalistes dilettantes de l’aristocratie, ces nouveaux venus vivaient de leur travail scientifique ou essayaient de se servir de leurs recherches pour se faire remarquer des autorités ou de patrons éventuels et obtenir les quelques postes plus ou moins rétribués qui étaient disponibles. Le cas le plus courant, cependant, était celui du naturaliste ne disposant pas de protections adéquates et qui s’adressait directement au public. Le cristallographe Jean-Baptiste-Louis de Romé de l’Isle (1736-1790), sur lequel Buffon avait libellé des critiques méprisantes, insérait dans ses œuvres la description et le prix de reproductions en bois, ou autre matière, des cristaux de sa collection personnelle. Pour Jean-Baptiste-Pierre-Antoine de Monet de Lamarck lui-même (1744-1829), le marché des coquillages fossiles représentait, avec la publication de ses œuvres, une source importante de revenus. On peut voir, à partir de ce dernier exemple, que la mode des sciences naturelles créait une série d’activités commerciales qui tendaient à spécialiser les études naturalistes, souvent pour de pures raisons de compétition économique. Cette situation favorisait l’apparition de débats animés, chacun s’efforçant de convaincre le public qu’il possédait les meilleures collections, et qu’il était donc à même de produire les descriptions scientifiques les plus à jour, de formuler les doctrines naturalistes les plus crédibles3.

  • 4 Roger, 1963 ; Stafleu, 1971a ; Duris, 1989 et 1993 ; cf. Millin, 1792, et Cuvier, an VII (1799)b.
  • 5 Moreau de la Sarthe, 1797 ; Cole, 1944 ; Moravia, 1972 ; Gusdorf, 1978 ; Balan, 1979 ; Corsi, 1983a
  • 6 Sur l’activité de Vicq d’Azyr, comme réformateur de la médecine et sur son combat contre les organi (...)

4Il est clair qu’à la fin du xviiie siècle, les sciences naturelles étaient également marquées par des courants de pensée et des traditions de recherche indépendants de l’approche de Buffon, et parfois même opposés. La lutte sans merci que le grand naturaliste avait menée contre Linné et contre la méthodologie taxinomique linéenne n’avait pas empêché la constitution en France d’une école de botanistes et de naturalistes influencés par l’œuvre du savant suédois. Le centre principal de cette école se trouvait à l’Université de Montpellier4. En outre, le contrôle qu’exerçait Buffon sur le système de recherches de l’époque, bien que considérable, n’était pas illimité. Nous avons déjà fait allusion au commerce de spécimens et d’échantillons qui fructifiait en partie grâce à la vogue de l’histoire naturelle à laquelle Buffon avait donné un élan décisif. Or, il n’avait manifestement pas le monopole de ce marché. En outre, la dernière décennie de l’Ancien Régime s’était distinguée par diverses initiatives gouvernementales et privées en faveur des sciences appliquées, et en particulier des disciplines destinées à promouvoir le développement de l’agriculture et de l’élevage. La discussion sur la façon d’adapter aux cultures françaises l’élevage d’animaux à laine ou de boucherie importés de pays étrangers, de même que le débat sur l’amélioration des races bovines et équines, contribuèrent à accroître l’importance de l’anatomie, et en particulier de l’anatomie comparée pour la classification et les études zoologiques. Ce dernier aspect fut négligé pour ne pas dire méprisé par Buffon et plusieurs de ses disciples. Certains savants qui, sous l’impulsion de Félix Vicq d’Azyr (1748-1794), avaient activement participé au débat sur la réforme de la médecine, partageaient avec celui-ci la conviction que l’étude de l’anatomie était indispensable à la culture générale des médecins et que l’anatomie comparée était un élément fondamental pour parvenir à une réforme de l’étude du monde animal en général5. Vicq d’Azyr, qui était lié par des rapports familiaux et amicaux à des naturalistes tels que Louis-Jean-Marie Daubenton (1716-1800), Lamarck et René-Just Haüy (1743-1822), se servit de ses relations à la cour et de ses rapports avec certains bureaucrates éclairés pour imposer une ligne de recherche rigoureuse à l’École vétérinaire d’Alfort. Mais il obtint des résultats décevants6. L’institution d’Alfort offrait elle aussi aux adeptes des sciences naturelles des postes salariés souvent occupés par des opposants à l’approche de l’histoire naturelle favorisée par Buffon.

  • 7 Pour une bibliographie sur ce sujet, voir Sloan, 1976 ; Corsi, 1983a. Voir aussi Daudin, 1926a, cha (...)
  • 8 G. Cuvier, 1858, juin 1788, p. 49. En novembre 1788 il ajoutait : « L’ouvrage de Buffon contient be (...)

5Il est donc indéniable que les sciences naturelles françaises des dernières décennies du xviiie siècle se caractérisaient par une pluralité d’initiatives, de méthodologies et de priorités de recherche, qui reflétaient à leur tour des publics très différents : les « gens du monde », les provinciaux animés de curiosité et qui désiraient s’ennoblir en imitant le goût aristocratique pour l’histoire naturelle, les médecins ou aspirants naturalistes en quête de promotion sociale. Cependant, le comte de Buffon, en raison de l’immense popularité de ses œuvres ou du contrôle qu’il exerçait sur les centres de recherche parisiens consacrés à l’histoire naturelle, était considéré par beaucoup comme l’obstacle majeur à une véritable réforme de l’histoire naturelle. Les jeunes naturalistes enthousiasmés par la philosophie de Condillac, par les progrès de la chimie de Lavoisier et surtout par la « nomenclature philosophique » de la nouvelle chimie, ou encore par les récentes découvertes de la cristallographie géométrique de Haüy, rêvaient d’affranchir l’histoire naturelle de la tutelle de Buffon. Ils souhaitaient que l’on cessât de considérer l’histoire naturelle comme un genre littéraire, champ privilégié de spéculations théoriques ou de cosmogonies philosophiques. Ils voulaient la remplacer par des processus rigoureux de recherche naturaliste qui s’inspirent de la rigueur logique de la classification linnéenne et des critères épistémologiques de Locke, repris et élaborés en France par Condillac et par ses disciples7. À dix-neuf ans, Georges Cuvier (1769-1832), qui était destiné à devenir le plus farouche adversaire de Buffon et de ses conceptions sur l’histoire naturelle, ne parvint pas à cacher sa satisfaction à l’annonce de sa mort : « Les naturalistes ont enfin perdu leur chef ; cette fois, le comte de Buffon est mort et enterré8 . »

  • 9 Condorcet [1790], 1799, pp. 49-51 et 7 ; Paul, 1980 ; Bourdier et François, 1951.

6Le marquis de Condorcet, chargé de prononcer l’éloge funèbre de Buffon que j’ai déjà cité, tout en s’exprimant avec davantage de diplomatie, ne cachait pas son intention d’« enterrer » définitivement l’œuvre de Buffon, qu’il considérait comme un monument d’excellente – et vaine – prose, mais comme de la très mauvaise science. Subtil interprète d’un genre académique cruel – les éloges – dont Cuvier apprendra toutes les finesses, Condorcet exploitait habilement l’avantage d’attaquer un homme puissant, désormais sous terre et incapable de riposter. Le sévère portrait humain, politique et scientifique du comte de Buffon dessiné par Condorcet exprime la vengeance d’un secteur important des philosophes contre le naturaliste disparu. Buffon y apparaît comme un homme déférent envers les puissants, faussement débonnaire avec les gens qui lui étaient inférieurs et avec lesquels il employait « un ton d’égalité qui les flattoit », enfin comme un homme qui s’était tenu à l’écart des aspirations de liberté « dans un siècle où l’esprit humain, s’agitant dans ses chaînes, les a relâchées toutes, et en a brisé quelques-unes ». Bref, le comte de Buffon était pourvu d’un caractère « où il ne se rencontroit aucune de ces qualités qui repoussent la fortune »9.

  • 10 Condorcet ibidem, pp. 28-29.
  • 11 Ibidem, pp. 22-23.

7Les critiques strictement scientifiques formulées à l’encontre de l’œuvre de Buffon étaient peut-être plus objectives, mais non moins catégoriques. Selon Condorcet, sa minéralogie n’avait pas tenu compte des travaux des chimistes modernes : « En effet, l’analyse chimique des substances minérales peut seule donner à la nomenclature une base solide, répandre la lumière sur leur histoire, sur leur origine, sur les antiques événemens qui ont déterminé leur formation. » Buffon se bornait à recueillir au fur et à mesure de ses découvertes et de ses observations, « tout ce qui peut appuyer » ses points de vue, pour « s’emparer des esprits, les entraîner où il veut les conduire, et faire admirer l’auteur, lors même que la raison ne peut adopter ses principes10 ». Même ses travaux sur la zoologie, qui l’avaient rendu si populaire, n’étaient pas dépourvus de gros défauts : « On peut aussi lui reprocher, avec quelque justice, de n’avoir pas observé les animaux avec assez de scrupule ; de n’avoir point porté ses regards sur des détails petits en eux-mêmes, mais nécessaires pour saisir les nuances très-fines de leurs opérations11. »

  • 12 Ibidem, pp. 27-28. Sur Daubenton, voir Orcel, 1960 ; Farber, 1975 ; Gillispie, 1980.

8Condorcet affirmait vigoureusement que la connaissance anatomique des animaux représentait un aspect fondamental de l’histoire naturelle. Dans ses travaux sur les quadrupèdes, Buffon avait pour seul mérite de s’être assuré la collaboration de Daubenton, originaire de la même région que lui, de l’avoir fait venir à Paris où il l’avait employé au Jardin des Plantes pour l’aider à rédiger l’Histoire naturelle. Condorcet encensait les études d’anatomie comparée de Daubenton en les opposant à celles de son patron. Daubenton avait laissé à Buffon « la gloire attachée à ces descriptions brillantes, à ces peintures de mœurs, à ces réflexions philosophiques qui frappent tous les esprits, [et] se contentoit du mérite plus modeste d’obtenir l’estime des savans, par des détails exacts et précis, par des observations faites avec une rigueur scrupuleuse, par des vues nouvelles qu’eux seuls pouvoient apprecier12 ».

  • 13 Ibidem, p. 18 Voir Buffon [1778] 1962, et la préface de Jacques Roger à cette édition pour situer l (...)

9Cependant, juste au moment où des disciplines telles que la chimie, la minéralogie, la cristallographie et l’anatomie commençaient à se développer grâce à l’application de méthodes de recherche rigoureuses, Buffon s’était séparé de Daubenton et de son anatomie comparée, puis avait entrepris la publication de l’Histoire des oiseaux, sans prêter attention à l’anatomie. Enfin, alors que l’on commençait à abandonner les grands systèmes d’interprétation de la nature et les théories globalisantes en faveur des progrès ponctuels de la science moderne, Buffon avait consacré sa dernière grande œuvre à la description des Époques de la nature (1778). Ignorant les critiques de certains de ses collègues, la désapprobation que d’autres lui exprimaient en privé, ou encore leur silence – stratégie qui sera utilisée contre Lamarck –, Buffon « semble redoubler de hardiesse, à proportion des pertes que son système a essuyées, se défendre avec plus de force, lorsqu’on l’auroit cru réduit à l’abandonner, et balancer par la grandeur de ses idées, par la magnificence de son style, par le poids de son nom, l’autorité des savans réunis, et même celle des faits et des calculs13 ».

  • 14 Roule [1917] 1918, p. 151. Sur l’histoire de la fondation de la Société linnéenne et la présentatio (...)

10Les répercussions de la mort de Buffon sur l’histoire naturelle ne se firent pas attendre. Quelques semaines après la disparition de l’influent naturaliste, une élection à l’Académie des sciences semait le désordre dans les rangs des disciples de Buffon, sanctionnant leur défaite. Quelques mois avant la disparition de Buffon, alors que le naturaliste était gravement malade, le parisien Aubin-Louis Millin (1759-1818) avait fondé à Paris une Société linéenne avec le botaniste et zoologiste de Montpellier, Pierre-Marie Auguste Broussonnet (1761-1807) et d’autres jeunes naturalistes. La Société linnéenne eut une vie brève et difficile, compliquée, entre autres choses, par l’hostilité que lui manifestèrent d’illustres membres de l’Académie des sciences, tels que Michel Adanson (1727-1806) et Antoine-Laurent de Jussieu. Cette société renaquit en août 1790, sous le nom de Société d’histoire naturelle14. Il serait cependant erroné de décrire les remous de la communauté scientifique parisienne après la mort de Buffon comme une lutte entre deux blocs bien définis, reconnaissables à leurs prises de position politiques, idéologiques et épistémologiques.

  • 15 Hamy, 1907 ; Hahn, 1971, pp. 180-181 ; Burkhardt, 1977 ; Duris, 1997 ; cf. Millin, 1792.
  • 16 Cuvier, 1819-1827, vol. III, p. 301 : dans l’histoire des reptiles de Lacepède, « n’y voit rien de (...)
  • 17 Roule [1917] 1918, p. 151 ; Hahn, 1974 ; Appel, 1975 et 1987. Voir aussi Cuvier, 1819-1827, vol. II (...)

11Car, s’il est vrai que les Actes de la Société d’Histoire naturelle s’ouvraient par une dénonciation de l’action rétrograde exercée par Buffon sur les sciences naturelles, et qu’en août 1790 on érigeait un buste de Linné au Jardin des Plantes, il est également prouvé que plusieurs disciples et admirateurs de Buffon participèrent activement aux travaux de cette société15. S’il fallait ajouter d’autres exemples, on pourrait également rappeler que Daubenton protégeait ouvertement Broussonnet, sans pour autant partager la foi aveugle en Linné que professait son jeune collègue, et que ce fut encore Daubenton qui conseilla à Bernard Germain Étienne de la Ville, comte de Lacepède (1756-1825), fervent admirateur et continuateur de l’œuvre de Buffon, d’adopter le système linnéen de classification des reptiles et des poissons16. Par ailleurs, les ouvrages de Buffon étaient toujours très en vogue dans certains milieux cultivés. Il est cependant clair qu’après 1788, ceux qui avaient bénéficié du soutien et de la protection de Buffon, tout comme ceux qui avaient accepté le modèle d’histoire naturelle qu’il avait créé, durent affronter de graves répercussions sur le plan institutionnel et une sérieuse offensive théorique17.

Les sciences naturelles pendant la Révolution

  • 18 Mathiez, 1917 ; Taton, 1953 ; Fayet, 1960 ; Parker 1965 ; Kafker 1967. Sur le débat concernant le r (...)
  • 19 L. Pearce Williams, 1963, et sources cit., note 14 ; Hahn, 1994 [1971] ; Palmer, 1985 ; Belhoste, 1 (...)
  • 20 B.U. (M.), 1854-1865 ; N.B.G. 1854-1866 ; N.B.F. 1932 ; D.S.B., 1970-1980, à l’article A.F. de Four (...)

12Si le mois d’avril 1788 fut considéré par les naturalistes comme une année cruciale pour le sort de l’histoire naturelle en France, le mois de mai 1789 marqua un tournant dramatique dans l’histoire sociale, politique et institutionnelle française et européenne. La Révolution eut de profondes répercussions sur la communauté scientifique parisienne. Elle changea radicalement la situation de la recherche et de l’enseignement dans le domaine de l’histoire naturelle, ainsi que son poids institutionnel. Il existe un long débat sur le rapport entre la Révolution et les sciences, et en particulier sur le problème épineux de l’attitude de certains Jacobins envers les sciences physiques et naturelles, ainsi qu’à l’égard des institutions scientifiques. Il n’est pas de notre propos d’examiner ici – ni même de résumer – l’éventail des opinions avancées par des générations d’historiens de la science et de la culture à l’époque de la Révolution18. On sait que l’exécution d’Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794) ou la suppression de l’Académie des sciences en août 1793 ont été interprétées comme des symptômes dramatiques de l’hostilité des Jacobins envers la nouvelle chimie et les théories de Newton, et peut-être même envers la science en général. Des chercheurs plus attentifs à la complexité des phénomènes historiques et à la documentation disponible ont montré à quel point il était difficile de trouver un dénominateur commun entre les différentes propositions de réformes avancées par divers partisans de la faction jacobine. Ces propositions montraient une profonde attention à la question du rapport entre la science et l’éducation, entre la science et le bien public19. En outre, pour donner une idée de la difficulté qu’il y a à établir des généralisations fondées sur le thème du rapport science-Révolution, et pour rester dans le cadre de l’exemple classique de la mort de Lavoisier, on pourrait observer que la nouvelle chimie, fortement contestée par plusieurs chimistes de l’époque, de Buffon à Lamarck – pour ne citer que deux naturalistes contraires aux idées de Lavoisier –, a trouvé dans les années de la tempête révolutionnaire des conditions idéales de développement. Et cela en partie grâce au pouvoir politique important des disciples et des collaborateurs de Lavoisier. Il est en effet intéressant de noter que la plupart des partisans de la nouvelle chimie étaient de fervents jacobins. Antoine-François de Fourcroy (1755-1809) fut le successeur de Jean-Paul Marat (1743-1793) à la Convention nationale (25 juillet 1793) et devint un membre influent du comité d’Instruction publique. Chef de file incontesté de l’école de Lavoisier, Fourcroy réussit non sans mal à se disculper du soupçon et de l’accusation de ne pas avoir usé de son pouvoir politique pour éviter l’exécution de Lavoisier. Il est difficile d’établir la culpabilité ou l’innocence de Fourcroy dans cette tragique affaire. En revanche, il est certain que Fourcroy ne parvint pas à empêcher l’abolition de l’Académie, même s’il s’efforça par la suite d’intégrer dans la commission des Poids et des Mesures (11 septembre 1793) tous les académiciens qui s’étaient déjà occupés du système décimal au sein de l’institution supprimée20.

  • 21 Voir les dictionnaires biographiques cités à la note 16, et en particulier le G.D.U. 1866- 1890 ; W (...)

13Fourcroy, comme de nombreux savants de l’époque, sut tirer profit du climat d’opportunisme politique. Il survécut à la Terreur en tant qu’homme de pointe du parti jacobin, puis changea assez souvent d’orientation politique pour devenir membre du Conseil des Cinq-Cents, et membre du Conseil d’État après le 18 brumaire. En 1801, le chimiste fut nommé directeur général de l’instruction publique par Napoléon. C’est lui qui rédigea les plans de la réforme de l’instruction supérieure et professionnelle en France. Son ami et protégé Jean-Henri Hassenfratz (1755-1827), assistant de Lavoisier, était un fervent jacobin. Il participa directement à l’organisation de la journée du 10 août 1792, au cours de laquelle il prit la tête d’une colonne de Jacobins des faubourgs pour la mettre à la disposition de son grand ami Danton. Agitateur et conspirateur jacobin, même après la chute de Robespierre, il enseigna la physique à l’École polytechnique pendant une vingtaine d’années. Les carrières d’autres partisans de la nouvelle chimie, tels que Louis-Nicolas Vauquelin (1762-1829), Pierre-Auguste Adet (1763-1834) et Louis-Bernard Guyton de Morveau (1737-1816), montrent que les disciples de Lavoisier parvinrent, grâce à leurs positions politiques, à accéder à des postes importants dans les institutions publiques consacrées à la défense de la patrie, à la recherche scientifique ou à la préparation du personnel technique et admnistratif21.

  • 22 Daubenton, 1969 ; Hahn, 1994 [1971] ; Gillispie, 1980 ; Beretta, 1993.
  • 23 Landrieu, 1909 ; Daudin, 1926a ; Bourdier et Orliac, 1971 ; Burkhardt, 1977 ; Duris, 1997b.
  • 24 Dorveaux, 1935.
  • 25 G.D.U., 1866-1890 ; Faujas de Saint-Fond, 1803 ; Lacroix, 1921, vol. II, p. 51.

14Il serait évidemment erroné de déduire de ce rapide examen de la carrière personnelle de certains représentants de la nouvelle chimie entre les premières années de la Révolution et l’Empire que le jacobinisme détermina le triomphe de la chimie de Lavoisier22. Lamarck, membre de la petite aristocratie, protégé de Buffon, opposant farouche à la nouvelle chimie, au point de faire l’éloge de l’œuvre scientifique de Marat dans ses recherches physiques publiées en 1794, ne quitta jamais Paris même au moment où la fureur contre l’aristocratie était à son comble. En 1793, l’ex-membre de l’Académie Lamarck était élu professeur au Muséum d’Histoire naturelle, organisme de recherche et d’enseignement issu de la réforme du Jardin des Plantes. En 1795, Lamarck fut appelé à l’Institut national, dans la section de botanique de la Ire Classe23. En outre, un grand nombre de naturalistes, géologues et minéralogistes travaillant à l’École des mines, ou dans les instituts et organismes qui lui succédèrent pendant les années de la Révolution, du Consulat et de l’Empire, furent souvent des adversaires convaincus de la nouvelle chimie et de la Révolution. Balthazar Georges Sage (1740-1824) était un vétéran de l’enseignement de la minéralogie appliquée aux techniques minières. Fervent monarchiste, il fut brièvement incarcéré pour des raisons strictement politiques – sur une dénonciation du comité de Salut public – et continua à enseigner les principes de la vieille chimie dans les cours publics et particuliers qu’il donnait à Paris. Sage fut élu membre de l’Institut en 180124. Un illustre protégé de Buffon, le géologue Barthélemy Faujas de Saint-Fond (1741-1819), commissaire du roi pour les mines, décrit comme monarchiste par certaines sources biographiques, s’opposa à la nouvelle chimie, défendit l’aptitude du géologue à construire des systèmes cosmologiques, et critiqua certains de ses collègues, tels Haüy et Déodat de Gratet de Dolomieu (1750-1800), qui tentaient d’appliquer la nomenclature moderne de la chimie et de rigoureux principes de classification à la minéralogie. Faujas sortit indemne de la tourmente révolutionnaire, après avoir fait de nombreuses concessions – du moins en privé – au parti jacobin. Dans une lettre du 20 septembre de l’an I de la République (1793), Faujas, ayant eu la surprise d’apprendre par un ami que Dolomieu n’était plus le Jacobin d’autrefois, se proposa « d’examiner sa conduite de près ». Et il ajoutait : « Lacepède est mauvais et n’a jamais cessé de l’être dans cette législature, mais il nous avait trompés en jouant le patriote ; je n’ose pas vous demander si Thouin est resté dans les bons principes ; mais j’aime à le croire jusqu’à ce que vous m’ayez fait connaître votre opinion à son sujet. Quant à Daubenton, il a eu beau singer le patriotisme, je l’ai toujours cru attaché à l’Ancien Régime. […] J’espère que Fourcroy sera resté fidèle à la bonne cause25. »

  • 26 Roule [1917] 1918, pp. 158-159 ; Kersaint, 1966 ; Appel, 1987 ; Hahn, 1997 ; cf. Lacepède an III (1 (...)
  • 27 Outram, 1983, 1984 et 1997.

15Des considérations d’ordre politique, des attitudes dues à un corporatisme académique, des rivalités professionnelles ou personnelles, ou parfois de simples raisons d’amitié, constituent souvent la seule explication acceptable, ou tout au moins documentée, que l’on puisse donner aux expériences vécues par certains savants isolés ou par des groupes de chercheurs pendant la Révolution. Il suffit de penser à tout ce que fit le jacobin Fourcroy sous la Terreur pour donner une chaire au Muséum d’Histoire naturelle à son ami Lacepède. Celui-ci, en effet, avait quitté Paris sous l’accusation d’être un aristocrate, un parent d’émigrés et un monarchiste constitutionnel. De plus, il avait été un grand ami et admirateur de Buffon, favori de la cour. Lacepède était également un opposant tenace à la vision d’une science fondée sur des critères mathématiques rigoureux, conception que défendaient les nouveaux chimistes et Fourcroy lui-même26. Il convient donc d’être extrêmement prudent avant d’avancer des hypothèses prétendant expliquer les positions idéologiques, institutionnelles ou méthodologiques de naturalistes pris dans la tourmente révolutionnaire, et ce à partir de principes généraux d’ordre politique ou épistémologique. Il faut, en outre, tenir compte du fait que, pendant les années les plus dures de la Révolution, de nombreux naturalistes isolés, et simples citoyens, se retrouvèrent dans des situations qui les obligèrent à réviser profondément leurs propres convictions politiques27.

  • 28 Cuvier, 1858, p. 30.

16Cependant, il est hors de doute que les disciplines qui constituaient traditionnellement l’histoire naturelle obtinrent des avantages institutionnels considérables pendant la période révolutionnaire, le Directoire et le Consulat. Comme le rappelait le correspondant et ami du jeune Cuvier, Christoph Heinrich Pfaff : « C’était une époque très-favorable pour les sciences et ceux qui les cultivaient ; le premier consul se trouvait très-honoré du titre de membre de l’Institut, il le mettait en tête de tous les autres. Les premiers hommes de la science, comme Laplace, Chaptal, Monge, étaient en même temps les premiers aux affaires. L’institution grandiose du Jardin des Plantes, à laquelle des savants spéciaux d’une grande célébrité étaient attachés pour chaque branche de l’histoire naturelle, pour la géognosie, la géologie, pour la chimie théorique et pratique, à laquelle se reliaient les grands musées nationaux, avait surtout une grande part dans cette sollicitude et ces encouragements28. »

  • 29 Sur la « science démocratique » et son utilité publique et patriotique, voir Hahn, 1994 [1971]. Sur (...)

17Pendant la Révolution, les débats sur l’éducation, les sciences et la réforme des institutions culturelles se caractérisaient par leur insistance sur les mérites ou les défauts des différentes disciplines ou institutions du point de vue du bien commun de la nation. On attribuait une importance particulière aux applications pratiques des sciences, à la contribution des techniques à la défense de la patrie, et à l’approvisionnement en matières premières et denrées alimentaires. La capacité qu’avait un naturaliste de convaincre les autorités gouvernementales, ou simplement l’homme politique ou de bureau qui était chargé d’évaluer la personne ou l’activité en question, de l’utilité pour le pays de ses propres études et de ses techniques scientifiques pouvait lui procurer des avantages notables et lui permettre, dans certains cas, d’échapper aux soupçons qui pesaient sur lui. Antoine-Augustin Parmentier (1737-1813), expert en sciences pharmaceutiques et chimiques, célèbre pour ses recherches sur les propriétés alimentaires de la pomme de terre, favori de la cour du roi, sauva sa vie grâce à ses travaux sur la conservation des aliments pendant les voyages en mer. Ses liens avec la marine et avec l’armée se consolidèrent sous le Directoire, le Consulat et l’Empire. Parmentier favorisa activement la carrière de jeunes pharmaciens militaires et de chimistes exclus du monde officiel des sciences naturelles parisiennes. Julien-Joseph Virey (1775-1847), personnage connu pour ses publications scientifiques extra-académiques, et qui adressa des critiques à Lamarck dont nous reparlerons, devait à l’appui de Parmentier son poste à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce29.

  • 30 Jussieu, 1808 ; Hamy, 1893 et 1909 ; Landrieu, 1909, pp. 51-56 ; Bourdier, 1960 ; Burkhardt, 1977 ; (...)

18La défense de nombreux géologues, minéralogistes et chercheurs du Jardin des Plantes consistait le plus souvent à insister sur l’utilité et les applications pratiques de leur discipline. En outre, pour appuyer leurs demandes de stabilité de l’emploi et de financements auprès des organismes politiques de la Convention, les chercheurs du Jardin pouvaient s’honorer de toute une série de mérites envers la nation – comme la conservation et l’étude d’importantes collections botaniques et zoologiques –, tout en rappelant certains aspects particuliers de leur position administrative par rapport à l’État. Tout d’abord, le Jardin des Plantes, à la différence de l’ Académie, appartenait à la couronne et donc à la nation. Des sommes énormes avaient déjà été investies sous l’administration de Buffon. Ce dernier avait également laissé toute une série de dettes qui finissaient par retomber sur l’administration publique. La commission des Finances de la Convention dut ainsi s’occuper souvent du Jardin et de ses savants. Par ailleurs, après la mort de Buffon, les naturalistes employés dans cette institution ne cachèrent pas leur ressentiment lorsque Charles-François Flahaut de la Billarderie (1728-1793), un lointain parent de Lamarck, fut nommé Intendant grâce à ses relations, notamment à la cour. Les professeurs et les chercheurs du Jardin serrèrent alors les rangs autour du vieux Daubenton, doyen respecté des naturalistes du Jardin des Plantes. Daubenton, grâce à un caractère particulièrement aimable, mais également en raison de son ouverture d’esprit envers les méthodes de recherche proposées par des collègues plus jeunes, à la protection qu’il avait assurée aux représentants du système linnéen, et à sa fidélité à la mémoire de Buffon, parvint à rassembler autour de lui différentes factions de la communauté scientifique parisienne30.

  • 31 Hamy, 1893 ; Roule [1917] 1918, pp. 152-156 ; Limoges, 1980 ; Appel, 1987 ; Blanckaert et al., 1997

19Les rapports avec le nouvel Intendant furent immédiatement tendus. Dès les débuts du processus révolutionnaire, l’opposition à l’intendant prit une connotation franchement politique. On ne pouvait accepter qu’un institut de recherche, destiné à développer ses activités pour répondre aux exigences de progrès exprimées par le mouvement révolutionnaire, fût gouverné par un courtisan, de surcroît d’une compétence très relative sur le plan scientifique. Les positions politiques en pointe de deux savants du Jardin des Plantes, Lacepède et Fourcroy, en faveur de la réforme de l’État et de la monarchie, expliquent peut-être la sollicitude avec laquelle les organes politiques s’intéressèrent – et avec bienveillance – à l’institution parisienne. En août 1790, l’Assemblée nationale demanda aux « Officiers du Jardin des Plantes et du Cabinet d’Histoire Naturelle » de rédiger un projet de réforme et de réorganiser leur activité. Trois jours seulement après cette demande, le 23 août 1790, les professeurs du Jardin des Plantes se réunirent en assemblée et élurent le vieux Daubenton comme président. L’Intendant, isolé et humilié, quitta la réunion. Le projet de réforme, rédigé par Lacepède, Fourcroy et Portal, avec l’aide de Daubenton, contenait quelques éléments de démocratie révolutionnaire quant à l’organisation de l’institution. Contre le centralisme autoritaire du vieux régime, les chercheurs du Jardin des Plantes proposaient un organisme de recherche composé par des pairs, qui devaient élire un directeur dont la fonction et les pouvoirs seraient limités. Les professeurs et les autres employés demandaient en outre le développement de l’enseignement et l’accroissement du temps dévolu à la recherche. Le Jardin des Plantes devait devenir le point de référence du développement des sciences naturelles. Il devait constituer des archives nationales recueillant les informations utiles aux secteurs de l’économie – notamment l’agriculture – qui pouvaient progresser grâce à l’application des résultats des recherches en sciences naturelles31.

  • 32 Hamy, 1893 ; Landrieu, 1909, p. 63 ; Burkhardt, 1977 ; Appel, 1987.

20La détérioration de la situation politique, le début de la guerre contre les coalitions contre-révolutionnaires à l’intérieur et à l’extérieur du pays, empêchèrent la discussion du projet de réforme des professeurs du Jardin dans les instances politiques. Ce projet était pourtant prêt à être imprimé dès le 12 septembre 1790. Les mois suivants, la gestion de Flahaut de la Billarderie se révéla désastreuse. Les finances du Jardin des Plantes subirent des pertes considérables. L’Intendant donna sa démission le 25 décembre 1791, Daubenton assurant l’intérim jusqu’en juillet 1792. À cette date, le roi et le ministre de l’Intérieur, dont dépendait l’instruction publique, nommèrent comme intendant Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Cette nomination d’un homme sans doute populaire, mais contesté et détesté par certains, ne fit qu’exaspérer davantage les professeurs du Jardin des Plantes. Ce ne fut qu’en février 1793 que Joseph Lakanal (1762-1845), chargé par le comité d’Instruction publique de réquisitionner les collections naturalistes des Condé, conservées jusqu’alors au château de Chantilly, eut l’idée de les installer au Jardin des Plantes. Il fallut donc inventorier la situation immobilière et administrative du Jardin, puis prendre des mesures afin d’en faire un centre de conservation de collections d’histoire naturelle au niveau national. Lakanal, auquel on prête souvent le mérite d’avoir créé le Muséum, se rendit au Jardin des Plantes où il eut une longue discussion avec Daubenton. Celui-ci lui exposa le projet de réforme de 1790, rédigé par Fourcroy – autre membre influent du comité d’Instruction publique – et par Lacepède. Le 10 juin 1793, la Convention promulgua un décret de réforme qui s’inspirait largement du projet de 1790, et étendait même les prérogatives des « officiers » de l’ex-Jardin des Plantes. Le poste d’intendant était supprimé, tous les « officiers » devenaient « professeurs », avaient le même statut juridique et recevaient le même traitement. Les professeurs jouissaient de larges pouvoirs administratifs, dont celui de nommer eux-mêmes les occupants des chaires restées vacantes. La loi du 10 juin 1793 établissait que le Muséum d’Histoire naturelle serait doté de douze chaires. Pour la première fois dans l’histoire des sciences naturelles françaises, on créait deux chaires hautement spécialisées en zoologie. L’une d’elles était consacrée à la description des mammifères, oiseaux, reptiles et poissons. Elle fut attribuée au jeune Étienne Geoffroy, dit Saint-Hilaire (1772-1844). L’autre chaire, consacrée à la zoologie des insectes, des vers et des animaux microscopiques, fut confiée à Lamarck32.

  • 33 Roule, [1917] 1918, pp. 158-159 ; Lacroix, 1944 ; Kersaint, 1966 ; Cahn, 1962 ; Outram, 1984 ; Appe (...)

21La création du Muséum fut une véritable chance pour certains. Le 7 mars 1793, Lacepède donna sa démission du Jardin des Plantes et quitta Paris pour échapper à l’arrestation et à la mort en tant que proscrit. Daubenton nomma alors comme « garde et démonstrateur » du Cabinet d’Histoire naturelle – poste subalterne – un jeune homme ayant quelques connaissances en cristallographie et quelques vagues notions de zoologie, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Celui-ci avait été chaudement recommandé à Daubenton par son maître et protecteur Haüy. Geoffroy Saint-Hilaire avait rendu de grands services politiques à l’abbé René Haüy, en le libérant des prisons révolutionnaires. Le 4 juin 1793, date de la première réunion de l’Assemblée des professeurs, Geoffroy Saint-Hilaire fut nommé à l’une des deux chaires de zoologie, malgré la ferme opposition de Fourcroy qui n’approuvait pas la nomination d’un jeune homme sans expérience à une chaire qui revenait de droit à Lacepède33. C’est Geoffroy Saint-Hilaire qui organisera par la suite la venue à Paris de Cuvier, au début de l’année 1795, et qui obtiendra pour lui l’enseignement de l’anatomie comparée au Muséum, à la suite du vieux Jean-Claude Mertrud.

22Certains historiens ont souligné l’importance de la fondation des chaires du Muséum pour la zoologie française et européenne, et pour la communauté des naturalistes parisiens en particulier. Il s’agissait en effet des premières chaires jamais créées dans des secteurs spécialisés de la recherche zoologique et qui indiquaient par leur existence même un démembrement ultérieur de la discipline même de l’histoire naturelle. En outre, c’était la première fois qu’était affirmé le principe du droit des experts à nommer de futurs enseignants. La nomination d’un jeune chercheur sans expérience tel que Geoffroy Saint-Hilaire à l’une des deux chaires de zoologie, et celle du botaniste Lamarck à la seconde (celle des invertébrés), s’expliquent peut-être justement par la nouveauté de la situation. Le Muséum manquait en effet de naturalistes à la hauteur de la tâche, et il fallut donc nommer un jeune homme plein de bonne volonté et un botaniste collectionneur de coquillages pour y ouvrir un nouveau front de recherche et d’enseignement.

23L’intérêt du gouvernement révolutionnaire, puis, après la fin de la Convention, du Directoire et de l’Empire pour l’histoire naturelle, se manifesta par d’autres initiatives importantes. Le système d’éducation des écoles centrales, institué le 25 février 1795, prévoyait l’enseignement de l’histoire naturelle. L’un des premiers postes occupés par Cuvier fut d’ailleurs la chaire d’histoire naturelle de l’École centrale du Panthéon, à Paris. La mode de l’histoire naturelle et des diverses disciplines qu’elle comportait traditionnellement (cristallographie, minéralogie, botanique, zoologie et géologie) ne s’était pas affaiblie pendant la Révolution. Au contraire, des mesures administratives et politiques telles que l’abolition de la censure, le droit à la libre association, la libéralisation des professions et des titres, avaient favorisé la prolifération de sociétés et d’écoles, de publications et de collections ouvertes au public. La fin des mois de la Terreur et le commencement, bien qu’encore tourmenté, d’une certaine normalisation de la vie politique et sociale marquèrent donc la renaissance à Paris de toute une série d’activités tournant autour de la diffusion et de la discussion de thèmes naturalistes.

  • 34 Hahn [1971], 1994, p. 430 ; voir aussi pp. 407-454 pour une discussion critique de la naissance du (...)

24Comme Roger Hahn l’a bien montré, « sous le Directoire, la primauté accordée au scientifique symbolisa un système de valeurs sociales réorganisé ». Dans la sphère politique, ceux qui avaient échappé à la Terreur étaient confrontés à un retour possible des valeurs politiques aristocratiques et se sentaient menacés par l’égalitarisme jacobin encore proclamé par des révolutionnaires comme Babeuf. La méritocratie scientifique se présentait alors – et était affichée – comme une base que l’on espérait solide pour légitimer un ordre social fortement hiérarchisé. Fourcroy, en essayant de blanchir son passé jacobin, écrivait avec enthousiasme à son ami, le pharmacien genevois Gosse : « Tu apprendras avec plaisir que nous donnons avec autant de force et d’empressement que le vandalisme n’avoit mis à la détruire, une grande impulsion aux sciences, aux arts, à l’instruction publique, aux manufactures et à l’agriculture. Des Écoles de santé, des travaux publics, une école normale pour former des Professeurs sont établis en ce moment. On s’occupe partout des arts et des sciences, on soigne, on appelle, on encourage les hommes instruits ; la Convention les honore et les indemnise par des sommes des pertes et de l’oubli honteux qu’on leur a fait trop longtemps subir. Vive les républiques où l’on prise le Savoir et les vertus. La France ne sera pas reconnoissable dans quelques années34. »

  • 35 Lacroix, 1921, vol. II, p. 153, Dolomieu au Chevalier de Fay 25 mai 1797. Le 16 décembre 1796, il a (...)

25Pendant deux ou trois ans, en raison de sérieuses difficultés militaires et économiques, les principaux bénéfices furent d’ordre idéologique, plus que pratique. Avec son habituelle perspicacité, Dolomieu décrivait bien la situation : « Les sciences ont repris ici une grande activité, et ceux qui les cultivent montrent une grande émulation. Le gouvernement ne fait pas encore des choses bien importantes pour elles et pour eux ; mais la considération est indépendante de l’état de nos finances, et quoiqu’elle n’échauffe pas la cuisine, elle aide au moins à supporter les privations35. »

26Et pourtant, le développement du Muséum et l’augmentation du nombre de postes subordonnés – assistants, suppléants, gardiens du jardin zoologique, gardiens de salles d’exposition, démonstrateurs – ainsi que la création de chaires d’histoire naturelle dans les écoles centrales et de l’enseignement de cette discipline au Collège de France ou à l’École des mines, l’augmentation des postes disponibles dans diverses écoles et institutions privées parisiennes, tout cela contribua grandement à orienter vers des disciplines naturalistes de jeunes savants entreprenants, venus chercher fortune à Paris. Ce n’est pas un hasard si un nombre considérable d’étudiants du Muséum ou d’auteurs d’articles dans des journaux comme le Magasin encyclopédique étaient de jeunes étudiants en médecine ou en pharmacie, venus chercher une meilleure instruction dans la capitale. Nombre d’entre eux s’adonnaient à l’étude des disciplines naturalistes pour améliorer ou compléter d’autres études, pour se faire connaître, ou pour essayer de trouver un poste dans les diverses institutions publiques ou privées de la capitale. Pour ne citer qu’un seul exemple, et introduire un naturaliste qui jouera un rôle important dans le débat sur la réforme de l’histoire naturelle, André-Marie-Constant Duméril (1774-1860), ami et collaborateur de Cuvier, vint à Paris pour y finir ses études de médecine. Duméril mena une brillante carrière de naturaliste, de professeur de médecine et de praticien auprès d’une vaste et riche clientèle. Mais ce furent ses articles sur l’histoire naturelle, et son assiduité aux cours du Muséum, qui lui permirent de mener à bien ses ambitions personnelles et professionnelles.

  • 36 Lacroix, 1921, vol. II, p. 102. Au sujet de certains aspects des réformes des institutions scientif (...)

27Il est indéniable qu’à long terme, la structure institutionnelle a favorisé l’imposition, tacite ou explicite, de certains critères de scientificité, et qu’elle a fini par reléguer dans la non-science, ou tout du moins dans des sphères non académiques, d’autres approches ou méthodes de recherche. Ce processus fut en partie favorisé par le progressif apaisement et par le conservatisme politique des gouvernements qui suivirent la chute de la Convention. Après la ferveur démocratique des années 1790-1794, la période du Directoire inaugura un retour progressif à la centralisation ainsi qu’à des pratiques bureaucratiques et organisationnelles calquées sur les modèles de l’Ancien Régime. Ainsi, les professeurs des diverses institutions scientifiques obtinrent le droit de cumul, c’est-à-dire d’enseigner dans plusieurs endroits, et de déléguer leurs cours et leurs tâches quotidiennes à des assistants dont la nomination ne dépendait que d’eux. En outre, les instances dirigeantes essayèrent de reconstituer une sorte de directoire des différentes branches de la science et de la culture, ce qui revenait finalement à rétablir l’Académie des sciences. La constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) établit la fondation d’un Institut national, composé de 144 membres. Les 48 premiers membres, élus par le Directoire, se chargèrent ensuite de nommer les autres. L’Institut fut divisé en trois classes. Des salaires généreux furent garantis à différents titres aux membres de l’Institut « ce qui a fait ouvrir les oreilles à tout le monde », écrivait, non sans ironie, le géologue Dolomieu à un ami36.

28Au-delà du facteur économique, cependant, l’importance et la signification de la fondation de l’Institut n’échappèrent pas aux savants de l’époque. L’Institut établissait en effet une structure hiérarchique de la recherche scientifique. Grâce à son prestige dans l’administration publique, aux émoluments directs et indirects (commissions, missions d’expertise, etc.) et à l’extension de son autorité par le système des cumuls, ses membres s’assurèrent le contrôle effectif et moral de la communauté scientifique. En outre, une position influente au sein de l’Institut pouvait ouvrir la voie à des fonctions politiques, souvent au plus haut niveau. Napoléon, lui-même membre de l’Institut, attribua souvent à ses « collègues » des postes de haut niveau, comme ministre de l’Intérieur, directeur de l’Instruction publique, chargé de missions diplomatiques : les exclus comprirent bien que leur destin était signé. Cuvier fut l’un des premiers membres à être élu dans la section d’anatomie et zoologie de la Ire classe. Grâce à ses travaux et à son habileté dans les relations humaines, il gagna l’estime des autres membres de l’Institut qui l’élurent secrétaire (1800), puis secrétaire perpétuel (1803). Il utilisa à fond toutes les possibilités de contrôle sur la communauté scientifique qui étaient en son pouvoir en tant que membre de l’Institut, exerçant en outre le pouvoir que lui conféraient ses diverses fonctions politiques. À la demande expresse de Napoléon, Cuvier rédigea des rapports sur l’état des sciences physiques et naturelles en France. Par ailleurs, il maîtrisait – malgré quelques difficultés – les mécanismes électoraux de l’Institut et était chargé de rédiger les éloges des membres défunts. Toutes ces activités étaient autant d’armes qui lui permettaient de faire connaître et d’imposer son propre point de vue sur les sciences naturelles et leurs méthodes.

29L’une des difficultés majeures rencontrées par les historiens s’intéressant à cette époque vient ainsi des témoignages souvent trompeurs de Cuvier sur l’état des sciences naturelles de son temps. Le naturaliste devint en effet le porte-parole d’un groupe de savants – dont le noyau dur était constitué principalement de mathématiciens et de physiciens – qui travaillaient à l’intérieur des institutions scientifiques officielles, et il choisit de taire tout ce qui concernait le monde, pourtant très actif, des naturalistes et des auteurs scientifiques qui opéraient en dehors des structures officielles. Il serait cependant erroné de diviser nettement les naturalistes en deux camps : celui des savants « académiques » et celui des « non académiques ». La situation était sans aucun doute plus complexe et moins favorable à Cuvier qu’il n’est communément admis. Les procédures particulières et contingentes adoptées lors de la fondation du Muséum permirent à des naturalistes comme Lamarck, ou Faujas de Saint-Fond et Lacepède, d’y travailler, alors qu’ils avaient une approche plus traditionnelle de l’histoire naturelle. En outre, les propositions méthodologiques avancées par Cuvier, mais également par Philippe Pinel (1745-1826), Marie-François-Xavier Bichat (1771-1802), ou depuis plus longtemps par Vicq d’Azyr, étaient loin d’être acceptées par la majorité des naturalistes à la fin des années 1790 et dans les premières années du XIXe siècle. Envers ses adversaires et envers Lamarck, Cuvier procéda avec prudence. D’un côté, il faisait l’éloge des aspects « acceptables » de leurs activités, et, de l’autre, il excusait, pour ainsi dire, leurs hypothèses cosmogoniques, leur opposition à la nouvelle chimie ou leur adhésion à l’hypothèse de la génération spontanée comme le fruit de lubies personnelles.

30Un examen attentif des débats des naturalistes qui ont marqué les abords du xixesiècle met en lumière l’insuffisance et, dans certains cas, la partialité des explications et des reconstitutions historiques fournies par Cuvier. L’étude de ces débats permet en effet de se pencher sur la question Lamarck sans la lourde hypothèque des interprétations de Cuvier ou les mythes des hagiographies posthumes. Loin d’être le fruit d’idiosyncrasies personnelles ou de constituer un anachronisme inacceptable, un grand nombre de thèses de Lamarck, dont son hypothèse transformiste, étaient discutées dans certains cercles naturalistes parisiens, qu’ils fussent académiques ou pas. Isolé à l’intérieur du Muséum, mais jusqu’à un certain point seulement, Lamarck s’adressait à un public dont il connaissait bien les goûts et les intérêts et qui attendait de lui qu’il relançât une conception de l’Histoire naturelle exaltant l’unité de la Nature et des principes qui la régissent.

Après la Révolution – Le destin des exclus

  • 37 Lacroix, 1921, vol. II, p. 138, Dolomieu à Frédéric Munter, 15 janvier 1797 : « Les sciences qui, a (...)
  • 38 Plusieurs projets conçus par Lamarck, dont Landrieu (1908) donne le détail, visaient probablement e (...)

31Nous avons vu comment la fondation ou la restructuration du Muséum, des écoles centrales, de l’Institut, ainsi que d’autres centres de recherche et d’enseignement public ou privé, ont modifié d’une façon significative la scène institutionnelle des sciences naturelles à Paris, en créant une série de postes convoités par les adeptes des disciplines naturalistes. Des situations contingentes, des amitiés personnelles et politiques, le hasard parfois, et bien entendu le prestige personnel ainsi que les compétences particulières, firent que certains naturalistes, à la fin des années les plus éprouvantes de la Révolution, voyaient s’ouvrir de bonnes perspectives d’emploi et de recherche. Pour certains d’entre eux, une fonction dans les structures publiques ou privées devenait la seule source de revenu possible. Ainsi, Faujas de Saint-Fond, qui avait travaillé avec Daubenton au Jardin des Plantes et avait été le premier professeur de géologie au Muséum, perdit presque tous ses biens pendant la Révolution, ce qui le contraignit à multiplier considérablement ses travaux éditoriaux et de recherches. De même, Dolomieu, membre aristocratique de l’ordre de Malte, sortit appauvri des bouleversements économiques des années 1790-1798, et fut contraint de vivre du fruit de ses travaux scientifiques37. Cuvier, arrivé à Paris comme tuteur d’un jeune membre de l’aristocratie, réussit en quelques années, grâce à l’enseignement, à la publication de ses œuvres et aux postes qu’il occupa dans l’administration de la science et de l’État, à accumuler une fortune notable. Lamarck, qui ne disposait que de son salaire de professeur au Muséum et des indemnités de l’Institut, intensifia ses initiatives éditoriales et entreprit d’écrire des œuvres traitant de questions diverses, choisies non seulement pour leur intérêt théorique mais aussi en fonction des goûts manifestés par le public pour certains sujets38.

  • 39 N.B.G., 1854-1866, voir P. A. Latreille ; Dupuis, 1975 ; G.D.U., 1866-1890 ; D.S.B., 1970-1980 ; B. (...)

32Cependant, les situations salariées et bien rémunérées – ou tout du moins régulièrement – n’étaient pas très nombreuses. Plusieurs naturalistes ayant été contraints de quitter Paris au moment de la restructuration des instituts de recherche en raison de leur appartenance à l’aristocratie, ou de leur opposition aux factions politiques au pouvoir, revenaient, souvent ruinés, dans un Paris profondément transformé. Certains, surtout les plus jeunes, ne manifestèrent donc pas de répugnance excessive à travailler patiemment dans l’ombre d’un enseignant du Muséum ou d’une autre institution en attendant d’obtenir un poste. L’entomologiste Pierre-André Latreille (1762-1833), ecclésiastique ruiné par la Révolution, décida de se consacrer entièrement à sa carrière scientifique. Proscrit comme prêtre réfractaire, condamné à la déportation et sauvé par des amis influents, dont le futur « lamarckien » Jean-Baptiste-George-Marie Bory de Saint-Vincent (1778- 1846), Latreille revint tardivement à Paris (1798) et ne dut son salut financier qu’à la multiplication de ses activités professionnelles. Ami de l’abbé René-Just Haüy et collaborateur de Lamarck, Latreille essaya de ménager tout le monde : les partisans de Buffon, Cuvier, Lamarck et Fourcroy. Après toute une série d’emplois subalternes médiocrement rétribués, et une activité intense en tant qu’auteur de textes zoologiques et d’articles de dictionnaires, Latreille obtint finalement de succéder à la chaire de Lamarck au Muséum en 1829 : « L’on me donne du pain – confia-t-il avec amertume à son ami Jourdan – quand je n’ai plus de dents39. »

  • 40 Kraft, 1818 ; G.D.U., 1866-1890 ; Lacroix, 1921, vol. II, p. 103 ; Hahn, 1994 [1971] ; Magasin ency (...)

33Millin, l’un des fondateurs de la Société linnéenne de Paris, avait pris, pendant la Révolution, le nom d’« Eleuthérophile » (« Ami de la liberté »), abandonnant le titre, aussi présomptueux qu’illégitime, de « de Grandmaison » qu’il s’était attribué avant 1789. Pendant la Terreur, Millin fut arrêté en raison de ses discours condamnant les excès des tribunaux révolutionnaires. Ruiné, Millin accepta ensuite la fonction de chef divisionnaire du comité d’Instruction publique, puis devint professeur d’histoire naturelle à l’École centrale de la Seine et rédacteur du Magasin encyclopédique. Bien qu’allié aux réformateurs de l’histoire naturelle, Millin n’obtint rien d’autre, en tant que naturaliste, que cette chaire à l’École centrale. L’intérêt qu’il portait à l’archéologie et à la numismatique se révéla cependant plus fructueux et le détourna des disciplines naturalistes40.

  • 41 Sigrist, 1998, p. 340, Dolomieu à Marc-Auguste Pictet, 20 août 1796 : « Il se reproche ses écrits e (...)
  • 42 À partir de 1793, de la Métherie adopta la graphie Delamétherie pour son nom. Pour ses attaques con (...)
  • 43 « Avis du libraire sur la reprise du Journal de physique », tome II, 1794, sans n. de page, après l (...)

34Pour d’autres, en revanche, la collaboration avec les nouveaux professeurs, ou avec les jeunes gens que la Révolution avait placés à la direction d’importants secteurs de recherche dans les disciplines naturalistes, était difficile, sinon impossible. Libérés de prison après le coup d’État de Thermidor ou rentrés à Paris avec le Directoire, de nombreux naturalistes de la vieille école, notamment celle de Buffon, durent gagner leur pain en travaillant. Les voies institutionnelles leur étaient souvent fermées. Des raisons de dignité personnelle, d’incompatibilités politiques et scientifiques empêchèrent des hommes comme Charles-Nicolas Sigisbert Sonnini de Manoncourt (1751-1812) ou Jean-Claude Delamétherie (1743-1817) de travailler avec leurs anciens collègues ou avec de jeunes chercheurs favorisés par la Révolution. Delamétherie, personnage reconnu en Europe pour ses publications scientifiques, était devenu éditeur en 1785, puis co-propriétaire, du célèbre Journal de physique. Membre du Club de 89, le naturaliste avait accueilli favorablement les débuts de la Révolution, mais il s’était opposé à la république jacobine41. Par ailleurs, il avait à plusieurs reprises attaqué Condorcet pour complicité avec les crimes de l’Ancien Régime, et invoqué la suppression de l’Académie des sciences, qu’il accusait d’être dominée par des élites uniquement soucieuses de préserver leur pouvoir et peu intéressées par les progrès de la science42. La Terreur l’avait obligé à quitter Paris, et le Journal de physique n’avait pu reprendre sa publication qu’en décembre 1797 : « Nous ne rappellerons pas les causes qui ont suspendu le Journal de physique ; elles sont les mêmes que celles qui ont détruit les hommes et les choses. Depuis qu’il est possible de respirer, les communications entre les individus se sont un peu rétablies, les goûts ont ramené les rapprochemens, & le génie de la Science a sorti son flambeau de l’étouffoir révolutionnaire. Nous profitons de ce moment heureux pour reprendre nos anciens travaux. » Delamétherie, meurtri de ne pas avoir été nommé à l’Institut, ne trouva jamais de poste à sa mesure dans les structures publiques, malgré le grand succès de plusieurs de ses œuvres et des leçons qu’il avait données en remplaçant Cuvier au Collège de France43.

35À la mort de Daubenton (1800), Delamétherie espéra succéder au vieux naturaliste à la chaire d’histoire naturelle du Collège. Mais c’est le jeune Cuvier qui fut nommé, lequel proposa à Delamétherie, en guise de consolation, de le remplacer comme professeur de géologie en lui cédant un tiers, puis les deux tiers, de son salaire : situation extrêmement humiliante pour un homme âgé, au caractère difficile, qui se considérait comme l’un des plus grands minéralogistes-géologues de son temps. Il conviendrait d’approfondir les raisons qui poussèrent Cuvier à porter son choix sur Delamétherie : on peut y voir en effet une concession, dictée par l’opportunisme, à une conception traditionnelle de l’histoire naturelle avec laquelle le jeune naturaliste ne s’accordait pas, ou même le désir de ne pas irriter Dolomieu, ami et protecteur du minéralogiste. Oublié des historiens de la science, Delamétherie était connu à son époque pour avoir organisé les premières leçons de géologie sur le terrain et pour avoir contribué à mettre en lumière l’importance paléontologique et géologique du Bassin parisien. Ses rapports annuels sur les progrès des sciences physiques et naturelles, publiés dans le Journal de physique, constituent un document intéressant sur les idées et les priorités de recherche d’un grand nombre de naturalistes de l’époque. C’est également un complément précieux aux rapports analogues rédigés par Cuvier à partir des premières années 1800. Comme nous le verrons, l’œuvre de Delamétherie présente des éléments de grand intérêt pour l’historien du transformisme de Lamarck.

36Le naturaliste Sonnini de Manoncourt dut également traverser les années difficiles de l’après-Terreur en mettant à contribution ses capacités de divulgateur de sciences naturelles. Comme celle de Delamétherie, l’œuvre de Sonnini et de ses collaborateurs a été négligée par les historiens des sciences. Une longue tradition historiographique ainsi que d’importantes études récemment publiées sur la science française entre le xviiie et le xixe siècle ont contribué à renforcer le mythe selon lequel l’école de Buffon aurait soudainement pris fin à la mort de celui-ci. Défenseurs d’une conception de la science et de l’histoire naturelle qui fut repoussée – mais non pas anéantie – lors des débats qui se déroulèrent entre 1795 et 1805, les adeptes de Buffon ont subi une damnatio silentii aussi radicale qu’injustifiée, sur le plan historique, tout au moins. La diffusion des écrits de Buffon, entreprise avec une dévotion sectaire par certains de ses disciples, connut un succès public important et constant, preuve qu’un marché s’offrait à ceux qui, exclus de la science institutionnelle, souhaitaient se tourner vers le grand public des lecteurs d’œuvres scientifiques de divulgation. Nous verrons comment les idées des disciples de Buffon et celles de Delamétherie constituent une référence indispensable à la compréhension de nombreux aspects jusqu’à présent considérés comme obscurs – et par certains côtés « anormaux »– de la pensée de Lamarck.

  • 44 Les sources citées dans les notes précédentes ne font pas référence à ce groupe de naturalistes. Su (...)

37Sonnini de Manoncourt, naturaliste voyageur et expert en ornithologie, avait travaillé avec Buffon à la préparation de l’Histoire des oiseaux. Riche propriétaire terrien en France et aux colonies, Sonnini avait entrepris des expériences importantes d’acclimatation de plantes exotiques dans sa ferme modèle de Manoncourt. Emprisonné pendant cinq mois en 1793, Sonnini fut complètement ruiné après avoir livré à l’armée des fournitures qui ne lui furent jamais payées. À Paris, il vint grossir les rangs de ceux qui écrivaient pour vivre. Pendant plusieurs années, il fut rédacteur de la Bibliothèque physico-économique, journal très répandu chez les exploitants agricoles et les entrepreneurs provinciaux, qui avait été fondé en 1788 par Parmentier44.

38Comme son ami Delamétherie, Sonnini se sentit gravement lésé par la science officielle, et décida de se venger des naturalistes et du Muséum en truffant ses écrits d’insultes et d’invectives diverses qui leur étaient destinées. Son expérience dans le domaine éditorial lui permit de pressentir les possibilités de succès d’une nouvelle édition des œuvres de Buffon qui continuaient à voir le jour grâce au travail de ses successeurs – Lacepède notamment – mais à un rythme de parution qui s’étalait sur plusieurs années. En 1798, Sonnini lança sa propre édition des œuvres de Buffon qui, terminée en 1808, comprenait le nombre impressionnant de 127 volumes. Sonnini déclarait, dans la préface du premier volume, vouloir suivre un ordre « logique », ce qui indiquait une volonté de revanche culturelle des partisans de Buffon. Sonnini ne niait pas que les sciences naturelles avaient accompli des progrès considérables depuis que Buffon avait commencé son programme d’études et de publications. D’autant plus que, selon lui, le grand naturaliste avait fait imprimer ses recherches à mesure qu’il jugeait suffisantes les données accumulées et ne s’était occupé que dans les toutes dernières années de sa vie des questions fondamentales telles que l’histoire du monde et des grandes étapes de son développement.

  • 45 Buffon, an VII (1798)-1808, vol. I, an VII (1798), « Introduction ». Voir aussi Buffon, an VII (179 (...)

39L’ordre « logique » des œuvres de Buffon devait donc inverser l’ordre de parution des différents volumes de l’Histoire naturelle. Les Époques de la nature, dernier ouvrage entrepris par Buffon, ouvrait l’édition de Sonnini, suivi de l’Histoire des minéraux, puis de celle des animaux dont s’était occupé le naturaliste disparu. Un appareil critique considérable avait été ajouté aux œuvres dont Buffon avait préparé lui-même l’édition. Rédigé par plusieurs naturalistes, dont Sonnini, Virey, Latreille, Lacepède, etc., il était destiné à mettre l’œuvre de Buffon à jour et à l’accorder aux progrès de la science. Suivait une importante série de volumes additionnels, commandés expressément par Sonnini, ou dont les droits avaient été achetés, dans l’intervalle, par le responsable de l’édition. Ces volumes contenaient la description du règne végétal ou des animaux dont Buffon n’avait pas eu le temps ou la volonté de s’occuper. En rassemblant les œuvres de Buffon, avec les mises à jour et les suppléments, l’intention de Sonnini était d’offrir au lecteur un Cours complet d’histoire naturelle, comme l’annonçait le sous-titre de l’édition. On a souvent sous-évalué le fait qu’il s’agissait du recueil le plus complet de textes naturalistes disponibles en France et en Europe, ce qui permet de mieux comprendre le succès de l’entreprise. Sonnini, comme nous l’avons déjà vu, ne niait pas les progrès accomplis par des naturalistes comme Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire ou Haüy. Cependant, il soutenait que la spécialisation excessive de leurs recherches empêchait d’embrasser l’ensemble des mécanismes de la nature et la succession des phénomènes au cours de l’histoire du monde. Si le naturaliste voulait être un scientifique et pas seulement un classificateur de données, il lui fallait donc intégrer le détail à l’ensemble45.

40L’édition des œuvres de Buffon, grâce aussi à l’efficacité de l’équipe rédactionnelle, qui parvenait à publier jusqu’à deux volumes par mois, reçut un accueil public très favorable, qui dépassa même les espérances de Sonnini. La liste des souscripteurs révèle la présence importante, parmi eux, de médecins, pharmaciens, notaires et avocats de province : le public des œuvres de Buffon.

  • 46 Buffon, an VII (1798)-1808, vol 65, an XI (1802), pp ; 37-38 ; pour la liste de 642 souscripteurs – (...)

41Sonnini commença à se méfier de Cuvier. Aux flèches que le jeune et déjà célèbre naturaliste lançait contre « le troupeau servile des imitateurs » de Buffon, Sonnini rétorquait : « Les sciences sont-elles donc matière à privilèges exclusifs ; et parce qu’on est payé pour les enseigner, sera-t-il défendu de s’en occuper à d’autres qui ne le sont pas ? Le public éclairé ne fait aucune différence entre le savant en place et le savant isolé, et il ne les juge que d’après leurs productions et nullement d’après leur morgue, ou leurs prétentions présomptueu ses46. »

42Devant ce succès, Sonnini conçut l’ambitieux projet d’un dictionnaire d’histoire naturelle. Cette fois encore, le système organisationnel de Sonnini fonctionna à merveille. Les 24 volumes du Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle parurent entre 1803 et 1804, et furent largement diffusés en Europe. La direction de l’ouvrage avait été confiée à Virey, élève de Parmentier qui avait déjà collaboré avec Sonnini à l’édition des œuvres de Buffon.

43Il est significatif de voir que le dictionnaire concurrent, lancé par Cuvier en 1804, et dirigé par son frère Frédéric (1773-1838) s’arrêta au troisième volume et que l’Atlas, publié en 1805, ne dépassa pas le deuxième tome. Cuvier présentait le Dictionnaire des sciences naturelles (le choix du titre était déjà polémique par rapport au Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle) comme la somme de la science officielle exposée par les professeurs du Muséum, et invitait ses lecteurs à se détourner des ouvrages rédigés par des amateurs de réputation douteuse :

  • 47 G. Cuvier, « Prospectus », Dictionnaire des sciences naturelles, vol. 1, 1804, pp. vii-viii.

44« Ce qui a fait encore plus de tort à l’Histoire naturelle, ce que la feroit bientôt retomber dans le chaos d’où ces deux grands hommes [Linné et Buffon] l’avaient tirée, si d’autres hommes dignes de marcher sur leurs traces ne s’efforçoient de résister à ce pressant danger, c’est qu’en devenant populaire, elle est devenue aussi l’objet de spéculations intéressées. Pendant que de vrais naturalistes, pénétrés de reconnoissance pour les travaux de leurs prédécesseurs, mais sentant combien ils sont encore insuffisans, méditoient sur les nouvelles bases à établir et recueilloient dans le silence les faits propres à les appuyer, des auteurs moins difficiles, et par conséquent plus féconds, produisoient à l’envi des ouvrages qui portent l’empreinte de la manière dont ils ont été composés. Retirés dans leurs cabinets, seulement avec des livres, renonçant à l’observation, dénués même pour la plupart de moyens d’observer, ils ont cru enrichir le système de la nature, en remplissant ce vaste catalogue de phrases recueillies de toutes parts, sans comparaison, sans examen des autorités dont elles provenoient, et en les accompagnant d’une foule de citations discordantes et souvent contradictoires47. »

45Contre Sonnini, Cuvier défendait les avantages d’un ouvrage produit par les professeurs du Muséum, le centre scientifique le plus avancé d’Europe :

46« Dépositaires et ordonnateurs de collections que les travaux de vingt années ont rendues les plus belles de l’Europe, et que la munificence du Gouvernement ne cesse d’accroître ; pourvus d’emplois honorables qui, les forçant de s’occuper continuellement des productions de la nature, leur laissent cependant le loisir de publier les observations qu’elles leur fournissent ; centre auquel aboutissent les découvertes des observateurs que l’État entretient dans les climats divers, ou de ceux qu’il envoie dans les mers lointaines ; connoissant enfin, par leurs relations avec les disciples qui viennent de toute l’Europe à leurs leçons, ce que les naturalistes et leurs commerçans désirent dans un tel ouvrage. »

  • 48 Dictionnaire des sciences naturelles, 1804-1805 ; Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, 1803-1 (...)

47Il se trompait encore une fois : le jugement du public fut nettement défavorable aux professeurs du Muséum. L’histoire naturelle de Buffon et de ses disciples pouvait encore compter sur un public vaste et fidèle48.

48L’histoire de l’édition des œuvres de Buffon et des Dictionnaires, la popularité de Delamétherie et de son Journal de physique (dont chaque numéro se vendait à environ 800 exemplaires), suscitent une dernière réflexion sur l’état des disciplines de l’histoire naturelle à la fin de la période de la Terreur et dans les premières années du xixe siècle. Le succès mitigé de la conception de Cuvier lors des deux décennies suivantes permet d’observer que le conflit n’était pas encore résolu entre 1795 et 1805. On peut même affirmer qu’entre 1795 et 1805, les partisans de la vieille chimie, de même que les sympathisants de l’histoire naturelle de Buffon, ou de formes actualisées de son œuvre, espéraient pouvoir reprendre avec succès l’initiative scientifique, et se venger par leurs publications et leur importance culturelle des défaites qu’ils avaient essuyées sur le plan institutionnel. Des personnages aussi influents que Daubenton et Lacepède, qui avaient pourtant soutenu de jeunes naturalistes et collègues favorables à la réforme de l’histoire naturelle, tentèrent vers la fin des années 1790, de freiner la spécialisation extrême à laquelle tendaient d’une part les partisans d’une classification minéralogique de type linnéenne, fondée sur la géométrie, d’autre part, ceux qui voulaient appliquer à la taxinomie, ainsi qu’à la nomenclature anatomique et zoologique, les nouvelles conceptions de la nomenclature chimique.

49La multiplicité des positions politiques et corporatives, des alliances et des désaccords, des parrainages et des exclusions qui caractérisent la période en question ne pouvait que se refléter dans une multitude de conceptions de l’histoire naturelle, de ses méthodes et de l’organisation de ses disciplines. La compréhension de ces aspects institutionnels, d’une grande complexité, est une prémisse indispensable si l’on veut déterminer le public et les groupes professionnels auxquels s’adressait l’œuvre de Lamarck. Également fondamental dans la formulation, et donc pour la compréhension de la première doctrine transformiste de Lamarck, exprimée dans le Discours d’ouverture à son cours de 1800 et dans les Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802), est le vif débat – véritable controverse scientifique – qui agita la communauté des naturalistes français entre 1790 et 1800. La description sélective de certaines étapes de ce débat permettra d’identifier les thèmes porteurs de la stratégie culturelle fort complexe que Lamarck avait mise en œuvre. Dès la fin des années 1790, Lamarck tentera en effet de se poser comme médiateur entre les différentes conceptions qui avaient émergé des débats scientifiques de l’époque. Il entendra également tenir un rôle de philosophe-naturaliste, aspirant – mais sans grand succès – à prendre la tête de la communauté des naturalistes parisiens et français.

Projets de réforme pour l’histoire naturelle

50Un nombre non négligeable de philosophes et de naturalistes actifs en France entre 1780 et 1800 partageaient avec Condorcet l’idée que l’histoire naturelle devait subir une profonde révision. Elle devait passer du genre littéraire, de la description enthousiaste des merveilles de la nature à un ensemble de disciplines – cristallographie, minéralogie, géologie, botanique et zoologie – fondées sur des méthodes et des concepts rigoureux, calqués sur les disciplines physiques et mathématiques. Comme nous l’avons déjà observé, dans sa commémoration de Buffon, Condorcet citait avec admiration les planches d’anatomie comparée de Daubenton. De tels travaux demandaient une attention extrême aux détails, et ne pouvaient être jugés et appréciés que par des experts. Condorcet opposait la popularité facile des œuvres de Buffon aux recherches spécialisées de son collaborateur. Cette défense de la spécialisation et ce mépris pour un public élargi furent repris par Cuvier ainsi que par ses alliés et disciples à l’intérieur de l’Institut et du Muséum. La vraie science, c’est-à-dire la science consacrée par une sévère sélection institutionnelle, s’opposait fermement aux excès rhétoriques qui caractérisaient souvent les œuvres de non-spécialistes ; elle ne pouvait prendre en considération les théories globalisantes élaborées par certains naturalistes désirant surtout augmenter la vente de leurs œuvres.

  • 49 Cuvier, 1819-1827, vol. III ; B.U. (M)., 1854-1865 ; G.D.U., 1860-1890 ; Stafleu, 1971a ; Orcel, 19 (...)
  • 50 Gillispie, 1980 ; Corsi, 1983a.

51En marquant son intérêt pour les recherches anatomiques de Daubenton, Condorcet ne se bornait pas à donner un exemple de la façon dont il fallait procéder pour réformer l’histoire naturelle. En se référant à Daubenton, il soulignait également que Buffon et son approche de l’histoire naturelle n’étaient pas unanimement appréciés, et que même certains des collaborateurs les plus proches du puissant naturaliste étaient réticents sur certains points. Condorcet n’ignorait certes pas que des naturalistes de premier ordre s’étaient regroupés autour de Daubenton et que le vieil anatomiste avait étendu sa protection à des auteurs et à des projets de recherche que Buffon rejetait et détestait profondément. En 1785, Daubenton avait fait nommer comme suppléant à sa chaire au collège de France, puis comme assistant à l’école vétérinaire d’Alfort, le jeune disciple de Linné, Broussonnet. Ce fut également Daubenton qui suggéra à Lacepède de suivre la taxinomie de Linné dans ses volumes sur l’histoire naturelle des poissons et des reptiles qui devaient s’inscrire dans le prolongement des œuvres de Buffon. En outre, alors que Buffon pensait pouvoir se passer des planches anatomiques de son collaborateur, Daubenton avait poursuivi ses recherches et avait convaincu Vicq d’Azyr – son futur petit-fils par alliance – de continuer son œuvre. Daubenton inspira également les recherches en cristallographie de Haüy. Ce dernier était un jeune prêtre qui, au début de sa carrière de naturaliste, s’était passionné pour la botanique et ses classifications49. Une orientation commune liait les œuvres de Daubenton et de Vicq d’Azyr en anatomie comparée aux recherches d’Haüy en cristallographie. Tous trois mettaient fortement l’accent sur la nécessité d’examiner avec une précision et une rigueur géométriques la morphologie des êtres vivants et des formes cristallines. Seule une connaissance appropriée de la structure des corps organiques et inorganiques à partir de l’analyse de leurs parties constituantes pouvait permettre une étude « scientifique » de leurs propriétés, affinités et rapports avec d’autres objets ou êtres de la réalité naturelle. Il n’existe pas d’études détaillées ou documentées sur les rapports personnels, la stratégie scientifique de ces trois naturalistes, ni sur le cercle de leurs disciples et protégés. Une lecture attentive de leurs œuvres laisse toutefois entrevoir d’importants points de convergence, de même que des différences significatives de grande portée pour les développements ultérieurs de certaines disciplines, telles que l’anatomie comparée, la taxinomie zoologique et la minéalogie50.

52Daubenton, comme Buffon, critiquait ceux qui voyaient dans les classifications zoologiques ou minéralogiques de type linnéen la seule base d’étude et de rangement des objets naturels. Ces méthodes taxinomiques étaient souvent fondées sur l’étude d’un seul organe, ou au maximum de deux ou trois caractères morphologiques ou anatomiques. Des classifications établies de cette façon ne pouvaient être qu’imparfaites et elles donnaient lieu à de violents conflits avec les naturalistes qui privilégiaient l’étude de différents organes pour fonder leur taxinomie. Cependant, alors que la pensée de Buffon se développait selon des schémas historico-génétiques, Daubenton s’efforçait d’éliminer complètement les considérations historiques de l’histoire naturelle et de son anatomie comparée. Pour Buffon, l’anatomie comparée pouvait être utile à l’étude des animaux supérieurs, plus constants dans leurs structures et leurs fonctions. En revanche, elle n’était pas indispensable à l’étude des animaux relativement moins complexes, comme les oiseaux, qui présentaient un nombre énorme d’espèces et de variétés, déterminées en grande partie par l’influence de l’environnement. En 1776, Buffon publia son étude sur la dégénérescence des animaux, dans laquelle il introduisait le concept de « famille naturelle ». La grande variété d’espèces qui caractérisaient le monde organique pouvait être réduit à un nombre bien plus limité de « souches ». En outre, dans les dernières œuvres de Buffon, l’histoire de la vie sur terre rejoint de plus en plus l’histoire de la terre, les spéculations sur les premiers minéraux, leurs mutations, les agents et les éléments qui ont contribué à former la croûte terrestre. Ainsi, l’étude de l’anatomie comparée ne pouvait prendre l’importance cruciale que lui attribuait Daubenton, puisque, dans une certaine mesure, les formes des espèces vivantes n’étaient pas constantes et qu’elles étaient probablement destinées à changer encore. Pour Buffon, il était impossible de décrire les objets naturels sans tenir compte des lois fondamentales qui déterminaient les processus de transformation de la nature. Daubenton, au contraire, était convaincu qu’il fallait décrire ponctuellement toutes les formes organiques et inorganiques. Sa méthode excluait l’histoire. Son objet de recherche était le tissu des innombrables relations structurelles qui rapprochaient ou séparaient un être naturel des autres individus de son règne.

  • 51 Guyton de Morveau et al., 1787 ; Chaussier, 1789 et 1797 ; Vicq D’Azyr, 1792, p. II. Pour une bibli (...)

53Durant les dernières années de sa vie, Daubenton se consacra avec une passion grandissante à l’étude des minéraux, et il laissa à Vicq d’Azyr la tâche de poursuivre ses recherches. Celui-ci s’attacha à formuler les principes directeurs de la nouvelle anatomie comparée dans un texte qui exerça une influence importante dans les cercles scientifiques français et européens de l’époque. Dans le Discours sur l’anatomie simple et comparée, qui introduit le Système anatomique – Quadrupèdes (1792), Vicq d’Azyr déplorait les maigres progrès de l’anatomie et en particulier de l’anatomie comparée. L’auteur savait que certains de ses collègues voulaient prendre comme modèle les innovations que Guyton de Morveau, Lavoisier et d’autres partisans de la nouvelle chimie avaient introduites dans la nomenclature chimique. François Chaussier (1746-1828), ami de Guyton de Morveau, avait loué les avantages d’une nouvelle nomenclature anatomique calquée sur la nomenclature chimique. Chaussier, cependant, avait préféré s’en tenir à l’anatomie humaine. Vicq d’Azyr ne niait pas que la réforme de la nomenclature était un aspect important du projet général de la réforme de l’histoire naturelle. Certes, « il aurait fallu perfectionner avant tout la nomenclature, soit en ne se servant que de termes bien définis et d’un sens univoque, soit en retranchant des formules descriptives, ces verbes inutiles qui ne font que surcharger le discours, et que l’anatomiste doit, à l’exemple du naturaliste, supposer toujours, sans jamais les exprimer dans la phrase51 ».

54Cependant, pour lui, la tâche la plus urgente consistait à fournir une vision d’ensemble des systèmes d’organes des différents animaux, et de formuler une méthode de recherche appropriée à l’anatomie comparée. La réforme de l’anatomie comparée était en effet un prélude indispensable à la réforme de la taxinomie zoologique. Les naturalistes aimaient à s’arrêter sur les caractéristiques extérieures des animaux, sur les formes et les habitudes qui suscitaient le plus de curiosité et d’émerveillement. Pour Vicq d’Azyr, en revanche, il était nécessaire d’inverser l’ordre des priorités et d’examiner avec une attention particulière les organes internes et la structure anatomique de l’animal.

  • 52 Adanson, 1763 ; De Jussieu, 1789 ; Daudin, 1926b ; Adanson, 1963 ; Stafleu, 1971a ; D.S.B., 1970-19 (...)
  • 53 Vicq d’Azyr, 1792, pp. Iii et LXXXVII.
  • 54 Ibidem, p. LXVII.

55Les arguments de Vicq d’Azyr sur l’anatomie comparée reposaient sur deux sources d’inspiration inter-disciplinaire : la taxinomie botanique et la cristallographie de René-Just Haüy. L’anatomiste avait sans doute également à l’esprit l’œuvre de Michel Adanson (1727- 1806), auteur qui insistait sur la nécessité de tenir compte de plusieurs caractéristiques dans la construction d’un système botanique, et celle d’Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836) qui, de même qu’Adanson, proposait de considérer un grand nombre de caractéristiques avant de produire une classification naturelle. Cependant, Jussieu introduisait un principe directeur entre les différentes caractéristiques prises en considération, qui favorisait les caractères les plus importants de la vie, la reproduction ou les relations de la plante avec son milieu. En outre, les caractères étaient choisis en raison de leur fréquence, ou de la constance de leurs rapports structurels avec d’autres caractères présents dans les différents genres ou classes examinés52. Vicq d’Azyr comprit l’importance du principe de la subordination des caractères pour le développement de l’anatomie et de la taxinomie zoologique. Il était en effet important de déterminer quels organes et appareils il convenait d’examiner pour établir les caractères clés d’une taxinomie zoologique. Et, selon Vicq d’Azyr, il était préférable de se focaliser sur les organes qui rendaient possibles « les propriétés de la vie » qu’il divisa en neuf catégories fondamentales : « digestion, nutrition, circulation, respiration, sécrétion, ossification, reproduction, irritabilité, sensibilité ». En outre, les caractères choisis étaient étroitement liés entre eux dans les différents organismes. L’auteur affirmait qu’il existait des rapports invariables « entre la structure des dents des carnivores et celle de leurs muscles, de leurs doigts, de leurs ongles, de leur langue, de leur estomac, et de leurs intestins53 ». Ainsi, par exemple, la forme et la structure du bec et des pattes des oiseaux « déterminent le genre d’aliments et la façon de vivre54 ».

  • 55 Haüy, 1784 ; Cuvier, 1819-1827, vol. III ; Metzger, 1918 ; Mauskopf, 1976.
  • 56 Vicq d’Azyr, 1792, p. XCVI.

56Ayant établi les principes de la subordination des organes et de la corrélation des parties, Vicq d’Azyr indiquait ensuite la façon dont il fallait étudier les organes, tissus et appareils anatomiques. La cristallographie de son ami René-Just Haüy lui donnait des indications utiles sur la manière d’aborder l’étude de chaque élément anatomique. Entre 1781 et 1784, Haüy avait retravaillé les doctrines de son prédécesseur Romé de L’Isle, en introduisant dans sa discipline une grande rigueur géométrique. En 1784, il publia une théorie sur la génération des cristaux et de leurs variétés. Les études du cristallographe se fondaient sur la décomposition et la « dissection » des formes cristallines complexes pour identifier la forme géométrique du cristal de base. Il n’est pas difficile de noter que la méthode de recherche strictement morphologique et géométrique de Haüy rappelle l’approche de Daubenton dans le domaine des structures anatomiques55. Aux yeux de Vicq d’Azyr, le succès de Haüy pouvait à son tour apporter de précieuses suggestions aux chercheurs en anatomie : « Tout organe que l’on se propose de décrire doit être traité comme un solide géométrique, dont on examinera d’abord à l’extérieur les faces, les bords et les angles, et dont on considérera ensuite l’intérieur avec les mêmes divisions56. »

  • 57 Coleman, 1964, pp. 45-49, a examiné les notes d’anatomie comparée du jeune Cuvier qui commentaient (...)

57Il est indéniable que l’œuvre et l’enseignement de Vicq d’Azyr ont profondément influencé les études d’anatomie en les orientant vers une approche purement physiologique et morphologique, en contradiction avec l’idée historico-génétique privilégiée par Buffon. L’influence du Discours préliminaire de Vicq d’Azyr sur les Leçons d’anatomie comparée de Cuvier est manifeste, malgré les efforts faits par le même Cuvier pour minimiser l’importance de l’œuvre de son prédécesseur57. Cependant, preuve supplémentaire de l’absence de positions monolithiques dans le débat sur la réforme de l’histoire naturelle, Vicq d’Azyr n’était pas entièrement contre l’approche historico-génétique. Dans ses considérations générales, le célèbre médecin-naturaliste observait que l’on avait l’habitude de considérer la série des êtres vivants selon un ordre décroissant de complexité organique, en mettant l’homme au début de la série, et les « vers » à la fin. Or, une raison d’ordre « logique » suggérait au contraire de « procéder du simple au complexe » pour observer comment s’opérait, dans la série des êtres vivants, le passage progressif des individus dotés de propriétés vitales et de structures organiques très simples à des individus possédant une grande complexité structurelle et fonctionnelle. Dans le supplément à son Discours, l’auteur revenait sur la question et montrait comment l’ordre « logique » correspondait en fait à l’ordre d’apparition des différentes formes de vie au cours de l’histoire de la terre. Vicq d’Azyr acceptait les thèses de Pyotr Simon Pallas (1741-1811) et de Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) sur l’océan comme élément primordial : au cours d’innombrables siècles, les roches primitives s’étaient d’abord déposées par cristallisation. Ensuite, les premières formes de vie étaient apparues. Avec le passage des siècles, et grâce à la baisse du niveau de la mer due à l’action d’« immenses familles de coquillages », les conditions nécessaires à la création de formes de vie plus complexes s’étaient constituées, jusqu’à la récente apparition de l’homme.

58Vicq d’Azyr mourut en 1794, succombant, a-t-on pu dire, à la peur d’une éventuelle inculpation par le tribunal révolutionnaire. Ses disciples et les naturalistes, qui devaient pourtant beaucoup à son œuvre, cessèrent bientôt de rendre hommage au savant disparu – trop tôt, selon certains de ses contemporains. Il faut dire que l’anatomie comparée, qui avait rapidement progressé grâce aux indications méthodiques contenues dans le Discours préliminaire, se développa considérablement avec les travaux de Cuvier, d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et de l’école allemande, ce qui contribua sans doute à éclipser l’œuvre de Vicq d’Azyr.

59L’école des collaborateurs « indépendants » de Buffon était donc parvenue au seuil de la révolution – le texte de Vicq d’Azyr publié en 1792 contenait des mémoires des années 1780 – en proposant une réforme prudente de l’histoire naturelle. Daubenton, Vicq d’Azyr et Haüy étaient opposés à la mode des systèmes taxinomiques artificiels, favorisée par de nombreux représentants de l’école linnéenne adversaires de Buffon, et ils exprimaient des critiques plus ou moins sévères contre les « nomenclateurs ». Ils acceptaient toutefois de considérer la taxinomie linnéenne comme une base utile de discussion, un point de départ pour mener d’autres recherches. Mais ils prenaient nettement position pour des méthodes de recherches rigoureuses capables d’introduire la précision du raisonnement géométrique dans les disciplines naturalistes. Mis à part les notes prudentes de Vicq d’Azyr sur l’ordre historique de l’apparition des formes de vie sur la terre, ces savants étaient généralement convaincus que la meilleure méthode était une description méticuleuse des formes des êtres vivants et des minéraux pour déterminer exactement leurs caractéristiques et leurs différences spécifiques.

  • 58 Magasin encyclopédique, 1795-1818 ; La Décade philosophique, 1794-1807, et KitChin, 1965 ; Drouin, (...)

60Au cours des deux années de la Terreur et de la crise économique qui s’ensuivit, les publications scientifiques se raréfièrent, d’autant plus que de nombreux naturalistes étaient en exil ou en prison. Les progrès institutionnels des sciences naturelles ne furent pas immédiatement suivis de débats passionnés. Cependant, la fondation du Magasin encyclopédique (1795) ou de la Décade philosophique (1794) ainsi que le début d’un débat très intéressant sur la méthode de la géologie dans le Journal des mines (1794) marquèrent vers 1795-1796 une forte reprise de la discussion sur la réforme de l’histoire naturelle. En mai 1797, Dolomieu pouvait écrire que « les sciences ont repris ici une grande activité, et ceux qui les cultivent montrent une grande émulation ». Dolomieu pensait que les déceptions politiques, dues aux événements tragiques des années précédentes, avaient poussé de nombreuses personnes à chercher une source de satisfaction, du travail et une réputation dans les sciences naturelles. Les naturalistes les plus âgés se remirent à publier avec ardeur des articles et des œuvres générales, tandis que les jeunes venus à Paris pour y faire leurs études ou y chercher fortune essayaient de se faire connaître par des articles, des études et des interventions dans les journaux scientifiques58.

  • 59 Duméril, an V (1796), p. 12 ; Corsi, 1983a ; Daudin, 1921a, vol. I.
  • 60 Dumas, an V (1797), p. 12 ; Corsi, 1983a ; Daudin, 1921a, vol. I.

61Un important secteur du camp réformiste, composé surtout de jeunes naturalistes ou d’étudiants en médecine et en pharmacie, prenait comme modèle la nomenclature chimique des disciples de Lavoisier, ainsi que les principes directeurs de la taxinomie linnéenne. Duméril, le jeune collaborateur de Cuvier, considérait la nomenclature chimique comme offrant « le plus haut degré de perfection auquel le langage d’une science puisse atteindre » et proposait d’en appliquer les principes aux descriptions anatomiques59. Duméril, qui reconnaissait tout ce qu’il devait à Vicq d’Azyr, était convaincu que la réforme de l’anatomie comparée était la condition préalable à une réforme de la taxinomie zoologique. Pour citer encore un exemple significatif, un autre disciple de Vicq d’Azyr, le célèbre physiologiste de Montpellier, Charles-Louis Dumas (1765-1813), était sur les mêmes positions que Duméril. En 1799, Dumas proposait un modèle de nomenclature méthodique pour les muscles du corps humain. Reprenant un thème cher à Condillac selon lequel, dans la citation de Dumas, « on peut perfectionner la science, en perfectionnant la langue », le physiologiste appliquait le modèle de la nomenclature chimique à la description de l’anatomie humaine60.

  • 61 Voir Cuvier, 1858, p. 163, Cuvier à Pfaff, 25 juin 1790 : « Nomina generica nova, e graeco potius d (...)

62L’analyse de la langue et du langage scientifique menée par Condillac, l’examen détaillé et méticuleux des structures anatomiques ainsi que la construction d’un langage anatomique sur le modèle de la nomenclature chimique étaient considérés par beaucoup comme les solutions les plus efficaces pour réformer l’histoire naturelle en général, et la taxinomie zoologique en particulier. L’anatomie identifiait les éléments structurels des êtres vivants. Ceux-ci devaient être désignés par des termes univoques, de préférence dérivés du grec ou du latin. Le jeu entre les terminaisons des substantifs et des adjectifs des termes choisis permettait ainsi de refléter dans la combinaison linguistique la relation des différents organes ou éléments anatomiques avec d’autres éléments de l’organisme étudié61. La nomenclature méthodique devenait donc la transcription directe des éléments structurels et fonctionnels, tandis que le langage de la science représentait les principales caractéristiques de l’organisme.

  • 62 Haüy, an IV (1796).

63Contre l’avis de son patron Daubenton, Haüy se rangea nettement du côté des innovateurs et devint à son tour l’un des inspirateurs du camp réformiste. Contrairement à ce qu’il avait écrit en 1784 sur l’impossibilité d’une taxinomie minérale, Haüy se persuada dans les années 1790 que sa théorie sur la formation des cristaux pouvait s’appliquer à la réforme de la classification des minéraux. De même que l’anatomie comparée révélait les rapports naturels entre les différentes formes d’êtres vivants, une détermination géométrique précise des formes cristallines permettait une mise en ordre « naturelle » du règne minéral. Il attribuait un rôle fondamental à la nomenclature qu’il fallait adopter pour réformer la taxinomie minéralogique. Haüy soulignait que le devoir du naturaliste qui s’intéressait aux cristaux était de « traduire, dans une langue très-abrégée, analogue à celle de l’analyse algébrique, l’énoncé des diverses lois qui déterminent les cristaux secondaires, et de composer ainsi des espèces de formules représentatives de ces mêmes cristaux. Il suffit, pour y parvenir, de désigner, par des lettres, les angles et les arêtes de la forme primitive, et d’accompagner ces lettres de chiffres qui indiqueront les lois de décroissement que subit tel angle ou telle arête, et dont le résultat est telle forme secondaire62 ». Haüy aussi, à l’instar des partisans de la nouvelle nomenclature chimique, usait largement de termes grecs et latins.

  • 63 Daubenton, an VI (1798) b, p. 17 ; p. 7 : « Il faut tâcher de trouver des noms dans sa propre langu (...)

64L’exaltation de Linné et des méthodes taxinomiques, l’abus nominaliste des principes de la nouvelle chimie et la création d’un nouveau vocabulaire naturaliste qui supprimait les noms vulgaires et traditionnels pour les remplacer par des noms dérivés du grec, tout cela déplaisait fortement au vieux Daubenton. Celui-ci reconnaissait qu’il était nécessaire de trouver de nouveaux noms, même d’origine grecque, aux minéraux récemment découverts, et qu’il valait mieux choisir des noms qui fournissent des indications sur les caractéristiques marquantes de l’objet en question. Mais il protestait contre l’introduction excessive de ces termes dans le vocabulaire des naturalistes. Critiquant directement son ancien élève Haüy, Daubenton fit remarquer que le nouveau langage créait une barrière entre les naturalistes et les artisans, empêchant ainsi la compréhension des nouvelles découvertes par le grand public. Reprenant un thème cher à Buffon, Daubenton rappelait à ses collègues que « tous les objets qui sont placés dans des méthodes, au-dessus ou au-dessous de l’espèce, ne suivent que des règles arbitraires, auxquelles la nature met beaucoup d’exceptions63 ».

  • 64 Cuvier, 1810, pp. 89-90. Les progrès de la chimie étaient dus à « l’esprit mathématique qui s’est i (...)

65Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire se montrèrent prudents à l’égard de certains excès nominalistes dans le débat sur la réforme de l’histoire naturelle. Cuvier, en rapportant à l’Institut la proposition d’une « nomenclature radicale » (c’est-à-dire fondée sur des termes d’origine grecque) avancée par Antoine-Nicholas Duchesne (1747- 1827), remarquait qu’il n’était pas opportun de renoncer aux noms que l’usage avait établis depuis longtemps. Certes, Cuvier considérait que la nomenclature chimique était l’exemple d’une excellente démarche scientifique et qu’il fallait sans aucun doute en tenir compte pour l’élaboration d’une nomenclature anatomique et zoologique. Comme Daubenton, il pensait qu’il fallait trouver des noms appropriés aux nouvelles espèces décrites en se fondant sur le modèle de la nouvelle nomenclature philosophique. Ainsi, les noms des espèces fossiles ou des nouveaux genres qu’il avait établis lui-même étaient formés par des termes dérivés du grec qui exprimaient les caractéristiques spécifiques fondamentales des organismes décrits. Cependant, Cuvier craignait, comme il l’écrira plus tard dans son Histoire des progrès des sciences naturelles depuis 1789, que l’attention se concentrât uniquement sur des questions de nomenclature. En ce qui concerne la nouvelle nomenclature chimique, il remarqua : « Il serait ridicule de vouloir en faire un instrument de découvertes, puisqu’elle n’est que l’expression des découvertes faites ; mais il est juste de voir en elle un excellent instrument d’enseignement. […] On se tromperait, si l’on attribuoit à la nouvelle nomenclature, ou même à la nouvelle théorie de la combustion, l’état brillant où la chimie est arrivée de nos jours64. »

  • 65 Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, 1795, p. 167.

66Pour l’histoire naturelle aussi, il craignait que l’on se concentrât sur des questions de nomenclature au détriment de la recherche de méthodes et de l’étude de la structure animale, seule voie permettant de contribuer au progrès de l’anatomie comparée et de la systématique zoologique. Cuvier ne doutait pas qu’il fallût se référer à la « méthode sévère de Linné », mais il faisait noter par ailleurs que la rigueur logique de la distribution méthodique devait mener à la construction d’un système naturel qui classât les êtres vivants d’après leurs caractéristiques spécifiques et les relations qui existent entre eux. Il fallait se reporter à « l’idée originale » de Linné, aux principes que le grand naturaliste suédois « a quelquefois oublié[s] dans la pratique, que « [ce] les genres doivent fournir les caractères, et non les caractères déterminer les genres65 ».

  • 66 Cuvier, 1798, p. 21.

67L’erreur de Linné et des linnéens avait été de choisir, d’une façon plus ou moins arbitraire, un ou plusieurs caractères comme clés taxinomiques, et de procéder ensuite à la formation des genres et des regroupements supérieurs. Comme Vicq d’Azyr l’avait fait avant eux, Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire insistèrent sur les progrès déjà accomplis par les botanistes dans le « calcul des caractères » et dans la formulation du principe de la subordination des caractères. En zoologie, comme cela avait été déjà fait en botanique, il fallait procéder à l’identification des « caractères indicateurs » et, parmi eux, à la subdivision en « caractères primaires » et « caractères secondaires ». Le programme de recherche ainsi tracé – très semblable, comme on peut le constater, à l’approche de Vicq d’Azyr – était vraiment très vaste. Pour parvenir à une classification naturelle des êtres vivants, il fallait en effet décrire méticuleusement les appareils et les organes de tout le monde animal. Pourtant, avouait Cuvier en 1798, la construction d’une méthode naturelle était encore à venir : « Il faudrait pour cela avoir déterminé d’avance, avec exactitude, le degré d’importance de chaque organe ; et ce travail n’étant point encore exécuté, on ne peut pas se borner rigoureusement à la subordination des caractères : il faut employer aussi la comparaison détaillée des espèces ; et, comme on ne les connaît pas toutes, on est souvent réduit, dans la formation des méthodes naturelles, à un simple tâtonnement66. »

  • 67 Cuvier, 1798 et 1800-1805 ; Coleman, 1963 ; Geoffroy Saint-Hilaire L, 1847 ; Cahn, 1962 ; cit. Cuvi (...)

68Dans son Tableau élémentaire d’histoire naturelle (1798) et surtout sans ses Leçons d’anatomie comparée (1800), Cuvier a précisé ses conceptions de l’histoire naturelle, de l’anatomie comparée et de la classification zoologique. Il y modifiait certaines de ses positions, notamment sur la classification des caractères indicateurs primaires et secondaires. Cependant, il maintint toujours une exigence de précision et de rigueur extrême dans les descriptions, ainsi qu’un refus des spéculations sur les causes premières ou générales des phénomènes naturels et sur les phénomènes de la vie en particulier. Les questions de nomenclature n’ont jamais été fondamentales pour Cuvier. Dans la lettre dédiée à Mertrud qui ouvrait les Leçons d’anatomie comparée, Cuvier reconnaissait sa dette envers ses collaborateurs et collègues en ce qui concernait la nomenclature anatomique, mais il ne cachait pas ce qu’il en pensait : « Le citoyen Duméril a inséré presque partout sa nouvelle nomenclature, qui est analogue à celle qu’avoit proposée le citoyen Chaussier, et qu’ont modifiée, chacun à leur manière, les citoyens Dumas et Girard. Sans attacher à cet objet une grande importance, il sera cependant intéressant que les anatomistes conviennent de quelque fixation dans leur idiome67. »

  • 68 Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, 1798 ; Cuvier, 1800-1805, vol. I, pp. IV-V, 1-8.
  • 69 Bichat, an VIII (1800) ; éd. 1852, p. 56.

69Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, ensemble ou séparément, donnèrent des exemples concrets du nouveau style « sévère » de classification zoologique qu’ils proposaient. En 1798, les deux jeunes naturalistes publièrent un Mémoire sur les orangs-outans dans lequel ils adoptaient la variation de l’angle facial comme critère de classification : c’était évidemment un élément anatomique que l’on pouvait déterminer avec une précision géométrique. Par ailleurs, se référant au rôle des théories générales dans l’histoire naturelle, et en particulier aux hypothèses sur l’origine de la vie, Cuvier affirmait avec Condorcet que le progrès de l’histoire naturelle était lié à la proscription des systèmes hypothétiques et des spéculations théoriques. Quant aux phénomènes de la vie, « nous ne pouvons en donner qu’une exposition empirique, et non un système raisonné ; et tous nos travaux sur l’économie organique se réduiront à en faire l’histoire68 ». Cuvier approuva immédiatement les thèses de Marie-François-Xavier Bichat (1771- 1802) selon lesquelles l’obstacle majeur à l’étude des phénomènes vitaux était justement la recherche des principes généraux, des causes premières de la vie : « L’âme de Stahl, l’archée de van Helmont, le principe vital de Barthez, la force vitale de quelques-uns, tour à tour considérés comme centre unique de tous les actes qui portent le caractère de la vitalité, ont été tour à tour la base commune où se sont appuyées, en dernier résultat, toutes les explications physiologiques. Chacune de ces bases s’est successivement écroulée, et au milieu de leurs débris sont restés seuls les faits qui fournissent la rigoureuse expérience sur la sensibilité et la motilité69. »

70Cuvier savait que sa position, de même que celle de Bichat, n’était pas partagée par la majorité des chercheurs, qu’il s’agît de la proscription des théories et des systèmes ou des recherches sur l’origine de la vie. Comme nous le verrons, lorsque nous aborderons la question cruciale de la conversion de Lamarck à la théorie de la génération spontanée, il y eut entre 1795 et 1803 une reprise importante des thèses en faveur de cette théorie. On pourrait même soutenir que Cuvier et Bichat s’inquiétaient de la popularité de certains auteurs tels que Delamétherie, Eugène-Louis-Melchior Patrin (1742-1815) et Philippe Bertrand (1730 env.-1811) – mais aussi de Cabanis – ou du succès posthume de nombreuses thèses de Buffon sur le sujet. La politique plus modérée du Consulat et de l’Empire, le Concordat entre l’Église et l’État, ainsi que l’impulsion que Bichat lui-même donna aux recherches physiologiques, atténuèrent de différentes façons l’offensive matérialiste des années 1795-1803.

71En revanche, la bataille de Cuvier sur le rôle des théories et des hypothèses dans les sciences naturelles se révéla plus difficile. Comme nous l’avons déjà dit, le processus révolutionnaire avait mis en discussion et même aboli dans certains cas les fondements institutionnels de la hiérarchie scientifique. La création, en 1795, des chaires au Muséum et à l’Institut rétablit un mécanisme de contrôle sur le personnel et les publications scientifiques. Ceux qui voulaient accéder aux positions bien rémunérées de la science institutionnelle furent de plus en plus obligés de s’adapter aux critères scientifiques et aux priorités de recherche définis par les groupes dominant ces institutions. Cependant, entre 1795 et 1805 environ, la situation institutionnelle était encore loin d’être stabilisée ; la pluralité d’acteurs et de traditions de recherche encouragea la persistance souvent agressive de certains thèmes classiques de l’histoire naturelle empruntés à Buffon : le débat sur la génération spontanée, la défense de la chimie fondée sur quatre éléments (feu, air, eau et terre) ou sur le phlogistique, le fait de privilégier les hypothèses cosmogoniques ainsi que les théories de la Terre et de les considérer comme parties intégrantes de la géologie, de la minéralogie, de la classification botanique et zoologique. Il est intéressant de voir que des auteurs comme Delamétherie, Bertrand, Patrin et Lamarck lui-même ont réélaboré et réédité entre 1794 et le début du xixe siècle leurs ouvrages de chimie, minéralogie, géologie et physiologie écrits en grande partie avant 1789. Nombre d’entre eux pensaient en effet, tout comme Marat, que si leurs œuvres n’avaient pas reçu un accueil favorable, cela était uniquement dû à la cabale de l’élite académique dominée par les mathématiciens, les physiciens et les nouveaux chimistes. Avec la reprise de la publication du Journal de physique (décembre 1797), les opposants à la nouvelle chimie disposèrent d’un organe important, diffusé à travers l’Europe, qui reprit avec vigueur la campagne contre « la chimie pneumatique » et l’approche de l’histoire naturelle défendue par des hommes comme Cuvier et Bichat.

  • 70 Cuvier, 1805, pp. 44-45 ; sur les œuvres de Delamétherie, Bertrand et Patrin, voir chap. II. Pour u (...)

72Les polémiques sur les hypothèses géologiques et sur la minéralogie de Pallas, Abraham Gottlob Werner (1756-1817), Saussure, Dolomieu, Faujas de Saint-Fond, ou du suédois Torbem Olof Bergmann (1735-1784), assuraient en outre le succès des idées du style « théorie de la Terre », en leur conférant une bonne dose de respectabilité. De nombreux géologues et minéralogistes actifs vers la fin des années 1790, tous plus âgés que Cuvier, reconnaissaient les mérites du jeune anatomiste et l’importance de ses recherches sur les fossiles, mais n’acceptaient pas de leçons de sa part sur la façon dont il fallait procéder dans l’étude des sciences de la Terre. De son côté, Cuvier pensait, et ne le cachait pas, que l’état de la géologie à l’époque était l’exemple le plus probant des ravages provoqués par les systèmes théoriques et par les hypothèses cosmologiques. Ses travaux sur les fossiles et toute sa paléontologie étaient dirigés contre les systèmes géologiques courants : prudemment au début, puis d’une manière de plus en plus âpre et péremptoire à mesure que Cuvier consolidait – non sans mal – sa position dans le monde scientifique et politique. En 1805, Cuvier, désormais puissant, exprimait avec dureté l’idée qu’il avait ébauchée avec plus de diplomatie dans ses premiers travaux sur les fossiles : « Le plus grand service qu’on puisse rendre à la science est d’y faire place nette avant d’y rien construire, de commencer par raser tous ces édifices fantastiques qui en hérissent les avenues et qui empêchent de s’y engager tous ceux à qui les sciences exactes ont donné l’heureuse habitude de ne se rendre qu’à l’évidence, ou du moins de classer les propositions d’après le degré de leur probabilité70. »

  • 71 Brongniart, an VIII (1798), pp. 178-181.

731795, cependant, n’était pas 1805 : lors du débat qui eut lieu sur la géologie au cours de cette décennie, une majorité importante de naturalistes se rangea contre les idées de Cuvier. Même Alexandre Brongniart (1770-1847), le futur et célèbre collaborateur de Cuvier et qui finira d’ailleurs par partager l’hostilité de Cuvier envers les théories et les spéculations géologiques, écrivait en 1795 que les théories sont utiles au fond, car elles « dirigent l’œil de l’observateur » ; la théorie « donne cette activité qui accompagne toujours le désir de prouver une opinion et qui fait surmonter tous les obstacles71. »

  • 72 De Saussure, an Iv (1795), p. 70 ; Coquebert de Montbret, an IV (1796), pp. 95-96.

74Le grand Saussure, dont Cuvier fit l’éloge funèbre, et qui avait eu, selon lui, le mérite de s’abstenir d’élaborer de grandes théories, avait pourtant écrit dans sa dernière œuvre, largement diffusée en France, que le but de la géologie était « de s’éléver aux grandes vues et aux conceptions générales ». Pour citer un dernier exemple, Charles-Étienne Coquebert de Montbret (1755-1831), rédacteur en chef du Journal des mines, soulignait à quel point il était important qu’il y eût de vifs débats sur les systèmes géologiques car, selon lui, ils suscitaient de nouvelles observations et de nouvelles recherches. « Les systèmes sont dans la science ce que les passions sont pour l’âme humaine ; ils ont fait tomber dans des grandes erreurs, mais ils ont fait faire aussi des grands efforts. Soit qu’on les défende, soit qu’on les combatte, il faut tour-à-tour observer, comparer, généraliser ; les moindres objets acquièrent de l’importance et de l’intérêt72. »

  • 73 Delamétherie, 1794 ; deuxième édition, 1797. Sur le genre « théorie de la Terre », voir Ashworth, 1 (...)

75En 1794, Delamétherie publiait sa Théorie de la Terre, une sorte de manuel de minéralogie fondé sur l’hypothèse génétique de la formation des premiers minéraux par cristallisation dans un océan primitif. Cette œuvre eut un grand succès, comme durent même le reconnaître les critiques les plus malveillants. Des étudiants vinrent de toute l’Europe assister aux cours de Delamétherie. Dans la deuxième édition en cinq volumes, publiée en 1797, le naturaliste répondait aux critiques de Cuvier contre les systèmes géologiques, discutait longuement de la question de l’extinction et de la formation des espèces, enfin élargissait considérablement les parties de son œuvre sur l’histoire de la vie sur Terre. Pour Delamétherie, la théorie de la Terre était la prémisse indispensable à une évaluation correcte des phénomènes relatifs à la formation des corps organiques et inorganiques. L’œuvre de Delamétherie suscita immédiatement des critiques aussi bien que des imitateurs, lesquels proposèrent d’autres versions de l’histoire minérale et biologique de la terre. Lamarck connaissait bien les idées de Delamétherie et nous verrons qu’il eut l’occasion d’en discuter directement avec lui73.

76L’extravagance de certaines des hypothèses avancées par Delaméterie et par ses interlocuteurs contribua sans aucun doute à jeter le discrédit sur ce genre de théories : ce qui n’empêcha pas le succès permanent des spéculations cosmogoniques et des grandes fresques sur les destructions successives de mondes passés. Plus décisives pour l’avenir de la minéralogie historique et de la géologie cosmologique furent en revanche les recherches de Haüy et l’incontestable supériorité formelle et théorique de sa minéralogie systématique. Il n’était pas difficile pour ceux qui exaltaient la méthode de la nouvelle chimie – la nouvelle anatomie comparée – ou les sophistications techniques des nouvelles méthodologies taxinomiques d’encenser la vaste élaboration systématique de Haüy. Ils y voyaient en effet une preuve supplémentaire de la stérilité de la méthode historique et de la richesse d’une approche morphologique, soutenue par la rigueur des procédés géométriques. Il convient encore une fois de souligner que la pleine affirmation de la nouvelle approche morphologique et a-historique eut lieu au début du xixe siècle. Entre 1795 et 1805, le débat était encore ouvert et animé : les partisans de la rigueur et de la précision, en commençant par Cuvier, durent subir les attaques de plusieurs de leurs collègues ainsi que d’un grand nombre d’auteurs qui n’avaient pas de poste dans les institutions scientifiques, mais qui jouissaient de la faveur du public cultivé.

  • 74 Buffon, an VII (1798)-1808, vol. I, 1798, pp. VI-VIII, préface de Sonnini de Manoncourt ; voir auss (...)
  • 75 Ibidem, vol. 65, an XI (1802), « Avis important » de Sonnini de Manoncourt, pp. VII-VIII. Sonnini a (...)

77Cuvier et les professeurs du Muséum, notamment les partisans de la réforme de l’histoire naturelle, furent soumis à un examen particulièrement critique de la part de Sonnini de Manoncourt et de certains de ses plus proches collaborateurs. Nous avons déjà décrit la situation économique, institutionnelle et culturelle qui amena Sonnini à promouvoir et à organiser toute une série de publications destinées à exalter l’« histoire naturelle » contre les « sciences naturelles ». L’apologie de Buffon et les invectives contre les nouvelles autorités scientifiques qui s’étaient affirmées après la Révolution présentent un certain intérêt historique. Dès le premier volume de son édition de l’Histoire naturelle (1797), Sonnini affirmait que le regroupement des disciplines de l’histoire naturelle était bien entendu une branche de la science, mais également de la philosophie et de l’éloquence74. Sonnini se lançait dans de longues diatribes contre ceux qui proposaient l’introduction de méthodes rigoureuses en histoire naturelle, contre les hommes nouveaux qui, « le rapporteur, la loupe et le compas à la main, se flattant de découvrir la constante précision et l’exacte régularité de la géométrie dans les opérations de la nature, se plaignoient aigrement de ce que Buffon n’avoit pas su mesurer l’angle des mâchoires des animaux, apercevoir quelques points grenus de leur peau, ni compter les plumes d’un oiseau, les écailles d’un poisson, ou les poils de la crinière d’un quadrupède75 ».

  • 76 Ibidem, vol. 9, an VII (1799), note de Sonnini de Manoncourt, p. 373. La polémique était dirigée co (...)

78Sonnini s’opposait à la nouvelle chimie et à la nouvelle nomenclature chimique, refusait fermement les néologismes introduits en minéralogie, cristallographie, anatomie comparée et zoologie par des représentants influents du camp réformiste. En commentant un passage de l’œuvre de Buffon dans lequel celui-ci se moquait de la multiplication des éléments opérée par la nouvelle chimie, Sonnini s’exclamait : « Qu’auroit dit Buffon, s’il eût été témoin de la manie néologique qui, de nos jours, s’est emparée de presque tous les écrivains d’Histoire Naturelle ? Chacun veut être novateur, en introduisant dans le langage si simple de la Nature, des mots barbares, composés de grec et de mauvais latin, en se mettant l’esprit à la torture pour créer un idiome logogriphyque dont le bon goût s’effarouche, et qui finira par rebuter de l’étude de la science la plus aimable76. »

79Si l’on se bornait à considérer ces passages de l’appareil critique de Sonnini, on pourrait en conclure qu’il était complètement dépassé et qu’il faisait tout ce qu’il pouvait pour s’opposer à la moindre innovation. Cependant, le succès de l’œuvre montre que ses sentiments étaient pour le moins partagés par bon nombre de ses contemporains. Par ailleurs, il faut ajouter que Fourcroy lui-même, qui ne partageait évidemment pas les idées de Sonnini, était loin de le considérer comme un exalté inutile, puisqu’il lui confia la charge d’organiser le collège du département de l’Isère à Vienne. L’étude des notes et des longs chapitres ajoutés à l’œuvre de Buffon par Sonnini, Virey, Latreille, Pierre Denys de Montfort (1768-1820), et d’autres encore, montre qu’au-delà de l’invective – souvent justifiée si l’on tient compte de l’âpreté des critiques de Cuvier et de Millin contre les partisans de Buffon –, Sonnini et ses collaborateurs étaient prêts à faire de nombreuses concessions et qu’en définitive, ils ne soutenaient pas des positions très différentes de celles de Daubenton ou de Lacepède.

  • 77 Ibidem, vol. 65, an XI (1802), p. 37.
  • 78 Ibidem, p. 28

80Sonnini faisait des concessions à l’anatomie comparée, ajoutant de brèves descriptions sur la structure des animaux traités par Buffon. À côté d’insultes plus ou moins explicites contre Cuvier – un « pédagogue voulant transformer sa férule en sceptre de domination77 », on trouve dans ses textes des citations et des éloges de l’œuvre du jeune anatomiste. À l’instar de Daubenton, Sonnini reconnaissait la nécessité des ordres systématiques et des classifications : « Proscrire absolument ces arrangemens seroit une entreprise très-nuisible aux progrès de la science et l’envelopper d’obscurité […] Je reconnois donc la nécessité des divisions, sur-tout lorsqu’il s’agit des espèces les plus multipliées ; ce sont des appuis pour notre foiblesse, des jalons plantés de distance en distance pour nous diriger dans la connoissance des diverses productions de l’univers78. »

  • 79 Ibidem, vol. 10, an VII (1799), pp. 229-230. Dans ce volume aussi, Sonnini de Manoncourt s’en prend (...)

81Sonnini se refusait à faire des concessions sur un point : celui qui consistait à vouloir réduire l’histoire naturelle à une simple description et à une liste systématique des objets naturels. Il admettait cependant que les réformateurs de l’histoire naturelle n’avaient pas entièrement tort lorsqu’ils réclamaient davantage d’attention aux détails structurels des objets examinés. Dans certaines notes à l’Histoire des oiseaux de Buffon, Sonnini reconnaissait que certaines des identifications de son maître étaient peut-être trop hâtives et exigeaient de toute façon une révision attentive. Quoi qu’il en fût, Buffon restait le naturaliste-philosophe par excellence, celui qui, au-delà des phénomènes, savait voir les lois de la nature. Buffon lui-même avait tracé une ligne de démarcation entre les constructeurs de « nomenclatures » et le philosophe naturaliste. Les premiers se bornaient à étudier « quelques points particuliers […] des petis faits » en se servant de « méthodes scholastiques ». Le second « embrasse [la nature] par des vues plus générales, reconnoît la simplicité de son plan, et ne peut qu’admirer l’ordre constant et fixe de ses combinaisons, et l’uniformité de ses moyens d’exécution : grandes opérations, qui, toutes fondées sur des lois invariables, ne peuvent varier elles-mêmes, ni se contrarier dans les effets. Le but du philosophe naturaliste doit donc être de s’élever assez haut pour pouvoir déduire d’un seul effet général, pris comme cause, tous les effets particuliers79 ».

  • 80 Buffon, an VII (1798)-1808, vol. I, 1798, p. V.

82Sonnini partageait évidemment le point de vue de son maître et il faisait l’éloge de Buffon, « savant architecte du temple le plus auguste qui ait jamais été consacré à la Nature80 ».

  • 81 Virey, 1800a, vol. I, p. 37.

83Virey, collaborateur de Sonnini et premier critique attentif de la doctrine transformiste de Lamarck, était convaincu, au contraire, que l’anatomie comparée, la nouvelle nomenclature chimique et les méthodes taxinomiques représentaient des développements positifs pour l’histoire naturelle. Virey était un jeune homme cultivé, passionné par les études naturalistes et doté d’une fervente imagination. Il avait lu attentivement les ouvrages de Vicq d’Azyr, notamment ses observations sur les rapports entre certains aspects de la morphologie des oiseaux et leur façon de se procurer de la nourriture : un thème qui suggérera à Lamarck les premiers exemples d’adaptation évolutive. Virey connaissait bien les œuvres de Cuvier, d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et il lisait attentivement les livres de Lamarck. Le jeune naturaliste a longuement débattu du principe de la subordination des caractères et de la corrélation des parties ; il s’est attardé sur des exemples visant à illustrer les variations d’une partie d’un organisme, dues à des changements intervenus dans une partie voisine ou reliée de façon fonctionnelle à la première. Virey a vigoureusement souligné que le but des études naturalistes n’était pas d’établir une « aride et triste nomenclature », mais de contempler la nature, ses merveilles, et ses principes directeurs81.

  • 82 Lacepède, 1795, pp. 448-449 ; sur le thème de l’utilité sociale de l’histoire naturelle, voir p. 45 (...)

84La crainte que le développement et la spécialisation croissante des disciplines de l’histoire naturelle ne fassent perdre de vue les finalités « philosophiques » de l’étude de la nature était l’un des thèmes récurrents des œuvres de Sonnini et de Virey, ainsi que d’autres représentants des sciences naturelles de l’époque, bien plus influents qu’eux. Lacepède, qui avait pourtant adopté les éléments de la taxinomie linnéenne, ressentit lui aussi, comme Daubenton, le besoin de modérer les ardeurs des partisans les plus enthousiastes de la réforme de l’histoire naturelle. Le disciple de Buffon était convaincu qu’en histoire naturelle, la seule méthode valable était l’analyse méticuleuse des êtres vivants. La finalité de ces recherches, cependant, n’était pas la construction de tables taxinomiques, qui « substituent les images imparfaites et les vains spectres d’une lanterne magique, au spectacle de la nature ». La nature devait être appréhendée dans toute la richesse de ses couleurs et de ses combinaisons. L’histoire de la vie sur la Terre, la contemplation des grandes époques de la nature, c’étaient là les nobles objectifs des recherches d’histoire naturelle82.

85Les années qui s’écoulèrent entre la mort de Buffon et 1800, date de la première formulation des hypothèses transformistes de Lamarck, furent marquées par de profonds bouleversements sociaux, politiques et institutionnels. Les sciences naturelles, les disciplines de l’histoire naturelle en particulier, connurent des développements institutionnels et conceptuels de grande portée. De nombreux savants étaient désormais convaincus de ce que la précision systématique et la rigueur géométrique introduites dans les sciences naturelles rendaient impossible tout retour aux théories générales et aux grandes hypothèses cosmologiques qui avaient caractérisé les sciences naturelles à l’époque de Buffon. D’autres, en revanche, pensaient que les progrès enregistrés dans les sciences naturelles depuis la mort de Buffon exigeaient au contraire un grand effort de synthèse, l’élaboration d’une vision plus avancée de la nature et des principes fondamentaux qui régissaient et unifiaient la multiplicité des opérations. Le débat sur la réforme de l’histoire naturelle contraignit Lamarck à réviser plusieurs de ses positions, mais il l’incita aussi à élaborer une théorie qui associât le besoin de précision et le besoin de retrouver une vision unitaire de la nature.

Notes

1 Sur la fondation du Jardin du roi, sur l’œuvre de Buffon intendant et sur la bibliographie correspondante, voir Falls, 1933 ; Laisses, 1964a ; Gillispie, 1980. Roger, 1989, est la meilleure biographie de Buffon disponible : voir en particulier chap. IV, XIV et XXI pour les activités de Buffon au Jardin.

2 Condorcet [1790] 1799, pp. 35-36. Voir aussi Geoffroy Saint-Hilaire I., 1824, vol. x, p. 73. Sur les cabinets naturalistes du XVIIIe siècle et la bibliog. correspondante, voir Lamy, 1931, Bourdier, 1960, Roger, 1963, Roger, 1989 et Laissus, 1964b.

3 Romé de l’Isle, 1783, vol. I, p. xxxvii ; pp. xxviii-xxx ; l’auteur s’en prend à la minéralogie de Haüy ; cf. Haüy, 1782 et 1784. Sur Lamarck et son commerce de coquillages, voir Bourdier et Orliac, 1971 ; Burkhardt, 1977.

4 Roger, 1963 ; Stafleu, 1971a ; Duris, 1989 et 1993 ; cf. Millin, 1792, et Cuvier, an VII (1799)b.

5 Moreau de la Sarthe, 1797 ; Cole, 1944 ; Moravia, 1972 ; Gusdorf, 1978 ; Balan, 1979 ; Corsi, 1983a.

6 Sur l’activité de Vicq d’Azyr, comme réformateur de la médecine et sur son combat contre les organisatons médicales traditionnelles, voir Gillispie, 1980. Voir aussi Moravia, 1972, pour avoir une idée des rapports médecine-philosophie dans la seconde moitié du xviiie siècle.

7 Pour une bibliographie sur ce sujet, voir Sloan, 1976 ; Corsi, 1983a. Voir aussi Daudin, 1926a, chap. I. Sur les rapports entre Buffon et Locke, et sur les échanges polémiques entre Buffon et Condillac, voir Roger 1989, pp. 213-218, 410-412 et 448-450.

8 G. Cuvier, 1858, juin 1788, p. 49. En novembre 1788 il ajoutait : « L’ouvrage de Buffon contient beaucoup de choses sur l’histoire naturelle générale, mais, à mon avis, c’est en cela qu’il brille le moins. Son principal mérite est le style et la manière agréable dont il sait peindre les plus petites choses. Dans les articles généraux il s’abandonne trop à son imagination, et, au lieu d’étudier son objet avec un sang-froid philosophique, il bâtit hypothèse sur hypothèse, qui en définitive ne conduisent à rien ni lui ni le lecteur », p. 72.

9 Condorcet [1790], 1799, pp. 49-51 et 7 ; Paul, 1980 ; Bourdier et François, 1951.

10 Condorcet ibidem, pp. 28-29.

11 Ibidem, pp. 22-23.

12 Ibidem, pp. 27-28. Sur Daubenton, voir Orcel, 1960 ; Farber, 1975 ; Gillispie, 1980.

13 Ibidem, p. 18 Voir Buffon [1778] 1962, et la préface de Jacques Roger à cette édition pour situer l’œuvre dans son contexte historique et à l’intérieur du corpus buffonien. Voir aussi Roger 1989, chap. XXIII. Buffon 88 et en particulier Roger, 1992 ; Taylor, 1992.

14 Roule [1917] 1918, p. 151. Sur l’histoire de la fondation de la Société linnéenne et la présentation des sources d’archives et bibliographiques, voir Hahn 1971, pp. 112-114 ; Burkhardt 1977, p. 36 et sq. Sur les sociétés linnéennes et sur le culte de Linné en France, voir les études fondamentales de Duris, 1989 et 1993. Duris, 1997b souligne les rapports étroits entre Lamarck et plusieurs membres fondateurs de la Société linnéenne.

15 Hamy, 1907 ; Hahn, 1971, pp. 180-181 ; Burkhardt, 1977 ; Duris, 1997 ; cf. Millin, 1792.

16 Cuvier, 1819-1827, vol. III, p. 301 : dans l’histoire des reptiles de Lacepède, « n’y voit rien de cette antipathie pour les méthodes et pour une nomenclature précise à laquelle Buffon s’est laissé aller en tant d’endroits […] il est aussi méthodique que Linnaeus ».

17 Roule [1917] 1918, p. 151 ; Hahn, 1974 ; Appel, 1975 et 1987. Voir aussi Cuvier, 1819-1827, vol. III, éloge de Claude-Louis Richard, p. 248 : à la mort de Buffon, « l’histoire naturelle n’avait plus de protecteur », Corsi, 1983a.

18 Mathiez, 1917 ; Taton, 1953 ; Fayet, 1960 ; Parker 1965 ; Kafker 1967. Sur le débat concernant le rapport science-Révolution, voir les contributions de Gillispie, 1959 ; GuerLac, 1959 ; L. Pearce Williams, 1959 ; Hahn, 1994 [1971] ; Appel, 1975 ; Gillispie, 1980 ; Outram, 1983 ; Appel, 1987 ; Langins, 1987 ; Dhombres, 1989, Outram, 1997.

19 L. Pearce Williams, 1963, et sources cit., note 14 ; Hahn, 1994 [1971] ; Palmer, 1985 ; Belhoste, 1989 et 1994.

20 B.U. (M.), 1854-1865 ; N.B.G. 1854-1866 ; N.B.F. 1932 ; D.S.B., 1970-1980, à l’article A.F. de Fourcroy ; Kersaint, 1966 ; Outram, 1983, et surtout Hahn, 1994 [1971], Sur les accusations contre les élèves de Lavoisier, motivées souvent par des raisons de polémique scientifique et politique, voir par exemple la lettre de Delamétherie à Gosse, « Lettres adressées à Henri Albert Gosse », Bibliothèque universitaire, Genève, Ms. 2628, f. 253v, 18 janvier 1796 : « Ils ont égorgé leur chef, Lavoisier, comme ils ont égorgé celui de la nation, parce qu’ils vouloient être les maîtres. Qu’ils jouissent tranquillement, s’ils le peuvent, de leur affreux triomphe ! hélas il est donc vrai que certains criminels n’ont pas de remords. »

21 Voir les dictionnaires biographiques cités à la note 16, et en particulier le G.D.U. 1866- 1890 ; Wellcome Institute, 1980 ; sur Hassenfratz et plusieurs membres du laboratoire de Lavoisier, voir Grison, 1996.

22 Daubenton, 1969 ; Hahn, 1994 [1971] ; Gillispie, 1980 ; Beretta, 1993.

23 Landrieu, 1909 ; Daudin, 1926a ; Bourdier et Orliac, 1971 ; Burkhardt, 1977 ; Duris, 1997b.

24 Dorveaux, 1935.

25 G.D.U., 1866-1890 ; Faujas de Saint-Fond, 1803 ; Lacroix, 1921, vol. II, p. 51.

26 Roule [1917] 1918, pp. 158-159 ; Kersaint, 1966 ; Appel, 1987 ; Hahn, 1997 ; cf. Lacepède an III (1795) et Cuvier, 1819-1827.

27 Outram, 1983, 1984 et 1997.

28 Cuvier, 1858, p. 30.

29 Sur la « science démocratique » et son utilité publique et patriotique, voir Hahn, 1994 [1971]. Sur Parmentier, voir Bouvet, 1960 ; Gillispie, 1980 ; Berman, 1965.

30 Jussieu, 1808 ; Hamy, 1893 et 1909 ; Landrieu, 1909, pp. 51-56 ; Bourdier, 1960 ; Burkhardt, 1977 ; Gillispie, 1980 ; Roger, 1989 ; Blanckaert et al. 1997 ; Spary, 1997.

31 Hamy, 1893 ; Roule [1917] 1918, pp. 152-156 ; Limoges, 1980 ; Appel, 1987 ; Blanckaert et al., 1997.

32 Hamy, 1893 ; Landrieu, 1909, p. 63 ; Burkhardt, 1977 ; Appel, 1987.

33 Roule, [1917] 1918, pp. 158-159 ; Lacroix, 1944 ; Kersaint, 1966 ; Cahn, 1962 ; Outram, 1984 ; Appel, 1987. Il semble que Cuvier ait offert au vieil anatomiste Mertrud une charge à vie pour son fils, en remerciement de sa propre nomination comme assistant à la chaire d’anatomie humaine du Muséum ; cf. Landrieu, 1909, p. 99 pour les sources.

34 Hahn [1971], 1994, p. 430 ; voir aussi pp. 407-454 pour une discussion critique de la naissance du mythe du « vandalisme jacobin » ; Lettres adressées à Henri Albert Gosse, Bibliothèque universitaire, Genève, Ms. 2628, Fourcroy à Gosse, 26 janvier 1795, f. 138v.

35 Lacroix, 1921, vol. II, p. 153, Dolomieu au Chevalier de Fay 25 mai 1797. Le 16 décembre 1796, il avait écrit à Pictet : « Nous n’avons rien de nouveau dans les sciences ; ceux qui les cultivent se ralentissent un peu cet hiver. On pourrait dire, sine pecunia friget scientia », dans Sigrist, 1998, p. 344.

36 Lacroix, 1921, vol. II, p. 102. Au sujet de certains aspects des réformes des institutions scientifiques au temps de la Révolution, voir Maindron, 1888 ; Aguillon, 1889 ; Birembaut, 1964 ; Ackerknecht, 1967 ; Barnard, 1969 ; Hahn, 1994 [1971], chap. X ; Appel, 1975 et 1987 ; Bradley, 1976 ; Outram, 1976 et 1980 a, b ; Karaday, 1979 ; Gillispie, 1980 ; Fox et Weisz, 1980 ; Blanckaert, et al., 1997. Les considérations suivantes sur la carrière de Cuvier ont été plusieurs fois discutées avec Dorinda Outram (Outram, 1984). On attend d’importantes nouveautés documentaires et interprétatives de la publication de l’ouvrage de M. Philippe Taquet sur Cuvier.

37 Lacroix, 1921, vol. II, p. 138, Dolomieu à Frédéric Munter, 15 janvier 1797 : « Les sciences qui, autrefois, étaient pour moi un délassement sont devenues le métier qui me donne de quoi vivre. »

38 Plusieurs projets conçus par Lamarck, dont Landrieu (1908) donne le détail, visaient probablement et parfois explicitement à obtenir des subventions publiques. Voir aussi Barsanti, 1997.

39 N.B.G., 1854-1866, voir P. A. Latreille ; Dupuis, 1975 ; G.D.U., 1866-1890 ; D.S.B., 1970-1980 ; B.U. (M.), 1854-1865 ; Lacroix, 1921 ; Appel, 1975 ; Burckhardt, 1977.

40 Kraft, 1818 ; G.D.U., 1866-1890 ; Lacroix, 1921, vol. II, p. 103 ; Hahn, 1994 [1971] ; Magasin encyclopédique, 1795-1818.

41 Sigrist, 1998, p. 340, Dolomieu à Marc-Auguste Pictet, 20 août 1796 : « Il se reproche ses écrits en faveur de la révolution, il se regarde comme une cause première de tous les maux qui affligent l’Europe ; une personne lui a déchiré le cœur en lui disant dernièrement qu’en 1789 il n’y avait pas 12 habitans à Paris plus exagérés que lui ; il ne se pardonne donc pas de faux calculs, de fausses espérances qu’il avait fondées sur les principes d’une philosophie abstraite. »

42 À partir de 1793, de la Métherie adopta la graphie Delamétherie pour son nom. Pour ses attaques contre l’Académie, voir Delamétherie, 1791, pp. 46-48 ; p. 48, il proposa « que les sciences, que les artistes n’aient donc que des associations libres, de clubs scientifiques, comme en Angleterre, en Suisse, etc. Il s’est formé sur les mêmes principes une société de naturalistes à Paris, qui promet de cultiver les sciences naturelles, avec le plus grand succès ». Voir Hahn, 1994 [1971], pp. 256-258.

43 « Avis du libraire sur la reprise du Journal de physique », tome II, 1794, sans n. de page, après la p. 480, publié en août 1797 ; Lacroix, 1921, vol. II, p. 94, Dolomieu à Marc-Auguste Pictet, 15 décembre 1795 : « Il est plein d’indignation et de colère contre tout ce qu’il voit, contre tout ce qui se fait » ; dans Sigrist, 1998, p. 317, mais daté 1er décembre 1795. Delamétherie n’était pas le seul à se plaindre : Sigrist, 1998, p. 319, Dolomieu à Pictet, 15 décembre 1795 : « Beaucoup d’anciens académiciens n’ont point été appelés, tels que Sage, Beaumé, Cadet, Vandermonde, etc., ce qui leur cause beaucoup de chagrin. » Blainville, 1817 ; Journal de physique, 1773-1823.

44 Les sources citées dans les notes précédentes ne font pas référence à ce groupe de naturalistes. Sur Sonnini de Manoncourt, voir G.D.U., 1866-1890 ; Bibliothèque physico-économique, 1802-1816.

45 Buffon, an VII (1798)-1808, vol. I, an VII (1798), « Introduction ». Voir aussi Buffon, an VII (1798)-1808, vol. 65, an XI (1802) : « Ce travail vraiment immense doit donc être considéré comme un monument de plus élevé à la gloire de Buffon, et s’il est permis de s’exprimer ainsi, comme une statue écrite, lançant l’anathème et la confusion sur d’injustes détracteurs. »

46 Buffon, an VII (1798)-1808, vol 65, an XI (1802), pp ; 37-38 ; pour la liste de 642 souscripteurs – déclarée fort incomplète à cause de la négligence de plusieurs libraires dans la transmission de noms –, voir vol. 127, pp. 343-355.

47 G. Cuvier, « Prospectus », Dictionnaire des sciences naturelles, vol. 1, 1804, pp. vii-viii.

48 Dictionnaire des sciences naturelles, 1804-1805 ; Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, 1803-1804.

49 Cuvier, 1819-1827, vol. III ; B.U. (M)., 1854-1865 ; G.D.U., 1860-1890 ; Stafleu, 1971a ; Orcel, 1944 ; Lacroix, 1944 ; Mauskopf, 1976 ; Gillispie, 1980.

50 Gillispie, 1980 ; Corsi, 1983a.

51 Guyton de Morveau et al., 1787 ; Chaussier, 1789 et 1797 ; Vicq D’Azyr, 1792, p. II. Pour une bibliographie des œuvres de Vicq d’Azyr, voir D.B.S., 1970-1980. Sur les questions traitées dans les paragraphes suivants, voir Acton, 1959 ; Crosland, 1962 ; Foucault, 1966 ; Moravia, 1972.

52 Adanson, 1763 ; De Jussieu, 1789 ; Daudin, 1926b ; Adanson, 1963 ; Stafleu, 1971a ; D.S.B., 1970-1980 ; Duris, 1997a.

53 Vicq d’Azyr, 1792, pp. Iii et LXXXVII.

54 Ibidem, p. LXVII.

55 Haüy, 1784 ; Cuvier, 1819-1827, vol. III ; Metzger, 1918 ; Mauskopf, 1976.

56 Vicq d’Azyr, 1792, p. XCVI.

57 Coleman, 1964, pp. 45-49, a examiné les notes d’anatomie comparée du jeune Cuvier qui commentaient en détail les leçons et les œuvres de Vicq d’Azyr. Sur les commentaires de ses contemporains au sujet du rôle joué par Vicq d’Azyr dans la réforme de l’anatomie, voir le compte rendu de Dumas an V (1797) et Moreau de la Sarthe (1797). Il faut rappeler que Cuvier avait eu Kielmeyer comme maître d’anatomie et que, pendant son séjour en Normandie, il avait poursuivi d’importants travaux de dissection, dont les résultats étaient confiés à son Diarium zoologicum et communiqués à ses amis allemands. Quand il prit connaissance de l’œuvre de Vicq d’Azyr, il en apprécia immédiatement la valeur.

58 Magasin encyclopédique, 1795-1818 ; La Décade philosophique, 1794-1807, et KitChin, 1965 ; Drouin, 1993 ; Journal des mines, 1794-1815 ; Lacroix, 1921, vol. II, p. 155, lettre de Dolomieu à Fay, chevalier de Malte, 25 mai 1797.

59 Duméril, an V (1796), p. 12 ; Corsi, 1983a ; Daudin, 1921a, vol. I.

60 Dumas, an V (1797), p. 12 ; Corsi, 1983a ; Daudin, 1921a, vol. I.

61 Voir Cuvier, 1858, p. 163, Cuvier à Pfaff, 25 juin 1790 : « Nomina generica nova, e graeco potius desumpsi, quam e latino sermone, non ad vanam eruditionem ostentationem, nam graecarum litterarum radiorem quam deceret esse fateor, sed quia voces compositae latini sermonis indoli repugnant, uti jamdum observavit Horatius. »

62 Haüy, an IV (1796).

63 Daubenton, an VI (1798) b, p. 17 ; p. 7 : « Il faut tâcher de trouver des noms dans sa propre langue : on doit travailler pour ses compatriotes, surtout lorsque la nation dont on est membre, favorise le progrès de la science, et indemnise les professeurs pour l’Instruction publique ». Sur Daubenton et ses thèses sur l’histoire naturelle, voir Faber, 1975 ; Burkhardt, 1977.

64 Cuvier, 1810, pp. 89-90. Les progrès de la chimie étaient dus à « l’esprit mathématique qui s’est introduit dans la science, et la rigoureuse précision qu’on a portée dans l’examen de toutes ses opérations », p. 90.

65 Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, 1795, p. 167.

66 Cuvier, 1798, p. 21.

67 Cuvier, 1798 et 1800-1805 ; Coleman, 1963 ; Geoffroy Saint-Hilaire L, 1847 ; Cahn, 1962 ; cit. Cuvier, 1800-1805, p. Xxi.

68 Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, 1798 ; Cuvier, 1800-1805, vol. I, pp. IV-V, 1-8.

69 Bichat, an VIII (1800) ; éd. 1852, p. 56.

70 Cuvier, 1805, pp. 44-45 ; sur les œuvres de Delamétherie, Bertrand et Patrin, voir chap. II. Pour une bonne introduction à la bibliographie de ces auteurs, voir National Union Catalog, 1968-1981.

71 Brongniart, an VIII (1798), pp. 178-181.

72 De Saussure, an Iv (1795), p. 70 ; Coquebert de Montbret, an IV (1796), pp. 95-96.

73 Delamétherie, 1794 ; deuxième édition, 1797. Sur le genre « théorie de la Terre », voir Ashworth, 1984.

74 Buffon, an VII (1798)-1808, vol. I, 1798, pp. VI-VIII, préface de Sonnini de Manoncourt ; voir aussi pp. V-VI : « En vain des hommes, plus savans peut-être, mais dont le génie est moins vaste et moins puissant, ont-ils cherché à ternir sa gloire ; en vain leur critique s’est-elle attachée, quelquefois même avec une apparence de succès, aux différentes parties de ses ouvrages ; en vain a-t-on dit que Buffon, plus poète qu’historien, avoit composé des odes à la Nature, plutôt qu’une histoire naturelle : pour terrasser un géant, il faut l’être soi-même, et les tems en sont avares. »

75 Ibidem, vol. 65, an XI (1802), « Avis important » de Sonnini de Manoncourt, pp. VII-VIII. Sonnini avouait que « il existe parmi les naturalistes, même au muséum français, quelques exceptions, d’autant plus honorables qu’elles sont plus rares », p. XII.

76 Ibidem, vol. 9, an VII (1799), note de Sonnini de Manoncourt, p. 373. La polémique était dirigée contre Haüy.

77 Ibidem, vol. 65, an XI (1802), p. 37.

78 Ibidem, p. 28

79 Ibidem, vol. 10, an VII (1799), pp. 229-230. Dans ce volume aussi, Sonnini de Manoncourt s’en prend à Haüy : cf. p. 189 : « Les chymistes modernes ont changé le nom généralement connu de nitre, en celui de nitrate de potasse ; Haüy, non content de ce changement, l’appelle potasse nitratée. »

80 Buffon, an VII (1798)-1808, vol. I, 1798, p. V.

81 Virey, 1800a, vol. I, p. 37.

82 Lacepède, 1795, pp. 448-449 ; sur le thème de l’utilité sociale de l’histoire naturelle, voir p. 453. Lacepède terminait sa leçon inaugurale par l’éloge de la « méthode analytique que nous devons aux Bacon, aux Locke, aux Condillac », p. 456.

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