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Cinquante ans de traction à la SNCF

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Clive Lamming

Première partie. L’héritage des anciens réseaux (1938-1947)

Chapitre III. Le nouveau matériel de traction (1938-1947)

Texte intégral

1La guerre débute peu après la création de la SNCF, mais les recherches sur de nouveaux types de locomotives entreprises ou poursuivies en 1938 et 1939 continuent pendant la guerre et sont même très actives durant l’année 1940. Est-ce parce que l’on espère que « la drôle de guerre » ne durera pas ? Est-ce du fait de la possibilité concrète de recherches et d’essais offerte par une infrastructure industrielle et ferroviaire encore en place et rendue encore plus disponible ? Est-ce la présence de « grands patrons » de la division des Études de Locomotives, comme André Chapelon encore en activité, non mobilisables, désireux de poursuivre leurs activités et particulièrement les recherches en traction vapeur pour ne pas être supplantés par les « électriciens » ? En tous cas, ces années 1938-1947 sont très fructueuses en matière de projets et d’essais en traction vapeur.

Les perspectives d’avenir en 1938

2Les locomotives à vapeur paraissent obsolètes face à la modernité de la traction électrique, mais les ingénieurs vaporistes tiennent à montrer que les possibilités de perfectionnement de la locomotive à vapeur sont loin d’être épuisées, qu’elle est porteuse d’avenir. Trop vieilles parce que 5 % du parc a été construit au xixe siècle, mais porteuses d’avenir parce que plus de deux mille machines ont été construites depuis la fin de la Grande Guerre et ont donc une bonne carrière devant elles, surtout si on les entoure d’un parc neuf assurant la continuité et la pérennité de ce mode de traction. Les travaux d’André Chapelon ont ouvert subitement le champ de la puissance et de la vitesse à la locomotive à vapeur et l’ont mise à égalité de performances et de rendement total avec la traction électrique.

  • 1 Machefert-Tassin Y., nouvion F., Woimant J., Histoire de la traction électrique, tome I, Des origin (...)

3La traction électrique est perçue, dans les revues ferroviaires de la fin des années 1930, comme le mode qui inéluctablement dominera le chemin de fer de demain, du moins si l’on s’en tient aux arguments techniques avancés de puissance, rendement, performances, moindre coût en entretien et conduite, disponibilité, etc. Le réseau du Midi a démontré, chiffres à l’appui, que les rapports de coûts totaux entre la traction vapeur et électrique sont de 1 à 0,6 à égalité de kilomètre-train, et même de 1 à 0,5 en tenant compte de la charge moyenne plus élevée réellement transportée en traction électrique1. Mais, le réseau du Midi est celui qui, même après sa fusion avec le PO, est en 1937 le moins bien placé sur le volume global transporté, ne desservant que des régions faiblement urbanisées ou industrialisées. Cela veut dire que les affirmations techniques en faveur de la traction électrique n’ont pas encore, en 1938, trouvé leur illustration concrète sur le terrain d’un réseau gros transporteur qui pourrait séduire les porteurs de capitaux devenus très rares durant ces années de crise.

4La traction électrique ne décolle pas vraiment durant les années 1930, en dépit des électrifications effectuées, et elle reste une vision d’avenir, une passionnante expérience technique, une vitrine technologique, dirait-on aujourd’hui. Le réseau électrique des années 1930 n’a rien de comparable avec, par exemple, le réseau TGV d’aujourd’hui qui, en moins d’une dizaine d’années, a bouleversé le chemin de fer français. L’électrification de la ligne Paris – Le Mans, le chef d’œuvre de Raoul Dautry qui dirige le réseau de l’État jusqu’au 12 juin 1937, ne s’effectue que dans le cadre du plan Marquet anti-chômage – ce qui, pour le moins, montre bien un statut de perfectionnement d’appoint accepté sous réserve qu’il soit financé par la collectivité, mais nullement un cas d’urgence. Les caisses des réseaux sont vides aussi et l’idée de grands investissements n’est plus de mise. Développer la traction électrique, c’est solliciter des capitaux publics qui ne pourront qu’accroître la dépendance des réseaux vis-à-vis de l’ État, alors que perfectionner la traction à vapeur, c’est rester dans le domaine traditionnel d’investissements propres moins importants que les réseaux pratiquent depuis un siècle.

Les prototypes non conventionnels des années 1940

5La SNCF compte, dans son fonds, des locomotives non conventionnelles en cours de construction ou obtenues par modification, par exemple de type 232, l’une avec six moteurs individuels à 3 cylindres entraînant les roues par engrenages, ou l’autre mue par des turbines Schneider. Une autre, de type 230, est dotée d’une chaudière Velox et d’un carénage avec cabine de conduite à l’avant. Essayée en tête de trains de divers types, la 230 démontre un gain de puissance de 35 % à 120 km/h dû au rendement de la chaudière Velox. Enfin, la SNCF essaie une locomotive-tender type 221 à moteur à 12 cylindres en V longitudinal, placé sous l’avant de la machine, et entraînant les essieux moteurs par un arbre de transmission et des vis sans fin. Ces prototypes, malgré des résultats intéressants, connaissent l’échec et l’oubli au début des années 1950, du fait de problèmes de maintenance, du fait aussi de la difficile intégration, dans le monde du chemin de fer, de techniques issues d’ailleurs et parfois mal transposées.

6Il est intéressant de constater, pour l’historien des techniques, que les années 1933 à 1949 font partie de ces cycles affectant la locomotive à vapeur et visant à la sortir de sa conception conventionnelle qui remonte à la Fusée de Stephenson en 1829. Conçue au début du xixe siècle avec son foyer et sa plate-forme de conduite à l’arrière, sa cheminée à l’avant, sa chaudière couchée, l’attaque directe des cylindres sur les roues motrices, la locomotive reste fidèle à ces principes durant un siècle et demi, mais subit un premier cycle de recherches à partir de 1880 avec les essais d’Estrade (roues de 3 m de diamètre) ou de Thuile (chaudière double, cabine avant, grandes roues), puis un deuxième durant les années 1930 avec les prototypes décrits ci-dessus. Le premier cycle est manifestement une recherche des grandes vitesses, chose d’autant plus surprenante que le chemin de fer est encore en situation de monopole absolu et ne rencontre aucune concurrence aérienne ou routière. Mais la recherche des grandes vitesses a toujours été inscrite dans l’évolution de la grande traction voyageurs, car transporter plus vite permet de transporter plus, donc de rentabiliser d’autant plus les installations fixes par la simple augmentation du débit des lignes. Mais ce cycle échoue du fait de la marginalité des innovateurs dont le départ (ou la mort) entraîne immédiatement un oubli définitif des projets. Par contre le deuxième cycle qui nous intéresse ici semble axé sur la résolution de problèmes purement ferroviaires et comme extraits d’une situation de concurrence : lutte contre les mouvements parasites, recherche de la moindre usure d’organes, suppression des mouvements alternatifs générateurs d’usure, rendement de chaudières, amélioration du coefficient de pénétration dans l’air, etc. C’est l’époque où de nombreuses missions d’ingénieurs français se déplaçent aux USA ou en Allemagne, comme c’est le cas pour André Chapelon, et ceci prouve que ce cycle de recherches est bien le fait officiel des réseaux et non un mouvement marginal comme le premier cycle semble l’avoir été.

7Et pourtant, ces prototypes sont immanquablement un échec, non seulement en France, mais également sur la totalité des réseaux mondiaux novateurs. En dépit de résultats intéressants, ces locomotives non conventionnelles ne peuvent être intégrées dans un système conventionnel qui « refuse » à tous les niveaux ce matériel exogène. Conduite, maintenance, circuits d’approvisionnement en pièces détachées, habitudes professionnelles et mentales, tout se ligue contre ces locomotives nouvelles.

Les locomotives classiques neuves (1939-1947)

8Perfectionner le matériel existant, commander des séries nouvelles de machines anciennes, ou commander des machines classiques nouvelles, voilà qui est dans la tradition de prudence et de pragmatisme des ingénieurs du chemin de fer. La SNCF naissante ne déroge pas et commande deux types de locomotives : celles que nous appelons les « neuves » et les « nouvelles ».

9Les neuves sont les locomotives que la SNCF construit à partir de types anciens hérités des compagnies et ayant bénéficié de perfectionnements partiels. Elles contribuent au vaste plan d’amortissement que la SNCF engage, après la guerre, pour le remplacement prévu de huit mille locomotives avant 1956.

10Les 240 P 1 à 25 sont le type même de la locomotive neuve : la SNCF poursuit, pour le compte de la région Sud-Est, la transformation de locomotives 231 selon les principes Chapelon du PO, mais ces machines sont dotées de la chauffe mécanique (alimentation par « stocker »), de cylindres basse pression plus volumineux, d’un châssis renforcé, etc. Affectées au dépôt de Laroche et engagées sur la ligne Paris – Lyon pour le franchissement du seuil de Bourgogne, ces locomotives peuvent tirer 800 tonnes à près de 100 km/h sur la dure rampe de 8 ‰ en donnant 2 330 kW (3 175 ch). Sur le réseau du Nord, en 1944, des trains de 1 100 tonnes furent remorqués à 85 km/h par des 240 P.

11Les 150 P sont aussi des locomotives neuves de type ancien : il s’agit des 5-1200 Nord, mais perfectionnées avec la chauffe mécanique notamment, formant une série de cent quinze machines capables d’enlever des trains de charbon de 2000 tonnes à 75 km/h environ. Ces machines ne furent chassées des lignes du Nord qu’en 1966 avec les électrifications en monophasé assurant des performances comparables.

12Deux séries de locomotives-tender, les 151 TQ et les 050 TQ, procèdent du même esprit : la reprise de modèles anciens 151 T de 1929 et 050 T prussiennes de 1914-1919. Construites durant les années 1940 et jusqu’en 1951, ces locomotives reçoivent les perfectionnements d’usage à la SNCF : échappement Kylchap ou régulateur à soupapes, etc. Elles assurent la traction de trains sur les ceintures de Paris ou les manœuvres sur les grands triages.

13Toutefois, deux séries de locomotives neuves se démarquent par leur nombre et leur succès : les 141 P et 241 P.

14Les 141 P marquent l’orientation définitive de la SNCF vers la locomotive mixte, apte à la traction des trains de voyageurs à une vitesse modérée mais acceptable (un peu plus de 100 km/h), mais aussi apte à tracter des trains de marchandises d’un tonnage moyen. Bref, le compromis par excellence, la locomotive unique et « universelle » dont l’exploitation a besoin pour assurer à moindre coût et plus souplement ses différentes tâches. La SNCF abandonne la vitesse et oublie les rêves du réseau Nord d’une vitesse atteignant 160 à 200 km/h pour se lancer dans une politique de traction intermédiaire entre la grande traction voyageurs et la grande traction marchandises, faisant fusionner ces deux concepts dans le cadre d’une politique du moindre coût.

15Les 141 P forment une importante série de trois cent dix-huit machines dérivant des 141 de l’ancien PLM que la SNCF pensait initialement reproduire purement et simplement. Mais elle applique à ces 141 P les perfectionnements d’usage : chaudière timbrée à 20 kg/cm2, surchauffe, foyer acier, chauffe mécanique, tiroirs à double admission, moteur compound, échappement Kylchap, etc. La machine atteint modestement 105 km/h en service mais l’effort de traction, à cette vitesse, peut dépasser 2 300 kW (3 220 ch), ce qui permet de remorquer des trains de voyageurs lourds de plus de 550 tonnes à 80-100 km/h sur des lignes difficiles. Construites entre 1942 et 1948, les 141 P sont pratiquement présentes sur l’ensemble du réseau SNCF.

  • 2 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 327.

16Les 241 P sont dérivées des 241 du PLM des années 1930, elles excellent sur la ligne Paris – Lyon en tête de trains rapides lourds. Cette série de trente-cinq machines est dotée, elle aussi, des perfectionnements d’usage : surchauffe, chauffe mécanique, sections de passage de vapeur agrandies, etc. Elles peuvent rouler à 120 km/h et fournir, à cette vitesse, un effort de 2 200 kW (3 000 ch). L’une d’elles a tiré un train de 865 tonnes sur une rampe de 5 ‰ à 110 km/h2 et la série fait un bon service sur les grandes lignes de la SNCF.

17L’ensemble de ces locomotives neuves (mais non nouvelles) représente un parc de cinq cent cinquante machines construites entre 1938 et 1949 dans le cadre d’une politique de traction prudente menée au coup par coup, utilisant des techniques éprouvées et peu chères, reprenant des types anciens mais dotés de perfectionnements récents dont la valeur a été démontrée par André Chapelon qui signe, à sa manière, l’ensemble de ce parc moteur.

Les nouvelles locomotives de type classique (1939-1947)

18Les locomotives nouvelles construites par la SNCF traduisent une politique de traction qui reste, en dépit des apparences, peu innovante. Ces locomotives, – trois resteront sans descendance – ne sont que des machines de type ancien très profondément modifiées pour deux d’entre elles, ou la fin de la livraison d’une série Nord pour l’autre.

19La 160 A 1 est un exemple de locomotive nouvelle obtenue par la profonde modification, faite par André Chapelon, d’une machine ancienne, modification qui confine presque à la reconstruction intégrale. Partant d’un type existant, une 150 de l’ancien PO, elle est reconstruite entre 1938 et 1940, avec une refonte complète de l’ensemble de ses organes. Il n’en sera construit qu’un exemplaire.

20La 242 A 1, elle aussi due à André Chapelon, est le résultat de la transformation en profondeur d’une ancienne 241 commandée par le réseau de l’État en 1932, mais avariée et garée. Chapelon propose, en 1938, d’en faire une base d’essais et de la modifier pour, en quelque sorte, tester les solutions qui caractériseront la locomotive à vapeur de l’avenir, celles que Chapelon appelle « les locomotives de la troisième génération ». Passée au type 242 par remplacement du bissel arrière par un bogie, cette locomotive reçoit un moteur compound à 3 cylindres et l’ensemble des perfectionnements d’usage. Reconstruite en 1946 par les Ateliers de la Marine et d’Homécourt, cette machine s’avère capable des plus hautes puissances jamais atteintes en traction vapeur en France, capable de tirer un train de 700 tonnes sur une rampe de 8 ‰ à 110 km/h. Mais venue trop tard, la 242 A 1 restera unique.

21La troisième machine nouvelle est la 232 U 1, la huitième de la série des 232 issues du réseau du Nord et conçues par Marc de Caso. Construite en 1948 par les établissements Corpet-Louvet à la Courneuve, elle reçoit la quasi-totalité des perfectionnements disponibles à l’époque, plus des roulements à aiguille ou à rouleaux sur l’ensemble du mécanisme. Capable de fournir 2 000 kW (2 800 ch) en tête de trains rapides de plus de 560 tonnes à 120 km/h, cette machine connaît une utilisation suivie sur la relation Paris-Lille, intégrée dans le parc des 231, mais tout comme ces dernières, elle achève sa carrière au début des années 1960.

22Ces trois machines ne manquent pas de poser un problème à l’historien des techniques. On comprend difficilement les raisons ayant amené la SNCF à mettre au point des prototypes ou à faire des reconstructions intégrales à une époque où la vapeur est déjà condamnée. Mais la construction de ces machines n’est pas onéreuse si on la compare, par exemple, au financement débloqué pour la construction des cinq cent cinquante locomotives neuves dont la SNCF a besoin à l’époque, ou à celui envisagé pour l’élimination des huit mille locomotives vétustes du parc. Les coûts engagés en recherche et construction de prototypes sont minimes en proportion, et les dirigeants de la SNCF de l’époque pensent que les essais de Chapelon pourraient éventuellement déboucher sur une locomotive nouvelle qui résoudrait le problème de la traction sur les lignes dont le trafic se situe en dessous du seuil de rentabilité de l’électrification, une locomotive nouvelle que la traction diesel d’alors ne semblait en mesure de générer. Il faut également compter, selon le témoignage d’ingénieurs de la SNCF de cette époque, avec la personnalité de Chapelon ou de De Caso. Il ne pouvait être question de mettre fin aux activités de ces hommes reconnus et respectés et de fermer leur bureau ou leur service de recherche avec des arguments purement économiques, comme on le ferait aujourd’hui ! C’est pourquoi André Chapelon a pu continuer ses essais et ses recherches jusqu’à son départ en retraite, et s’il n’a jamais pu réaliser intégralement un prototype mais seulement des transformations (ce fut la grande déception de sa vie : Marc de Caso fut mieux loti), il a néanmoins pu réaliser la 242 A 1 et en tirer une fierté légitime. Chapelon part à la retraite en 1953. La 242 A 1 est utilisée jusque vers 1954, et démolie discrètement en 1957.

Les locomotives d’origine étrangère (1939-1947)

23À la fois « neuves » et « nouvelles », commandées à l’industrie américaine, machines de conception allemande et en cours de construction pour le compte de l’occupant ou récupérées sur le sol français, ces locomotives sont très différentes des précédentes et marquent, notamment, un tournant dans l’histoire de la traction vapeur en France.

  • 3 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 355 ; Bronca (...)

24Constituant la plus importante série ayant jamais roulé en France, la 141 R américaine assure, en début des années 1950, 44,8 % du tonnage total de la SNCF3. Capables d’assurer un parcours journalier de l’ordre du double des locomotives SNCF classiques, d’une grande robustesse et d’une grande simplicité, pouvant être conduites en « banalisation » (c’est-à-dire par des équipes non titulaires se relayant, contrairement à la tradition de la SNCF où les équipes sont titulaires de leur machine), ces locomotives sont produites pour la France par les USA dans le cadre du plan Marshall, d’après un type ancien américain datant de 1918 et modifié. Elles sont livrées à partir de 1945. En 1946 déjà, sept cents « R » sont en service et, en 1947, la totalité des « R » est active et démontre que, du fait de leur perfectionnement limité, des machines simples et économes en charbon peuvent être rentables à cause d’une maintenance économique et de la banalisation de la conduite.

25Ceci ne manque pas de provoquer une réflexion sur les politiques de traction de la SNCF à la fin des années 1940 : il en ressort que la grande tradition française de locomotives perfectionnées, « poussées », conduites en finesse par des équipes titulaires et hautement qualifiées, fut, tout compte fait, une politique chère et une grave erreur financière. Avec la 141 R, une autre politique est mise en place par la force des choses, avec des machines simples à moteur à simple expansion, un graissage automatique, des rattrapages de jeu automatiques, etc. La SNCF découvre que le charbon, malgré son prix élevé, coûte moins cher que la main d’œuvre, et qu’il vaut mieux lutter sur le front des économies de maintenance et de conduite que sur celui du charbon seul, en attendant de résoudre le problème du coût du charbon par la suppression de ce dernier. La conversion d’une moitié des 141 R à la chauffe au fuel sera une solution, en attendant surtout la reprise des grandes électrifications ou l’arrivée de la traction diesel.

  • 4 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 333.
  • 5 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 335. Chiffre (...)
  • 6 Revue générale des chemins de fer, janvier 1951, pp. 21 sqq.

26La commande des 141 R ne fut pas faite expressément dans ce sens : il s’agissait de faire appel à la seule industrie au monde capable, à la fin de la guerre, de fournir en un temps record 1 340 locomotives à la France. Seules les industries américaine et canadienne pouvaient le faire, avec toutefois les moyens du bord : à la demande d’une locomotive mixte de type 141 formulée par la France, il n’était possible de répondre qu’avec le type ancien USRA dont le poids par essieu et les dimensions générales étaient compatibles avec le réseau français. Capables de fournir 2 150 kW (2 920 ch) à 80 km/h4, pouvant remorquer ainsi des trains pesant jusqu’à 1 000 tonnes à 95 km/h sur des lignes faciles ou des trains de 800 à 900 tonnes en rampe de 9 pour 1000 à plus de 80 km/h, les 141 R pouvaient avoir une moyenne de moins de seize heures de « bricole » aux 1000 kilomètres, c’est-à-dire moins que les machines électriques5. Des trains de minerai en double traction aux trains express ou rapides du service voyageurs, on a vu les « R » absolument partout, du Nord à la Côte d’Azur. Par rapport à une moyenne nationale de 75 km/jour pour les locomotives classiques de la SNCF, les R assurent une moyenne de 200 km/jour dès leur mise en service, et atteignent 500 ou même exceptionnellement 800 km/jour en 1949 sur la région Ouest6.

27Les locomotives allemandes sont du type 150 ou des locomotives-tender.

28Le type 150 comprend deux cent trente-huit exemplaires dérivés du type prussien G-12 de 1917 dotés de trois cylindres au lieu de deux à l’origine, et aussi quarante-deux machines (série 150 Y) de performances voisines mais à deux cylindres : il s’agit de locomotives de guerre allemandes (série 52) abandonnées. Enfin, il faut ajouter trente-trois machines (série 150 Z) non inscrites à l’inventaire, récupérées aussi, et très voisines des précédentes, dans leur conception générale : le parc de machines allemandes type 150 circulant sur le réseau français à la Libération s’élève donc à trois cent treize locomotives.

29Les locomotives-tender allemandes sont des 030 TX, 040 TX et des 050 TX classiques, récupérées dans diverses conditions (les 030 TX sous forme de machines démontées prêtes à l’expédition dans le port de Bordeaux !) et qui feront un excellent service de manœuvres ou de triage.

30Le total des locomotives d’origine étrangère sur le réseau SNCF au lendemain de la guerre est donc de 1 467 unités, soit environ 20 % du parc national utilisable qui est de l’ordre de 7200 locomotives. Mais seules les 141 R feront évoluer les politiques de traction de la SNCF par leur nombre considérable et leur philosophie complètement différente tant sur le plan de leur conception que dans leur utilisation : des locomotives beaucoup plus simples et robustes mais à performances très moyennes, une conduite banalisée peu coûteuse pour la SNCF, mais peu motivante pour les équipes qui, au lieu de « leur » locomotive dont ils savaient tirer le maximum, n’ont plus qu’une machine passant entre toutes les mains, préfigurant la conception très américaine du travail à la chaîne en matière de conduite.

31Avec le recul de l’historien, on peut penser que la présence massive des 141 R, si elle a certes sauvé le chemin de fer français en le faisant renaître rapidement, a, par contre, par la pauvreté de ses performances, contribué à détériorer l’image de la traction vapeur. Les « R » étaient sympathiques, fiables, robustes, mais totalement dépassées par rapport à ce qui se faisait de mieux sur les réseaux européens, et très en dessous des locomotives dessinées par l’Anglais Gresley, l’Allemand Wagner ou le Français Chapelon, pour ne prendre que quelques exemples. Elles ont contribué à la détérioration de l’image de la traction vapeur, mais amené, en même temps, la conduite et la maintenance de l’avenir. La banalisation des équipes de conduite, des parcours élevés pour les machines, ainsi qu’un entretien à prix réduit ont ouvert la voie à une politique de traction totalement nouvelle et dont la SNCF ne se départira plus désormais, quel que soit le mode de traction, et surtout en traction électrique.

La traction vapeur : espoirs et projets déçus

32Cette décennie 1938-1948 est importante par les progrès considérables effectués en matière de traction vapeur sur le réseau français, mais aussi par cette sorte d’« euthanasie rampante » de ce mode de traction qui persiste et porte ses fruits durant la décennie suivante. En termes d’effectifs de parc moteur, progresser c’est réduire. Dès 1938, la SNCF a pour objectif d’unifier son parc moteur, d’en réduire les types et séries et de supprimer les types anciens au profit de types nouveaux à séries réduites parce que plus productives. La mission de la direction des Études de locomotives est de donner naissance à six types de locomotives : 141 P (mixtes) ; 241 P (vitesse) ; 150 P (marchandise lourds) ; 240 P (vitesse) ; 151 TQ (locomotives-tender pour trains lourds) ; 050 TQ (locomotives-tender pour manœuvres ou triages).

  • 7 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., divers tableaux (...)

33Livrées à cinq cent cinquante exemplaires entre 1939 et 1952, ces locomotives n’ont guère été une application véritable du concept d’unification que les Allemands ont particulièrement réussi en 1925, certaines étant des reconstructions de types anciens portant le poids des conceptions anciennes que l’historien des chemins de fer identifie au premier coup d’ œil. Certaines pièces sont toutefois standardisées, assurant déjà une réduction des coûts d’entretien. La SNCF ne pourra cependant jamais réaliser une unification totale, avec des machines de divers types et dispositions d’essieux, en ayant recours aux mêmes types de pièces. La guerre met fin au projet et laisse sur le réseau français 20 % de machines étrangères assurant plus de 50 % du trafic. Ayant détruit 4180 locomotives à vapeur7 aussi bien récentes qu’anciennes, la guerre crée un tel désordre qu’à la Libération, il ne peut être question que de politiques de traction à très court terme : importation massive de « R » américaines, récupération de matériel allemand, remises en état de fortune et réparation sommaires, « cannibalisation » de locomotives (c’est-à-dire réparations avec des pièces prélevées sur d’autres).

34Il est important de savoir que, contrairement au cas des autres moyens de transport par route, air ou mer, où le matériel est relativement indépendant des installations fixes, avec le chemin de fer, le matériel roulant et surtout moteur est à la fois le produit et le déterminant des installations fixes que sont les voies et les dépôts, garages, ateliers. Intégré dans un tout cohérent dont il n’est qu’une partie et une seule, le matériel moteur fait vivre ce tout et il en vit : la présence de locomotives étrangères en si grand nombre, s’intégrant dans un chemin de fer autre, le modifie en profondeur et l’engage dans une autre voie technique.

35André Chapelon, qui connaît très bien le chemin de fer américain, songe, pendant la guerre, à la nouvelle génération de locomotives du futur qu’il appelle les « locomotives de la troisième génération ». Il considère que la première génération est celle des locomotives des débuts jusqu’aux années 1930, la deuxième étant celles des machines transformées qu’il a mises au point durant les années 1930 et 1940 (circuits de vapeur, échappement, etc.). La troisième génération correspondrait à une combinaison des résultats de ses travaux et des derniers progrès de la construction américaine (châssis monobloc en acier moulé, boîtes à rouleaux sur les bielles et les essieux, chauffe mécanique, nombreuses fonctions assurées automatiquement, etc.)

  • 8 Chapelon A., « Histoire des origines de la locomotive à vapeur et de son évolution en France », in (...)

36Vers 1940, Chapelon propose un programme cohérent de locomotives nouvelles à une SNCF qui possède déjà 11 862 locomotives appartenant à 177 séries et d’un âge moyen de 30 ans. L’ingénieur estime que son programme pourrait diviser cet effectif par deux ou par trois grâce aux importants parcours journaliers que ses machines auraient pu effectuer8 : c’est, à peu près, ce que la 141 R allait démontrer cinq ans plus tard. Mais le programme est refusé après un commencement d’exécution.

37Nous comprenons la profonde tristesse qui a marqué la fin de la vie d’André Chapelon. Mais le prix de l’énergie fourni par les centrales électriques n’a cessé de baisser et le prix de la main d’œuvre n’a cessé de monter en raison d’une évolution sociale déjà amorcée depuis le lendemain de la Grande Guerre : on comprendra que la locomotive électrique, consommant de l’énergie nucléaire, conduite par un seul agent, économique en maintenance, ne pouvait que supplanter la vapeur partout où d’intenses besoins en transports existaient. Assurant déjà 13,5 % des tonnes kilométriques brutes remorquées (TKBR) de la SNCF en 1938, la traction électrique atteint 19,7 % en 1948 (soit une augmentation de 19,7 %) quand Chapelon se voit refuser ses projets, et vingt ans plus tard, la traction électrique assure plus de 70 % des TKBR de la SNCF. André Chapelon pouvait-il prévoir l’essor de l’énergie nucléaire en France, la cherté croissante de la main d’œuvre, la perte de compétitivité du charbon comme source d’énergie traction, les chocs pétroliers, facteurs qui ont tous, tour à tour ou ensemble, fait le jeu de la traction électrique ?

  • 9 Escudié B. et Payen J., André Chapelon 1892-1978. Le génie français de la vapeur, Paris, CNRS Éditi (...)

38À notre avis, bien avant 1938, les jeux étaient faits en faveur de la traction électrique, et Chapelon, auteur lui-même d’une étude comparative entre la traction électrique et la traction à vapeur parue à compte d’auteur en 19169, devait certainement le savoir, pour avoir suivi l’évolution des mentalités des ingénieurs des réseaux et la perception très optimiste qu’ils avaient de la traction électrique. Optimisme fondé ou non ?

39Non, selon les historiens de la traction vapeur comme Bernard Escudié ou Jean-Marc Combe, qui ont souvent écrit ou déclaré que la correspondance de Chapelon avait laissé le témoignage d’une vigoureuse opposition de principe ou psychologique à la traction vapeur dans les milieux de la SNCF.

40Oui, si l’on considère l’évolution de la traction électrique en France et dans les pays industrialisés, particulièrement dans le domaine de la grande vitesse.

41Mais notre position personnelle est de rappeler qu’André Chapelon nous a lui-même confirmé en 1976 l’exactitude de ces faits : une opposition a bien existé, mais elle était également imputable à la personnalité de ce grand ingénieur, dont la liberté de pensée et de parole s’intégrait mal dans une tradition « maison ». Passionné par la locomotive à vapeur au plus profond de lui-même, Chapelon voyait en elle sa seule raison d’être, et il lui sacrifiait sa vie, la cultivant avec génie comme un champ de connaissance scientifique et de perfectionnement technique, voulant faire passer la locomotive à vapeur dans une nouvelle ère, celle de la locomotive à vapeur scientifique, surclassant définitivement les locomotives du passé nées dans le pragmatisme.

42Même si la fin de la traction vapeur a pu prendre, ponctuellement et ça et là, une dimension d’opposition entre des idées et des hommes, le grand mouvement historique entraînant la fin de la locomotive à vapeur se jouait en dehors du chemin de fer, en termes de coût sur le plan national, de choix énergétiques nationaux, de concurrence entre moyens de transport. Dans ce nouveau contexte, ces données viennent frapper le chemin de fer dans son ensemble par l’extérieur, et condamner la locomotive à vapeur.

43Ni les performances remarquables de la traction vapeur, ni sa fiabilité exemplaire ne sont en cause. C’est bien la question des coûts seuls qui a joué, non pas celui des locomotives (elles sont moitié moins chères que leurs équivalents électriques ou diesel) mais celui de leur approvisionnement, de leur maintenance, de leur conduite.

La traction électrique à la création de la SNCF

  • 10 Statistiques SNCF 1950.

44Entre 1938 et 1948, le parc moteur électrique passe de 1 169 à 1229 engins tous types confondus10, mais à cette augmentation modique du nombre correspond une part de trafic augmentée de 42 %. Cela veut dire que, dans un premier temps, l’augmentation de la longueur des lignes électrifiées n’implique nullement celle du nombre de locomotives électriques déjà engagées, tant les locomotives électriques sont disponibles et souples. La SNCF de 1938 le sait et ses projets d’extension de son réseau électrifié utilisent cet argument, face à celui du coût d’achat, le double de celui des locomotives à vapeur. La SNCF est acquise à la cause de la traction électrique et, surtout, veut enfin réaliser ce que le PLM n’avait jamais pu (ou voulu) faire : l’électrification de la grande ligne impériale Paris – Lyon – Marseille et ses prolongements sur la Côte d’Azur.

45Mais, pour le moment, les politiques et les techniques de traction dominantes sont celles des anciennes compagnies Midi, PO-Midi et État. Le parc consiste, nous l’avons vu, en 2D2 de vitesse et des BB mixtes ou marchandises, plus des automotrices de ligne ou de banlieue. En 1936, le PO-Midi possède cinq cent dix locomotives, mais le nombre de machines de vitesse n’est que de soixante-dix-huit, les quatre cent trente-deux autres étant des BB mixtes ou marchandises. Ce fait montre que la traction électrique a abordé la vitesse de façon relativement marginale et que ses champs d’action ont été beaucoup plus utilitaires et ordinaires qu’ on ne le pense.

  • 11 Machefert-Tassin Y., Nouvion F., Woimant J., Histoire de la traction électrique, op. cit., p. 288.

46Le total des lignes électrifiées en France est de 3 340 kilomètres en 1938, mais 20 % du trafic de la SNCF est assuré sur ces lignes, et reste assuré en 1943, puis augmenté inéluctablement après la guerre. La référence Midi est très forte à la SNCF : ce réseau, pionnier de la traction électrique dès 1911 et apportant 3028 kilomètres électrifiés à la SNCF en 1938, marque de sa doctrine les politiques de traction SNCF en matière de marchandises ou de trains mixtes et lègue à la SNCF un fort parc de BB de 800 à 1470 kW selon les types et les époques de construction. De la remorque modeste de trains de 200 tonnes à 50 km/h entre Tarbes et Pau11 lors des débuts à celle de trains 400 ou 500 tonnes à 105 km/h, les progrès ont été évidents, mais ne sortent pas vraiment la traction électrique de son second rôle derrière la vapeur sur ce terrain. En revanche, les exploits des 2D2, après une période d’essais et de comparaisons de divers types de transmission et de moteurs, donnent aux machines de type suisse avec transmission Büchli le statut de locomotives électriques de vitesse par excellence, roulant désormais à 120/140 km/h en tête de trains lourds de plus de 700 tonnes sur les réseaux PO ou État. Cette traction électrique est l’œuvre d’Hippolyte Parodi qui réalise les grandes électrifications du PO et l’interconnexion électrique entre les centrales du Sud-Ouest et la région parisienne. Sa conception domine nettement les politiques de traction de la SNCF de l’époque.

47Le plan quinquennal du 4 juillet 1939 prévoit l’électrification des lignes de Brive à Montauban pour combler la lacune entre les anciens réseaux Midi et PO, de Laroche à Dijon et à Lyon pour assurer au mieux l’écoulement du trafic sur cette difficile section de la ligne Paris – Marseille. Mais seule la section Brive – Montauban sera achevée en 1943, assurant désormais la continuité électrique Paris – Toulouse. Toutefois, des locomotives du type BB Midi ne pourront assurer, sur cette ligne difficile, la traction des lourds trains de marchandises de 1 200 tonnes à 45 km/h ou de messageries de 750 tonnes à 105 km/h. La SNCF met à l’étude de nouveaux types : une CC et une BBB.

  • 12 Carnets que nous avons pu lire et utiliser pour notre travail de thèse grâce à André Blanc, directe (...)

48L’ingénieur Marcel Garreau a noté scrupuleusement et régulièrement dans ses carnets12 ce qui s’est dit lors des réunions de la DETE entre 1940 et 1945, témoignant de la persévérance des recherches durant cette période difficile.

49Le 18 août 1940, la SNCF commande trente-deux machines de type BB pour Brive – Montauban et envisage la commande de seize du type CC 6 000. Le 11 septembre 1940, une réunion avec la firme SW et Schneider a pour objet la conception de la CC 6 000 et du nombre de moteurs. L’électrification Paris – Lyon est déjà chiffrée par l’ingénieur Henri Lang : 1559 milliards de francs en matériel roulant, 2887 en installations fixes donnant 150 000 kWh en pointe pour 60 trains rapides de 750 tonnes lancés à 130 km/h. L’ensemble des électrifications des vingt années qui suivront la guerre est donc déjà prévu en 1941.

50Mais les électrifications du Nord et de l’Est ne sont pas encore à l’ordre du jour, et les 2D2 n’auront certes pas la carrière qui leur est promise : la locomotive de vitesse à adhérence totale type CC et BB les surclassera et seules trente-cinq machines seront engagées sur Paris – Lyon. La banalisation des voies sur Paris – Lyon est en revanche prévue, avec circulation de trains en batteries, les trains lents sur la voie normale paire et les trains rapides les doublant sur la voie impaire, puis vice-versa en sens inverse (réunion du 27 mai 1941), solution effectivement appliquée durant les années 1950.

51La CC 7 000 est à l’ordre du jour le 18 novembre 1942 et le débat porte, avec la firme du Creusot, sur la construction soudée. À 7 700 000 F par locomotive, la firme se déclare perdante : et pourtant le prix est élevé par rapport à celui des locomotives à vapeur (35 F/kg). Les problèmes du prix de revient du matériel moteur sophistiqué commencent à se poser et lorsque, en juin 1943, on songe au 3 000 V pour Paris – Lyon, l’augmentation de prix est de 20 % pour des BB passant de 1 800 à 2 400 ch et de 80 à 92 tonnes, ce qui contribuera fortement au refus de cette solution inédite en France.

52Mais c’est aussi, et toujours, l’époque du refus d’une politique de recherche prioritaire des grandes vitesses : en 1944, la CEM propose, pour Paris – Lyon, une nouvelle 2D2 très performante. Marcel Garreau, qui représente la DETE et engage la SNCF, refuse cette machine qui pourrait rouler à 160 km/h et dont la puissance à pleine charge est à 90 km/h : la CEM revoit sa copie et propose une 2D2 roulant à 140 km/h et avec une puissance à pleine charge se situe à 67 km/h.

53À la Libération, le dossier des grandes électrifications est prêt. Dans une France qui veut préparer une époque « moderne » dans laquelle les solutions techniques nouvelles comme l’électrification de la SNCF, l’énergie « atomique », l’aviation civile à réaction, les autoroutes joueront le rôle de premier plan, la décision de la construction des prototypes CC 6 001 et BBB 6 002 est prise.

La traction à moteur à combustion interne : les projets à la création de la SNCF

54Le réveil du parc dit à moteur « thermique » a lieu subitement en 1945 et 1946, et nous avons déjà décrit la contribution importante des autorails. Les besoins sont tels qu’une commande de cent locomotives diesel de manœuvres est effectuée auprès de la firme américaine Baldwin-Westinghouse, dans le cadre du plan Marshall, en 1946. Ces locomotives représentent la première série importante de locomotives diesel lourdes mises en service en France.

55En fait, trop puissantes et trop lourdes pour les manœuvres, mais pas assez puissantes pour la traction en ligne, ces machines de 110 tonnes ne développent qu’un modeste effort de traction de 486 à 560 kW selon les séries, et ne roulent qu’à 96 km/h au maximum. Ni machines de ligne, ni vraiment machines de manœuvres, ces AIA-AIA 62 000 sont des compromis dictés par l’urgence des besoins, mais elles se révèlent excellentes et très robustes en tant que machines à tout faire. Elles seront une véritable vitrine de la traction diesel : d’une fiabilité exemplaire, d’un entretien réduit, profitant d’un coût très bas du pétrole, ces machines, surnommées « Baldwin », ouvriront la voie de la traction diesel en France. Pourtant, la tendance est alors plutôt à une évolution vers des machines puissantes et complexes.

Un bilan de la première décennie de la SNCF

56L’examen des politiques et des techniques de traction pour cette première décennie montre que, si la traction vapeur s’inscrit dans une logique de continuité avec l’apport des anciens réseaux, la traction électrique, par contre, s’ouvre à des projets nouveaux, en rupture plus nette avec l’héritage du passé. La locomotive à vapeur est perfectionnée, la locomotive électrique sera tout autre.

57La locomotive à vapeur a déjà vécu, c’est vrai, sa grande période de transformation avec les travaux de Chapelon durant les années 1930. La locomotive électrique, par contre, est encore dans sa première génération avec les BB et les 2D2. Mais pour ce qui est de « la traction de l’avenir », terme que l’on retrouve souvent dans les revues de l’époque, il est certain que c’est l’électricité qui l’assurera. La guerre, dans une certaine mesure, accélère ce processus en créant, à la Libération, un fort désir de paix et de modernité. Les recherches en traction électrique sont intenses dans toute l’Europe, y compris en Allemagne et en Italie.

58La traction électrique, surtout, bénéficie d’un dynamisme nouveau avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’ingénieurs comme André Cossié, Marcel Garreau, Fernand Nouvion, qui, sous la menée de Louis Armand, vont relancer les choses. C’est bien, nous semble-t-il, d’abord une affaire de générations, une affaire d’hommes : ici encore, le facteur humain joue un rôle prépondérant.

Notes

1 Machefert-Tassin Y., nouvion F., Woimant J., Histoire de la traction électrique, tome I, Des origines à 1940, Paris, La Vie du Rail, p. 516.

2 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 327.

3 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 355 ; Broncard Y. et Fenino F., French Steam, Londres, lan Allan, 1970, pp. 144 sqq.

4 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 333.

5 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., p. 335. Chiffre donné pour la région Ouest.

6 Revue générale des chemins de fer, janvier 1951, pp. 21 sqq.

7 Vilain L.-M., Soixante ans de traction à vapeur sur les réseaux français, op. cit., divers tableaux statistiques en Fin d’ouvrage.

8 Chapelon A., « Histoire des origines de la locomotive à vapeur et de son évolution en France », in Histoire des chemins de fer en France, op. cit., p. 192.

9 Escudié B. et Payen J., André Chapelon 1892-1978. Le génie français de la vapeur, Paris, CNRS Éditions, 1992, p. 237, note 1.

10 Statistiques SNCF 1950.

11 Machefert-Tassin Y., Nouvion F., Woimant J., Histoire de la traction électrique, op. cit., p. 288.

12 Carnets que nous avons pu lire et utiliser pour notre travail de thèse grâce à André Blanc, directeur honoraire de la SNCF et président du comité de rédaction de la RGCF.

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