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L'humain et ses prothèses

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Cristina Lindenmeyer

Première partie. Corps et évolution prothétique

Corps et performance : « S’augmenter » pour « se dépasser » ?

Isabelle Queval

Texte intégral

1Le début du xxie siècle confirme une révolution dans la considération du corps et de la santé. Tandis que l’Antiquité s’attachait à prévenir et restaurer l’équilibre naturel, le xviiie siècle à cultiver une perfectibilité corporelle susceptible d’infléchir – pour l'améliorer – le destin individuel, les dernières décennies, dans les pays industrialisés, témoignent du projet de modifier et transformer le corps, c’est-à-dire aussi la nature. La pharmacologie nouvelle, les greffes, les prothèses, le dopage supposent la plasticité du corps humain et sa perméabilité à l’invention technique. Une interrogation sur l’identité humaine se dessine, qui porte sur la définition d’un corps naturel, ses limites éventuelles dans la combinaison avec l’artifice, c’est-à-dire sur la technicisation de l’humain et son hybridation. Que sera l’homme du futur selon ce processus historiquement ancré de perfectionnement du corps, processus qu’accélèrent aujourd’hui des moyens techniques décuplés ?

2Ce glissement des perspectives, cette profusion des moyens suggère aussi une production du corps. L’allongement de la durée de vie dans les pays riches est un marqueur du progrès médical, de même que des existences vécues statistiquement dans/avec un corps moins souffrant, moins subi, s’éloignant du « corps tombeau » de Platon. S’ouvre l’ère d’un corps su, voulu, créé, projet volontaire et rationnel qui, de la naissance médicalement assistée – programmée ? – à la chirurgie esthétique, en passant par la pharmacologie, la diététique, la cosmétologie, le sport, évoque la maîtrise de la nature et du hasard. Croyance ou fantasme ? La maîtrise du corps, l’investissement identitaire dans un corps devenu destin, capital, jugement dernier, est une idée-force. Nul doute que l’effondrement des grandes transcendances au xxe siècle, qui structuraient collectivement les identités et proposaient des « au-delà », a cette conséquence matérialiste paradoxale : l’espoir vient par le corps ; la vie bonne, c’est-à-dire saine et longue, dépend de l’entretien médico-sportif de soi.

3Le sport, et en particulier le sport de haut niveau comme laboratoire expérimental de la performance humaine, incarne donc pleinement ce processus. L’optimisation exacerbée de tous les paramètres de la performance – matériaux, matériels, science médicale et entraînements, techniques gestuelles, diététique, préparation psychologique et stratégique – illustre un culte du progrès hérité des Lumières et dont le xixe siècle, celui de la naissance du sport moderne, consacra l’effectivité en étalonnant la force et le mouvement humains. Par son essence – l'amélioration des performances – le sport de haut niveau figure un évolutionnisme schématique – adaptation, sélection, progression – dont le dopage est un ingrédient logique, si ce n’est moralement ou médicalement légitime. Par la manière, enfin, dont la construction sportive de soi suppose une économie instrumentale du corps, l’entraînement du champion entre en résonance avec une sportivisation du corps et des mœurs qui, au-delà de l’injonction médicale à faire de l’exercice, révèle le culte contemporain d’un corps-œuvre, indéfiniment perfectible.

La perfectibilité sportive : un héritage moderne

Spécificité du sport de haut niveau

4Il faut, lorsqu’on étudie le « sport », tout d’abord distinguer. La prescription d’un usage hygiéniste ou la dénonciation de « dérives » – dopage, corruption, violence, racisme – réfèrent à une réalité plurielle du sport. Le « sport de haut niveau » n’est pas le « sport de masse », ni le « sport loisir » ou le « sport santé », ni même l’« éducation physique » scolaire, héritière des anciennes « gymnastiques ». Le premier, apparu après 1950, s’est développé comme une sphère de plus en plus autonome, avec ses fonctionnements, ses codes et son économie propres. Son succès social et médiatique est tel que la terminologie « sport » happe le champ sémantique et que nous sommes portés à croire aujourd’hui que « tout est sport » – voiture, parfum, attitudes, sexualité – ou que toute forme d’exercice physique est du sport. En retour, les critiques portant sur le sport oublient souvent ce distinguo et attribuent au « sport » ce qui est souvent l’apanage du seul « sport de haut niveau ».

5C’est que celui-ci est le lieu de l’excès et donne par là à penser ; plus précisément, à voir et à penser. L’optimisation extrême de tous ses paramètres – spectacularisation, entraînement intensif, innovations technologiques, médicalisation, intérêts économiques-, l’exhibition de prototypes humains – les champions-, les enjeux qu’il pointe – amélioration du corps, exploitation des enfants-, sa mise en scène, enfin, du culte de la performance, font sens dans une société obsédée par la technique et l’utopie de la santé parfaite. Ce n’est pas sans contradictions : là où, ailleurs dans le champ social – entreprise, école – s’esquissent des réflexions sur la limitation du temps de travail ou les effets pervers du progrès à tout prix, rien de tel dans le sport d’élite. Arc-bouté sur son axe essentiel, l’amélioration de la performance, la progression systématique de tous les records, ce dernier doit compter aussi avec les blessures, pathologies chroniques ou reconversions désastreuses entachant l’idéal d’une surhumanité sportive.

6Né dans le creuset d’un xixe siècle fécond en statistiques et instruments de mesure, le sport est l’empire du chiffre. Ainsi s’évaluent, dans des comparaisons incessantes et par de scrupuleux archivages, la performance et le dépassement de soi. Sans doute une autre orientation, anciennement inspirée des agones grecs qui privilégiaient la compétition sur le chiffre et la victoire sur le record, eût-elle pu l’emporter. Et l’on pressent parfois, dans des compétitions comme les Jeux olympiques, que figurer au palmarès pourrait suffire à l’exploit. Mais en réalité, la mesure de la performance, la scientifisation du sport et le commentaire sportif convergent aujourd’hui vers cette même visée : le calcul inlassable des vitesses et des temps, du nombre de victoires, la mise en scène de la concurrence qui enrichit les palmarès, dresse des bilans. Le spectacle sportif semble puiser à la source intarissable d’une imagination comptable qui, sur une période de cent cinquante ans, trace la trajectoire linéaire d’une amélioration humaine attestée, archétypale.

Origines du « sport » moderne

7Le sport moderne naît au milieu du xixe siècle. La mythification du récit originaire réfère aux collèges anglais et à la réforme pédagogique entreprise par Thomas Arnold. Une idée majeure du xviiie siècle traverse l’Angleterre industrielle et, plus généralement, l’Europe bourgeoise, celle de la considération du corps comme territoire de perfectibilité. En France, l’expression « éducation physique » apparaît en 1762 sous la plume du médecin Ballexserd, tandis que se constitue autour de Madame de Genlis – préceptrice des enfants du duc d’Orléans – et inspiré de Rousseau, un groupe de réflexion composé de médecins, pédagogues, philosophes, hommes politiques et encyclopédistes. Il s’agit de promouvoir l’éducation comme outil de la démocratie naissante. Ce que peut le corps éduqué, comme l’esprit, c’est lutter contre les déterminismes sociaux, contre l’effroyable mortalité infantile et compléter une éducation intellectuelle pour laquelle il faut, selon Rousseau, une assise corporelle épanouie.

8Ces idéaux progressistes se conjuguent à une volonté d’améliorer l’espèce humaine – voir les écrits de Condorcet ou Vandermonde, entre autres-, qui a pour contrepartie la peur de la dégénérescence. D’où, au xixe, avec l’apparition des sciences humaines, l’essor des mesures et statistiques appliquées à l’humain – sociométrie, économétrie, anthropométrie, criminologie, etc. -, et l’invention d’appareils graphiques destinés à quantifier la force humaine. L’objectif est de définir l’être humain normal, moyen comme chez Quetelet, autant que de spécifier les marges de l'anormal ou de l’extraordinaire. On sait, au passage, les dérives discriminatoires que connaîtra cette anthropologie. La station de physiologie du Parc des Princes à Paris, dirigée par Marey, puis Demenÿ, utilise la Chronophotographie, ancêtre du cinéma, après que von Helmholtz eut inventé « kymographes » ou « myographes » évaluant la pression artérielle, la respiration, puis le travail musculaire. La préoccupation ergonomique commande.

9Dans ce contexte d’effervescence scientifique, apparaît le sport, d’abord comme projet pédagogique. Il s’oppose d’emblée aux gymnastiques, suédoise, allemande, française, austères et statiques, et subordonnées à des finalités militaires et hygiénistes. Il se présente comme un jeu, une formation, une éducation propre à favoriser le développement moral, civique, voire patriotique de l’individu. La compétition permet de contractualiser la concurrence sociale. L’initiative individuelle y est valorisée. Aussi, le contexte aristocratique initial se mêle bientôt aux valeurs triomphantes de la bourgeoisie capitaliste : égalitarisme et méritocratie, culte de l’effort utile, libération d’énergies capitalisées. Dans le dépassement de soi individuel ou collectif, le sport moderne s’institutionnalise. L’exploitation des forces et de soi devient exutoire et performance, référés à un idéal social : la vertu de l’effort ou l’effort vertueux. Coubertin ne s’y trompera pas, qui prône une « pédagogie sportive » et le projet de « rebronzer » la jeunesse.

Le culte de la performance

10Activité technique, technicienne, le sport d’élite se caractérise par l’inventivité parfois extravagante de ses innovations. Dans ses laboratoires, s’élaborent matériels et matériaux, avec le même souci du détail – et parfois en interaction – que la recherche industrielle, par exemple automobile ou aéronautique. L’obsession de la performance irrigue des enjeux économiques, voire géopolitiques. Au matériel en constante évolution, s’adjoint la « science des entraînements », symbole de perfectionnisme et sophistication de l’effort. De ce point de vue, le sport de haut niveau n’a plus rien de commun avec le sport de masse, ni quantitativement ni qualitativement. Plusieurs heures par jour – six ou huit dans certains sports – conjuguent entraînement disciplinaire et préparation physique. Pliant son corps aux contraintes d’une concurrence mondialisée, quasi quotidiennement évaluée, satisfaisant aux soins et massages qui encadrent cette instrumentalisation, l’athlète de haut niveau expérimente un dépassement de soi qui confine à l’extrême et à l’excès.

11Le corps devient bolide, prototype, exploité. Chaque détail est optimisé, de l’ergonomie de la machine à celle du mouvement, du contrôle du poids à celui de la pilosité, de la préparation en altitude ou en caisson hyperbare à la récupération sous perfusion, des compléments alimentaires à la pharmacologie autorisée, jusqu’aux frontières de la psychologie. « Etre à la pointe » signifie souvent « franchir les limites », les siennes ou celles humaines supposées, pour explorer des territoires inconnus, ceux de la douleur, de la performance, du risque et, dans le cas du dopage, enfreindre la règle. Car le dopage est évidemment la tentation familière. La frontière est floue, du produit dopant à l’autorisation à usage thérapeutique (AUT), de la préparation biologique au rééquilibrage hormonal, de la vitamine au médicament et du médicament à la drogue. Elle existe néanmoins, reposant sur les valeurs de la santé et de la règle. Mais le sport de haut niveau incarne-t-il la santé et les règles n’évoluent-elles pas, en sport comme ailleurs ?

12En outre, l’omniprésence médicale n’entretient-elle pas une ambivalence quant aux notions de santé et d’optimisation, dans un contexte où le corps est soumis à de telles exigences, à de telles effractions de sa propre normalité que la notion même de « récupération » requiert interventionnisme et artifices ? Il ne faut pas sous-estimer, en outre, une fascination sociale pour « la consommation des bons produits » – ceux qui procurent « bien-être » et « mieux-être »-, dont un cas particulier est une dépendance des sportifs à l’oralité·. « boire » et « manger », sans cesse, aliments, boissons énergisantes, compléments alimentaires et pilules de la performance. Que penser, enfin, d’un dopage qui serait autre que chimique et pharmacologique ? Que le dopage tue est une réalité d’aujourd’hui qui justifie la lutte anti-dopage. Néanmoins, les modalités de cette lutte manquent souvent l’objet philosophique qu’est le dopage, qui appelle une réflexion sur l’amélioration de l’humain excédant très largement le champ du sport.

Ambivalences de l’excellence corporelle : perspectives historiques et philosophiques

Finalité naturelle et performance humaine

13Si l’idéal du dépassement de soi apparaît familier dans notre société largement axée sur le culte de la performance, force est de constater, néanmoins, sa modernité comme valeur. L’univers antique, par exemple, ne peut le développer comme tel. L’idée de finalité naturelle et la représentation d’un monde clos et fini, qui dominent dans la physique aristotélicienne, valorisent la limite, le parfait, l’achevé. Dans l’astronomie, la physique, la médecine, dans l’histoire des gymnastiques et le culte du héros « sportif », une nature perçue comme pourvoyeuse d’ordre et de normes, indépassable à ce titre, interdit à l’homme la notion de progrès indéfini. Car cette notion suppose l’arrachement aux « limites », la possibilité pour l’homme de se penser hors de la référence naturelle, voire contre-nature. Les exploits des athlètes olympiques ou du coureur de marathon, s’ils témoignent d’une forme d’hybris ou d’une recherche du sacré au travers de prouesses, ne contredisent pas toutefois cette idée-force : l’homme ne progresse pas au-delà de la nature.

14Au contraire, avec les bouleversements scientifiques des xvie et xviie siècles, l’acceptation de l’idée d’infini, l’invention du sujet par Descartes, triomphe l’ambition moderne de perfectibilité. L’homme est désormais apte à se penser selon un progrès constant, ouvert aux sciences et techniques. Le projet cartésien de « nous rendre comme maître et possesseur de la nature » préfigure l’élan des Lumières. Chez Buffon, Rousseau, Kant, s’affirme la liberté humaine face à la nature. La croyance en une amélioration possible de l’humain et en la technicisation du monde légitime les désirs modernes de performance. Les mesures et statistiques se développent alors pour quantifier la norme, l’usine et le stade devenant, au xixe siècle, laboratoires de l’excellence corporelle. La médecine, enfin, concourt à ce projet d’optimisation jusqu’aux rêves les plus futuristes. Quant à l’histoire de l'éducation physique, puis du sport, elle témoigne de ce que le corps – c’est-à-dire la nature en soi – devient perfectible.

  • 1 Hébert, G., Le sport contre l’éducation physique, Paris, Vuibert, 1925.

15Au début du xxe siècle, l’éducation physique qui portait jusque-là les rêves d’amélioration de l’espèce est forcée de se repenser dans ses finalités. Le succès du sport la menace, un conflit idéologique émerge qu’illustre par l’exemple l’ouvrage de Georges Hébert : Le sport contre l’éducation physique1. Le sport conduit à la recherche de performance et à la spécialisation extrême du geste. L’éducation physique devient projet global d’éducation, formation civique et morale, développement harmonieux du corps. Elle entraîne les capacités foncières, quand le sport exploite au maximum les potentialités de l’organisme, jusqu’à la blessure, la rupture. Elle cultive l’équilibre, quand le sport veut le dépassement, la « liberté d’excès » de Coubertin. Dans les prolongements contemporains, le sport de haut niveau, terrain expérimental du dépassement de soi humain, oblige à penser une disjonction entre « santé » et « performance » qui contredit à la fois le sens historique et le sens commun.

Sens de l’effort et du dépassement de soi

16En réalité, cette disjonction fait sens pour toute pratique physique. Elle pointe l’ambivalence qui traverse, depuis toujours et constitutivement, l’excellence comme valeur morale et pédagogique, l’excellence corporelle en particulier. Déjà, dans l’Antiquité, l'arête d’Homère, synonyme de « grandeur », de « force guerrière » et de « vertu morale », qualifiant les exploits accomplis à la guerre ou aux jeux, n’est pas celle d’Aristote signifiant la « juste mesure » et la « médiété ». D’un côté, si l’on veut, la « performance », une forme d’« extrême » n’excédant que symboliquement les limites de la nature, de l’autre, un équilibre subtil, celui de l’effort mesuré, de l’acuité, de la sagesse, non sans parenté avec la médecine d’Hippocrate. Cette ambivalence de l’équilibre et de l’excès, de la limite et de l’illimité, de la juste mesure et de la performance s’incarne donc, aussi, transposée, dans l’histoire croisée de l'éducation physique et du sport.

17Elle accompagne la notion d'effort, dont l'effort physique. Qu’est-ce qu’être « excellent » : viser le « bien » ou le « mieux » ? Que recherche-t-on dans l'exercice physique ? « Bien-être », « mieux-être », «performance », « exploit » ? En miroir du dépassement de soi du sportif d’élite, admis comme étant l’essence même de sa pratique, existe un dépassement de soi « ordinaire », celui du sportif amateur, en comparaison avec lui-même. Finir un marathon, en six heures s’il le faut, participer à un raid en milieu hostile ou tout simplement étalonner son effort grâce à des appareils de mesure sur un vélo d’appartement ou dans une salle de fitness appartiennent à ce registre. Intrinsèque à l’effort, il semblerait que la maîtrise de l’exercice corporel ait souvent pour corollaire un dépassement de soi parfois revendiqué, parfois nié, chez qui même pratique un sport « loisir ». L’effort appelle le dépassement de l’effort.

18D’où l’interrogation actuelle sur l’équivalence entre le sport et la santé, à un moment où le néo-hygiénisme ambiant inscrit le sport dans un univers prescriptif. Le sport est-il bon pour la santé ? En réalité sport et santé entretiennent un rapport contradictoire à deux faces car, d’une part, l’exercice modéré a un effet préventif de certaines maladies, d’autre part, il peut aussi, sans contrôles adéquats et quantité/qualité ajustées révéler des carences auparavant indécelables chez certains sujets. La prise en compte des idiosynchrasies chères à la médecine hippocratique est ici nécessaire. On remarque aussi à quel point, malgré l’hypermédicalisation du sport d’élite, celui-ci s’éloigne, de par les statistiques liées aux blessures, aux pathologies chroniques et aux problèmes dépressifs d’une définition de la santé selon la « juste mesure ». La promotion de l’exercice physique par l’Institut national pour l’éducation et la santé n’exclut pas cette évolution inquiétante du jeu compétitif : la « surnaturation » constante du champion.

Sport et santé

19La définition antique de la santé, celle d’Hippocrate ou Galien, diffère, cependant, de la définition canguilhemienne d’une santé comme capacité adaptative ou normativité qui fixerait à la nature ses critères. À ce titre, l’exemple du champion est utilisé par Canguilhem pour illustrer cette dimension « hors normes », créatrice en quelque sorte de normes ou du moins ouvrant sur une conception « souple » de la santé : ce qui vit, progresse et s’adapte. Le champion serait une sorte de prototype indiquant les traits d’une humanité ou d’une santé possible, ou future. Le versant moins optimiste de cette perspective conduit, toutefois, à envisager l’hypermédicalisation et l’hypertechnicisation du sport comme facteurs d'exploitation. Le sportif serait alors plutôt sujet d’expérimentation, cobaye de laboratoire. Les récentes affaires de dopage dans le sport de haut niveau et les risques pris quant à l’espérance de vie des athlètes suggèrent cette approche.

20Le traitement médiatique des affaires de dopage interroge. Il révèle la différenciation opérée entre le milieu du sport et d’autres milieux, les arts, l’armée, la politique, quant à la consommation de substances dopantes. Il pointe le rôle social joué par le sport. A-t-on pensé invalider la performance de tel chanteur ou écrivain sur le motif de sa consommation de drogues ou de médicaments ? Evidemment non. Où l’on voit que le sport incarne un idéal de la démocratie – égalité des chances, ascenseur social, transparence des règles et de l’État de droit-, un mythe de la pureté et de la santé lié aussi à son histoire, que le dopage trahit. La traçabilité de la performance est le leitmotiv du sport, le garant de sa crédibilité – non sans des excès certains et des questionnements quant au respect des « droits de l’homme » par la lutte anti-dopage dans ses contrôles « longitudinaux » – et la tricherie apparaît inacceptable à ce titre. L’enceinte méritocratique du sport entretient le mythe d’une contre-société vertueuse.

21Le dopage sportif apparaît, toutefois, comme la partie émergée d’un iceberg social où la « conduite dopante » se banalise. Produits alimentaires « enrichis en... », alicaments, compléments alimentaires, médicaments à usages sociaux détournés – Prozac, Viagra, DHEA, Ritaline – la dépendance psychologique à l’idée que la performance quotidienne dépend d’une consommation est riche d’interrogations : sur le développement des addictions dans une société médicalisée ; sur la fragile frontière entre le « normal et le pathologique », si une existence entière et « socialement intégrée » se déroule sous médicaments, par exemple des anti-dépresseurs ; sur la perméabilité du corps humain aux nouveaux artifices chimiques et technologiques susceptibles d’améliorer la performance. Du bien-être à la performance, de l’entretien de soi au refus de vieillir, de la sculpture du corps à l’expérimentation des limites, on voit à quel point le thème sportif de l’amélioration est bien la figure de proue d’un thème social.

La production rationnelle du corps : une révolution du xxie siècle, une incarnation dans le sport

Le corps, plus bel objet de production de soi

22Depuis la fin du xxe siècle, le progrès médical entretient l’idée d’une « production du corps ». Non pas seulement un corps soigné, réparé, des pathologies combattues, mais un corps perçu comme un projet individuel dans ses dimensions hygiéniste et esthétique, et comme un projet collectif dans sa dimension prescriptive, normative et bioéthique. La nature et le hasard reculent. Le corps était un profil identitaire, à peine perfectible par les soins cosmétiques, le voilà génome décrypté et mécanique transformable. De la naissance à la vieillesse, la médicalisation des étapes de la vie, le thème de l’entretien de soi, si ce n’est de la sculpture de soi, attestent l’empreinte croissante de la volonté et d’un fantasme de corps rationnel. Les greffes et prothèses, l’hybridation constante du sujet avec l’artifice – chimie du médicament, appareillage du soin, augmentations corporelles par des appareils électroniques (oreillettes, stimulateurs de sensations, régulateurs de fonctions, jeux vidéo, etc.) – confirment le souci d’une maîtrise technique.

  • 2 La question du « sujet » se prête ici à une double remarque. D’une part, contre une interprétation (...)

23Le corps se technologise en se matérialisant. L’éloignement des transcendances qui fédéraient auparavant la société occidentale – religieuses et politiques notamment-, l’incertitude des « au-delà » provoquent un investissement dans le présent, le « ici et maintenant », articulé toutefois, concernant le corps sur une projection vers le futur : ne jamais vieillir, ne pas tomber malade, s’embellir. Au croisement de cet effacement du transcendant, de l’essor de l’individualisme et d’un scientisme médical qui matérialise toujours plus les causalités corporelles, le corps est le lieu de centration de l’identité contemporaine. Le paradoxe est là : croire dans un destin par le corps, investir dans cette matière malléable pour projeter la maîtrise de la vie, la pérennité du sujet2, la réalisation de soi. La « sportivisation des mœurs » répond, en ce sens, à ce nouveau culte d’un corps comme vaisseau amiral de la vie bonne.

24Les critères de l’intégration sociale et professionnelle sont confortés par des pouvoirs affirmés, techniciens, sur le corps : santé, beauté, jeunesse éternelle, « forme ». L’Inpes préconise que « bouger, c’est la santé » et assortit en France les publicités alimentaires de cette mention : <mangerbouger.fr>. Par le sport, comme par l’alimentation ou les soins cosmétiques, je me construis le corps que je veux. Par-là, se dessinent les contours d’une nouvelle culpabilité découlant de la responsabilité de sa santé, de son apparence, du respect des prescriptions. L’hédonisme apparent de notre société et l'hyperchoix individualiste sont traversés pas la thématique d’un rapport plaisir/douleur plus complexe qu’il n’y paraît (souffrir pour être belle/beau), et la persistance de normes en une période dite anomique. Aussi le matérialisme affiché, renvoyant à un au-delà de lui-même – le corps indéfiniment perfectible – appelle-t-il peut-être le retour d’une quête de transcendance, soit un au-delà de soi ou du moment présent.

Le corps-capital

25Dans L'Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber met en évidence une « homologie de structure » entre l’esprit du capitalisme défini de façon idéal-typique et l’éthique protestante. Or cette « homologie de structure », nonobstant quelques réserves notamment liées à la place du corps dans le protestantisme, s’observe aussi dans les traits qui président au progressisme sportif. Le champion, comme beaucoup de ceux qui s’attellent à la construction quotidienne d’un corps sportif, mêlant diététique, cosmétologie, entraînement physique, etc., souscrit au profil ascétique : obsession de l’agir faire), valorisation du travail (la « profession-vocation »), rationalité, contrôle de soi, éthique référentielle, individualisme, utilitarisme, esprit de méthode et de sérieux, esprit de système, ascèse entendue comme un style de vie, enfin constitution et entretien d’un capital. Ceci est emblématique d’une capitalisation sur soi et de ses modalités, parmi lesquelles une relation particulière à la douleur et au temps.

26L’hédonisme suppose le plus souvent la quête du plaisir immédiat, toujours la primauté du plaisir. La construction sportive de soi, en particulier dans le sport de haut niveau, qui côtoie l’extrême et l’excès, implique la médiation de la douleur, soit un plaisir obtenu après ou malgré la douleur, soit un plaisir obtenu par la douleur. Cette expérience sportive commune, revendiquée par les champions et non exempte de masochisme, tranche avec l’hédonisme communément invoqué et s’étend à nombre d’aspects de la production du corps rationnel.

27Par ailleurs, la perfectibilité du corps ou de la performance suppose l’espoir d’un gain, la constitution d’un capital – être jeune plus longtemps, vieillir mieux, etc. – qui appelle elle-même un report dans le temps. Le temps des régimes, de l’entraînement se déploie dans la durée. C’est donc bien d’une temporalité de type capitaliste dont il s’agit, dans laquelle l’investissement présent prend sens dans le futur – donc pas seulement un matérialisme – et suggère un jugement dernier : « votre corps se souvient de tout ». Par-là, le corps rationnel du sportif définit un paradigme, médico-sportif, qui commande une représentation sociale prépondérante du corps perfectible.

Le corps prototype du champion

28La production du corps suppose un corps plastique, matière et matériau. Dans son lien avec l’innovation technologique, elle illustre la question du rapport entre nature et culture, ou entre nature et artifice. Si le dopage est central dans cette question, c’est aussi parce que l' amélioration artificielle de la performance demeure, non sans contradiction d’ailleurs, sa définition et le motif de sa sanction. Rappelons que « tout » est artifice dans le sport, les stades, les gymnases, les piscines, les chaussures, les selles de vélo, les raquettes, mais aussi l’ensemble des savoirs et des pratiques qui conduisent la perfectibilité. Quels sont alors le sens et le statut d’un dopage référant à un prétendu « corps naturel » et une performance assimilée ?

29Sans doute la pilule dopante ou l’injection d’un produit chimique n’est-elle pas exactement équivalente – si ce n’est dans son intention – au matériel sportif. D’abord parce qu’elle nuit à la santé du sportif, quand l’innovation technique améliore les conditions de l’effort ; ensuite, parce qu’elle affecte le corps intrinsèque, dans son esoplasticité, ce corps dit « naturel », contrairement à l’habit ou l’engin. Il faut pourtant poser la question d’un dopage futur qui ne serait plus seulement chimique et pharmacologique, comme celui d’aujourd’hui, nocif à coup sûr et relativement visible, d’un dopage peut-être moins nocif et peut-être invisible. Comment penser, le cas échéant, le dopage génétique, l’implant de nanotechnologies visant à contrôler telle ou telle fonction, ou organe, voire la présence des prothèses ou d’exosquelettes dans le sport de haut niveau ? La question d’un « dopage technologique » se pose : l’imbroglio juridique autour des combinaisons de natation aux vertus hydrodynamiques et de flottaison accrue par exemple, témoigne en outre que la question de l’artificialisation du corps se double d’une question quant à la valeur de la règle, centrale dans le sport, constitutive, et incarnée ici dans la notion d’égalité.

30À ce propos, le cas d’Oscar Pistorius, athlète équipé de prothèses de jambes et participant aux compétitions des valides est éloquent. Cette participation lui ayant été dans un premier temps refusée, au motif que ses prothèses constituaient un « avantage », voici cette notion d’« avantage » portée sur le devant de la scène et l’interrogation sur les limites du « corps naturel », sa perméabilité à l’artifice technique et sur un dopage qui inclurait les exosquelettes, est plus que jamais cruciale. La même actualité présente trois formes de dopage, médicalement différents, mais philosophiquement comparables, emblématiques de la « surnaturation » sportive : le dopage à la cocaïne de certains tennismen ; la combinaison propice aux records des nageurs ; les prothèses de jambes du coureur Pistorius.

31Plus avant, et dans un registre finalement comparable, l’interrogation sur le genre de Caster Semenya, jeune Sud-Africaine, vainqueur du 800 mètres aux championnats du monde et suspectée de n’être pas « une femme authentique » selon les propos des commentateurs et de ses adversaires, excède le champ du sport, tout en trouvant, précisément dans ce champ une résonance exemplaire. Comment la règle sportive peut-elle traiter les questions de l’identité humaine, traversées par le progrès technicien ou la question du genre ? Comment la conception traditionnelle, voire conservatrice de l’équité sportive peut-elle faire face aux sources innombrables d’inégalité que révèle la compétition, à commencer par l’inégalité génétique ? Doit-on dire que l’avantage génétique du sprinteur Usain Bolt est plus « naturel » que l’hermaphrodisme supposé de Caster Semenya ? Evidemment non, si naturel signifie ici « biologique ». Selon quelles catégories comparer les exosquelettes que sont des prothèses de jambes ou une combinaison de natation, et le dopage intensif qui modifie morphologie et physiologie des athlètes ? N’y aurait-il pas, enfin, un paradoxe à entretenir une perception discriminante du rapport handicapé/valide ou homme/femme, tandis que prolifèrent tous les moyens d’optimiser le corps ?

Apoptose biologique et apoptose technique

  • 3 Plutarque, « Vie de Thésée », Vies parallèles, XXIII, 1, Paris, Gallimard, 2001, p. 76.

32Plutarque expose, dans sa Vie de Thésée, le paradoxe d’un bateau indéfiniment réparé et dont plus aucune pièce n’est d’origine3. Ce bateau est-il encore celui de Thésée ? Qu’est-ce qui en fait son identité pérenne ? Est-il un autre ? Même si le corps humain est soumis intrinsèquement à ce même questionnement de par sa nature biologique et le remplacement des cellules – qu’est-ce qui m’assure que je suis le/la même qu’il y a cinq ou trente ans ?-, force est de constater que le corps ouvert de la médecine moderne et le remplacement des organes accroissent son acuité. L’investigation savante conforte le matérialisme, qui entérine à son tour la réification du corps. Par-là, la question du dépassement de soi ou de l’amélioration de l’humain, apparaît comme une question technique, et celle de la définition de l'identité humaine, corollaire de la perméabilité du corps à l’artifice.

33Emblématique du culte de la performance, le sport de haut niveau met en scène ces questionnements. Le corps bolide est travaillé comme un objet, optimisé, technicisé. Le dopage laisse deviner ses formes nouvelles : génétique, nanotechnologies, exosquelettes. C’est en cela qu’il intéresse le champ philosophique et éthique, par ce qu’il révèle et par ce qu’il préfigure.

Notes

1 Hébert, G., Le sport contre l’éducation physique, Paris, Vuibert, 1925.

2 La question du « sujet » se prête ici à une double remarque. D’une part, contre une interprétation assez courante de notre société contemporaine comme « individualisme anomique » et de l'« individu » comme monade égarée par l’éclatement des valeurs, nous avancerons l’hypothèse que cet « individu » est encore capable d’intersubjectivité et de reconnaissance de « valeurs » – en l’occurrence ici celle d’un néo-hygiénisme ou d’une rationalité appliquée au corps. Autour de l’axe médico-sportif, s’articule un individualisme nouvelle manière, non plus seulement horizontalisé (l’éparpillement des choix), mais verticalisé (la subjectivation des normes). Du coup, nous n’échappons pas à la question du statut de ce « sujet » quant au perfectionnement du corps. Le néo-hygiénisme dominant ou les intérêts économiques du sport relativement à la performance suggèrent un « sujet social », pris dans le malstrom d’enjeux qui le dépassent. En réalité ce « sujet » social se double, dans le cadre de cette problématique, d’un « sujet existentiel » : celui pour qui, nouvellement depuis les progrès techniques et l’avancée du matérialisme, le corps est devenu destin. L’articulation entre les deux se fait par un retour de la culpabilité : ne pas « manquer » ce « corps capital », ce corps qui est soi. Elle se fait aussi au travers du foisonnement de questions que suscitent les nouvelles « techniques du corps » : quant à la naissance, la performance, le « mourir », le handicap. Le corps ou le « sujet biologique » explose sous la poussée de ces questionnements. Ce qui ramène à la question plus générale de l’identité humaine, au sens ici d’« espèce » autant que de « nature » humaine.

3 Plutarque, « Vie de Thésée », Vies parallèles, XXIII, 1, Paris, Gallimard, 2001, p. 76.

Auteur

Philosophe, maître de conférences à l’Université Paris-Descartes et chercheure au CERLIS (Centre de recherche sur les liens sociaux – CNRS UMR 8070). Ses travaux portent sur les représentations contemporaines du corps, les significations philosophiques et sociopolitiques du sport, et l’histoire des pratiques corporelles dans l’éducation.

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