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La télévision des Trente Glorieuses

 | 
Évelyne Cohen
, 
Marie-Françoise Lévy

Troisième partie. Rituels, formes et langages

Corps noirs pour écrans couleur

1964-1996

André Rauch

Texte intégral

1Après la Seconde Guerre mondiale, les loisirs sportifs ont investi de nouveaux espaces. Ils n’occupent plus simplement les routes du tour de France, les salles de sports, les stades d’athlétisme ou les terrains de football et de rugby, mais le terrain médiatique par excellence, à savoir les écrans des téléviseurs. Grâce aux reportages télévisés, ces pratiques corporelles se regardent désormais loin des lieux où se déroulent les compétitions. Ce qui modifie la façon de regarder le sport et les corps. En sélectionnant les concours aux sommets, la télévision a privilégié les rencontres sportives les plus spectaculaires au détriment des événements locaux. Elle a valorisé les confrontations des grands champions au préjudice des matchs du dimanche après-midi ou des petites soirées de quartier et de leurs ambiances bon enfant.

  • 1 Pierre Sorlin, « Faire l’histoire par la télévision », in « Télévision et histoire », Recherches e (...)

2Une « consommation » de grands événements se développe, que diffusent les chaînes, privées ou publiques et qui prend place dans la culture de masse1. Les intérêts économiques et financiers considérables que les chaînes de télévision mettent en jeu les autorisent à choisir les lieux, déterminer les plages horaires, définir les réseaux nationaux, continentaux ou planétaires de la diffusion. Les éléments techniques sont un facteur déterminant dans la concurrence, abandonnant aux Américains la première manche de la course à la mondialisation : la transmission satellitaire dans les années 1960 a joué dans ce domaine un rôle essentiel. En direct ou en différé, elle marque une étape décisive dans la domination du monde par les médias. Les champions deviennent des vedettes et l’écran l’emporte définitivement sur la piste, la glace ou le ring.

3Car commanditaires, champions, salles, chaînes de télévision, etc. composent des groupes d’intérêts. Exploitant le champion, ils produisent les émissions selon les intérêts du marché. Comme d’autres types de stars, les vedettes sportives obéissent aux lois du marché. Leurs spectacles entrent dans la circulation des produits : ils sont enregistrés, font l’objet de diffusions différées et composent éventuellement une archive précieuse de l’histoire du sport. Mais au-delà de cette utilisation commerciale, existe aussi, dans les relations internationales, un impérialisme politique qui s’inscrit à la fois dans les budgets, les techniques, les procédés de médiatisation. D’où l’apparition d’une nouvelle culture pour laquelle les paris sur les athlètes font place à la course aux parts de marché.

  • 2 Norbert Élias et Éric Dunning, Sport et violence, Paris, Fayard, 1994, p. 85.
  • 3 Erwin Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 187.

4La forme du spectacle se modifie. Grâce aux mouvements des caméras, les matchs se sont pour ainsi dire dilatés au-delà de l’espace physique du ring ou du stade. Ils commencent dans les vestiaires, les salles d’enregistrement, où se font le contrôle médical ou la pesée, voire sur les lieux où attendent les athlètes. Grâce à quoi, les champions baignent dans les symboles et les émotions2. Ces rituels précèdent l’entrée en scène des acteurs : en cet instant, ils cessent d’être des individus pour devenir sinon des héros, tout au moins des vedettes dans ce qui ne tardera pas à devenir le star-system des médias. Au-delà du suspens lié à la compétition, l’enjeu se symbolise. Plus que d’un match, c’est d’une cérémonie qu’il s’agit3.

  • 4 Le 26 mars 1954, NBC diffuse sur 21 stations le premier combat de boxe en télévision couleur. Il o (...)

5L’avènement de la télévision en couleur4 introduit encore une nouvelle dimension. La couleur n’est pas seulement une teinte ; elle n’est pas non plus un simple progrès technique (rappelons qu’en octobre 1967, seuls 1 500 récepteurs couleur sont en service en France. Signalons également qu’en décembre 1972, la troisième chaîne française diffuse sur 625 l et qu’en 1976 la première chaîne diffuse à son tour la couleur sur 625 l). La couleur ne rend pas l’image plus « fidèle » au réel. Cependant elle « semble » plus réaliste. Elle ne reproduit pas plus intégralement ou plus authentiquement ce que filme une caméra, mais elle peut introduire de nouveaux éléments de réalité, voire renouveler la lecture de ces événements.

6Parmi bien d’autres, une question se pose en effet sur ce nouveau type d’images et plus précisément sur la valeur nouvelle qu’elles donnent au corps et à sa beauté. Comment les grandes manifestations sportives ont-elles exploité les corps des athlètes, plus particulièrement des athlètes dits « de couleur », pour les commercialiser au-delà de leurs performances et pour construire le personnage de la vedette ou de la star ? Comment les médias télévisés ont-ils donné à la négritude un style et l’ont-ils installée, au-delà de la réalité sportive, dans une politique, celle de la revendication de l’égalité des Droits humains ou au contraire dans des idéologies racistes ? Comment, enfin, cette exploitation fait-elle évoluer les représentations de la performance sportive, en un mot : comment la couleur permet-elle d’expliquer et d’approfondir un succès ou une défaite sportive ?

7Cette réflexion se situe à la charnière de la période ici retenue, puisque celle-ci s’interrompt au moment où l’image en noir et blanc s’efface avec l’avènement des écrans couleur en France. Comment savoir si les écrans noir et blanc ne s’imprégnaient pas des valeurs de la couleur ? Que met en scène la caméra lorsqu’il s’agit du corps des athlètes noirs ? Que donne-t-elle à voir au spectateur au-delà de la scène sportive et de ses enjeux ? Lui renvoie-t-elle en miroir une image de ses propres crises, le précipitant lui-même sur scène ? En un mot, que se passe-t-il quand l’image télévisuelle « branche » le spectateur sur la couleur du corps, au moins autant que sur celles de l’écran ?

COUP DE POING NOIR SUR CORPS BLANC

  • 5 Le 9 mai 1941, à l’initiative de l’Américain David Sarnoff, Radio Corporation présente sur écran g (...)

8Sous l’effet des caméras de télévision, les champions ont intégré l’idée qu’ils font le spectacle pour des spectateurs qu’ils ne voient pas, mais qui guettent leur corps, ses qualités athlétiques, esthétiques, voire ses moindres défaillances5. En gros plan sur les écrans, leurs corps ont dû trouver, au-delà de la performance, les expressions attendues par les spectateurs : avec emphase parfois, ces acteurs ont trouvé ce qui permettait d’exprimer la domination en cas de victoire, la souffrance dans la défaite. Ils ont aussi cherché à faire partager la joie ou la tristesse. Un athlète qui perd n’est pas seulement un être vaincu : il doit sembler un corps défait.

9Trois exemples illustreront les enjeux de cette mise en scène. Au-delà du sens que chacun d’entre eux donne à l’image, l’un porte la marque des identités masculines dans la révolte, l’autre les expressions féminines de la rébellion, le troisième rend intelligibles les expressions du visage et du corps.

  • 6 Boxeur novice à 12 ans, Cassius Clay (né le 17 janvier 1942) s’entraîne dans le gym’ de Louisville (...)
  • 7 Sonny Liston, « The Bum » (sans valeur, moche, fainéant) est sans doute l’illustration publicitair (...)

10En boxe, le grand moment de cette mutation médiatique est sans doute marqué par la montée de Cassius Clay sur la scène mondiale6. Lorsqu’il enlève sa couronne à Sonny Liston7 au Convention Hall de Miami Beach le 25 février 1964 (où les parieurs ont misé à 7 contre 1 en faveur de Liston), la masse des spectateurs que rassemblent les écrans de télévision sont ravis par le charme de sa jeunesse et l’éclat de son talent. Convention Hall compte 16 000 places. Elles ne sont pas toutes occupées et au lieu d’un million de dollars, la recette ne dépasse pas les 800 000, selon le journal français L’Équipe. Les 250 cinémas où le combat Clay-Liston est diffusé en direct rapportent en revanche 4 200 000 dollars.

  • 8 Une version télévisée du match sera diffusée vers l’Europe par le satellite « Relay », une heure a (...)

11En France, le combat a été annoncé depuis plusieurs semaines par la chronique sportive spécialisée (L’Équipe) et par la presse d’opinion (Le Figaro, Le Monde, France-Soir, etc.). Il est immédiatement présenté comme un renouveau des compétitions dans ce sport, voire comme une révolution dans la technique de cette discipline. Le match, qui a lieu le 25 février aux États-Unis, est retransmis en kinescope (origine Columbia Broadcasting System) le mercredi 26 février au Journal télévisé (JT) de la Première chaîne à 13 heures et en édition spéciale du JT de 20 heures. Il est commenté en cabine par Loys Van Lee (un ancien journaliste sportif de la radio)8. La France se met à l’heure de l’Amérique. Avec l’Angleterre ou l’Italie, elle a pourtant compté parmi ses boxeurs des champions prestigieux dont les noms sont encore présents dans les mémoires : la domination récente des boxeurs américains correspond étrangement à la maîtrise du spectacle par les chaînes de télévision américaines. Le combat Clay-Liston s’inscrit à la fois dans cette histoire du sport, dans celle de la télévision et dans la conquête des réseaux mondiaux.

  • 9 « Boxe : Cassius Clay. Champion du monde », Cinq colonnes à la une, 6 mars 1964, 15 minutes 09 sec (...)

12Là n’est pourtant pas le plus important : compte avant tout l’argumentaire du champion. Quelques semaines plus tard en effet, le 6 mars 1964, la même Première chaîne française diffuse un reportage, dans un magazine de grande écoute : Cinq colonnes à la une9. Un étrange spectacle naît sous les yeux des spectateurs, qui prétend révéler les arrières plans financiers et politiques de cette montée en puissance d’une vedette. Autour du champion s’agite une abondante communauté d’hommes et de femmes, Noirs et Noires américains. Suivent les images de parieurs, d’enfants enthousiastes. Puis viennent les images des précédents combats de chacun des deux boxeurs et les scènes où ils apparaissent entourés de leurs « supporters ». Enfin mélangées à tout cela sont présentées des séquences prises à l’entraînement, au vestiaire, au cours d’une séance de massage, après le match et à la commission médicale. Interviewé, Clay affirme : « Je savais que j’allais gagner et vous ne m’avez pas cru. »

13L’essentiel vient ensuite du traitement de l’ombre et de la lumière. Le profil sombre d’un visage noir sur fond clair et brillant occupe l’écran. Cassius Clay débite alors en anglais sa haine contre les Blancs. La traduction de ses propos en français est simultanée : il interpelle devant la caméra un interlocuteur invisible dont quelques extraits suffisent à exprimer sa passion : « pourquoi ne puis-je pas entrer ici ? » « Noirs et blancs ne sont pas faits pour vivre ensemble », « pas envie de s’intégrer », « c’est impossible l’intégration ». Seul son visage noir, filmé de profil sur fond de lumière blanche est visible. Ce disant, Cassius Clay vient d’inventer la couleur sur les écrans noirs et blancs des télévisions françaises.

14S’enchaînent durant cette même émission de Cinq colonnes à la Une des images filmées le jour même de la rencontre avec Sonny Liston, ancien détenteur du titre et, entre autres, les scènes de la pesée. Entouré de ses « hommes », Clay interpelle son adversaire. Bouche grande ouverte, yeux écarquillés, il prédit le nombre de reprises utiles à sa victoire. Pour les téléspectateurs, il les compte sur ses doigts écartés : car c’est bien à eux que s’adressent ce discours et ces signes et non pas seulement à son adversaire du jour. La scène d’une grande violence verbale et gestuelle laisse augurer l’intensité du combat à venir. Ce sont cependant les interpellations qui définissent l’enjeu : deux champions se défient, mais ils s’affrontent autant sur le terrain politique que sur le ring. Liston défend son titre, Cassius Clay, se veut le nouveau héros qui défend la race noire contre la domination des Blancs.

15Cassius Clay prétend ainsi changer la nature et le sens du combat. Dès les premières images qui présentent ses déclarations devant la presse, l’enjeu est double : fixer le nombre des reprises nécessaires à la mise hors combat de Liston, mais surtout situer le vainqueur dans la revendication identitaire des Noirs aux États-Unis et plus largement dans le monde entier. Sur le ring, cette équivalence se traduit par un match qui sort des traditions de la boxe. Cassius Clay allie la boxe et la danse : non plus les coups, mais les déplacements, non plus les corps à corps mais les jabs, ces longs directs lancés de loin à l’adversaire. Sur l’écran de télévision, il danse plus qu’il n’encaisse, au grand dam des « anciens » qui ne reconnaissaient comme leurs que ceux qui ne reculent jamais devant un adversaire et qui tiennent toujours debout sous la pluie des coups. Mais aujourd’hui le combat ne se déroule plus sur un ring, mais sur l’écran. Ses mouvements de danseur associent aussi Clay aux traditions culturelles des Noirs, traditions que viennent de remettre au goût du jour leurs chants, leurs musiques et surtout leurs danses. Nul ne s’y trompe.

16Le combat n’a pas commencé sur le ring, mais il le déborde par les déclarations de Cassius Clay devant les caméras. Le spectacle télévisuel a changé les conventions : les représentations des combats en sont métamorphosées. Jusqu’ici les boxeurs étaient muets sur les rings et hors des rings : ce silence honorait la force qui ne nécessite pas de longs discours pour s’imposer. Leur mutisme donnait aussi du mystère à cette même force, retenue et cachée dans le silence, avant qu’elle ne se déchaîne sur le ring. Cassius Clay est la première « grande gueule de la boxe » ; il installe ses combats non plus entre les cordes mais sur les écrans. Ses éclats de voix s’en prennent à Liston en tant que boxeur : il l’accuse d’avoir les pieds-plats, cette honte du corps. Mais il agresse surtout ses tentatives multiples d’intégrer la société des Blancs, cette honte de l’histoire des Noirs. « Je suis le diable », hurle-t-il, sous entendu : « Je vais te faire vivre un enfer ».

17Autre révolution : les deux boxeurs étant Américains, le combat n’a pas vraiment d’enjeu patriotique. Privé de cette source de motivation, le spectateur risque de s’ennuyer. Grâce aux insultes et aux interpellations contre son adversaire, Cassius Clay le catapulte dans un affrontement qui oppose des causes héroïques et par conséquent dépasse, et de loin, les frontières de l’Amérique et de la boxe en général. Le combat ne fait que confirmer la violence sociale, il lui donne un lieu et un enjeu. Cassius Clay ne fait pas le spectacle pour les spectateurs présents autour du ring, mais vise une audience bien plus large : les téléspectateurs du monde entier. Bref il engage sur écran noir et blanc un combat entre Noirs et Blancs.

  • 10 Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Culture de masse en France de la Belle-Époque (...)

18Cassius Clay donne un sens à un chahut qui autrement ne serait qu’une ambiance. Mieux : il crée un autre spectacle et fait du sport un enjeu politique. Son combat n’est pas borné aux cordes du ring, ni cantonné aux frontières de l’Amérique ou réduit aux confins d’un continent. En direct ou en différé il s’adresse à la planète entière. Au moment où l’Europe a entamé sa décolonisation en Afrique, Cassius Clay fait triompher une revendication de liberté. On n’est plus dans le sport, mais déjà dans la politique. Sans doute aussi dans la consommation de la culture de masse10.

19Un modèle du spectacle sportif télévisé est donné par l’Amérique. Le monopole de la télévision couleur dans les décennies suivantes va accentuer l’exploitation des corps ambrés dans les compétitions, modifiant par là même le rapport étrange du spectateur avec l’athlète.

LES LARMES D’UN PAPILLON NOIR

  • 11 Née en décembre 1973, adoptée, puis entraînée au patinage par sa mère Suzanne Bonaly, Surya fut ch (...)

20Le phénomène Bonaly durant les années 1990, c’est-à-dire l’enthousiasme ou l’aversion que crée la mise en scène de la patineuse noire au fil des compétitions, ne se réduit pas au conflit des entraîneurs français avec les juges anglo-saxons. Il s’agit de bien autre chose que de l’opposition des « classiques », gardiens d’une tradition chorégraphique, à l’introduction de l’acrobatie dans le patinage artistique de haut niveau. Il ne faut pas non plus confondre les passions que soulève la présence de cette patineuse noire sur la scène mondiale avec la petite histoire des contradictions qu’agitent autour d’elle ceux et celles qui ont la responsabilité de sa préparation. Le phénomène Bonaly ne se réduit pas à cela11. Elle apparaît à la fois comme l’une des plus prestigieuses concurrentes dans sa discipline et comme la seule patineuse de couleur noire au plus haut niveau de la compétition mondiale. La première étoile noire sur fond blanc.

  • 12 INA.

21C’est de cet avènement-là que naît l’événement. Le 11 mars 1995, au championnat du monde de patinage sur glace, Surya Bonaly n’a pas reçu la médaille qu’espèrent les spectateurs français ; au lieu de l’or, elle doit se contenter du bronze. Les scènes du podium où la patineuse, en pleurs, arrache le ruban de la médaille qui lui est décernée par un juge officiel sont émouvantes à plus d’un titre. Sur ces images, la jeune femme exprime à la fois sa révolte, sa déception et la profonde divergence que son style acrobatique ne cesse d’entretenir entre juges et téléspectateurs12.

  • 13 André Rauch, L’Identité masculine à l’ombre des femmes. De la Grande guerre à la Gay Pride, Paris, (...)
  • 14 Fabien Ohl, « Les commentaires journalistiques sur le sport ont-ils un sens ? », in « Télévision e (...)

22Cassius Clay hurlait, menaçait, interpellait, insultait, annonçait la révolution qu’allaient mener les Noirs contre la société des Blancs : c’était un boxeur, mais c’était surtout un homme. Il inventait une expression nouvelle de la virilité. Surya Bonaly se tait, pleure, se révolte, mais ne s’en prend à personne et n’annonce aucune révolution. C’est une patineuse, certes, mais c’est avant tout une femme13. Les pleurs, la transgression des rituels, la révolte : bref, l’émotion devient un thème central de l’émission sportive télévisée14.

23Son visage baigné de larmes en devient la figure et le symbole. Selon un partage sexué des émotions, Cassius Clay jouait des mots, elle joue des larmes. Mais au-delà de cette imagerie du « genre » (gender), la mise en scène du corps noir à la télévision est en passe de connaître une mutation.

24À tous les téléspectateurs, Surya Bonaly révèle en effet un nouvel imaginaire de la glace qu’accentue la marginalité de sa couleur noire lancée sur la blancheur d’une piste qu’illuminent les projecteurs de la télévision. Russes et Anglo-Saxons voient la glace comme une matière sur laquelle le patin glisse. Tout ici relève du contact, pour ne pas dire de l’adhérence : à chacun des passages, la lame laisse son sillage sur la surface brillante. Elle ne doit quitter l’épaisseur de cette surface durcie au froid, que pour le court instant d’une figure aérienne. Fugitive transgression, que rachète aussitôt une impeccable reprise de contact. Celui-ci est essentiel : la pose de la lame, son parfait alignement sur le tracé d’une trajectoire un instant interrompue, tout cela rappelle avec insistance que le patinage artistique est d’abord et avant tout un art du contact, le mariage savant et travaillé de la lame avec la glace. Et dans ce domaine, il faut bien convenir que Nancy Kerrigan et Oksana Baïul, pour ne parler que d’elles, excellent. À aucun moment, leurs corps ne transgressent cette exigence : la trace qu’elles laissent derrière elles reste le négatif parfait de la courbe qu’impose la réalisation sans faute de la figure codifiée. Ici, tout s’inscrit dans le miroir de glace. Mais de cette glissade, le téléspectateur ne perçoit rien ou si peu que le spectacle en devient fastidieux.

25Surya Bonaly installe sa chorégraphie à des années-lumière de cette représentation et de ces images. La surface sur laquelle elle évolue, petit corps noir au-dessus de la grande nappe blanche, ne laisse pour ainsi dire aucune trace des figures qu’elle exécute. Elle pointe la surface blanche – la couleur n’est pas le moindre détail – la piétine et la heurte pour mieux rebondir. Ses prouesses sont suspendues bien au-dessus. Surplombant la surface plane et ses sillons, son style se joue dans les tracés aériens ; la patinoire n’est pas faite pour témoigner de la perfection des sillons et des rainures, mais pour déclencher le rebond. La glace à peine touchée, effleurée, le papillon noir s’envole, dominant la matière blanche. Au lieu du contact, l’envol : une image aérienne du patinage s’oppose à l’inscription terrienne du sillon, voilà la différence. Une image télévisuelle nouvelle s’oppose désormais à une autre, toute traditionnelle et née du regard jeté en bordure de patinoire. Le point de vue est différent. Pour voir les arabesques que trace la lame du patin sur la glace, il faut regarder d’en haut ; pour admirer les acrobaties, il faut regarder d’en bas et on voit le corps noir. La plongée du regard a passionné les observateurs réunis autour de la surface glacée ; la contre-plongée nourrit les rêves des spectateurs installés devant leur écran de télévision.

26Dès lors, la question de l’acrobatie entre dans cette dialectique et en illustre les contradictions : puisque tout se passe dans la phase aérienne, pourquoi ne pas prolonger celle-ci, la poursuivre en y décrivant les volutes qui suscitent l’admiration des uns, et déclenchent la colère des autres ? Et comment se priver des plaisirs divins du vertige que procure chacune de ces envolées ? Mais surtout comment priver le téléspectateur de ce qu’il y a de plus visible sur un écran : non pas l’empreinte d’un patin sur la glace mais le mouvement du corps suspendu dans les airs ?

27Les larmes et les pleurs sur son visage sont là pour dire l’interdit dont elle est la victime, déclenchant la confusion des chroniqueurs sur le lien étroit qui unit sa couleur, sa révolte et la révolution du spectacle qu’elle introduit. Elle jette aussi le trouble sur la nature du spectacle sportif : rendant à une femme noire la part d’émotion que peut livrer son désir de voltiger, bref une part de « vécu » et de « senti » ou de « l’instinctif », cette vertu qu’on attribue si facilement aux femmes dites « de couleur », là où les patineuses classiques demeurent de pâles figures figées dans les conventions et les traditions.

28La révolte, réalité plus psychologique que politique, demeure au niveau des sensibilités et ne s’embarrasse pas d’une mise en perspective théorique : quoi de plus sentimental que les larmes d’une femme, isolée au milieu de ses juges, masculins et blancs ? L’image télévisée pénètre ainsi sa souffrance. Plus tragique encore : devant ces clichés d’une femme noire en pleurs, que la caméra poursuit et harcèle pendant de nombreuses secondes, nul ne peut oublier le préjugé raciste et colonialiste, selon lequel, noire et femme, Surya Bonaly verse des larmes d’enfant. Son visage défait traduit un chagrin puéril et sauvage : en un mot, les émotions qu’elle éprouve sont celles d’un être immature.

29Mais les expressions du visage, ce langage du corps qu’exploite l’image télévisée, ne s’épuisent pas dans la manifestation des émotions et des passions. Elles peuvent aussi contribuer à la compréhension de l’événement, à son intelligibilité par le spectateur, c’est-à-dire à l’interprétation des faits, comme en témoigne une autre séquence télévisée qui prend cette fois une athlète pour cible.

VISAGE NOIR SUR ÉCRAN COULEUR

30Les événements sportifs d’aujourd’hui tiennent leur magie de ces techniques nouvelles de la mise en scène de l’exploit sportif que livrent le zoom et le ralenti. Ils détectent à la loupe une expression du visage, la ligne d’un corps en mouvement, l’harmonie des segments, un reflet de la peau, un contraste entre la tension et le relâchement des muscles ; au-delà du corps, ces détails donnent une âme aux champions et une humanité à leurs performances. Une image se répète de cliché en séquence, à vitesse normale ou ralentie pour caractériser finalement un champion, c’est-à-dire un style. Chacun pourra apprécier le rebond du pied, la longueur de la foulée, la montée du genou et l’équilibre du bassin. Au-delà de ces caractéristiques mécaniques de la course cependant, la télévision s’en prend désormais au visage. Il restait imperceptible au spectateur des tribunes, qui regardait la course de loin, séparé de la piste par plusieurs dizaines de mètres. Alors que les écrans de télévision se sont largement colorés et que les sportifs noirs y figurent de plus en plus nombreux, des caractéristiques de la négritude font osciller le spectateur entre ses préjugés racistes et le plaisir qu’il prend à la compétition sportive.

  • 15 Née en 1968, à Basse Terre en Guadeloupe, Marie-José Pérec se rend en métropole et commence une fl (...)

31Un exemple, français lui aussi, sert ici d’illustration. Aux jeux d’Atlanta, le 28 juillet 1996, la longue silhouette désinvolte de la sprinteuse guadeloupéenne Marie-José Perec contraste avec ces deux petits traits tirés verticalement sur son front et qui coupent littéralement le haut de son visage ; voilà ce qui fascine l’observateur15. Lorsqu’elle est photographiée en pied, le spectateur observe la couleur noire de l’athlète. Le poignet légèrement fléchi laisse retomber des doigts tendus comme les baguettes d’un chef d’orchestre, l’élégant haussement de l’épaule accompagne la foulée, la petite poussée de la poitrine entraîne le mouvement de la tête, qui guette sur le côté l’éventuelle menace d’une adversaire. Aisance et décontraction de ce corps noir entrent en contradiction avec la tension imprimée sur son front que marquent ces traits.

  • 16 INA.

32Le zoom et son complément le ralenti fixent en permanence ces deux termes : décontraction du corps et concentration de la physionomie. Indispensables à la « lecture » de la performance, ils en réfléchissent toute la tension, car ils mettent le drame en image, « expliquent » aux yeux du téléspectateur une victoire française, traduisent des traits propres aux hommes ou aux femmes de couleur noire16.

33La petite béance des narines, le mouvement contrôlé des joues et des lèvres semblent se synchroniser avec la montée en ligne du genou, projeté loin et haut, l’avancée discrètement conduite de la hanche. Bref, des gestes calculés au millimètre, huilés à point, coordonnés au centième de seconde. Tout cela réuni semble aller de soi ; le téléspectateur, même s’il n’a jamais posé le bout d’un doigt de pied sur une piste d’athlétisme, « capte » immédiatement le message. Marie-Jo gagne, parce qu’elle est relâchée ; elle court « décontract », alors que ses adversaires « qu’elle laisse » loin derrière, et dont le profil apparaît toujours brouillé sur les photos, s’échinent à la poursuivre.

34En un mot, son talent vient de sa « nature » et celle-ci lui donne « l’instinct » de la course. Le secret de Marie-Jo est tout entier dans cette tension des contraires : l’expression du corps contre celle du visage. Elle les maîtrise merveilleusement et ils traduisent l’intrigue qui se joue dans sa course, la rendent à la fois tragique et spectaculaire, imprévisible et claire, comme le sont ces créatures natives des îles lointaines. Lorsque la machine de piste fonctionne à merveille, tout cela se coordonne ; dans le cas contraire, c’est la panique. Sa beauté exotique devient le théâtre sur lequel se joue cette scène.

35Avec le zoom sur Marie-Jo Perec, tout se joue dans la tension qu’exprime ce mixage des contraires : décontraction apparente du corps et concentration manifeste du visage. Ils traduisent les conflits intérieurs de l’athlète à qui aucune victoire n’est assurée ; ils synthétisent aussi les conflits qu’elle vit en affrontant les meilleurs mondiaux. Les clefs de l’interprétation en sont changées.

36Effet merveilleux du zoom que complète ensuite le ralenti : le spectateur a le sentiment de « tout » comprendre. Un message est transmis, dont il pense qu’il porte la vérité sur l’exceptionnelle performance réalisée par l’athlète et dont il imagine qu’il lui apporte tout ce dont on a besoin pour comprendre la victoire et l’expliquer. Le zoom télévisé ne livre pas seulement une vision plus précise de la performance ; il ne change pas non plus simplement les conditions de réalisation d’un spectacle sportif. Au-delà de ces bénéfices, il change les repères qui permettent d’interpréter le spectacle, de comprendre les « vraies » raisons qui dénouent l’énigme d’une performance.

37Sur la couleur de ce visage ambré se sont écrites ces lignes de la concentration et sur le mouvement de ses joues et de ses lèvres s’est exprimé son relâchement. Rien de si clair sur un téléviseur que ces teintes qui unissent l’athlète à la couleur de sa peau, son talent à sa négritude.

38Ces quelques observations ont pour but de montrer que réduire l’histoire du sport à celle de l’histoire du jeu sportif relève de l’illusion. Elle est aussi et avant tout celle des conditions dans lesquelles les compétitions deviennent des événements. Les détails de ces cérémonies font participer à une jubilation. Ils créent autour des athlètes une mythologie qui emprunte les accents du soutien aux grandes causes, mais ils rétrocèdent aux promoteurs de ces spectacles les bénéfices de la vedette. L’évolution technique de la mise en scène pèse lourdement sur l’histoire de ces pratiques de loisir. La négritude y occupe sa place.

39La télévision, en focalisant sur la vedette, projette le sport dans l’univers des stars. Les grandes figures des sportifs et des sportives noirs, aux profils médiatiques, permettent de se catapulter dans ces représentations et ces imaginaires ; plus que les cordes du ring et les mains-courantes du stade ou de la patinoire, elles passent l’écran. Le gros plan et le zoom deviennent la grand-messe des émissions sportives télévisées. Ils contribuent à renouveler en profondeur les expressions de la performance, lui donnent un sens.

40Le gros plan sur l’écran de télévision semble attester de la vérité nue ; derrière les expressions de l’athlète, tout se noie dans le flou : en un mot, le contexte perd son importance. L’image télévisée ne se borne pas à montrer, elle prétend aussi démontrer. Illustrer les causes du succès ou de l’échec et créer une évidence interprétative deviennent des exigences sans lesquelles le téléspectateur resterait étranger à ce qu’il regarde. La révolte et la révolution attendues des Noirs deviennent ici des supports du spectacle, ce qui le promeut au-delà de la compétition sportive.

Notes

1 Pierre Sorlin, « Faire l’histoire par la télévision », in « Télévision et histoire », Recherches en communication, no 14, 2000, p. 38.

2 Norbert Élias et Éric Dunning, Sport et violence, Paris, Fayard, 1994, p. 85.

3 Erwin Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 187.

4 Le 26 mars 1954, NBC diffuse sur 21 stations le premier combat de boxe en télévision couleur. Il oppose l’Allemand Gustav Scholtz à l’Américain Al Andrews au Madison Square Garden. M. Golesworthy, Encyclopaedia of Boxing, 1991, p. 234. Le combat du 25 avril 1966 (Griffith-Gonzales) au Madison Square Garden inaugure leur diffusion en couleur sur les écrans individuels. Cf. André Rauch, Boxe. Violence du xxe siècle, Paris, Aubier-Flammarion, 1992, p. 261-280.

5 Le 9 mai 1941, à l’initiative de l’Américain David Sarnoff, Radio Corporation présente sur écran géant au Guid New-Yorker Theater (où ont pris place 1 400 invités) le combat Billy Soose - Ken Overlin, télévisé du Madison Square Garden à New York. Cf. The New York Times, 10 mai 1941, p. 17.

6 Boxeur novice à 12 ans, Cassius Clay (né le 17 janvier 1942) s’entraîne dans le gym’ de Louisville. Magnifique carrière d’amateur : 114 combats (il n’en perd que 7). En 1960, âgé de 18 ans, il remporte trois titres : après être devenu champion amateur des États-Unis, il gagne l’épreuve des Gants d’or et devient champion Olympique des mi-lourds à Rome. Ses premiers combats télévisés sont précédés de déclarations fracassantes et de prophéties : il annonce (en vers dit-on) le nombre de reprises qu’il lui faudra pour « abattre son adversaire ». Cf. L’Équipe, 27 février 1964. Voir D. Schmitz, Muhammad Ali, the Greatest, New York, Crestwood House, 1977 ; R. Durham, Muhammad Ali. Le plus grand, Paris, Gallimard (traduit par M. Rambaud et F. M. Watkins), 1976. Clay rejoint ensuite le mouvement des American Black Muslims et prend le nom de Muhammad Ali. Il livre 24 combats pour le titre mondial des poids lourds. Il reste le premier boxeur de l’histoire à avoir reconquis par deux fois son titre. Il en a été privé une première fois en 1967 pour son refus d’intégrer les forces armées engagées au Viêt-Nam.

7 Sonny Liston, « The Bum » (sans valeur, moche, fainéant) est sans doute l’illustration publicitaire de la génération des « boxeurs gangsters ». Les intérêts de Frankie Garbo sur les bourses de ses combats, le rôle du manager Blinky Palermo dans sa préparation font les pages des commentaires sur la boxe et la chronique criminelle (Liston aurait été condamné en 1950 à cinq ans de prison pour vol à main armée. Relâché après 29 mois de détention, il purge ensuite une peine de 9 mois de travaux forcés pour avoir frappé un agent de police. De 1950 à 1959, il aurait été arrêté près de 18 fois sous des chefs d’accusation allant du vol à main armée au viol. Liston n’apprit jamais à lire ni écrire). Cf. l’article de Jimmy Cannon dans L’Équipe, 28 septembre 1962, p. 10.
Devenu champion du monde en septembre 1962 après avoir battu Floyd Patterson, Charles Liston paraît invincible. Liston n’a essuyé jusqu’alors qu’une défaite en 36 combats (25 ont été remportés avant la limite). Une seconde défaite en mai 1965 contre Cassius Clay ne lui permet pas de reprendre le titre. Liston meurt à son domicile le 30 décembre 1970 ; on ne découvre sa mort que 6 jours plus tard.

8 Une version télévisée du match sera diffusée vers l’Europe par le satellite « Relay », une heure après la fin du match. Cf. L’Équipe, 25 février 1964. (Le satellite de communication américain « Relay » est mis en fonction en décembre 1962).

9 « Boxe : Cassius Clay. Champion du monde », Cinq colonnes à la une, 6 mars 1964, 15 minutes 09 secondes.

10 Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Culture de masse en France de la Belle-Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002.

11 Née en décembre 1973, adoptée, puis entraînée au patinage par sa mère Suzanne Bonaly, Surya fut championne d’Europe junior en 1991. Ses brillantes qualités athlétiques, sa maîtrise des sauts acrobatiques en font l’espoir des entraîneurs français aux JO d’Albertville en 1992, où elle ne sera classée que 5e, à sa grande déception. 2e aux championnats du monde en 1994, elle refuse de monter sur le podium, s’estimant lésée par le jury. Au-delà de tragiques déconvenues, qui marquent une carrière par ailleurs incontestablement brillante, Surya Bonaly figure très longtemps au plus haut niveau mondial de sa spécialité (3 médailles d’argent en compétitions mondiales, 5 titres européens, 9 titres français, 4 trophées Lalique etc.). Elle poursuit ensuite une carrière en championnats professionnels.

12 INA.

13 André Rauch, L’Identité masculine à l’ombre des femmes. De la Grande guerre à la Gay Pride, Paris, Hachette, 2004, p. 220-227.

14 Fabien Ohl, « Les commentaires journalistiques sur le sport ont-ils un sens ? », in « Télévision et histoire », Recherches en communication, no 14, 2000, p. 195.

15 Née en 1968, à Basse Terre en Guadeloupe, Marie-José Pérec se rend en métropole et commence une flamboyante carrière d’athlète. Elle gagne la médaille d’or du 400 mètres plat aux championnats du monde à Tokyo en 1991 et aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992. Elle quitte ensuite son entraîneur français Jacques Piasenta, pour entrer à l’école d’un californien réputé, John Smith. Aux championnats d’Europe en 1994, elle remporte deux médailles d’or et gagne la même année le 400 mètres des championnats du monde à Gothenburg en Suède. Double Médaille d’or à Atlanta en 1996, aux 400 et 200 mètres plat, elle quitte soudainement les JO de Sidney en 2000, déclarant à la presse qu’elle se sent menacée par le public australien qui l’interpelle à son passage dans les magasins et dans la rue.

16 INA.

Auteur

Professeur à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, André Rauch a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire des loisirs : Boxe. Violence du xxe siècle, Aubier-Flammarion, 1992 ; Vacances en France de 1830 à nos jours, Hachette Pluriel, 2001. Il a également étudié l’histoire du genre. Il a écrit : Mutations et crise de l’identité masculine (1789-1914), Hachette Pluriel ; et L’identité masculine à l’ombre des femmes. De la Grande Guerre à la Gay Pride, Hachette-Littératures, 2004. À paraître : Histoire du père, Nathan, 2007.

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