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Essai d'écologie territoriale

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Nicolas Buclet

Chapitre I. L’Écologie territoriale entre analyse de métabolisme et jeux d’acteurs

Nicolas Buclet, Sabine Barles, Juliette Cerceau et Alice Herbelin

Texte intégral

Un enjeu méthodologique et un enjeu de politiques publiques

1L'écologie territoriale se pense comme une approche fondée sur une méthodologie inédite. Elle repose sur plusieurs principes dont l'interdisciplinarité. En effet, l’écologie territoriale se veut radicalement interdisciplinaire. L'interdisciplinarité a fait l'objet de nombreux travaux et commentaires. D'abord pensée sur le modèle de la juxtaposition entre disciplines, puis de l'intégration des disciplines autour d'un objet ou d'une méthode (par exemple la systémique), elle est maintenant reconnue dans sa complexité et la multiplicité de ses formes (Arnaud de Sartre et Petit, 2013). Néanmoins, interdisciplinarité ne signifie pas (ou plus) affaiblissement scientifique. L’interdisciplinarité ne suppose pas le renoncement à de solides bases disciplinaires. Dans un premier temps, le chercheur qui s’implique dans une démarche interdisciplinaire semble renoncer à faire avancer sa discipline, puisqu’il s’implique dans une démarche complexe, une démarche d’interface avec les questionnements de chercheurs extérieurs à sa discipline. Son objet ne consiste pas à creuser le sillon disciplinaire, mais à approfondir une question qu’il suppose préférable de traiter à l’aide du prisme d’autres disciplines. En ce sens, il se marginalise eu égard au cœur de sa discipline, dans le sens où il va se mettre en marge de sa discipline.

2La rencontre avec d’autres disciplines va cependant amener le chercheur à affronter de nouveaux questionnements, ou encore des questionnements présents dans sa discipline mais analysés avec un autre regard. L’histoire scientifique est riche de ces croisements féconds entre regards différents portés sur un même objet. Il nous suffit ici de rappeler, à titre d’exemple, l’émergence de la notion d’incertitude dans des disciplines aussi différentes que l’économie et la mécanique quantique. On attribue à F. H. Knight (1921) l’introduction de cette notion en économie, afin de distinguer deux types de risques, le risque probabilisable et celui qui ne l’est pas. La même notion d’incertitude (parfois aussi traduite par indétermination), portant bien entendu sur des enjeux scientifiques autres, est introduite en physique par Werner Heisenberg en 1927. L’émergence dans différentes disciplines de cette même notion à une même période n’est pas due au hasard, mais à la mise en cause imputable à Albert Einstein au début du xxe siècle d’une vision excessivement mécanique (et donc aisément probabilisable) des phénomènes physiques. Ainsi, un changement de paradigme dans une discipline scientifique centrale va avoir des répercussions au-delà de la discipline concernée et irriguer d’autres disciplines. La façon de penser dans une discipline, de concevoir certains phénomènes, va donc évoluer par jeu d’influence entre disciplines. Aussi, être en marge d’une discipline ne doit pas être interprété comme une « mise au placard », mais bien comme une opportunité de renouveler ses questionnements. L'interdisciplinarité, en somme, avance comme dans le modèle poppérien, par le biais de la ceinture protectrice jusqu'à attaquer le noyau dur mais dans une perspective inter-paradigmatique.

3A côté de cette première conséquence de l’interdisciplinarité, il faut également indiquer la possibilité que cette démarche aboutisse, dès lors qu’elle est appliquée dans la durée par plusieurs chercheurs de différentes disciplines, à l’émergence d’un nouveau champ disciplinaire. Si un noyau de chercheurs travaille régulièrement sur un même objet et élabore progressivement une méthodologie solide, on peut penser que la diffusion de cette méthodologie et la consolidation d’une démarche récurrente et assez différente de ce que l’on peut observer dans d’autres disciplines, aboutisse à l’émergence d’un nouveau champ disciplinaire.

4Les chercheurs qui ont contribué à cet ouvrage adhèrent à l’idée de contribuer à l’émergence de l’écologie territoriale en tant que nouveau champ disciplinaire. Pour ce faire, il est cependant fondamental de travailler à l’élaboration d’une méthodologie globale. L’objectif de ce chapitre est de présenter cet effort collectif qui a démarré il y a quelques années au travers du projet CONFLUENT financé par l’Agence Nationale de la Recherche, s’est poursuivi avec l’organisation d’une conférence organisée à Paris au CNRS en janvier 2012, suivi par le coup d’accélérateur de l’école thématique d’Aussois en juin 2013, prélude et prétexte à cet ouvrage.

5Alors qu’existent depuis plus longtemps les champs de recherche de l’écologie urbaine et de l’écologie industrielle, que l’ensemble des acteurs institutionnels français n’a plus que le mot d’économie circulaire à la bouche, l’écologie territoriale constitue pourtant un champ d’investigation particulièrement riche. Un mot mérite d’être introduit concernant l’économie circulaire, concept auquel il paraît difficile d’échapper aujourd’hui. L’économie circulaire est fondée sur le principe de refermer le cycle de vie des produits, des services, des déchets, des matériaux, de l’eau et de l’énergie. L’ADEME propose une définition de l’économie circulaire autour de trois domaines d’action : gestion des déchets, offres des acteurs économiques et comportements des consommateurs (ADEME, 2014). Ces domaines d’action reposent sur sept piliers parmi lesquels l’éco-conception, la consommation responsable mais encore l’écologie industrielle et territoriale. En ce sens, l’économie circulaire est davantage positionnée comme une approche globale et intégrative, à l’échelle nationale et européenne, voire globale, visant à rassembler de multiples initiatives locales sous un dénominateur commun : une vision économique de la gestion des ressources. L’économie circulaire s’inscrit ainsi en cohérence avec l’émergence d’un « système-monde », d’un fait social total de globalisation, au sens où elle prend place au sein d’un nouvel espace systémique totalement délocalisé (Rocher, 2001). Dans sa dimension écologique, ce nouvel espace doit faire face à des impacts environnementaux de l’activité humaine qui ne sont plus locaux mais transfrontaliers, touchant des régions entières, des continents voire la biosphère (Bourg et Whiteside, 2010). Dans sa dimension économique, cet espace intègre toute région du monde comme marché potentiel pour cette nouvelle activité humaine qu’est le recyclage des ressources (Buclet, 2011). En revanche, l’écologie industrielle et territoriale s’inscrit davantage à l’échelle locale d’un « système territoire » comme « une démarche de construction d’un territoire productif en vue de renforcer la soutenabilité des processus de production » (Beaurain et Brullot, 2011). Elle a une vocation avant tout opérationnelle de mise en œuvre de synergies éco-industrielles et participative de co-construction d’une stratégie territoriale locale de gestion des ressources. De ce point de vue, elle relève aussi de la prospective territoriale, et se différencie sans doute d'autres approches par sa volonté, sinon capacité à introduire, au-delà d'une analyse du métabolisme, la dimension des jeux d'acteurs et de la coordination (Maillefert et Robert, 2014). De ce point de vue, également, elle rejoint certains des enjeux récents de l'écologie territoriale qui seront développés dans cette introduction.

6Avant d’aborder la question méthodologique, il importe de rappeler, même rapidement, ce que sont les racines et la spécificité de l’écologie territoriale, ce que nous ferons dans un premier temps. Nous présenterons ensuite le socle de la démarche présentée dans cet ouvrage, à savoir le recours à l’analyse du métabolisme d’un système couplant activités humaines et évolution de la biosphère. Le recours au métabolisme est commun avec l’écologie industrielle, mais la finalité poursuivie est assez différente, comme nous l’expliciterons, en écho avec le chapitre suivant qui analyse la trajectoire socio-écologique du territoire d’Aussois. Dans un troisième temps, nous préciserons les choix de découpage en divers sous-systèmes, choix qui visent à caractériser l’activité d’un territoire. En effet, si une démarche systémique s’avère nécessaire pour analyser un territoire, mettre en évidence les interactions au niveau des diverses activités humaines, et de celles-ci avec l’environnement, des choix méthodologiques doivent être effectués afin de découper le système territorial en sous-systèmes cohérents. Nous verrons que les choix de découpage dépendent notamment du contexte territorial, et que ceux effectués dans cet ouvrage sont issus d’une analyse du contexte d’Aussois, village de haute montagne dont l’activité est structurée selon les trois activités principales suivantes : l’agriculture, la production d’énergie et le tourisme. Il va de soi que l’enjeu pour nous n’est pas de limiter notre approche à ce type de contexte, mais de proposer une réflexion susceptible de permettre d’appliquer la démarche à n’importe quel territoire défini. Notons en outre que cette démarche s’effectue tant à dire d’expert, que sur la base de données statistiques et du dépouillement et de l’analyse d’archives historiques. Elle prend en compte non pas la façon dont les acteurs du territoire se perçoivent et perçoivent leur territoire mais celle dont les scientifiques envisagent le territoire et son métabolisme. Enfin, dans un quatrième temps, nous tracerons les limites non pas de l’écologie territoriale (il y en a sûrement) mais de l’exercice tel que nous l’avons accompli, limites à la fois en termes de données disponibles, en termes de disciplines mobilisées (ou plutôt d’absence de certaines disciplines qu’il serait pertinent de mobiliser) et, dès lors, en termes de questionnements scientifiques qu’apporteraient d’autres disciplines. Ces questionnements méritent que soit enrichie l’écologie territoriale, à la fois dans la prise en compte des modes de perception qu’ont les acteurs de leur propre territoire, de ses composantes, des flux, des interrelations, de leurs conflits et de leurs enjeux ; les acteurs deviennent alors un panel d’experts, au même titre que les scientifiques, s’intégrant à une démarche opérationnelle, une aide à la maîtrise d’ouvrage de projets durables de territoire.

Les racines de l’écologie territoriale

Écologie urbaine et écologie territoriale

7L’écologie urbaine, lorsqu’elle renvoie aux travaux initiés simultanément, mais dans des contextes différents, par Abel Wolman et Eugene Odum, peut être considérée comme l’une des bases de l’écologie territoriale (Barles, 2010). En 1965, le premier publie dans un numéro de Scientific American consacré aux villes un texte fondateur, « The metabolism of cities », dans lequel cette notion est pour la première fois introduite. Wolman y définit les besoins métaboliques, le cycle métabolique et les problèmes métaboliques urbains : dans la ville entrent de la nourriture, de l’eau propre, des combustibles ; de la ville sortent des eaux usées, des déchets et des polluants atmosphériques (Wolman, 1965). Peu de temps après, Eugene Odum démontre qu’une ville est « un écosystème hétérotrophe qui dépend des importantes entrées de flux énergétiques provenant de sources extérieures » (Odum, 1976, p. 38) pour plus tard l’assimiler à un écosystème parasite (Odum, 1989, p. 17). L’écologue belge Paul Duvigneaud, qui jouera un rôle important dans la mise en place des programmes internationaux de recherche environnementale, le suit de très près en accordant dans sa très populaire Synthèse écologique une place non négligeable à l’« écosystème urbs » (Duvignaud, 1974, p. 229).

8Les premiers textes relatifs à l’écologie urbaine d’origine naturaliste ont reçu un écho assez important à l’échelle internationale et notamment en France. Ils sont particulièrement relayés dans le cadre du programme Man and Biosphere de l’UNESCO, mis en place en 1971. Dans ce cadre, les villes de Rome, Barcelone, Hongkong (Boyden et al., 1981) ont fait l’objet d’analyses détaillées. Cependant, ces travaux n’ont pas eu les débouchés escomptés et ont suscité de vives critiques, particulièrement en France dès les années 1980 (Beaucire, 1985 ; Theys et Emelianoff, 2001). Certains écologues urbains veulent en effet faire de l’écologie une science totale, dont feraient partie les sciences sociales, ce que celles-ci peuvent difficilement tolérer. Par ailleurs, ils s’enferment dans un déterminisme énergétique et dans un discours anti-urbain – la ville comme parasite – qui ne leur permet pas d’envisager les modalités d’action qui permettraient de maîtriser l’impact environnemental des villes. Enfin, les méthodes développées pour analyser le métabolisme urbain restent sommaires.

9L’apport de l’écologie urbaine fondée sur l’analyse du métabolisme urbain est néanmoins important, puisqu’elle a permis de montrer le lien intrinsèque unissant flux entrants et flux sortants, qui sont la plupart du temps considérés indépendamment les uns des autres dans les travaux portant sur l’environnement urbain et plus encore dans les politiques urbaines. Elle a aussi permis d’identifier la ville comme un type particulier d’écosystème, ce qui est d’ailleurs à l’origine des premières réflexions sur les notions d’éco-socio-systèmes ou, selon le cas, de socio-écosystèmes. Elle a enfin montré l’utilité d’une approche localisée voire située du métabolisme des sociétés humaines. L’écologie territoriale s’en inspire tout en s’en dégageant, puisqu’elle considère les villes non plus comme des parasites mais comme des gisements de ressources, tout en étendant le spectre d’analyse aux espaces non urbanisés.

Écologie industrielle et écologie territoriale

10Un autre champ disciplinaire, assez éloigné de l’écologie urbaine, et plus récent que celui-ci, joue un rôle fondamental dans l’émergence de l’écologie territoriale : l’écologie industrielle. L’écologie industrielle fait partie des divers mouvements scientifiques (et au-delà) s’interrogeant sur les limites environnementales de notre société industrialisée. Plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de la corrélation entre croissance et développement. De même, au début des années 1970, d’autres auteurs ont pris la peine de documenter les limites physiques du système économique dominant. C’est notamment le cas des auteurs du rapport du Club de Rome intitulé « The limits to growth » (Meadows et al., 1972). Ces auteurs ont effectué un important travail de modélisation sur la question des ressources disponibles par rapport à l’évolution du système économique industrialisé. Ils démontrent que la croissance matérielle perpétuelle provoquera tôt ou tard, et en dépit des progrès technologiques, un effondrement du système avant 2100. De même, Nicholas Georgescu-Roeggen publie l’ouvrage intitulé « The Entropy Law and the Economic Process » en 1971, dans lequel il insiste sur l’importance de ne pas consommer plus d’énergie et de matière que ce qui équivaut à l’apport solaire.

11C’est à partir de ces travaux pionniers et d’autres encore qu’émerge l’écologie économique (ecological economics). Ce mouvement vise à réconcilier et rapprocher les travaux en économie de ceux en écologie. Les sciences économiques doivent cesser d’ignorer l’environnement, d’en faire un bien ou un capital parmi d’autres, et doivent réintégrer l’homme à son environnement. Les écologues ne doivent plus se cantonner à l’analyse des écosystèmes naturels en marge des activités humaines. En d’autres termes, l’économie n’est pas qu’une question humaine et l’écologie n’est pas la science des seuls espaces non anthropisés. C’est dans ce contexte intellectuel qu’émerge l’écologie industrielle. Ce champ disciplinaire s’intéresse aux sociétés industrielles (et non pas seulement à la sphère industrielle). Il s’inscrit en ligne directe avec le mouvement de l’ecological economics et la question du découplage entre croissance du PIB et croissance de la consommation de ressources. Par une réorganisation des activités humaines et de nouvelles formes de coopération entre acteurs, l’objectif du mouvement était de rendre possible ce découplage. L’idée centrale de ce découplage consiste désormais en une réflexion sur la façon de boucler les flux de matière et d’énergie. Boucler les flux signifie que les flux matériels engendrés par une activité humaine soient réinjectés en tant que ressource dans d’autres activités humaines, ceci afin de réduire les flux non désirés et polluants se déversant dans l’environnement.

12Il apparaît que l’écologie industrielle s’inscrit davantage dans une logique d’action que dans une logique de connaissance, cette dernière étant mobilisée à des fins essentiellement opérationnelles. Pourtant, ce n’a pas toujours été le cas. En effet, lorsque paraît, en 1983, l’ouvrage intitulé « L’écosystème Belgique. Essai d’écologie industrielle » (Billen et al., 1983), la finalité de ces auteurs est de réaliser une synthèse de l’économie belge à partir des statistiques industrielles de production, afin de cartographier cette économie à partir de flux de matière et d’énergie. Il n’y a pas, à ce stade, d’orientation du travail de recherche vers une finalité opérationnelle précise. C’est néanmoins par la suite, en 1989, avec la parution de l’article « Strategies for manufacturing » dans la revue « Scientific American » considéré comme fondateur de l’écologie industrielle, que celle-ci change d’orientation. Nous devons cet article à Robert Frosch, vice-président de la recherche chez General Motors et Nicholas Gallopoulos, responsable de la recherche sur les moteurs, également chez General Motors. Cet article établit le double champ d’investigation de l’écologie industrielle : d’une part, l’étude des écosystèmes naturels via l’écologie scientifique, d’autre part, l’étude de la société industrielle dans son ensemble, soient toutes les activités consommatrices de matières et/ou génératrices de déchets. Frosch et Gallopoulos (1989) affirment par ailleurs que « le modèle simpliste actuel d’activité industrielle doit être remplacé par un modèle plus intégré : un écosystème industriel ».

13À partir de ce moment, l’écologie industrielle devient prioritairement un champ dominé par une vision d’ingénieur des enjeux du développement durable, avec le bouclage des flux perçu comme une question d’optimisation. La technologie est mise en avant comme le moyen de parvenir à faire de l’écologie industrielle une « science de la durabilité » (Allenby, 1999). Bien que critiquée par certains, et notamment par John Ehrenfeld du MIT, cette vision dominante s’impose et, aujourd’hui en France, dans l’esprit de nombreux acteurs, l’écologie industrielle est associée à son principal champ d’investigation : les symbioses éco-industrielles qui participeraient à l’essor d’une économie circulaire. Cette vision est d’autant plus réductrice qu’il existe un certain nombre de travaux qui s’intéressent à la question des acteurs, des coordinations et du développement territorial. Il existe dès lors comme une césure entre l’appropriation du concept d’écologie industrielle par les acteurs de terrain et un certain nombre de travaux en sciences sociales dans le domaine.

14En ce sens, l’écologie territoriale se distingue de l’écologie industrielle en ce que nous considérons que l’action, nécessaire eu égard aux enjeux du développement durable, nécessite le développement d’une connaissance non directement finalisée. En particulier, si le rôle des techniques n’est pas ignoré, et même inclus dans nos analyses, il n’en est pas fait l’instrument de la durabilité au service duquel se mettrait la réflexion. Autre différence substantielle, l’écologie territoriale analyse le fonctionnement de l’ensemble des sociétés humaines présentes et passées et pas seulement les sociétés industrialisées. Plus fondamentalement, c’est par rapport à la façon d’appréhender le territoire que l’écologie territoriale et l’écologie industrielle se distinguent fondamentalement. L’écologie industrielle comprend le territoire comme une réalité de terrain, un contexte qu’il s’agit d’appréhender dans ses dimensions physiques, organisationnelles, économiques, etc. en vue de faciliter la mise en œuvre de synergies éco-industrielles. Cette vision, assez réductrice et plate de ce que devrait être l’écologie industrielle, a abouti à ce que des institutions françaises, tels l’ADEME et le ministère en charge de l’environnement, réduisent ce champ d’investigation au statut de composante opérationnelle de l’économie circulaire. Elles négligent ainsi la réalité historique et l’existence d’une communauté scientifique structurée qui n’existe pas dans le champ de l’économie circulaire. Il n’en reste pas moins que l’écologie territoriale, bien plus que l’écologie industrielle, prend le territoire pour objet d’études à part entière ; et par la production de connaissances sur ce territoire, elle participe à sa définition et à sa structuration matérielle, organisationnelle, ou encore identitaire. En définitive, l’écologie territoriale a pour ambition de révéler, de faire se manifester les différentes représentations et pratiques du territoire.

15Écologie industrielle et écologie territoriale se rejoignent néanmoins par la méthode. Elles veulent comprendre le système identifié (système industriel ou système territorial) à travers l’analyse de son métabolisme. Dans les deux cas, par métabolisation des flux, il faut entendre la transformation fonctionnelle de ces flux, puis le stockage de matière et d’énergie ainsi transformées. Il faut également considérer le rejet de flux issus du processus de transformation des matières et de l’énergie. Ce raisonnement assimile donc un système d’interactions sociales à un écosystème, ensemble indissociable d’un environnement avec lequel il est en interaction. L’écologie territoriale propose en outre d’approfondir cette compréhension du métabolisme en intégrant, au-delà des flux et des ressources matériels, des flux et des richesses immatériels qui participent du fonctionnement territorial.

Le métabolisme d’un territoire

16Il est difficile de dissocier l’écologie territoriale de la méthodologie consistant à analyser le métabolisme d’un territoire. Les sociétés humaines définissent leurs territoires en interaction avec leur environnement et les autres populations en présence. Le territoire est alors pensé comme un système d’interactions socio-écologiques. Des flux matériels et immatériels circulent au sein d’un système territorial, découpage artificiel (mais raisonné comme nous le verrons) d’un morceau de la biosphère où le système considéré est sa population et tout son environnement construit (infrastructures et artefacts). Les interactions socio-écologiques, constitutives du système territorial, apparaissent selon une dynamique d’interactions entre sous-systèmes auto-organisés : le système des ressources, le système des utilisateurs et la gouvernance, ainsi que le système des infrastructures évoluent de manière relativement autonome mais interfèrent pour produire des résultats à l’échelle territoriale (Andries et al., 2004 ; Ostrom, 2009). » À la différence cependant des autres sociétés, les sociétés humaines développent des formes d'intentionnalité qui structurent leurs actions collectives et orientent les trajectoires territoriales.

Figure 1. Les dimensions systémiques de la société.

17L'écologie territoriale, fondée d'abord sur l'analyse du métabolisme territorial s'appuie sur différentes méthodologies.

Intérêt et limite de la méthode d’analyse de flux de matière « Eurostat »

18Au cours des années 1990 s’est développée la méthode « analyse de flux de matière » appliquée à l’échelle d’un territoire national. Plusieurs pays ont expérimenté la méthode, parmi lesquels le Japon, l’Allemagne et l’Autriche. Un réseau européen s’est assez vite constitué et une méthode type a été modélisée, « parvenue aujourd’hui à maturation » selon Fischer-Kowalski et al. (2011) avec la publication de deux guides méthodologiques :

  • le guide Eurostat en 2001 (Economy-wide material flow accounts and derived indicators) ;
  • le guide de l’OCDE en 2008 (Measuring material flows and resource productivity).

19Cette méthode, élaborée par le service européen de statistique (Eurostat), qui était en premier lieu dimensionnée à l’échelle d’un pays, a été ensuite déclinée aux échelles régionale et départementale, à travers notamment un guide méthodologique du Commissariat Général du Développement Durable (CGDD) publié en 2014. Plusieurs bilans régionaux ont été réalisés : Ile-de-France, Bourgogne et Midi-Pyrénées notamment (sous l’impulsion de travaux menés par Sabine Barles (2009, 2014)).

20Le principe est que les flux entrent au sein de ce « système » socio-écologique déterminé et peuvent être stockés et/ou en ressortir, en fonction de l’activité humaine qui s’y déroule et des besoins fonctionnels exprimés. Le métabolisme territorial respecte ainsi le principe de Lavoisier : rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. Ces flux sont avant tout des flux matériels : biomasse, combustibles fossiles, minerais et métaux, matériaux de construction… Il n’y a pas de bilan énergétique ni de comptabilité des flux d’eau incorporés dans la méthode « Eurostat », car leur poids est trop important par rapport aux autres flux, ce qui limite la visibilité du bilan de matière. Cependant, nous verrons que d’autres méthodes spécifiques pour l’eau et l’énergie, et compatibles avec celle-ci, peuvent venir compléter l’analyse de flux de matière.

21Les travaux sur le métabolisme d’un territoire permettent de donner une première image de l’ensemble des flux de matières mobilisées par un système à l’échelle macroéconomique (type des flux, volume, structure) et donc de caractériser un territoire en fonction de ces flux.

Figure 2. Le métabolisme territorial selon la méthode Eurostat. Source : Barles (2013)

22Le schéma élaboré par Sabine Barles à partir de la méthode Eurostat montre qu’outre les flux en entrée et en sortie, ce qui y est indiqué comme la société/l’économie, il est nécessaire de considérer que la transformation de ces flux se traduit par l’accumulation de stocks de matière (qui correspond à « l’addition nette au stock » dans le schéma), enjeu croissant des sociétés actuelles.

23La méthode présuppose une collecte de données concernant les quantités de matière brute circulant au sein du système préétabli, ainsi que les quantités échangées avec l’extérieur. Cette collecte nécessite un travail scrupuleux, les données statistiques étant le plus souvent exprimées en devises, à une échelle administrative correspondant rarement avec le périmètre le plus pertinent pour une analyse territoriale. Ces données sont par ailleurs éparses.

24Cette façon de mesurer l’activité humaine est très proche de la façon d’opérer en économie, dans une logique de comptabilité nationale. Elle apporte une vision globale particulièrement intéressante en termes de bilan d’un système car elle permet de « peser » les flux induits par le fonctionnement d’un territoire. Mais elle se distingue de la comptabilité économique car elle prend également en compte les flux indirectement induits par le territoire (l’économie classique ne prend que difficilement en compte les externalités). Ce bilan permet d’évaluer l’utilisation des ressources et son impact sur les milieux et rend également possible la comparaison de plusieurs territoires entre eux.

25Mais la méthode Eurostat n’est cependant pas exempte d’un certain nombre de limites :

  • la première limite n’est pas intrinsèque mais liée à l’extrême difficulté à disposer des données statistiques à l’échelle du territoire analysé. Ainsi, en France, les données sont accessibles essentiellement à l’échelle départementale, ce qui s’avère une échelle insuffisamment fine dès lors que l’on s’intéresse à la dynamique des territoires vécus ;
  • la seconde limite est que la méthode Eurostat est une méthode dite « descendante » (ou « top-down »), c’est-à-dire que sont comptabilisés l’ensemble des flux entrants et sortants du système, « sans analyse au préalable des processus qui les unissent » (guide du CGDD, 2014). Le système est en quelque sorte une « boîte noire » et cette méthode est basée sur des données globales (pas de détail par activités). Cette approche « descendante » est une limite dans la mesure où elle ne permet pas de comprendre les dynamiques internes au territoire.
  • la troisième limite est d’ordre géographique. Le schéma de la figure 1 illustre ce qui entre et ce qui sort d’un système déterminé, d’un bout de société au sein duquel se développent des activités économiques. Il ne permet cependant pas de spatialiser ces flux, puisqu’il ne montre ni les espaces géographiques d’où proviennent les flux entrants (et vers où se dirigent les flux en sortie), ni la façon dont circulent ces flux au sein du système, d’autant que celui-ci, en tant que territoire, a une dimension spatiale avec ses distances, ses contrastes de répartition, ses centralités et ses périphéries. Il est dès lors difficile d’identifier les dynamiques créées par la circulation de flux de matières et d’énergie, ainsi que les liens que cela contribue à tisser entre acteurs ;
  • enfin, il existe une limite liée aux types de flux mesurés. En effet, la méthode Eurostat, comme traditionnellement toute autre méthode d’analyse du métabolisme d’un système socio-écologique, prend en compte les flux matériels (matière, eau et énergie) et donc absolument pas ce qui circule et qui constitue la part immatérielle des ressources du système analysé. Qu’en est-il des savoir-faire, du patrimoine immatériel, ou encore de l’existence de modes de coordination efficaces ? Rien n’est dit là-dessus, qui constitue pourtant une partie explicative essentielle de la dynamique d’un système, de ce qui permet d’expliquer pourquoi l’on observe des synergies entre acteurs dans un certain contexte et pas dans d’autres.

26Ces limites induisent un problème important en matière de bouclage des flux (contrairement cette fois aux flux économiques, qui sont construits fondamentalement sous contrainte de bouclage). L'analyse reste également très statique, alors même que les acteurs ne sont pas pris en compte dans l'analyse.

27Au vu de l’ensemble de ces limites, la méthode Eurostat mérite d’être complétée par d’autres méthodes et d’autres approches qui prennent davantage en compte les dimensions territoriales et humaines.

Autres méthodes d’analyse du métabolisme : complémentarité et consolidation avec l’analyse de flux de matière (méthode Eurostat)

28Une rapide revue (non exhaustive) des autres méthodes utilisées pour l’analyse du métabolisme nous permet d’observer leur évolution et de leur orientation dans le temps. Analyser des cas d’application et resituer chaque étude dans son contexte (terrain étudié, objectifs de départ, résultats spécifiques obtenus) nous permet de constater que les différents types d’approches et de connaissances se complètent, et que l’utilisation de l’une et/ou de l’autre dépend des objectifs recherchés.

Aire et distances d’approvisionnement

29Cette méthode consiste à déterminer les aires géographiques d’approvisionnement d’un territoire en énergie, en alimentation ou en eau, c’est-à-dire les zones d’où proviennent un certain type de flux pour l’approvisionnement d’un territoire donné. Elle a pour objectif de caractériser et de mesurer l’interdépendance des territoires entre eux, et de localiser les « chaînes d’approvisionnement » d’un territoire donné pour un flux donné.

30Les principaux résultats de cette méthode sont :

  • un aperçu global des aires géographiques mobilisées pour répondre à la demande d’un territoire donné ;
  • une mise en évidence de potentiels paradoxes ainsi que des « non-sens » (par exemple, un territoire qui va chercher très loin quelque chose qu’il a juste à côté ou qu’il produit lui-même) ;
  • la possibilité, lorsqu’on l’associe à une étude sur le temps long, de mettre en évidence les évolutions des modes d’approvisionnement des territoires : indication sur les processus de spécialisation, l’accroissement de la dépendance, l’organisation de certains territoires par rapport à d’autres, etc.

31Notons que la notion d’aire d’approvisionnement se distingue de l’indicateur de l’« empreinte écologique », qui est un indicateur qui évalue la surface productive nécessaire à une population pour répondre à sa consommation de ressources et à ses besoins.

Focus sur les travaux de calcul de l’aire et les distances d’approvisionnement alimentaire du Bassin Parisien et de son évolution dans le temps (deux siècles)

32Trois catégories d’aliments sont observées (produits d’origine animale, céréales, fruits et légumes) et les flux sont comptabilisés en équivalent azote, pour pouvoir les comparer en termes de valeur nutritionnelle (l’azote étant l’un des atomes spécifiques à la molécule de la protéine). Les résultats ont permis de démontrer que Paris dépend encore d’un hinterland assez proche qui correspond à son bassin historique (à 50 %) et des régions productrices de viandes (nord et ouest). L’extension de l’aire d’approvisionnement alimentaire de Paris est moins liée à l’augmentation de la demande qu’à l’ouverture et à la spécialisation de l’agriculture française. La consommation alimentaire de Paris semble encore attachée à son hinterland traditionnel, même si ces territoires autrefois ruraux se sont détournés de cette relation privilégiée avec la ville et sont résolument entrés dans une dynamique de globalisation (spécialisation, compétitivité).

33Ci-contre, exemple de représentation de l'aire et de la distance d'approvisionnement alimentaire, cas des fruits et légumes pour le bassin parisien. Source : Billen et al., 2011.

Figure 3. Zones d’approvisionnement du Bassin Parisien en Fruits et légumes, fin du xixesiècle.

Figure 4. Zones d’approvisionnement du Bassin Parisien en Fruits et légumes, 2006.

Analyse de flux de substance

34Alors que l’analyse de flux de matière nous fournit des informations sur l’intensité matérielle de la société, l’analyse de flux de substance, qui vise à décrire et comprendre la circulation d’une substance précise (comme le carbone, l’azote, le phosphore…), permet de mesurer la contribution de la société à un problème environnemental spécifique (pollution, réchauffement climatique, épuisement d’une ressource particulière, etc.).

35L’analyse de flux de substances sert à fournir des informations pour aider à la gestion stratégique d’une ressource précise et aux décisions politiques associées. Elle permet d’identifier les principales émissions vers l’environnement et les processus associés à ces émissions. Elle caractérise les stocks et les flux internes au système observé, ou bien traversant le système (le système peut-être, comme dans l’analyse de flux de matière, un territoire, une firme, ou une « économie nationale »). Enfin, elle permet de mesurer les conséquences des concentrations de la substance observée dans l’environnement (transformations, pollutions, toxicité…).

Exemple d’une analyse de flux de substance : empreinte azote en Ile de France (guide CGDD, 2014)

36Le schéma suivant présente l’empreinte azote d’un Francilien (schéma et explications extraits du guide CGDD de 2014). « Le schéma illustre que pour fournir à un Francilien les 7,7 kg d’azote (protéines) qu’il consomme chaque année, il a fallu en utiliser 24 à 30 kg, dont 5 à 10 kg proviennent d’Amérique du Sud sous forme de soja destiné à l’alimentation animale, 12 kg proviennent des engrais, 6,5 kg de la fixation naturelle de l’azote de l’air (bactérienne). Elle montre aussi les énormes quantités d’azote dissipées dans l’environnement à toutes les étapes : production des aliments animaux, élevage et, dans une moindre mesure, consommation urbaine. »

Figure 5. L’empreinte azote d’un francilien, extrait du Guide CGDD 2014, source Billen et al., 2012

Bilan énergétique

37Les méthodes d’analyse de flux énergétiques sont nombreuses, la plupart s’attachant à comptabiliser « l’énergie technique », c’est-à-dire l’énergie impliquée dans les différentes activités humaines, qui a une valeur directement marchande (ne sont pas prises en compte les énergies renouvelables comme l’énergie du soleil, du vent, du courant d’un fleuve, etc.). Le bilan énergétique consiste généralement à considérer les grands secteurs d’activité (résidentiel et tertiaire, agricole, industriel, des transports) et à comptabiliser l’énergie consommée et produite. Elle peut comptabiliser seulement l’énergie finale, c’est-à-dire celle qui est consommée au bout de la chaîne, mais peut aussi comprendre les flux indirects associés à l’énergie finale : pertes lors de la conversion (par exemple de charbon en électricité) et du transport. Ces deux indicateurs sont porteurs d’enjeux complémentaires, et il serait toujours utile de les calculer conjointement.

38Le bilan énergétique sert à évaluer le poids des différents secteurs dans la consommation totale d’énergie, et aide à cibler des actions prioritaires en vue de réduire ces consommations. Certains bilans distinguent aussi le type d’énergie produite et consommée sur le territoire (électricité hydraulique, nucléaire, thermique, etc.). Dans ce cas, il donne des informations intéressantes sur la dépendance d’un territoire aux ressources fossiles, et peut potentiellement encourager une prise de conscience des acteurs en faveur de la transition.

39Le guide méthodologique du CGDD de 2014 présente le schéma de principe d’une analyse des flux d’énergie compatible avec l’analyse des flux de matières présentée précédemment.

Figure 6. Schéma de principe de l’analyse des flux d’énergie, compatible avec l’AFM, extrait du guide CGDD (2014)

40Elle permet d’utiliser une partie des données collectées pour cette dernière, à compléter par les flux énergétiques non matériels (électrique, hydraulique, éolien).

Les flux d’eau et l’empreinte aquatique

41Les flux d’eau mis en jeu par les territoires sont généralement exclus des analyses de flux de matière classiques, notamment parce qu’ils sont généralement si importants qu’ils « noient », au sens propre comme au sens figuré (pour reprendre les termes de Marina Fisher-Kowalski, 2011) tous les autres flux comptabilisés. Par ailleurs, les enjeux attachés à l’eau ne concernent pas que les flux en circulation, comme le souligne le guide méthodologique du CGDD. Le rôle de l’eau dans les écosystèmes et son statut de vecteur de différentes substances étant tout aussi important, il est également intéressant d’évaluer les impacts d’un territoire sur l’eau en général (impact des prélèvements et des rejets).

42L’empreinte aquatique (Hoekstra & Chapagain, 2007), qui s’exprime sous la forme d’un volume, représente ainsi la quantité d’eau nécessaire à la consommation, tous produits confondus, d’un habitant, ou de la population d’un territoire. Cette quantité comprend à la fois la part de l’eau distribuée qui n’est pas restituée à son milieu d’origine (généralement qualifiée de consommation nette, et d’eau bleue dans le calcul de l’empreinte aquatique), l’eau de pluie mobilisée par l’agriculture (évapotranspiration) qualifiée d’eau verte, et l’eau qui serait nécessaire pour diluer la pollution émise de façon à rendre son assimilation par le milieu possible (eau grise). L’empreinte aquatique d’un territoire donné se situe partiellement à l’extérieur de celui-ci : on dit qu’il y a transfert virtuel d’eau.

43L’empreinte aquatique se distingue de l’empreinte hydrique (Chatzimpiros, Barles, 2010) en ce qu’elle introduit une dimension qualitative via l’eau grise dans la détermination de l’empreinte. Ce choix présente l’intérêt de ne pas limiter l’indicateur à une approche quantitative, mais demeure délicat, d’une part en raison des problèmes méthodologiques qu’il engendre, d’autre part parce qu’il limite de fait la prise en compte de la pollution à sa fraction assimilable.

44Le bilan des flux d’eau et l’empreinte aquatique permettent de mieux cerner les enjeux environnementaux associés à la consommation, tout comme les enjeux liés au partage des ressources entre territoires, comme l’illustre l’exemple suivant :

45« L’eau consommée pour produire au Maroc une tomate exportée dans le Gard a virtuellement été transférée au lieu de consommation, et a été soustraite au lieu de production […]. Il est possible de dire que le Gard s’approprie une partie de l’eau marocaine. À l’échelle mondiale, les transferts virtuels entre pays s’élèvent à 2 320 Gm 3 /an, soit 22 % de l’empreinte aquatique totale. » (Guide méthodologique du CGDD, 2014).

Consolidation des différentes méthodes d’analyse du métabolisme urbain et articulation avec des approches « humaines » : émergence de l’Écologie territoriale

46L’ensemble des méthodes présentées vient en complément de la méthode Eurostat d’analyse des flux de matière, pour offrir une vision plus complète et territorialisée du métabolisme du territoire. Cependant, elle se cantonne à « connaître et comprendre le territoire » en termes de phénomènes matériels, sans l’articuler aux dynamiques de jeux d’acteurs et de réseaux, qui ont un rôle majeur dans l’organisation des flux et des activités du territoire.

47Partant de ce constat a émergé le projet CONFLUENT (CONnaissances des FLux Urbains, EmpreiNTes environnementales et gouvernance durable, coordonné par Sabine Barles), financé dans le cadre du Programme Villes durables de l’ANR de 2009 à 2013, qui visait à appliquer l’analyse de flux de matière et la consolider avec d’autres méthodes d’analyse du métabolisme (bilan énergétique, aires et distances d’approvisionnement énergétique et alimentaire, empreinte azote, eau et sol de l’alimentation). L’objectif était également de relier les enjeux de flux aux jeux d’acteurs, pour mieux comprendre les dynamiques sous-jacentes de ces flux. Le projet CONFLUENT avait trois terrains d’application : les agglomérations parisienne, toulousaine et troyenne et leurs régions d’appartenance.

48L’entrée est donc double. Elle consiste à analyser le territoire d’étude à travers son métabolisme, ses jeux d’acteurs, de façon non seulement à mieux le caractériser, mais aussi à identifier des pistes de transformation prenant en compte ces enjeux. C’est cette double approche, dans un objectif de transition écologique, qui a permis de poser les bases de l’écologie territoriale, telle qu’elle est définie dans cet ouvrage.

49« Il s’est ainsi agi non seulement de tester les méthodes élaborées, mais aussi de comparer les territoires et de travailler avec les acteurs locaux afin d’identifier des mécanismes institutionnels favorables à la définition d’objectifs et de stratégies collectifs à un niveau local, en particulier dans une logique partenariale entre acteurs publics et privés. En cela, le projet a contribué à la fondation de l’écologie territoriale. » (Compte rendu du projet CONFLUENT, p. 6)

50Trois principaux enseignements sont ressortis de ce projet : (a) l’analyse des flux d’interactions entre acteurs est un élément important, (b), la présentation en sous-systèmes du système territorial permet de mieux appréhender les enjeux de coordination entre acteurs autour des flux les plus importants et enfin (c) l’importance d’analyser les évolutions du territoire sur le temps long, notamment en ce qui concerne le régime énergétique.

L’analyse des flux d’interactions entre acteurs

51L’analyse des flux d’interactions entre acteurs vise à faire dialoguer les méthodes quantitatives du métabolisme territorial avec les enjeux des acteurs impliqués dans une démarche de développement territorial. Elle est intéressante à croiser avec l’analyse du métabolisme pour une compréhension de l’action collective et des mécanismes de prise de décision et de passage à l’action (ou du non passage à l’action) des acteurs.

52Cette analyse consiste à caractériser les proximités entre acteurs, en dissociant la proximité dans l’espace physique d’autres formes de proximité, d’essence non spatiale telles que les proximités organisationnelle et institutionnelle (Pecqueur et Zimmerman, 2004) ; les motivations et intérêts à (inter) agir avec autrui (en distinguant d’autres modes d’échanges que le mode marchand en se référant à la typologie de Karl Polanyi et aux travaux d’Alain Caillé comme nous le verrons au chapitre suivant). Cette analyse mobilise notamment l’économie des conventions, qui émet l’hypothèse selon laquelle les interactions entre individus ne sont pas purement rationnelles (au sens de la rationalité substantielle telle que définie par Herbert Simon (1976)) et guidées par la recherche de la satisfaction individuelle maximale. Selon les théories économiques institutionnalistes, parmi lesquelles l’économie des conventions, il existe « quelque chose de plus », de l’ordre du construit social, qui constitue un système de représentations, de symboles, et de conventions qui agissent comme des « repères » dans l’action et la prise de décision des acteurs. La mobilisation de cette théorie dans l’analyse du jeu d’acteurs permet de mieux comprendre les mécanismes de prises de décision, d’engagement, et de coordination des acteurs dans une démarche d’écologie territoriale et de transition socio-écologique. Comme nous le verrons au chapitre suivant, une grille de lecture et d’analyse des jeux d’acteurs a été mise au point afin de tenir compte de ces différents aspects conceptuels et théoriques en phase d’analyse de la création de richesse.

Les sous-systèmes créateurs de richesse

53Une nouvelle approche a été introduite dans le cadre du travail sur Aussois, approche pour l’instant incomplète (nous y reviendrons) en ce qu’elle n’a reposé pour l’essentiel que sur notre expertise, éclairée par une analyse du territoire et quelques entretiens. L’approche par sous-systèmes créateurs de richesse consiste à se demander ce qui fait vivre le territoire et ses habitants, tant sur le plan matériel qu’en termes de mécanismes sociaux. Le terme « richesse » est à comprendre au sens large, au-delà de sa définition marchande et mesurable en termes financiers. L’analyse procède par grandes activités humaines structurantes, c’est-à-dire en observant les activités qui mobilisent un grand nombre de ressources matérielles et immatérielles, un grand nombre d’acteurs, et qui produisent de la richesse pour ses occupants (habitants ou non). Les types d’activités structurantes pouvant être analysées par l’approche « sous-système » sont par exemple l’industrie (dans le cas où le territoire se structure autour de celle-ci), l’agriculture, le tourisme, le résidentiel et tertiaire, la production d’énergie, ou encore la préservation de la biodiversité. Ces « sous-systèmes » ainsi identifiés rassemblent les composantes d’un système socio-écologique, s’articulant autour de ressources stratégiques, d’infrastructures, d’acteurs et d’enjeux de gouvernance. L’intérêt de cette approche est d’adapter au mieux l’analyse au type de territoire étudié, et de mettre l’accent sur la compréhension des grands enjeux et de l’identité du territoire. Chaque territoire se structure autour d’activités qui lui sont propres, que celles-ci soient en lien avec les caractéristiques d’un espace géographique précis ou issues d’une trajectoire socio-économico-écologique particulière. Ces activités, identifiées en tant que sous-systèmes, caractérisent également la façon dont un territoire interagit avec le reste du monde, le type de flux matériels et immatériels échangés, qu’il s’agisse de flux intentionnellement échangés (comme dans le cas d’un territoire misant sur l’industrie ou sur le tourisme pour accroître sa richesse) ou de flux non intentionnels (émissions de polluants, échanges culturels engendrés par la rencontre avec d’autres populations pour des raisons économiques…). Nous verrons au chapitre suivant que le territoire d’Aussois peut aisément être représenté à partir de quatre principaux sous-systèmes, dont l’analyse permet d’embrasser l’essentiel des flux concernés par l’activité humaine.

L’analyse de la trajectoire historique d’un flux

54Dans l’univers des chercheurs intéressés par les questions de métabolismes territoriaux, certains travaux se penchent sur l’analyse de la trajectoire historique d’un type particulier de flux ayant un impact significatif sur la dynamique d’un territoire. Le numéro spécial de la revue « Regional Environmental Change » paru en 2012 est représentatif des travaux dans le domaine. Dans ce numéro spécial, onze études ont été menées sur les relations dans le temps long entre de grandes agglomérations du monde occidental et leur hinterland (ou arrière-pays, ou territoire étendu). L’hinterland y est défini comme les territoires alentour dont l’activité est structurée par des fonctions d’approvisionnement d’une ville en nourriture, énergie, eau ou autres flux matériels (Billen et al., 2012, p. 249). La ville peut donc se décrire par les liens tissés avec le territoire au sein duquel elle s’inscrit. En parallèle, la ville est également un nœud inscrit dans un réseau d’échanges matériels (et notamment commerciaux) à l’échelle de régions du monde plus ou moins étendues (Billen et al., 2012, p. 250). Selon que l’on adopte l’une ou l’autre de ces approches, on peut disposer de points de vue complémentaires sur les relations d’échange que tisse une ville afin de produire de la richesse. Il va de soi que le choix de l’approche dépend beaucoup du type de territoire que l’on souhaite analyser, mais également de l’objectif fixé. S’il s’agit de comprendre comment une ville se nourrit ou accède à l’eau, l’analyse d’une ville avec son hinterland fait, a priori, davantage sens. S’il s’agit de comprendre comment une ville s’enrichit, par exemple une ville comme New York (cas d’étude du numéro spécial déjà cité de Regional Environmental Change), il est préférable de privilégier une réflexion sur la réticulation des échanges. Aussi, dans une logique de compréhension systémique des territoires, il importe à la fois de s’intéresser aux relations qu’une ville établit avec les espaces géographiques proches et aux liens tissés avec d’autres régions du monde, en particulier d’autres centres urbains avec lesquels se multiplient des échanges économiques, culturels et sociaux se traduisant par la multiplication de flux de matières, de richesses, mais également de personnes.

Une large gamme de territoires

55Dans le cas d’Aussois, comme nous le verrons, nous ne pouvons parler d’hinterland. Ce n’est pas une ville, un pôle urbain attirant à lui de nombreux flux. Est-ce à dire qu’Aussois est à exclure de l’analyse des territoires urbains ? Tout dépend en fait de la période considérée. Comme l’illustreront les chapitres suivants, et en accord avec les travaux sur le métabolisme territorial se focalisant sur une fonction territoriale particulière (essentiellement énergie, eau ou alimentation dans le numéro spécial de 2012), notre analyse s’étend sur une période historique de plus d’un siècle. Au cours de cette période, Aussois se transforme radicalement. L’identification des flux, l’éventuelle mesure de ces flux (lorsque ceux-ci sont effectivement quantifiables) est un travail intéressant en ce qu’il permet de caractériser ces transformations. Les transitions socio-écologiques qui structurent la trajectoire d’Aussois sont ainsi analysées notamment en observant les changements observés en termes de nature des flux et de quantités circulant au sein du territoire et entre celui-ci et l’extérieur.

56Comme nous le verrons dans le chapitre dédié aux transitions socio-écologiques, Aussois s’inscrit bien dans une rupture des cycles biogéochimiques, évolution caractéristique des sociétés industrialisées au cours du xxe siècle. Cette rupture ne s’observe pas avant les années 1950 dans le cas d’Aussois. Deux événements se révèlent fondateurs : la construction d’un grand barrage hydroélectrique d’abord, le développement de la filière des sports d’hiver ensuite. Le premier événement modifie le statut d’Aussois, de territoire en relative autarcie (bien que situé sur un axe de mobilité entre la France et l’Italie, via le col du Mont Cenis) à un territoire exportateur massif d’un flux stratégique : de l’énergie sous-forme électrique. Le deuxième événement signe en revanche l’entrée d’Aussois dans la production d’une fonction récréative à destination du monde urbain.

Création d’une communauté scientifique autour de l’Écologie Territoriale, et volonté d’expérimenter une démarche sur le territoire d’Aussois

57L’enjeu de notre collectif de travail est donc à la fois de disposer des enseignements classiques des méthodes d’analyse du métabolisme d’un système, en l’espèce d’un système territorial, et d’élaborer une manière d’utiliser et de faire évoluer le concept de métabolisme de façon à relier les mesures quantitatives de ce qui circule d’un point de vue matériel et les dynamiques territoriales issues des interactions entre acteurs. En d’autres termes, tout en faisant reposer l’écologie territoriale sur un travail autour du métabolisme, notre travail entend résolument aller plus loin.

58Le présent ouvrage retrace notre expérimentation sur le territoire d’Aussois, qui s’est vu, dans la continuité du projet CONFLUENT, comme un prolongement favorable à la constitution d’une communauté scientifique plus large autour de l’écologie territoriale.

59L’objectif de la démarche menée sur Aussois était donc d’aborder le territoire à travers une vision systémique de création de richesse, en se focalisant sur les activités structurantes, et de l’analyser sous le prisme de son métabolisme et de l’organisation de son système d’acteurs. L’approche temporelle a été mobilisée, pour observer l’évolution dans le temps long des « régimes socio-écologiques ». Cette approche nous a portés à réfléchir longuement et collectivement sur des moments clef dans l’histoire de la commune d’Aussois, moments qu’il convenait d’analyser en détails, afin de caractériser le fonctionnement du territoire et de pouvoir comparer ce fonctionnement sur des périodes distinctes. Trois moments ont été identifiés, dont les caractéristiques seront détaillées au chapitre traitant des trajectoires socio-écologiques, comme autant de témoins de phases de régimes socio-écologiques. Ces moments ont ensuite été analysés à travers différentes fonctions du territoire, fonctions qui se recoupent et constituent autant de facettes d’un même phénomène : les interactions de l’homme avec son environnement en tant que constituants d’un territoire.

Des groupes pour travailler sur des sous-systèmes

60Suite à une réflexion collective, quatre groupes composés de façon multidisciplinaire ont été déterminés afin de travailler à partir d’angles d’attaque divers d’un même objet. Chaque groupe offre ainsi une certaine représentation du système territorial comme système socio-écologique. La mise en perspective de ces différentes représentations participe ainsi à la manifestation de ce territoire dans ses différentes composantes que sont les ressources, les infrastructures, les acteurs et la gouvernance. Le schéma ci-dessous met en évidence l’articulation des différents groupes de travail autour de cet objet commun.

Figure 7. La vision systémique du territoire.

Le système agro-alimentaire

61Un groupe s’est ainsi entièrement dédié au sous-système agro-alimentaire d’Aussois à partir de deux types d’activités distincts et complémentaires : la production agricole et l’approvisionnement alimentaire du village. Le sous-système ainsi délimité a été intitulé système agroalimentaire et se concentre essentiellement sur deux périodes : une première période marquée par un très fort degré d’autonomie (voire d’autarcie) alimentaire, et une deuxième période, postérieure aux années 1950, caractérisée par une importante ouverture des cycles biogéochimiques, de perte d’autonomie alimentaire et de réduction du poids de l’activité agricole parmi les activités structurantes du territoire d’Aussois. Comprendre le système agro-alimentaire est important à plusieurs titres :

  • il s’agit d’une fonction territoriale essentielle et que l’on retrouve, au même titre que l’eau ou l’énergie, à la base de toute société humaine. Elle permet, aussi bien que ces autres fonctions, d’illustrer le mode de relations qu’une société humaine tisse avec son environnement, les équilibres qu’elle établit et qui peuvent en constituer la durabilité. Nombre d’exemples analysés (empire Maya, colonies vikings installées au Groenland…) dans l’ouvrage « Effondrement » de Jared Diamond (2006) montrent combien des déséquilibres liés au système agroalimentaire sont déterminants pour la survie d’une société humaine. Or, si nombre d’acteurs sont aujourd’hui très fortement préoccupés par la question de la potentielle raréfaction de l’énergie, la question de l’organisation des systèmes agro-alimentaires pose tout autant question aujourd’hui tant en termes de déséquilibres écologiques graves (perte de biodiversité, érosion des sols, pollution des milieux aquatiques) que de raréfaction des ressources aujourd’hui mobilisées (énergie pour produire des engrais azotés, réserves minières limitées en phosphates…) ;
  • la question alimentaire a toujours à la fois fait l’objet d’une volonté de production locale, de connexion géographique entre production et consommation, au sein de la plupart des sociétés humaines, et d’échanges importants entre régions du monde (commerce des épices par exemple) donnant un sens particulier aux villes portuaires et autres cités marchandes dans leur statut d’interface entre sociétés et cultures éloignées ;
  • l’alimentation est aussi un domaine hautement symbolique. La façon dont une société se nourrit est également porteuse de sens quant à sa relation avec son environnement, au-delà de la question de la disponibilité des ressources (la vache sacrée de l’Inde est une viande non exploitée dans un pays pourtant pauvre).

62Aussi, que ce soit dans le cas d’Aussois ou dans tout autre travail d’écologie territoriale, il paraît difficile de ne pas se pencher de manière spécifique sur le système agro-alimentaire, sous-système hautement structurant pour comprendre une société humaine et sa façon de se représenter et de vivre le monde qui l’entoure. Les enjeux de l’écologie territoriale se doivent en ce sens de dépasser les questions purement matérielles. La méthodologie mise au point pour l’analyse du système agro-alimentaire est présentée dans le chapitre dédié.

Le système énergétique

63Un autre groupe a observé Aussois par le prisme de l’énergie à partir de trois périodes distinctes de l’histoire de la commune. A la différence de nombreux travaux dans le domaine, la question énergétique est ici distincte de la question classique de l’énergie produite et disposant d’une valeur marchande. Une acception élargie est adoptée, intégrant les services écosystémiques pourvoyeurs d’énergie ou, tout du moins, de services qui in fine remplissent une fonction apte à répondre à certains besoins, par exemple la régulation climatique. Comme cela est indiqué au sein du chapitre dédié au métabolisme énergétique d’Aussois, le travail de comptabilisation de l’énergie dépasse les flux d’énergie directement liés au territoire pour embrasser également la problématique de l’énergie indirectement liée au territoire et l’énergie « grise », c’est-à-dire incorporée dans l’ensemble des flux et stocks de matière consommés et transformés par le territoire. En d’autres termes, la question énergétique ici est prise dans son acception la plus large, toute action humaine ayant des conséquences matérielles et ayant vocation à être mesurée par son impact énergétique. Cette vision « énergéticienne » des sociétés n’est bien entendu, nous en sommes conscients, pas sans poser problème. Comme l’indiquait Nicholas Georgescu-Roegen (1971), « matter matters to » lorsqu’on l’accusait d’avoir fondé une théorie du fonctionnement des relations entre environnement et sociétés humaines (la bioéconomie) sur une base essentiellement énergétiste. En effet, si l’on peut ramener toute activité à une dépense énergétique, il va de soi que disposer d’énergie sous une forme (de l’électricité par exemple) ou une autre (des denrées alimentaires) ne signifie absolument pas la même chose, ces formes d’énergie n’étant pas toujours substituables au niveau de l’usage, tant s’en faut. La matérialité des sociétés humaines est tout autant importante que la question énergétique.

64Néanmoins un regard énergétique est important à plusieurs titres :

  • à l’instar de l’alimentation ou de l’eau, on retrouve cette fonction dans toute société humaine. Avec l’emploi du feu, que ce soit pour des raisons de confort thermique ou culinaire, l’énergie est devenue une préoccupation importante que les progrès techniques n’ont cessé de remodeler, transformant et accroissant les dépendances vis-à-vis de l’environnement, comme c’est le cas avec l’augmentation des transports par exemple ;
  • le recours aux énergies fossiles a modelé ces dépendances entre l’homme et son environnement de façon particulièrement forte, avec des conséquences lourdes. L’ensemble des enjeux liés au développement durable est relié à cette dépendance forte et à ses conséquences sociales, économiques, et surtout environnementales. La mise en pratique de l’écologie territoriale ayant notamment pour objet de mieux comprendre ce qu’il peut en être de la durabilité de notre société industrialisée, il est fondamental de bien connaître le poids pour un territoire de ces enjeux énergétiques afin d’en établir la résilience et mieux situer les enjeux stratégiques. En particulier, par une meilleure compréhension de la question énergétique et de son lien avec les activités humaines structurant un territoire, il est possible d’apporter des éléments de réflexion afin d’éviter que des stratégies de transition énergétique mises en avant par les pouvoirs publics ne se traduisent par des conséquences indésirables, voire néfastes, tant pour l’environnement local des territoires que pour les activités humaines inscrites dans ce territoire. En d’autres termes, l’écologie territoriale doit viser à faire de la question énergétique un point de regard supplémentaire sur les dynamiques d’un territoire, afin de correctement identifier les relations énergétiques entre activités humaines et entre celles-ci et leur environnement. Ce faisant, toute politique publique peut être mieux renseignée en amont quant aux conséquences des orientations prises en matière énergétique. En particulier, un bilan énergétique se doit de comptabiliser l’ensemble des flux énergétiques concernant le territoire, y compris ces flux qui nous paraissent une donnée exogène comme l’apport solaire, afin d’exprimer le potentiel de transformation d’énergie potentielle d’un territoire.
  • à travers l’énergie, ce sont les interactions entre individus et entre organisations qui prennent un sens différent, avec des relations d’interdépendance qui ne sont pas forcément observables autrement.

65Notons qu’un groupe dédié à la question de l’eau aurait été tout aussi pertinent que pour l’énergie ou l’alimentation. La question de l’empreinte aquatique a été mobilisée dans plusieurs cas d’analyses de métropoles (Athènes, New York, Barcelone…) dans les travaux inclus dans le numéro spécial de 2012 cité ci-dessus. Elle permet d’observer de fortes distinctions entre réalités urbaines et territoriales, notamment en termes d’origine des approvisionnements et de liens institutionnels tissés entre territoires. Il est également possible d’observer d’importantes différences en termes de quantités consommées par habitant, ces quantités n’étant pas toujours corrélées à d’abondantes sources à proximité. Dans le cas d’Aussois, il ne nous a pas paru pertinent de traiter l’eau en tant que sous-système à part entière pour deux raisons : la mobilisation massive de cette ressource afin de produire de l’hydroélectricité ; l’existence d’un réseau d’irrigation reliant fortement la question de l’eau et celle du système agro-alimentaire. Dès lors, traiter le système hydrique d’Aussois, sans être dénué d’intérêt, se serait traduit par de fortes redondances avec le système agro-alimentaire et le système énergétique. Il va cependant de soi que ce qui est valable pour Aussois n’est en aucune manière généralisable à d’autres analyses territoriales.

La création de richesse

66Le troisième groupe s’est intéressé à Aussois à partir d’une orientation plus résolument marquée par les sciences sociales et avec une réflexion centrée sur des questions économiques. Le parti pris a été de considérer le système territorial d’Aussois comme un système d’interactions entre l’homme et son environnement au sein duquel l’homme vise intentionnellement l’amélioration de sa situation matérielle, psychologique et sociale. Les conséquences de cette visée ne sont pas toutes intentionnelles ou prévisibles, que ce soit en termes de retombées écologiques bien entendu, mais également en termes de retombées sur les trajectoires institutionnelles, sociales et économiques d’un territoire. En visant les moyens de s’enrichir, d’améliorer son sort, l’homme enclenche des dynamiques au sein d’un système dont il ne maîtrise absolument pas tous les 35 ressorts. Ce sont ces dynamiques qu’entendait analyser le groupe avec l’intitulé « création de richesses ». Pour ce faire, un lien a été établi avec l’importante question de l’économie résidentielle (Talandier, 2012), afin notamment de comprendre la structuration du territoire en termes de revenus monétaires au-delà notamment des flux monétaires classiques liés aux exportations et importations de biens. Ce point a pour nous toute son importance. En effet, si d’une certaine façon l’analyse du métabolisme territorial, en se focalisant sur les flux matériels, constitue une réponse aux sciences économiques qui, en monétarisant l’ensemble des flux, ne permettent pas de saisir la complexité de la circulation au sein des sociétés humaines, renoncer totalement à intégrer les flux monétaires risque de couper l’analyse d’une réalité déterminante. Dès lors, un des enjeux méthodologiques consiste à relier les flux de diverse nature et les acteurs portant ces flux afin de comprendre les dynamiques sociales, économiques et environnementales créatrices de richesse.

67Au-delà de cet aspect, la compréhension des dynamiques de création de richesse a exigé un nouveau découpage en sous-systèmes possédant une dynamique interne. Si certains de ces sous-systèmes se recoupent avec les points travaillés par les deux premiers groupes (système agro-alimentaire et système hydro-énergétique), l’approche ici est complémentaire du travail effectué par ailleurs. Il ne s’agit pas tant de mesurer les flux physiques engendrés par les activités agricoles ou de production d’électricité, que de modéliser conceptuellement la complexité des interactions et rétroactions matérielles et immatérielles en tenant compte de l’ensemble des facteurs contribuant à la création de richesse, ainsi que de l’ensemble des conséquences de cette activité créatrice. Nous reviendrons en dernière partie de chapitre sur les limites actuelles de l’exercice.

68Le travail accompli par ce groupe montre également comment le fait de raisonner par sous-systèmes ne fait pas pour autant perdre de vue les liens entre l’ensemble des sous-systèmes. En d’autres termes, le découpage effectué en sous-système n’a fort heureusement pas abouti à un redécoupage « en silos », c’est-à-dire en objets d’études artificiellement séparés de telle sorte que l’on perdrait de vue les nombreuses interactions croisées entre eux. Le travail a permis au contraire de mettre en évidence les nombreuses relations entre tourisme et agriculture, tourisme et énergie, agriculture et énergie, ou encore entre revenus monétaires captés par les résidents d’Aussois travaillant hors de la commune et agriculture.

69Ce dernier point est essentiel. Il souligne combien cette approche par la modélisation des principales activités créatrices de richesse peut créer les traits d’union entre les analyses des divers flux matériels. Ce trait d’union est rendu possible par le fait que la modélisation est couplée à une analyse des jeux d’acteurs à l’origine des dynamiques analysées. En effet, le groupe a également eu recours à une grille d’analyse de ces jeux d’acteurs, pour la description de laquelle nous renvoyons au chapitre en question.

70Le recours à cette grille d’analyse implique la recherche de données très différentes de celles nécessaires à l’analyse du système agro-alimentaire ou hydro-énergétique. En effet, si ces analyses nécessitent la collecte de données statistiques sur les flux matériels circulant au sein du système analysé et entre celui-ci et l’extérieur, le travail accompli sur les jeux d’acteurs se fonde sur des entretiens avec les acteurs impliqués. Nous reviendrons en dernière partie sur ce que cela peut impliquer et les limites de l’exercice.

Les trajectoires socio-écologiques

71Le quatrième groupe s’est attelé à l’analyse du territoire d’Aussois à partir d’un regard essentiellement historique. Le territoire a évolué, c’est une évidence, mais il peut être intéressant de comprendre à la fois le rythme de cette évolution, la nature des changements qui s’opèrent, les conséquences de ces changements dans les relations entre les sociétés humaines et leur environnement, ainsi qu’en retour les retombées des relations ainsi tissées sur l’évolution possible de la société humaine inscrite dans le territoire.

72La démarche suivie par ce groupe est donc assez différente de celle des autres groupes, en ce qu’elle présuppose un important travail de dépouillement des sources historiques portant sur le territoire étudié. Ce travail historique vise une finalité partagée avec les autres groupes : caractériser le métabolisme d’Aussois à certains moments de son histoire, au moins qualitativement, et notamment comprendre ce qu’il en est du degré d’ouverture ou de fermeture des cycles biogéochimiques aux différentes périodes. Surtout, le travail ici accompli permet de situer le régime socio-écologique actuel dans une dynamique, d’en comprendre les fondements historiques, et finalement d’inscrire les réflexions actuelles dans une perspective de (relative) longue durée. Il permet aussi d’éviter l’écueil et le biais classique qui attribue au présent une prétendue complexité que n’auraient pas connue les périodes passées et de montrer au contraire la richesse des situations socio-écologiques antérieures.

73D’un point de vue méthodologique, ce groupe a établi une grille d’analyse afin de concentrer le travail de telle sorte qu’émerge effectivement un lien entre les régimes socio-écologiques observables et le métabolisme du territoire. La grille d’analyse se nourrit de données démographiques, sur l’usage des sols, la nature de l’énergie mobilisée, les pratiques agricoles et les produits issus de ces pratiques, les ressources exploitées qu’elles soient endogènes ou exogènes, et enfin les interactions avec d’autres territoires.

74Ce travail est effectué à plusieurs échelles, à la fois pour des raisons de données disponibles, de pertinence d’une échelle plutôt qu’une autre pour une question donnée, mais aussi lorsque cela est envisageable, afin d’observer un même phénomène à plusieurs niveaux, afin d’en retirer des enseignements en termes de périmètre pertinent et de mieux comprendre l’imbrication des régimes socio-écologiques localisés. Pour Aussois, nous le verrons dans le chapitre suivant, les terrains d’analyse retenus sont les suivants : commune d’Aussois, Haute Maurienne et, dans une moindre mesure, l’ensemble géographique que constitue la vallée de la Maurienne.

75Le travail accompli permet ainsi d’analyser un territoire comme celui d’Aussois, à la fois exemplaire de ce qu’est la haute montagne dans les Alpes (et peut-être en Europe Occidentale ?), et singulier compte tenu de ses interactions avec les territoires adjacents, des ressources matérielles et immatérielles disponibles dans un territoire modelé par une topographie et une géologie non homogène en territoire montagnard et dont la société présente de fortes spécificités.

Limites de l’exercice et pistes d’amélioration

Limites de l’exercice

76L’écologie territoriale n’est pas encore un champ disciplinaire correctement délimité d’un point de vue méthodologique. L’exercice mené dans le cadre d’Aussois constitue bien au sens propre un essai, et ce pour plusieurs raisons :

  • les moyens impartis au travail n’ont pas permis d’accomplir une analyse complète du cas d’étude ;
  • les données mobilisables sont insuffisantes mais reflètent l’état des connaissances statistiques disponibles aujourd’hui en France ;
  • les disciplines mobilisées, quoiqu’assez diverses, ne sont pas encore assez nombreuses pour permettre d’appréhender l’ensemble des problématiques qui se sont posées, en particulier au niveau de la relation entre activités humaines et environnement naturel.

77Ces trois principaux points se rejoignent en une même conclusion : le travail accompli à Aussois puis, dans les mois qui ont suivi, l’école thématique, a reposé sur la bonne volonté, l’appétit intellectuel, la présence de personnes prêtes à sortir des chemins battus de la recherche, chaque jour davantage rythmée par le montage de projets d’envergure pensés pour capter des financements permettant tout simplement de travailler. Si, comme nous allons le préciser ci-dessous, ce travail est riche en imperfections, il faut comprendre que les moyens financiers mobilisés ont été extrêmement faibles, et que tout ou presque a reposé sur une posture commune volontariste, non directement finalisée par le graal de la publication de rang A au niveau international. En d’autres termes, bien que reconnaissant par nous même les limites de l’exercice, nous considérons que ce travail fait bien davantage avancer la connaissance scientifique, qui plus est une connaissance scientifique dont on conçoit aisément l’intérêt sociétal, que bien des projets richement financés car indiquant dès leur rédaction de départ les résultats qui seront obtenus quelques années plus tard, comble de l’absurdité des modes de financement actuels de la recherche. En d’autres termes encore, nous revendiquons, par cet exercice, une autre façon de faire de la recherche, qui ne soit pas calquée sur le monde des bureaux d’étude ou d’autres types de prestations intellectuelles comme cela est pratiquement imposé aujourd’hui. Mais venons-en à nos limites.

Les moyens impartis

78En amont de l’école thématique de juin 2013, Ludovic Bertagnolo, stagiaire en master de géographie, a effectué un précieux travail de collecte d’informations qualitatives et quantitatives sur Aussois. Les personnes rencontrées sur le terrain se sont montrées extrêmement coopératives. A notre arrivée à Aussois, nous avons disposé de quatre jours pleins, afin d’échanger sur nos travaux respectifs, de collecter des données supplémentaires et d’effectuer un travail de modélisation du territoire d’expérimentation. Si réunir plus de vingt personnes sur une semaine en un même lieu pour travailler sur un même sujet est un luxe incontestable en ces temps de course permanente contre le temps, nul doute que le travail accompli ne pouvait être qu’extrêmement partiel. Il nous a manqué d’importantes données (par exemple sur la mobilité des personnes), ainsi que le temps de nous entretenir avec un nombre plus important d’acteurs. De même il n’était pas raisonnable d’imaginer pouvoir disposer en si peu de temps d’une vision suffisamment claire de l’histoire d’Aussois sur les deux derniers siècles.

79Pourtant, le travail avait si bien avancé après ces quelques jours, que chacun ou presque a souhaité s’investir davantage dans les mois à venir. A un rythme erratique, en fonction du quotidien de chacun, le travail s’est poursuivi par sous-groupes. En janvier 2014, soit près de sept mois plus tard, nous étions en mesure de réfléchir à l’architecture d’un ouvrage collectif. Nous avons par ailleurs missionné Juliette Cerceau, entretemps devenue docteure en Sciences et Génie de l’Environnement sur l’écologie industrielle, afin qu’elle retourne sur le terrain pour mener de nouveaux entretiens et collecter des données supplémentaires, dont le besoin était apparu au fil des mois. Cette étape supplémentaire, non prévue au départ, était essentielle si l’on souhaitait pouvoir présenter des travaux à partir d’une assise de terrain minimale. Il n’en reste pas moins que notre connaissance des activités humaines rythmant le territoire d’Aussois aurait mérité d’ultérieurs approfondissements.

80Le travail ainsi accompli est de fait un compromis entre différentes objectifs ; accomplir des avancées importantes en matière de méthodes à mobiliser ; le souhait d’en apporter une illustration suffisamment concrète pour que les lecteurs puissent en saisir l’incarnation possible. En d’autres termes, nous savions d’emblée que notre travail ne constituerait pas l’équivalent d’une monographie de terrain, comme on peut en lire d’excellentes par ailleurs.

L’insuffisance des données statistiques

81Cela a été dit plus haut, les données statistiques à l’échelle nationale permettent un travail d’analyse de la circulation des flux matériels relativement complet, notamment via la méthode Eurostat. Nous avons également montré qu’à une échelle infranationale (le département ou la région dans le cas français), certains travaux affichent des résultats intéressants en termes d’analyse des flux, même s’il nous a été possible de constater une difficulté accrue à collecter les données nécessaires, celles-ci étant paradoxalement moins riches que par le passé.

82Le problème se pose clairement lorsque l’on s’intéresse soit à une échelle communale, soit à l’échelle d’un territoire dont le contour dépend de dynamiques d’acteurs et non de découpages administratifs, bien que les deux ne soient pas toujours totalement déconnectés (les territoires administratifs produisant dans certains cas, sur le long terme, des cohérences territoriales). A cette échelle microscopique, les données sont rares, parfois confidentielles. Il y a nécessité de construire les données, de les collecter sur le terrain, opération qui, dans le cas d’un territoire comme celui d’Aussois, de taille relativement modeste et peu peuplé, paraît parfaitement praticable. Nous reviendrons plus loin sur ce qu’il pourrait convenir de faire afin d’avancer sur cette question cruciale des données.

Pas assez de disciplines mobilisées

83A Aussois, la dominante scientifique était du côté des sciences humaines et sociales (économie, gestion, géographie, urbanisme et aménagement de l’espace), avec une présence importante d’agronomes et de biogéochimistes. Seul un écologue était présent, ne permettant pas de développer une réflexion suffisante sur les implications écologiques des activités humaines. Il paraît en effet que des scientifiques travaillant sur une meilleure compréhension écosystémique, sur les questions hydrologiques, géologiques, énergétiques, climatiques, de biodiversité (afin notamment de mobiliser les connaissances en termes d’inventaires et d’évaluation), apporteraient une vision plus complète. De même, la mobilisation de spécialistes en statistiques, gestion et spatialisation des données, d’éthologues, d’anthropologues, d’historiens, de politistes ou de sociologues enrichirait substantiellement la démarche. Cependant, il ne faut pas penser qu’il suffise de mettre ensemble toutes ces disciplines pour que le résultat soit satisfaisant. Pour la cohérence de l’ensemble de la démarche, il vaut sans doute mieux un collectif de chercheurs plus restreint mais adoptant un point de vue commun quant à la méthode à employer et aux objectifs à se fixer, que de privilégier une exhaustivité sans partage des finalités.

Pistes d’approfondissement

84Eu égard à ce qui vient d’être dit, les pistes d’amélioration sont les suivantes :

  • une analyse plus articulée entre l’analyse métabolique des flux matériels et les enjeux politiques et sociologiques territoriaux ;
  • une articulation entre l’analyse menée à partir d’une expertise scientifique et une implication des acteurs du territoire.

Accroître l’articulation entre l’analyse métabolique et les dynamiques d’acteurs

85Ce premier point a fait l’objet de toute notre attention, en ce qu’il s’agit d’un objectif ambitieux, eu égard aux difficultés récurrentes à faire dialoguer travaux quantitatifs et analyses qualitatives. Pourtant, faute de pouvoir pour l’heure approfondir le cas d’Aussois, au-delà de ce qui est présenté dans cet ouvrage, notre travail n’a pu aller aussi loin que souhaitable. Ainsi, deux chapitres (celui sur le système agro-alimentaire et celui sur le métabolisme énergétique) ont nettement privilégié une approche de mesure des flux, approche permettant de décrire des activités humaines structurantes pour le territoire (et donc empreintes d’éléments qualitatifs importants), mais n’ont pas abordé la question des interrelations complexes entre acteurs concernés. Or, de ces interrelations découlent nombre de conséquences quant à la structuration d’un système et quant à son évolution. Inversement, le chapitre sur la création de richesses a privilégié l’analyse de ces interrelations et en propose une grille d’analyse. La modélisation des quatre sous-systèmes identifiés (car structurants à la fois en termes de flux matériels et en termes de relations sociales, économiques, environnementales) ne constitue qu’une première étape, certes non négligeable, mais encore insuffisante du travail à accomplir. De nombreuses relations de causalité sont établies au sein d’un sous-système (et entre ceux-ci), relations produisant également bon nombre de rétroactions positives et négatives. Mais il manque des chiffres pour illustrer quantitativement l’ampleur des flux que représentent concrètement, matériellement, ces interrelations. En effet, la modélisation originale développée dans ce chapitre donne autant d’importance à chacun des flux (matériels ou immatériels qu’ils soient) identifiés. Il semble pourtant peu probable que chaque flux ait le même poids, non seulement d’un point de vue matériel mais également par son influence sur l’économie de l’ensemble, sur les dynamiques ainsi engendrées. Seuls quelques flux ont été mesurés et l’exercice paraît encore inachevé. Si nous pouvons exprimer des regrets, rappelons encore une fois que ce qui nous importait était avant toute chose de déterminer les grandes lignes méthodologiques d’un travail en écologie territoriale. Dès lors, ce chapitre nous semble avoir atteint cet objectif. Les lignes directrices des étapes suivantes sont bien tracées, celles-ci consistant notamment à rapprocher les résultats obtenus par les groupes sur l’agroalimentaire et l’énergie avec le groupe sur la création de richesse. C’est ce travail qu’il nous semble important de mener dans les années à venir.

86Le groupe sur les trajectoires socio-écologiques apporte également un certain nombre d’éléments importants quant à l’articulation entre flux matériels et dynamiques territoriales. Ce groupe permet notamment d’établir une compréhension de l’évolution sur près de deux siècles du territoire d’Aussois, de caractériser des phases de régime et d’autres de transition, d’illustrer à la fois quantitativement et qualitativement une partie des éléments responsables des évolutions observables, mais aussi les éléments du système territorial subissant des transformations. On le voit, aucun chapitre ne fait l’impasse sur les enjeux quantitatifs ou qualitatifs des dynamiques observables, loin s’en faut. Néanmoins, aucun encore ne parvient à faire suffisamment la jonction entre jeux d’acteurs et systèmes de flux. C’est ce travail qu’il importe de poursuivre dans les années à venir, à Aussois et surtout ailleurs.

87Enfin, pour conclure sur ce point, notons l’insuffisante analyse des jeux de pouvoir, de leur influence sur la structuration du territoire ainsi que sur son évolution. Certes, un territoire comme Aussois se modifie en très grande partie sous l’influence d’événements politiques, scientifiques, économiques et sociaux qui le dépassent. Pourtant, nous devons considérer que la dynamique d’un territoire ne peut être entièrement comprise à partir de ces éléments macro. Si nous faisions cela, cela reviendrait à accepter que les différences entre régions du monde ne s’expliquent que par des facteurs géophysiques. Le déterminisme géographique n’est absolument pas notre point de vue. Plutôt, partant d’un environnement particulier, des dynamiques d’acteurs se sont développées, des relations de pouvoir aussi. Si une esquisse de ces questions a été dessinée, nous avons conscience du fait que l’apport d’historiens, sociologues et politistes est nécessaire à leur approfondissement.

Accroître l’articulation entre l’expertise scientifique et l’implication des acteurs du territoire

88Deuxième piste d’approfondissement, celle du lien entre le monde de la recherche et le monde des acteurs sur lequel nous nous penchons. Lorsque l’on travaille sur des sociétés humaines, le terrain d’investigation n’est pas celui des entomologistes. Les sujets concernés sont des acteurs qui parlent, qui peuvent être intéressés par nos résultats afin de faire évoluer leur réflexion politique, économique, sociale, environnementale, évolution qui nous concerne également en tant qu’humains nous-mêmes.

89Qu’en a-t-il été de ce point de vue à Aussois ? Certes nous avons échangé autant que possible avec les acteurs du territoire. Des entretiens ont été menés, des visites de terrain ont eu lieu, le maire a longuement échangé avec nous. Pourtant, les relations établies se sont limitées à des relations entre observateurs et observés. Au-delà de l’intérêt intellectuel de la démarche développée, cela pose question quant à l’utilité pour la société de développer ce type de démarche, d’y consacrer des moyens. Ajoutons à cela le fait qu’en tant que citoyens nous souhaitons tous apporter notre contribution face aux enjeux du développement durable, nous aspirons à ce que notre travail puisse améliorer les relations que l’homme tisse avec son environnement, mais aussi de l’homme avec lui-même, dans ses relations économiques et sociales. En d’autres termes, nous ne souhaitons pas produire uniquement une connaissance sans finalité et revendiquons à ce titre de positionner l’écologie territoriale dans le champ de la recherche à la fois fondamentale et finalisée, selon les objectifs fixés au préalable.

90Pour ce faire, l’écologie territoriale doit produire de la connaissance dont peuvent se saisir les acteurs concernés, tant individuellement que collectivement, en tant qu’acteurs d’un même territoire. En ce sens, l’écologie territoriale se raccroche aux sciences du territoire, à leur capacité à engendrer du sens tant pour les chercheurs que pour tous ceux qui réfléchissent aux dynamiques territoriales, à la façon par lequel un territoire peut se développer dans un sens plus durable.

91De ce point de vue, il est important de considérer que les futurs travaux en écologie territoriale se développent en interaction plus forte entre experts scientifiques et acteurs. La participation de ceux-ci à la modélisation de leur territoire paraît une condition importante de leur capacité à s’en approprier les résultats. En effet, nous avons pu constater à plusieurs reprises, dans le cadre de travaux précédents, qu’une démarche consistant à apporter des résultats pré-élaborés, tant en termes quantitatifs que qualitatifs, ne suscite guère plus qu’un intérêt poli et le sentiment qu’on pourrait faire quelque chose de tout cela, sans trop savoir comment. A notre sens, si une partie importante du travail d’analyse demeure la prérogative des chercheurs, le travail de collecte de données, de modélisation des systèmes et sous-systèmes territoriaux, devrait impliquer directement et activement les acteurs du territoire.

92Cette implication aurait plusieurs mérites :

  • s’assurer de la motivation des acteurs, de l’intérêt réel à ce qu’une démarche d’écologie territoriale puisse servir à leurs réflexions ;
  • accroître substantiellement le nombre de canaux par lesquels collecter les données nécessaires, mais aussi les possibilités de recoupements entre sources, afin d’éviter de trop se fier aux sources disponibles, parfois rares ;
  • relier le travail avec un travail de prospective territoriale, visant clairement à identifier les pistes de développement territorial compatibles avec les enjeux du développement durable ;
  • enfin permettre aux acteurs les plus variés de contribuer à la co-construction d’une expertise territoriale de qualité et, partant, de se sentir déjà parties prenantes des orientations qui pourront en découler.

93Cette orientation nous paraît d’autant plus décisive que nous avons souhaité adhérer aux travaux d’Amartya Sen sur la capabilité des individus, sur la priorité à donner non pas seulement à l’assouvissement des besoins, mais au fait que chacun doit se sentir acteur de la production des moyens de les assouvir et doit se sentir libre de choisir tant ces moyens que les besoins qu’il souhaite assouvir.

Conclusion

94Nous espérons que ce chapitre aura pu éclairer le lecteur à la fois sur la démarche poursuivie, sur les outils méthodologiques préalablement à notre disposition et ceux que nous avons contribué à forger, sur l’articulation entre ceux-ci, mais encore sur ce qu’il conviendrait de faire, dans les années à venir, pour améliorer l’ensemble, en accroître la pertinence, la lisibilité et l’audience, notamment en dehors du milieu académique. Il nous paraissait important de clarifier ces points, à la fois pour apporter au lecteur néophyte une vue d’ensemble des enjeux méthodologiques qui animent la communauté scientifique à un niveau national et international, et pour expliciter ce qu’est un vrai travail qui se veut collectif, multidisciplinaire, interdisciplinaire et finalisé. Enfin, nous souhaitions exposer une vision lucide des limites actuelles de l’exercice, du chantier ouvert et probablement loin de se refermer.

Bibliographie

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Table des illustrations

Légende Figure 1. Les dimensions systémiques de la société.
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Légende Figure 2. Le métabolisme territorial selon la méthode Eurostat. Source : Barles (2013)
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Légende Figure 3. Zones d’approvisionnement du Bassin Parisien en Fruits et légumes, fin du xixesiècle.
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Légende Figure 4. Zones d’approvisionnement du Bassin Parisien en Fruits et légumes, 2006.
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Légende Figure 5. L’empreinte azote d’un francilien, extrait du Guide CGDD 2014, source Billen et al., 2012
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Légende Figure 6. Schéma de principe de l’analyse des flux d’énergie, compatible avec l’AFM, extrait du guide CGDD (2014)
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/28348/img-6.jpg
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Légende Figure 7. La vision systémique du territoire.
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Auteurs

Professeur à l’Institut d’Urbanisme de Grenoble de l’Université Grenoble Alpes et chercheur au laboratoire PACTE. Ses travaux visent à mieux appréhender les questions de coordination entre acteurs autour des questions de développement durable. Pour ce faire, il s’intéresse aux choix collectifs en situation controversée, aux procédures de prise de décision, à la compréhension des comportements individuels et collectifs face aux enjeux du développement durable. A côté de travaux sur l’économie de fonctionnalité, il vise à promouvoir l’essor de l’écologie territoriale.

Professeure en urbanisme et aménagement à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheure au laboratoire Géographie-Cités (UMR 8504) dont elle dirige l’équipe CRIA (Centre de recherche sur les réseaux, l’industrie et l’aménagement). Ses travaux portent sur les techniques et l’environnement, et croisent des approches historiques et contemporaines, à travers notamment les notions de trajectoire socio-écologique, métabolisme territorial et écologie territoriale.

Docteur en Sciences et Génie de l’Environnement de l’Ecole des mines de St Etienne, chercheur associé à l’UMR PACTE. Juliette Cerceau mène, depuis 2010, des travaux de recherche interdisciplinaire sur l’écologie territoriale et contribue à l’émergence de cette discipline au sein de la communauté scientifique. Elle aborde les questions liées à la transition socio-écologique des territoires en articulant structuration de l’espace, représentations d’acteurs et capabilité collective.

Doctorante au laboratoire PACTE à Grenoble, sous la direction de Nicolas Buclet et de Sabine Barles. Elle réalise une thèse en Écologie Territoriale appliquée au territoire " Rhône-Médian" (territoire sur dans la moyenne vallée du Rhône, situé entre Lyon et Valence), selon une double entrée : analyse du métabolisme territorial et analyse des jeux d’acteurs. Il s’agira ensuite de tracer des pistes de réflexion sur ce que pourrait être un développement du territoire davantage centré sur une meilleure adéquation entre activités productives, contraintes écologiques et bien-être de la population locale.

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