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Sociologie de l'énergie

 | 
Marie-Christine Zélem
, 
Christophe Beslay

Introduction

Énergie et devenir de la société thermo-industrielle

Alain Gras

Texte intégral

1La première question que l’on doit se poser est un peu semblable à celle de Saint-Augustin dans les Confessions à propos du temps « Si l’on ne me demande pas ce qu’est le temps/énergie, je le sais. Si on me le demande… Je ne sais pas ».

2L’énergie est en fait, comme le montre dans un long argumentaire de Cosmopolitiques Isabelle Stengers, une invention du xixe siècle qui repose sur la nécessité de rendre compte de l’effet d’une autre variable de la science physique naissante, le travail. L’énergie se calcule à partir de la valeur travail et cette dernière notion, qui passe du sens commun à celui de la raison calculatrice, n’est pas choisie au hasard, en ce début des temps de la révolution industrielle et industrieuse. La définition canonique de l’énergie, en effet, n’est autre que « grandeur que possède un système mécanique quand il est capable de produire un travail ».

Les piliers de l’imaginaire de l’énergie

3Bien plus, la formulation de ce travail se trouve rapidement imbriquée dans le principe d’équivalence de Carnot, énoncé dans son traité sur « La puissance motrice du feu » et selon lequel le moteur à vapeur doit et ne peut fonctionner qu’entre deux réservoirs de chaleur dont les « niveaux » sont déterminés par leurs températures. Mais Carnot considère cela par analogie au travail que fournit une eau qui tombe sur une roue à aubes, elle-même métaphore du travail d’un homme qui ferait tourner cette roue. Il décrit bien évidemment un processus par lequel la chaleur fournit du travail.

4Ainsi au tout début de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler l’anthropocène, terme avec lequel je ne suis pas d’accord mais ce n’est pas l’objet de ce texte, nous avons en place les piliers symboliques de cette période historique dont nous faisons partie. Notez bien que le travail comme concept scientifique, ainsi que la chaleur, ou plutôt le feu, depuis Lavoisier, sont des concepts récupérés par la science bien avant l’énergie. Tous trois sont totalement en phase avec la manière dont l’économie libérale de l’époque commence à décrire une société fondée sur l’utilité, le rendement et l’efficacité mécanique associée à celle du capital. A partir de ce moment, l’énergie va gagner sa place comme objet central d’attention de la part de la théorie, jusqu’aux lettres de noblesse bien connues : E = Mc2.

5L’histoire du concept énergie accompagne donc l’histoire d’une civilisation dont l’imaginaire est pénétré de la notion de puissance à exercer sur notre environnement ; le terme lui-même le sous-entend. L’énergie d’une bombe atomique parle immédiatement à notre imaginaire ; on n’aurait pas autrefois su trouver de terme équivalent pour décrire le pouvoir de la flèche, de l’arbalète ou même du canon. En réalité, le concept d’énergie trouve son origine dans une représentation de la force, nouvelle et thermique, que la nature met en jeu dans le travail mécanique.

Le compte à rebours historien : Leslie White

  • 1 AL. White, The Science of Culture : A study of man and civilization. Farrar, Straus and Giroux, 19 (...)

6Le discours historien va donc s’en emparer et, dans sa remontée du temps, le retrouver dans des moments où jamais la vision du monde du moment ne pouvait l’intégrer. L’histoire est bizarrement sans cesse anachronique dans sa manière de décrire la marche de l’humanité. Et lorsque l’idéologie évolutionniste s’en empare, on atteint là les sommets du discours ethno et chrono-centré, ou pour parler comme Salvador Juan « l’extrême déraison évolutionniste ». Je vais malgré tout évoquer le nom de Leslie White (1900-1975)1 car, pour des lecteurs intéressés par l’énergie, il est incontournable. Violemment anti-culturaliste et opposé à Franz Boas, il propose dans un matérialisme non marxiste, inspiré par Tylor et Spencer, que « les systèmes sociaux sont déterminés pas les systèmes technologiques »… Cela ressemble à du « Ellul mal compris ». Sa thèse est fort simple : l’évolution culturelle dépend de la quantité d’énergie que l’homme a su utiliser. Mais, pour lui, l’aboutissement provisoire de cette longue histoire se trouve dans la domestication de l’atome. L’usine nucléaire ouvre donc sur la perspective du plus civilisé des hommes !

  • 2 H. Jonas, Le principe responsabilité, CERF, 1997, p. 296.

7On peut sourire, mais si les thèses de Leslie White ont été abandonnées à l’intérieur du champ des sciences sociales, elles reflètent un point de vue largement répandu et elles ont eu beaucoup de succès dans les années cinquante. En outre, si l’on oublie ses raccourcis sur l’histoire, elle exprime bien la vision de sens commun encore vivace de nos jours. La technique est autonome, on n’arrête pas le progrès et le moyen objectif de ce progrès est la conquête de l’énergie fossile qui marque le début d’une nouvelle histoire de l’humanité, idéologie simpliste que Hans Jonas résume ainsi : « il s’agit de rompre avec l’idée de la “préhistoire” dont nous aurions été la fin, alors que de notre côté nous serions de nouveau un moyen en vue d’un but définitif… Il est encore plus important de comprendre que chaque présent de l’homme est sa propre fin, et qu’il l’était donc également dans n’importe quel passé »2.

8Voici donc posé un premier plan de ce paysage passionnant où science et doxa populaire se rejoignent à propos de l’énergie, entendue ici non plus comme concept, mais comme phénomène social.

La bifurcation historiale de Watt-Stephenson

9Le deuxième plan est encore historique, mais dans une histoire repensée en termes anthropologiques non évolutionnistes. Je resterai fidèle à mon principe, en fait celui de Tocqueville, un véritable phénoménologue avant la lettre, selon lequel pour comprendre une institution, une culture ou le monde d’aujourd’hui, il faut le prendre à son origine car « les sociétés se ressentent toujours des conditions qui les ont vues naître ».

10Je voudrais par conséquent souligner la rupture brutale que provoqua dans nos habitudes l’arrivée de la machine à vapeur. Cette bifurcation historique ne trouve pas son origine, contrairement à une idée répandue, dans la machine de Watt, une pompe qui n’existait, en 1800, qu’en deux mille exemplaires et seulement en Grande Bretagne. Il n’y avait pas de machine à vapeur installée sur le continent européen à cette époque. Ce fut la locomotive de Stephenson, en 1829, qui bouleversa le paysage, au sens strict du terme : le chemin devient un ruban de fer, on aplanit les collines pour laisser le passage au train, on creuse les montagnes et l’on apprend à vouloir aller toujours plus vite. Sur deux plans du reste : le transport de matières mais aussi celui, instantané, de signes car le télégraphe est contemporain de l’expansion du train, et il l’accompagne sur sa route dans l’histoire de la modernité. Internet est né de là, potentiellement !

11Une nouvelle société va ainsi se construire au xixe autour du pouvoir de la chaleur au travail dans la machine. C’est pourquoi on doit la qualifier plus justement de thermo-industrielle. Elle ne sera définitivement installée dans les mœurs qu’après les années 1850 et, dans la réalité industrielle, seulement au début du xxe siècle : la puissance des énergies renouvelables ne sera dépassée par celle de l’énergie fossile qu’en 1903 en France.

12Il est donc assez amusant de constater qu’aujourd’hui tous les discours sur les technologies vertes ont pour but de nous faire retrouver le partage d’avant 1900 ! Mais la situation est évidemment radicalement différente, car nous avons acquis un confort que les autres énergies ne peuvent nous donner. La science en marche vers le progrès au xixe a en effet nié tout le passé du rapport de l’homme avec la nature. L’eau, le vent, la terre ou la biomasse ont été relégués au second plan en tant qu’acteurs du « progrès ». N’est-il pas remarquable que le vent se trouve ainsi mis complètement hors-jeu au xxe siècle ? Alors que c’est bien cette énergie qui avait permis une première mondialisation, grâce à la technologie des grands voiliers.

  • 3 K. Pomeranz, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale,(...)

13La civilisation thermo-industrielle qui va naître en Occident va donc couper de plus en plus les ponts avec la nature. Et les autres sociétés, telle la Chine qui au début du xixe siècle avait encore un degré de développement assez semblable au nôtre3, sont condamnées, par la violence des armes nouvelles, à subir la loi du progrès technique. La thermo-industrie promeut alors une image de l’homme maître du monde, de l’espace et du temps. Elle transforme en réalité concrète le rêve de Descartes sur « l’homme (comme) maître et possesseur de la nature ».

14Elle construit pour ce faire un nouveau monde, celui de macro-systèmes techniques d’une très grande complexité dont le réseau ferré greffé sur le réseau télégraphique fut le modèle originel : un territoire composé de flux, contrôlé sur toute son étendue et ainsi toujours présent à lui-même. Par exemple, l’avion a besoin d’une immense infrastructure pour voler en sécurité. Mais, autre exemple, l’automobile, ne peut rouler qu’en raison de la présence de l’armée américaine sur les puits de pétrole, d’un réseau d’oléoducs, de navires réservoirs, et encore de routes asphaltées, entretenues continuellement à grands frais, etc. Comparez avec la situation antérieure de la diligence et des déplacements avec le moteur animal, celle par exemple où l’on voit Frédéric II de Prusse, se préparant à envahir la Silésie, qui répond à une question de son état-major sur le problème d’approvisionnement : « si le fourrage vient à manquer, les chevaux de nos hussards n’ont qu’à manger l’herbe au bord des chemins ».

L’énergie fossile : le creuset anthropologique de la big tech et des grands systèmes techniques

15Cette « big technology » moderne se fonde sur un usage immodéré de l’énergie fossile et, dans sa course à l’omnipotence, elle accouchera de la globalisation actuelle : l’énergie extraite est une substance dont on garde la puissance et que l’on utilise à volonté lorsque c’est nécessaire. Pour utiliser un mot à la mode, la machine thermique « délocalise » cette puissance. Là encore, le modèle se retrouve au xixe, les usines se déplacent à la campagne où la main d’œuvre est moins chère ou bien, au contraire, elles attirent les paysans pauvres vers les centres urbains.

16Ce modèle, ferroviaire au début, n’est autre que celui dans lequel baigne toute notre modernité du xxie siècle et sa mondialisation. L’image la plus claire est celle d’une méga-machine bourrée d’énergie mais aussi grande gaspilleuse, en raison des pertes en ligne lors de son approvisionnement.

17Des réseaux extrêmement compliqués se superposent ainsi les uns aux autres sans que personne ne sache exactement où se prend la décision et quels en sont les objectifs. Le système financier actuel en est un bel exemple.

18Cette hyper-complexité, comme certains sociologues aiment à la nommer, rend les sociétés très fragiles, car d’une part elle les fait entrer dans une temporalité nouvelle, celle des rendements décroissants, ce qui est bien visible dans le cas de l’énergie (sables bitumineux, gaz de schiste, forages en eau profonde ou très froide, etc..,) et que d’autre part, la moindre perturbation peut se propager en ligne et bloquer l’ensemble. La dépendance est particulièrement voyante par rapport au pétrole mais aussi à l’électricité. En relation avec ce risque, le choix de la chaleur comme unique vecteur de la puissance se révèle ainsi, surtout si l’on pense à la bouilloire atomique, être un véritable pacte avec le diable passé au xixe siècle.

19Le progrès, cette invention récente de l’imaginaire moderne et que, selon le Café du Commerce, on n’arrête pas devient ainsi une réalité fabuleuse. En 1850, il fallait à un steamer traversant l’Atlantique 640 tonnes de charbon pour 865 tonnes de port. Depuis, on a fait bien des progrès ; pourtant l’oiseau Airbus-380 pèse à lui tout seul 270 tonnes, et 373 tonnes en charge hors carburant, mais ce ne sont pas ses ailes qui le font voler, c’est la poussée sur ses ailes fournie par 254 tonnes de carburant, presque autant que son poids à vide ! Et, bien pire, l’oiseau mécanique est devenu ce qu’il est grâce aux deux guerres mondiales, durant lesquelles il a déversé le feu du ciel sur les humains. Nous entrons, avec cet exemple, dans l’illustration de la démesure de la technologie contemporaine. Je pourrais aussi utiliser une métaphore plus banale : souvent le citadin pour faire une course prend sa voiture pour parcourir un kilomètre. Ce faisant, il déplace plus d’une tonne avec quelques gouttes d’essence, 6 centilitres, mais la puissance qu’il développe est celle de 100 chevaux-vapeur. Imaginez-vous en train d’atteler cent chevaux pour aller chercher un paquet de cigarettes !

20Le problème de notre société est bien là. La nature nous a procuré beaucoup de plaisirs et nous a donné les moyens de ce que l’on nomme développement ou progrès, mais à vouloir trop profiter des bienfaits de la nature, nous en sommes venus non seulement à les détourner mais aussi à menacer notre propre existence.

L’énergie et son contraire l’entropie : une réalité sociale

  • 4 N. Goergescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, 1971. Pour un résumé des thèses pri (...)

21Je voudrais donc passer à un autre plan sur lequel se dévoile encore l’énergie comme une réalité anthropologique, de plus en plus oppressante aujourd’hui. L’objectif de puissance par la chaleur que recouvre la notion de thermodynamique engendre des effets négatifs qui peuvent provoquer des catastrophes. Un autre aspect de l’énergie est celui de l’entropie. C’est Nicholas Georgescu-Roegen qui le premier a mis en lumière cette face cachée de l’énergie fossile, dans son ouvrage The Entropy Law and the Economic Process4. Ce concept bien compliqué, entrevu par Carnot mais explicité par Clausius, rend compte du fait que toute transformation entraîne nécessairement une perte par rayonnement, ce qui bat en brèche le principe d’équivalence. Georgescu-Roegen soutient la thèse que l’usage de la chaleur dans la prédation des ressources naturelles pour satisfaire des besoins illimités, comme le veut la théorie économique classique, entraîne une perte irrémédiable qui ne peut que conduire à l’effondrement. Georgescu-Roegen fut le premier à parler explicitement de catastrophe en argumentant, sur un plan scientifique, dans une théorie économique où il réintègre ce que l’on appelle les externalités. Il est aussi à l’origine de la thèse de la décroissance nécessaire.

Fig. 1. Le pic des métaux (Ph. Bihouix, et B. de Guillebon, Quel futur pour les métaux ?, EDP Sciences, 2010).

22Je passerai sur beaucoup d’autres auteurs pour simplement montrer dans quel guêpier nous nous sommes fourrés. Nous savons tous aujourd’hui que nous avons dépassé le pic de pétrole, en fait un plateau dont nous allons sortir sans doute bientôt pour descendre la pente. Mais, en réalité, nous sommes sur un pic de tout. Les ressources vont manquer dans tous les domaines, l’énergie en soi mais aussi celui des matériaux de base dont l’extraction dépend également de l’énergie.

23De fait, tout instrument, toute machine, tout engin même apparemment inoffensifs tels les outils de l’infocom, ordinateurs ou portables ou autres, se produit à partir d’une source de chaleur ; l’agriculture intensive elle-même lui est bien sûr entièrement asservie par l’usage des engrais et pesticides de synthèse.

  • 5 St. Jevons, The Coal Question : An Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable (...)

24Le paradoxe que Jevons avait mis en avant en 1860 dans « The coal question »5, connu sous le nom d’effet rebond, rend compte du fait que les améliorations en termes d’efficacité énergétique n’améliorent pas la situation dans la société capitaliste, qu’elle soit ultralibérale ou social-démocrate, car seule la consommation fonctionne comme moteur de l’économie et crée le renouvellement de la demande de main-d’œuvre. On le voit bien avec les prières incessantes de nos gouvernants actuels au dieu consommation.

25Le paradoxe vient, en outre, du fait que même les technologies dites vertes sont redevables d’un tribut à Vulcain. Car ces artefacts « verts » ont besoin de métaux ou de terres rares – gallium pour les LED, indium pour les aimants des éoliennes, etc. – extraits dans des mines de plus en plus difficiles à exploiter et grosses consommatrices d’énergie. De même, la soif de matières fossiles autorise la destruction accentuée des derniers endroits sauvages, les lacs salés pour le lithium des voitures électriques, les forêts primaires pour le biocarburant, l’huile de palme, mais aussi les forages en mer à plus de 4000 mètres en Guyane, bientôt à 6000 mètres en Arctique ou au Groenland. Ou encore les terrifiants mélanges d’eau et de produits chimiques, très agressifs, envoyés sous terre pour récupérer le gaz de schiste. Gaz dont on s’aperçoit qu’il s’agit aussi d’un leurre car un puits n’est rentable que durant trois ans, ce qui implique une progression continue des forages ; situation plus facile aux États-Unis qu’en Europe mais qui atteint vite ses limites, celle du terrain géologiquement adéquat.

  • 6 Pour leurs signaux de fumée, les indiens des plaines avaient besoin d’un bien rare, le bois, l’env (...)
  • 7 J. Tainter, L’effondrement des sociétés complexes, Le Retour aux sources, 2013.
  • 8 http://www.paulchefurka.ca/WEAP/WEAP.html, V. Smil, Global Catastrophes and Trends : The Next Fift (...)

26L’infocom elle-même est responsable aujourd’hui pour plus de 15 % de la facture électrique. J’appelle cela le « paradigme sioux » face aux thèses naïves de Joël de Rosnay ou Pierre Lévy, semblables aux ravis de la crèche provençale devant le déferlement numérique6. J’ajouterai encore un peu de poil à gratter car actuellement la pression monte. Après la thèse catastrophiste de Joseph Tainter sur la fragilité des systèmes hypercomplexes (je préférerais dire étroitement interconnectés) et sur-consommateurs d’énergie7, s’invite maintenant un grand débat autour des risques démographiques liés à l’énergie. Chefurka fut un des premiers à mettre les pieds dans le plat mais d’autres chercheurs s’en sont mêlés et tout récemment un article de Nature, signé par une cohorte d’éminents spécialistes va dans ce sens8.

  • 9 A. D. Barnosky et al., Approaching a state shiftin Earth’s biosphere, p. 54 in Nature 7 June 2012, (...)

27L’idée principale, déjà émise par le Club de Rome, se résume simplement dans le fait que l’énergie fossile a non seulement des conséquences dramatiques sur le plan de la pollution et du réchauffement climatique, mais elle rend aussi le système mondial hyper complexe en raison de la dépendance fossile dans laquelle se trouvent tous les secteurs thermo-industriels de la modernité, les transports, la chimie du plastique, la construction, etc. et peut-être encore plus l’agriculture. Retrouvant la thèse de Leslie White, mais dans une perspective qui tient compte des limites, ce que ne faisait pas White, et reprenant sans la nommer la notion de saturation chère à Simondon, les auteurs de l’article de Nature montrent la corrélation entre la production énergétique et la démographie9. Devant la réalité objective du déficit à venir, ils en tirent des conclusions catastrophiques selon lesquelles la population pourrait s’effondrer de manière dramatique, comparable à ce que provoqua la peste noire au Moyen Âge.

Fig. 4. L’effondrement démographique suite à la surcharge du monde.

Mystère du devenir

  • 10 In Où va le monde ? : 2012-2022 : une décennie au-devant des catastrophes de Susan George, Jean-Pi (...)
  • 11 Ce texte est fondé sur deux ouvrages A. Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2004 et Le choix (...)
  • 12 B. Méheust, La politique de l’oxymore, La Découverte, 2009.

28Pardonnez-moi cette approche à la Jean-Pierre Dupuy, mais je rappellerai le mot de Jorge Luis Borges qu’il aime à citer « El porvenir es invitable pero puede no acontecer »10. Cela conduit à conclure par une réflexion en termes de philosophie de l’histoire, qui ne résout rien mais qui ouvre une perspective critique sur notre devenir. Comment se fait-il que l’humanité n’ait pas continué à utiliser la biomasse, le vent, l’eau et la chaleur à parts relativement égales et qu’elle se soit engouffrée dans ce que j’ai appelé, dans un de mes livres, « le choix du feu »11 ? Le progrès que l’on a connu, disons plutôt l’évolution à condition de la penser dans un temps non orienté, processus qui se résume dans le mot de Bertrand Méheust « la pression du confort »12, aurait été moins spectaculaire, mais les violences depuis celles envers les pauvres dans les moulins du diable – les usines anglaises – à celles plus générales par faits de guerre, n’auraient pas atteint cette effarante intensité que nous connaissons depuis deux siècles. On a pu voir sur la figure 1 que le xixe siècle ne fut pas celui du règne de la chaleur. La puissance installée en énergie fossile ne dépassa celle des autres énergies qu’en 1903 en France et, je me répète volontairement, n’est-ce pas une ironie de l’histoire que nous rêvions aujourd’hui de revenir à la situation qui était la nôtre il y a un siècle à peine ? Pour le charbon, en revanche, le cauchemar s’est réalisé : il est redevenu la première source d’énergie primaire.

29En tout état de cause, la thermodynamique a ouvert une voie nouvelle à l’histoire de l’humanité et notre avancée sur cette voie nous conduira à des choix dramatiques. L’hubris contre laquelle toute la philosophie grecque nous mettait en garde est bien devenue la réalité essentielle de ce monde thermo-industriel, qui ne voit dans le nature qu’un fonds – je ne fais là que copier la terrible condamnation d’Heidegger « Das Wirkliche als Bestand », le réel dégradé au niveau d’une ressource – une ressource pour le cycle production-consommation, et non une source d’émerveillement. La décroissance est une alternative. Il y en a sans doute d’autres mais ce n’est certainement pas par la fuite en avant technologique que certains esprits progressistes proposent avec ITER, ou par de gigantesques macro-systèmes photovoltaïques et éoliens, ou encore par le démoniaque pouvoir de l’atome, que nous pourrons sortir de l’impasse.

30Fort heureusement nous avons aujourd’hui conscience que les choix énergétiques déjà faits, et à venir, sont bien des choix de société et que l’histoire de ces sociétés, voire de l’humanité, peut fort bien s’achever en drame ou plutôt, pour citer Nietzche, comme un bizarre dénouement de comédie.

Notes

1 AL. White, The Science of Culture : A study of man and civilization. Farrar, Straus and Giroux, 1949.

2 H. Jonas, Le principe responsabilité, CERF, 1997, p. 296.

3 K. Pomeranz, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010. Je remarque toutefois que Pomeranz ne prend pas le problème comme le ferait un anthropologue. Il s’étonne que la Chine n’ait pas « compris » l’utilité de la machine à vapeur, prise comme une nécessité objective. Tout comme le grand historien des techniques s’étonnait que le progrès fusse une notion inconnue en dehors de l’Occident moderne. Un socio-anthropologue peut s’étonner de cet étonnement. B. Gille, « Les systèmes bloqués », in Histoire des techniques, La Pléiade, 1998, p. 441-507.

4 N. Goergescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, 1971. Pour un résumé des thèses principales voir Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie. Traduction, présentation et annotation Jacques Grinevald et Ivo Rens, Le sang de la Terre. Ellébore, 2007.

5 St. Jevons, The Coal Question : An Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, 1866.

6 Pour leurs signaux de fumée, les indiens des plaines avaient besoin d’un bien rare, le bois, l’envoi de signes à distance coûte cher !

7 J. Tainter, L’effondrement des sociétés complexes, Le Retour aux sources, 2013.

8 http://www.paulchefurka.ca/WEAP/WEAP.html, V. Smil, Global Catastrophes and Trends : The Next Fifty Years, The MIT Press, 2008 et A. Gras, « La surchauffe de la croissance » in : M. Menudier, Moins nombreux, plus heureux, Sang de la Terre/Ellébore, à paraître, 2014.

9 A. D. Barnosky et al., Approaching a state shiftin Earth’s biosphere, p. 54 in Nature 7 June 2012, p. 52-57.

10 In Où va le monde ? : 2012-2022 : une décennie au-devant des catastrophes de Susan George, Jean-Pierre Dupuy, Serge Latouche et Yves Cochet, Fayard, Mille et une nuits, 2012.

11 Ce texte est fondé sur deux ouvrages A. Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2004 et Le choix du feu – à l’origine de la crise climatique, Fayard, 2007 et un opuscule : L’imaginaire de l’innovation technique, Manucius, 2012. Sur ce thème voir J. Ch. Bonneuil, J. B. Fressoz, L’événement anthropocène, Seuil, 2013.

12 B. Méheust, La politique de l’oxymore, La Découverte, 2009.

Table des illustrations

Légende Fig. 1. Le pic des métaux (Ph. Bihouix, et B. de Guillebon, Quel futur pour les métaux ?, EDP Sciences, 2010).
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Légende Fig. 4. L’effondrement démographique suite à la surcharge du monde.
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Auteur

Professeur émérite en sociologie de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a fondé en 1989 le Centre d’études des techniques des connaissances et des pratiques (CETCOPRA) dont il a été le directeur. Il a développé de nombreuses recherches sur les macro-systèmes techniques. Il est l’auteur d’un très grand nombre d’ouvrages dont « Le choix du feu – Aux origines de la crise climatique », chez Fayard en 2007.

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