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Sociologie de l'énergie

 | 
Marie-Christine Zélem
, 
Christophe Beslay

Introduction

Pour une sociologie de l’énergie

Christophe Beslay et Marie-Christine Zélem

Texte intégral

1Ce livre a été construit sur la base d’une sélection des interventions présentées lors des Premières Journées Internationales de Sociologie de l’Energie (Toulouse, 2012), auxquelles nous avons associé de nouvelles contributions. Il ne s’agit ni d’un manuel, ni d’un ouvrage de vulgarisation, mais bien d’un assemblage de textes sociologiques qui traitent d’un même objet : l’énergie. Dans un contexte de crise environnementale sans précédent, l’ambition de cet ouvrage est de présenter un large éventail des manières dont la sociologie pense et traite la question énergétique. En France, cette question a été très peu investie par la recherche publique en sciences humaines et sociales, et, pendant longtemps, les travaux en sociologie de l’énergie sont demeurés confidentiels, largement invisibilisés par les grands thèmes structurants comme l’environnement, les politiques publiques, l’innovation ou la consommation. Pourtant l’énergie est bien un objet d’étude à part entière. Elle est au cœur de nos modes de vie et cristallise nombre de changements affectant nos sociétés : marchés, techniques, gouvernance… La sociologie de l’énergie s’invite donc aux débats sur la transition écologique et la transition énergétique ; débats largement dominés jusque-là par les sciences de l’ingénieur, mais aussi par les économistes et la science politique.

  • 1 Cinquième rapport du GIEC, novembre 2014.

2Si l’impact des activités anthropiques sur la planète ne fait plus de doute1, face aux détériorations et dérèglements engendrés, il importe de réduire les conséquences sociales et économiques qui accompagnent le changement climatique et la diminution des ressources fossiles. Le défi est de taille : il s’agit de dépasser l’approche consumériste, pour aller vers une économie de préservation, abandonner les tendances aux excès dans le domaine de l’exploitation des ressources et dans leur consommation, pour revenir à des modes de vie plus « raisonnables » qui supposent de réfléchir aux notions de besoin et de marché. Cela implique d’interroger notre rapport au progrès et à la science, ainsi que notre course incessante aux perfectionnements techniques. Cela revient à mettre en discussion cette croyance massivement partagée que la solution sera technologique. L’histoire économique est probablement à un tournant radical qui implique de réfléchir à des choix énergétiques, des formes de production, des modes d’organisation et des modes de consommation également radicalement différents. L’enjeu est triple : produire autrement l’énergie, moins en consommer, tout en permettant à chacun (justice sociale) d’accéder à un même niveau de confort. Il importe alors de combiner à la vision ingéniériale et techno-logique, une approche de type socio-logique, qui tend à replacer l’humain au cœur de la problématique, considérant qu’il devient urgent d’adapter nos modes de vie au monde, plutôt que l’inverse. Voilà une des contributions possibles de la sociologie de l’énergie.

3Sachant que de grands enjeux d’ordre géopolitique se surimposent à la problématique de « trouver des alternatives » et que des initiatives territoriales (quartier, village, région…), citoyennes, coopératives ou d’entreprises se développent, la responsabilité des sociologues est d’explorer l’univers des possibles sociotechniques. La transition énergétique s’est imposée comme une composante essentielle du référentiel de développement durable et un enjeu central des programmes d’action publique dans les domaines du transport, de l’urbanisme, de l’habitat, de l’industrie… Dans ce cadre, elle suppose un véritable changement de paradigme qui revient à passer d’une société de consommation-gaspillage à une société de sobriété et de préservation des ressources. La sociologie de l’énergie qui s’inscrit à la croisée de plusieurs champs de la sociologie peut alors participer à ce chantier.

4– S’agissant des modes de gouvernance, elle décrypte et caractérise les jeux et les stratégies des acteurs, leurs référentiels pour agir et les (re-)configurations partenariales. Elle étudie les controverses au sein de la sphère publique, les mécanismes de mise à l’agenda médiatique et politique, mais aussi les modes de réception par les publics des dispositifs de l’action publique. En ce sens, elle contribue à la compréhension des mutations en cours, comme les modes de construction des politiques industrielles, les mutations des politiques territoriales, les conditions d’accompagnement au changement, les déterminants des accords internationaux… Elle participe aussi à l’évaluation des politiques publiques environnementales, notamment en matière d’énergie.

5– S’agissant des outils de l’action publique, la sociologie de l’énergie met l’accent sur leur caractère sociotechnique et, donc, sur la part sociale des techniques. Par exemple, elle analyse les modes d’appropriation des équipements dits « intelligents » (smarts-meters, smarts grids, régulateurs…), mais aussi les usages concrets des appareils électroménagers ou des équipements domestiques (chauffage, éclairage, climatisation…). Elle étudie le jeu des acteurs autour de la mise en œuvre des matériaux éco-performants dans le monde de la construction. Elle s’intéresse au développement, à la place de l’écoconception et aux conditions de diffusion des technologies innovantes (pile à hydrogène, véhicule électrique…). Les sociologues mettent alors en perspective le poids des cultures, de l’éducation et de la formation. Ils évaluent les dispositifs (comme les campagnes de communication, les supports de sensibilisation, le marketing vert, les labels, les étiquettes énergie, les « nudges verts ») qui sont mobilisés pour infléchir les pratiques sociales, professionnelles ou politiques.

6– S’agissant des individus, on invoque les figures de « consommateurs responsables », de « nouveaux citoyens », voire « d’éco-citoyens » et la multiplication de leurs identités : usagers, utilisateurs, experts profanes, prescripteurs, voire auto-producteurs d’énergie. La sociologie de l’énergie consiste alors à interroger ces nouvelles formes de consommation et la reconfiguration des engagements individuels. Elle questionne le jeu des représentations, des valeurs et des pratiques individuelles, familiales et/ou collectives dans leurs contributions potentielles à la maîtrise des ressources. Elle s’intéresse aux effets des politiques injonctives, aux dispositifs d’accompagnement au changement de multiples pratiques sociales domestiques ou professionnelles : mobilité, chauffage, lavage, éclairage…

7La sociologie de l’énergie n’est pas (encore ?) une sous-discipline, ni même un champ de la sociologie. Il n’y a pas de paradigme ou de théorie spécifique qui pourrait structurer le travail des chercheurs, être objet de controverses ou de disputes scientifiques. Ce qui réunit les différents travaux présentés dans cet ouvrage se résume à un objet commun, mais un objet éclaté et multiple : les savoirs, les professions, les pratiques sociales, le rapport à la technique, les formes d’appropriation, les logiques productives ou constructives, les organisations, l’accès (et le non-accès) à l’énergie, la pauvreté, les politiques publiques… L’énergie apparaît ainsi comme un « fait social total » au sens de Marcel Mauss, pluridimensionnel et structurant, aux différents niveaux du social : les structures, les organisations et les croyances. En fait, ce qui intéresse les sociologues, ce sont les phénomènes sociaux qui se déploient « autour » de l’énergie, c’est-à-dire ce qui se trame autour ou à propos de l’énergie, la place de l’énergie dans la société, la manière dont elle « travaille » les sociétés et participe à la construction du social et des rapports sociaux. Les perspectives adoptées par les auteurs ne s’ancrent pas dans une sociologie de l’énergie qui reste à construire, mais elles s’inscrivent plutôt dans les cadres théoriques des différents champs constitués de la sociologie : des politiques publiques, du travail, de la famille, de la technique, de la consommation, des professions, etc. Mais, plus encore qu’un objet, l’énergie apparaît comme un enjeu : un enjeu pour les acteurs dans les différents contextes étudiés et un enjeu sociétal au cœur des modes de vie et des fonctionnements sociaux contemporains confrontés à de multiples transitions (écologique, énergétique, économique, technique, démographique, urbaines, culturelle, etc.).

La sociologie de l’énergie pour dépasser l’approche technocentrée

8Pour aller vers une société plus sobre en énergie, villes, bâtiments, transports et comportements doivent devenir « durables ». Ils fonctionnent aujourd’hui comme de véritables leitmotive pour les pouvoirs publics. Le projet de transition énergétique repose notamment sur l’idée centrale que la technique est porteuse de solutions qui permettront à nos sociétés de surmonter la difficulté à produire de l’énergie. Or, en lieu et place des économies d’énergie escomptées, on constate plutôt des hausses de consommation, qui constituent ce que les économistes nomment des effets rebonds. De même, à travers leur plan climat ou leur agenda 21, dans leur politique d’aménagement, voire dans leur Plan de Déplacement Urbain, les collectivités redessinent les plans de circulation, redistribuent les moyens de transport, redéfinissent les contraintes liées aux déplacements. Les usagers sont alors supposés adhérer à cette nouvelle morphologie urbaine et adopter des modes de transports alternatifs. Les villes ont reconfiguré leur offre (développement des pistes cyclables, création de grands parkings à l’entrée des cités, mise à disposition d’aires de covoiturage, invention des « autolib » et des « vélib », réinvention du Tram…), mais cela ne semble pas suffire pour que les particuliers modifient en retour leurs habitudes en termes de mobilité. Au contraire, on observe une augmentation de l’hypermobilité.

9Que s’est-il passé ? On a simplement oublié combien, dans nos sociétés contemporaines, l’homme est avant tout un consommateur, un usager, voire un client. L’acte de consommer est complexe et économiser l’énergie ne va pas de soi. Le consommateur d’énergie est avant tout un acheteur et un utilisateur de biens, de services, de bien-être, de fonctions, de symboles, de valeurs… Il est un acteur parmi d’autres au cœur d’un système d’acteurs multiples (architecte, artisans, maîtres d’ouvrage, bureaux d’étude, scientifiques, fabricants, fournisseurs, formateurs, prescripteurs…) qui ont tous leur part de responsabilité dans le caractère énergivore de nos sociétés.

10Si les technologies (qu’elles soient énergétiques ou pas) fonctionnent bien en laboratoire, dans les simulations et les équations, au cœur des modèles ou des scénarios économiques, il en va souvent tout autrement lorsqu’on les confronte à des utilisateurs humains. Par exemple, si sur le papier, les bâtiments de type BBC ou BEPOS consomment peu ou pas d’énergie, ils voient leurs performances bien souvent perturbées dès qu’ils sont occupés. On retrouve ce constat dans la difficulté récurrente à laquelle les consommateurs sont confrontés. Ils sont de mieux en mieux sensibilisés aux enjeux de moins gaspiller l’énergie, ils peuvent bénéficier de mesures publiques incitatives (défiscalisation, primes, subventions…), les appareils et les équipements énergétiques sont de plus en plus performants. Or, malgré ce contexte plutôt favorable, malgré les multiples signaux à consommer avec plus de modération, on observe une faible maîtrise, voire une hausse des consommations d’énergie. Comment y remédier ? Comment faire en sorte que les technologies puissent être appropriées et utilisées dans un sens plus favorable aux économies escomptées ? La sociologie de l’énergie contribue à apporter des réponses en appréhendant l’énergie comme un système sociotechnique qui renvoie à une combinaison d’éléments en interaction et en interdépendance : des acteurs humains (décideurs, concepteurs, utilisateurs… avec leurs propriétés sociales, leurs croyances et leurs routines), des techniques (considérées alors comme des acteurs non humains), des dynamiques sociales (des cycles de vie, des jeux de réseaux, des processus d’apprentissage, des flux d’informations…), des environnements (climatique, énergétique, politique) et des configurations (organisationnelles, institutionnelles, familiales…).

La sociologie de l’énergie pour interroger la part sociale des techniques

11Lorsqu’on parle d’énergie, on pense aux ressources énergétiques, à leur exploitation, aux technologies qui permettent leur extraction, leur transformation ou leur distribution. Et lorsqu’on pense énergie et société, on réfère aux multiples technologies qui permettent à nos sociétés de fonctionner (industrie, transports, services…), mais aussi aux équipements qui ont envahi nos lieux de vie et contribuent à améliorer nos modes de vie en termes de confort. Parler d’énergie c’est donc parler de technologies. Mais ces technologies résultent de choix industriels, encadrés par des politiques publiques. Ces technologies sont conçues, mises au point, puis mises en œuvre, améliorées, diffusées ou détournées par une série d’acteurs intermédiaires : ingénieurs, professionnels du bâtiment (architectes, artisans…), fabricants, distributeurs, installateurs, vendeurs et autres prescripteurs. Enfin, elles sont utilisées par des utilisateurs qui prennent diverses figures telles celle de l’usager, celle du consommateur ou celle de l’habitant. Ces trois univers (gouvernance des choix, conception et diffusion des solutions techniques, usages) invitent la sociologie à réfléchir aux conditions d’émergence des innovations technologiques, aux conditions de leur acceptabilité et de leur appropriation sociales, ainsi qu’aux conditions de leur développement. Cette posture contraste avec celle, habituellement adoptée, qui consiste à faire le pari que la technique est universelle, et à occulter la complexité sociale et la diversité des pratiques sociales. En quoi la sociologie de l’énergie peut-elle nous éclairer sur ces dynamiques ? Quels sont les facteurs qui structurent les actes d’achat et les pratiques d’usage ? Dans quelle mesure et à quelles conditions peuvent-ils évoluer pour converger vers le projet d’une société décarbonée ?

12La gestion et l’utilisation de l’énergie structurent fortement l’aménagement des territoires, l’organisation de l’espace social, la conception de nos cités. Nos villes reposent sur des modes d’organisation largement dépendants de réseaux de transports, eux-mêmes inscrits dans une dépendance aux réserves pétrolières. Nos modes de vie, nos déplacements, nos manières d’habiter, nos façons de consommer se sont alors construits selon un principe énergivore. Aujourd’hui, alors que le changement climatique se fait plus préoccupant, et les ressources fossiles plus rares, on questionne le sens du progrès, la confiance dans l’amélioration des systèmes techniques et l’opportunité de multiplier et développer les solutions alternatives. Les désordres constatés en matière d’environnement imposent de changer de paradigme, c’est-à-dire de repenser la place de la technique dans nos sociétés, la place des humains dans cet univers technique. Cela suppose de prendre en compte les dynamiques humaines et sociales, au même titre que la diversité des systèmes techniques, politiques, économiques et culturels. Comment introduire une sociologie des modes de vie et des usages énergétiques au cœur de l’ingénierie à la fois pour rapprocher les acteurs humains des objets techniques et aussi pour mieux construire les conditions sociotechniques de la performance énergétique ? Comment inscrire l’homme au cœur des réflexions technologiques ?

La sociologie de l’énergie pour questionner les normes sociotechniques

13Les technologies renvoient à des systèmes sociotechniques que leur sophistication croissante rend complexes et fragiles. Elles passent par des phases d’expérimentation, d’ajustement, de détournement. Leur mise en œuvre est parfois mal maîtrisée lorsque les référentiels de formation ne sont pas révisés et les savoir-faire inadaptés à de nouvelles conditions d’usage. Leur mise sur le marché n’est pas automatique et peut rencontrer nombre d’obstacles. Elles sont porteuses de logiques qui ne sont pas toujours compatibles avec les logiques sociales. Elles reposent sur des conceptions standardisées des pratiques sociales qui renvoient à des normes techniques (comme celle du 19° C dans les logements, celle du 50 kwh.m2/an pour le bâtiment neuf) qui tendent à s’imposer comme des normes sociales (celle de rouler en voiture ou de vivre dans des logements climatisés par exemple). Souvent, elles dépossèdent les usagers de leurs capacités de maîtrise par la multiplication des automatismes, la programmation, les équipements intelligents. Leurs conditions d’utilisation supposent des compétences que leurs utilisateurs n’ont pas toujours et qu’il s’agit de développer. Comment rapprocher les usagers des technologies ? Comment les inciter à repenser leurs modes de vie, leur rapport au confort, pour les conduire à modifier leurs comportements routiniers énergivores ?

14Du côté des sciences de l’ingénieur, il est généralement question d’acceptabilité sociale des dispositifs technologiques. La sociologie est alors convoquée, non pas pour aider à intégrer les conditions de la faisabilité sociale des solutions techniques, mais pour identifier les freins et les leviers à la diffusion des techniques. Cela revient souvent à enjoindre les sociologues à confectionner un catalogue de recettes du type « comment s’y prendre pour conformer les usagers aux équipements qui ont été conçus pour eux ». Or, la réalité sociale est tout autre : les comportements individuels ou/et collectifs résultent d’une dynamique complexe, à la croisée de facteurs psychosociaux, culturels, économiques, politiques, idéologiques mais aussi structurels. Les propriétés sociales (sexe, âge, niveau de diplôme, niveau de revenu et CSP) se combinent au jeu des dispositions sociales (qui se construisent elles-mêmes au cours d’un jeu entre savoirs, compétences, valeurs, habitudes, préjugés et croyances). Le statut vis-à-vis du logement (propriétaire ou locataire), le type de logement (maison/appartement, rural/urbain, neuf/ancien), la position dans le cycle de vie (jeunes, adultes, personnes âgées) et la situation sociale (célibataire, en couple avec/sans enfants, divorcé/séparé…) jouent à l’échelle individuelle comme autant de contraintes ou de catalyseurs. Le logement, l’accès au crédit, les aspirations en termes de confort ou de mode de vie, mais aussi les formes d’intervention des prescripteurs ont aussi des effets structurants. Le marché joue un rôle prépondérant. La composition de l’offre disponible (logements isolés ou pas, système de chauffage performant ou pas, services adaptés ou pas, professionnels compétents ou pas…) conditionne en grande partie les manières dont les particuliers, mais aussi les collectivités… s’équipent. Les prix eux-mêmes (de l’énergie, des appareils…) contribuent à infléchir les comportements. Ils autorisent, ou pas, telle ou telle pratique sociale (l’usage de la voiture, les appareils en veille, le multi-équipement…). Enfin, l’évolution des comportements découle du caractère même des politiques publiques (incitations et désincitations, obligations, interdictions…). Comment replacer l’ingénierie sociale au cœur de la technique plutôt que l’inverse ?

La sociologie de l’énergie pour (re)penser les formes d’accompagnement au changement ?

15Appréhender les formes de résistances à un changement imposé par le haut (qui constituent un des paramètres de l’acceptabilité sociale) nécessite, dans une approche globale, de s’intéresser à une diversité de variables, mais aussi à l’ensemble des jeux d’acteurs. On a tendance à focaliser sur l’usager final, mais les inerties sont également le fait de l’ensemble des autres acteurs, qu’il s’agisse des professionnels de la conception, de la construction ou de la distribution qui ne sont pas nécessairement en mesure de modifier leurs savoir-faire ou/et de changer leurs pratiques, voire de modifier leur offre ou de changer de partenariat. De leur côté, les ménages sont démunis. Les énergies fossiles et l’électricité restent bon marché et il leur est impossible de mesurer, donc de contrôler et piloter les consommations unitaires de leurs équipements. En l’absence d’incitations à moins consommer et sans information ciblée, ils se laissent tenter par le modèle consumériste qui conforte habitudes et routines domestiques (veilles, température de confort, multi-équipement, surutilisation de la voiture…). Par ailleurs, tous ne sont pas en mesure de développer une réflexion, nécessairement complexe, sur le caractère structurant de leur cadre de vie (conception, isolation, localisation, orientation…), sur les effets d’inertie liés aux installations préexistantes (système de chauffage, type et âge des équipements, état du logement…) ou sur le poids des normes sociales (éclairage, température intérieure par exemple). Ainsi, modes de vie et niveaux de vie se combinent aux propriétés sociales de chacun pour constituer soit un atout, soit une contrainte pour s’engager vers des changements. Mais comment prendre en compte ces multiples paramètres dès la conception d’un projet ? Quels outils pour accompagner les changements escomptés vers plus de sobriété ?

16La grande diversité des publics justifie que l’on inverse les processus classiques : passer de l’information-sensibilisation de type générique à des informations plus ciblées relevant du conseil personnalisé, qui tiennent compte des spécificités des personnes et des situations concernées. La difficulté, à tous les niveaux, est d’accepter que les dispositifs mobilisés pour accompagner les changements soient d’ordre sociotechnique. Ils ne sont jamais purement techniques (un thermostat, un programmateur…). Ils comportent une part sociale dans le sens où les futurs utilisateurs, tout comme les prescripteurs, se les approprient et y adhérent, ou bien les détournent et les disqualifient, parfois de manière contre-performante. Les modes d’emploi, aujourd’hui bien négligés, sont alors de précieux médiateurs qui viennent en appui des médiateurs humains (vendeur, concierge, gestionnaire…) qui restent indispensables pour ce qui concerne la compréhension et les modes d’apprentissage des enjeux poursuivis et du fonctionnement optimal des dispositifs. Quelle pertinence sociale peuvent avoir nudges et smarts-meters ? Comment s’y prendre pour aller vers une nouvelle culture partagée qui accorde une place centrale à la maîtrise de l’énergie comme valeur sociale ?

La sociologie de l’énergie pour tendre vers plus de justice sociale ?

17La transition énergétique nécessite de sortir d’un modèle sociotechnique unique qui s’imposerait uniformément à tout un chacun, pour aller vers des catégories de solutions de type sur-mesure, plus en phase avec les réalités sociales et territoriales. Elle devrait être l’occasion de développer des réponses certes technologiques, mais aussi organisationnelles et culturelles, qui respectent une vraie justice sociale à hauteur des défis environnementaux. Ce que ne font pas la plupart des programmes d’efficacité énergétique qui tendent à s’adresser en premier lieu à deux types de publics : les ménages ayant la capacité financière de s’équiper de manière plus performante et d’investir dans un projet de rénovation énergétique, et les personnes motivées par l’enjeu écologique. Ils laissent pour compte toute une frange de la population : ceux qui n’ont pas les moyens d’investir dans des équipements économes, ceux qui se trouvent en situation de précarité énergétique ou/et de précarité sociale, les moins sensibilisés aux questions énergétiques et environnementales, ainsi que la majorité des occupants des logements sociaux ou vivant en habitat collectif.

18Dans cet ouvrage, on trouvera essentiellement des textes qui, à partir de l’observation et de l’analyse d’expériences mises en œuvre à différentes échelles, contribuent à éclairer les termes du débat sur la place du social dans le champ de l’énergie. Dans une première partie, une série de textes propose de revisiter un certain nombre de concepts et de cadres théoriques face à la complexité de la mise en agenda des politiques énergétiques. Dans la seconde partie, les textes traitent des conditions et des instruments de gouvernance de la transition énergétique. Viennent ensuite des contributions qui s’attachent aux modalités de la mise en œuvre des politiques énergétiques à l’échelle des territoires, ainsi qu’au développement de technologies reposant sur des énergies alternatives. À partir de la quatrième partie, les auteurs abordent le délicat sujet des pratiques sociales d’usage de l’énergie. Une série d’opérations incitatives sont ainsi analysées, notamment du point de vue des conditions de l’acceptabilité sociale des prescriptions publiques compte tenu de l’inertie des habitudes de consommation. Plusieurs textes abordent la question de la justice environnementale en questionnant la complexité du problème de la précarité énergétique en lien avec le logement et la mobilité. D’autres textes nous invitent à déplacer notre regard vers d’autres secteurs comme celui de l’agriculture ou du transport fluvial. Enfin l’ouvrage se termine par une série de présentations critiques d’un certain nombre de dispositifs plus ou moins efficaces d’accompagnement au changement. La conclusion ouvre sur les perspectives d’une socio-écologie de l’énergie.

Notes

1 Cinquième rapport du GIEC, novembre 2014.

Auteurs

Sociologue ; bureau d’études BESCB. Maître de conférences associé à l’Université Toulouse II, il est coresponsable du Master « Politiques Environnementales et Pratiques Sociales ». Il est président du Comité de recherches 16 « Sociologie professionnelle » de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il travaille essentiellement sur les questions d’énergie avec une approche sociotechnique centrée sur l’analyse des pratiques sociales, des techniques, de l’innovation et des professions, notamment dans le secteur du Bâtiment.

Professeur de sociologie, à l’université de Toulouse II, membre du laboratoire CERTOP (UMR 5044 du CNRS) au sein duquel elle copilote le pôle PEPS (Politiques Environnementales et Pratiques sociales). Ses recherches portent sur les dispositifs sociotechniques et les conditions du changement social. Elle interroge les modes de réception des politiques publiques environnementales et les résistances aux innovations technologiques et sociales. Elle a notamment une expertise sur les questions du bâtiment-économe (éco-matériaux, basse consommation, formation des professionnels, multi-métiers, rôle des élus), de la précarité énergétique, de l’autonomie énergétique des territoires isolés et des équipements et dispositifs contribuant aux économies d’énergie (smarts meters, LBC, étiquette énergie, EnR, altermobilité…). Elle a été membre des experts du Débat National sur la Transition Énergétique en 2013. Elle a notamment publié en 2010 chez l’Harmattan : « Politiques de Maîtrise de la Demande d’Énergie et résistances au changement. Une approche socio-anthropologique », ainsi que « L’Éducation au Développement Durable, de l’école au campus ».

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