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La petite musique des territoires

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Nicolas Canova
, 
Philippe Bourdeau
, 
Olivier Soubeyran

Deuxième partie. La musique au cœur de l'analyse territoriale

Quand le terroir a lieu

Ce que la musique fait au vigneron

Hélène Douence, Daniele Laplace-Treyture et Frédéric Tesson

Résumé

Très souvent, et non sans quelque exagération, le monde viticole français affiche un ancrage géographique et historique présenté comme des plus anciens. Les petites appellations n’échappent pas à la règle lorsqu’elles organisent ou s’associent à des événements commerciaux et festifs censés célébrer un « terroir folklore » faisant une large place aux traditions. Aussi pouvait-on s’attendre à ce que leur ouverture à la musique se fasse dans le sens d’un répertoire avant tout classique et/ou vernaculaire. Sans délaisser ce registre – d’ailleurs conforme à l’imaginaire de certains consommateurs – les vignobles de Jurançon et de Saint-Mont ont su s’en affranchir pour s’ouvrir à des styles musicaux à la fois urbains et très contemporains. Et l’assemblage a pris, dans la durée. On explicitera d’abord le sens qu’a ce parti pris d’une ouverture vers l’altérité dans la construction de l’identité des vignerons ; on envisagera ensuite les valeurs communes autour desquelles vignerons et musiciens cultivent leurs différences, et on évaluera enfin les conditions d’une appropriation territoriale durable d’un lien du vin et de la musique par les communautés locales.

Texte intégral

Introduction

1Les « terroirs/territoires » viticoles mobilisent des données naturelles associées à une dimension culturelle susceptibles de leur conférer identité et cohérence. Ils sont construits en légitimité par une labellisation qualitative circonscrite spatialement (AOC, AOVDQS,…) et par un puissant discours très officiellement intégré dans le dossier même de la demande de reconnaissance. Ils sont portés par des collectifs structurés, constitués par les acteurs de la sphère économique concernée et profondément ancrés dans le paysage et dans le territoire local qu’ils contribuent à façonner et à faire vivre. Ainsi, ces terroirs viticoles s’imposent comme des formes particulièrement abouties de territoires, et leur médiatisation par le produit qu’ils représentent constitue un vecteur de reconnaissance, voire d’appropriation, relativement cohérent et reconnu.

2À propos de la culture en général, et de la musique en particulier, on peut rappeler qu’elles sont souvent parties prenantes du développement local et souvent perçues comme une ressource territoriale, comme un donné à mobiliser lorsque le processus de construction territoriale est en marche (Landel et Pecqueur, 2009). Il est fréquent qu’un certain usage de la culture participe de la réification des territoires (Di Méo, 1998 ; Di Méo, 2001) ; les musiques populaires se voient alors convoquées pour étayer la thèse de l’identité locale (vue sous l’angle de l’enracinement) et donnent à voir une forme souvent folklorisée d’un riche passé. Elles intègrent un discours à vocation performative, au sens de John Langshaw Austin (2002 [1970]), qui vient nourrir et se nourrir d’un territoire existant ou à faire advenir. Parallèlement, le monde viticole est souvent sollicité par la sphère politique dans son versant culturel. La réalité des terroirs est présentée comme immuable parce que liée au sol, fondée sur un « ici » évident, et porteuse d’un savoir-faire culturellement ancré, quand bien même il a été démontré la forte implication de contingences sociales complexes dans sa circonscription (Hinnewinkel, 2004).

  • 1 En tant que « nouvelle figure territoriale du développement local et de l’aménagement des économies (...)
  • 2 L’expression est empruntée à Laurent Despin (2003).

3Dans l’ouvrage qu’ils coordonnent sur la ressource territoriale1, Hervé Gumuchian et Bernard Pecqueur (2007) ne manquent pas de replacer la réflexion dans la perspective d’un processus plus global de « refondation territoriale »2 mettant en jeu des formes originales et complexes d’articulation entre le local et le global. Le but de notre article est de mettre en lumière l’existence de telles articulations au regard des constructions socio-spatiales spécifiques que sont les AOC. Ce dialogue local/global, cette confrontation créatrice de sens entre particulier et universel, nous l’envisagerons au travers de la médiation artistique, ici celle de la musique.

4Nous nous appuierons sur l’exemple de deux territoires viticoles du sud-ouest de la France, les vignobles de Jurançon dans les Pyrénées-Atlantiques et de Saint-Mont dans le Gers, qui ont tissé un lien original, inattendu même, à la musique. Comment ces terroirs-territoires mobilisent et se mobilisent autour de la musique ? Comment celle-ci intervient dans la construction de l’identité des vignerons ? Quelle en est la plus-value pour le territoire dans ses autres dimensions ?

  • 3 JIM (Jazz in Marciac) dans la suite du texte. Ce festival se déroule aujourd’hui sur 17 jours du mo (...)
  • 4 La production de Jurançon se répartit équitablement entre les quelques 350 coopérateurs de la cave (...)

5Les deux vignobles que nous avons retenus sont situés en marge des grandes évidences viticoles que représentent le Bordelais pour la renommée et le Languedoc pour les volumes produits (Douence, 2009 ; Brumont, 1999). L’AOC Saint-Mont (décret du 4 novembre 2011) se situe au cœur du Gers et se caractérise par un lien fort au territoire et une volonté affichée d’œuvrer pour le développement local ; elle est partenaire du festival « Jazz in Marciac »3 depuis sa création en 1978. Vignoble paysan, il est quasi exclusivement produit (98 % des volumes) par des coopérateurs regroupés au sein de la cave coopérative de Saint-Mont, composante du groupe PLAIMONT. Si les volumes produits sont du même ordre et qu’il partage avec Saint-Mont une relative discrétion dans le paysage, le vignoble de Jurançon se distingue par l’ancienneté de son label, son rapport à la ruralité et sa gouvernance. En effet, Jurançon, l’une des premières AOC françaises (1936), est devenu un vignoble urbain avec l’extension de l’agglomération paloise vers sa périphérie sud et dont une partie est même intégrée à la communauté d’agglomération Pau-Pyrénées. Sa gouvernance est également plus complexe, car après quasiment trois décennies d’hégémonie de la Cave coopérative fondée en 1949, un groupe de vignerons indépendants4 fait scission (Cazenave Piarrot, 2009). Ces derniers se sont structurés en 1986 au sein d’un collectif baptisé « Route des Vins de Jurançon » dont l’objectif est de mettre en valeur l’appellation. Depuis près de 30 ans, ce collectif œuvre notamment à la promotion de l’appellation (matérialisée par la création d’une Maison des Vins à Lacommande en 1997), mais aussi au rayonnement de l’ensemble du territoire comme nous le verrons plus loin.

6Nous montrerons comment, si l’idée de terroir est ici bien présente, les acteurs du monde viticole inscrivent ce lien à la musique dans une mise à distance du folklore dont ils reconnaissent les vertus, mais aussi les avatars. Nous verrons ensuite comment le partage d’émotions et la quête d’altérité sont au cœur de la relation vin et musique. En effet, si le territoire se construit de l’intérieur par la mise en évidence d’une identité liée à un enracinement, la musique est aussi et peut-être d’abord utilisée comme un moyen de se confronter à des altérités parfois considérées comme radicales. Enfin, à travers l’idée de résonances territoriales, nous envisagerons quelques-unes des modalités de l’inscription spatiale et temporelle du lien musique-vin.

Figure no 1 : Localisation des vignobles de Jurançon et de Saint-Mont à l’échelle du grand sud-ouest.

Le terroir au-delà du folklore

  • 5 Agronome, petit-fils et fils de vigneron, André Dubosc est à l’origine de la reconversion du vignob (...)
  • 6 Entretiens réalisés à Saint-Mont à l’automne 2009.
  • 7 Jean-Louis Guilhaumon, le fondateur du festival, évoque son implantation en ces termes : JIM « né e (...)
  • 8 La nuance suggérée entre « ici » et « d’ici » est inspirée de Sencébé (2004) qui la propose dans un (...)

7En France, les terroirs viticoles se donnent à voir à travers une histoire complaisamment décrite comme multiséculaire, sensée alors procurer au producteur et au consommateur « un sentiment rassurant de continuité » (Pitte, 2009, p. 290). Des plaquettes touristiques aux événements festifs et culturels, le discours met en scène un ancrage géographique jugé indissociable d’une « profondeur historique » perçue elle-même comme unique. Dans cette rhétorique encore dominante du terroir, la tradition – ou ce qui est supposé en relever – prend une importance toute particulière, au risque parfois de verser dans une imagerie d’Épinal pas nécessairement bien acceptée par les communautés vigneronnes locales. S’il n’est pas toujours aisé (et/ou souhaitable ?) de dépasser une image qui demeure « vendeuse », certains vignerons peuvent se montrer critiques vis-à-vis d’elle. C’est bien ce qu’exprime André Dubosc5, l’un des fondateurs de la cave de Saint-Mont : « Le moine vigneron / la figure du vieux vigneron qui fume en tirant la bouteille (ce dont rêve beaucoup d’intellectuels français) nous amène dans le folklore / nous fait sortir de la société6. » Pour Saint-Mont comme pour Jurançon, les vins de terroir ne sauraient donc systématiquement jouer la partition des musiques traditionnelles. Très tôt orienté vers le choix d’une animation culturelle et artistique (essentiellement musicale), le collectif jurançonnais est à l’initiative d’une programmation innovante par son éclectisme. Cette dernière propose, à côté de concerts classiques et intimistes à l’intérieur des chais, des musiques dites de plein champ ainsi que des balades sonores et électroniques permettant d’explorer les confins de l’appellation. Si le festival JIM bénéficie d’un fort ancrage local, ça n’est pas non plus en référence à une « culture musicale première », au sens de traditionnelle et locale7. JIM et Saint-Mont, c’est la rencontre de deux cultures que tout ou presque oppose, celle du jazz, musicale et urbaine, celle de la vigne, ici paysanne et rurale qu’incarnent les coopérateurs de Saint-Mont. Associés à de telles musiques, non vernaculaires, ces vins géographiques, dits aussi de terroirs, en viennent à connoter des valeurs plus universelles centrées sur une créativité artistique qui se joue des frontières géographiques et culturelles. L’enracinement, ou plutôt le sens des lieux, contribuent ici à créer un contexte propice à l’émergence de pratiques culturelles ouvertes vers l’innovation. Cela témoigne de cultures locales vivantes, animées par un souci de réflexivité et capables de mobiliser un environnement propre et des référents géographiques particuliers (autour d’un terroir, d’un paysage viticole et d’un vin qui sont bien d’ici) tout en les combinant à des univers de références moins singularisants, et ce, afin de bâtir un ici ouvert aux influences « du dehors »8. Dans cette tentative pour forger un imaginaire du vin différent, le détour par l’ailleurs et l’altérité tient donc une place très importante.

Des vignerons en quête d’altérité et artisans d’une émotion partagée

  • 9 Animations diverses (buvettes, dégustations…), logistique.
  • 10 André Dubosc, entretiens d’automne 2009.
  • 11 A l’initiative desquels ils sont (les vendanges du Capitole à Toulouse en 1993 ; le défilé des vign (...)

8À Jurançon, l’objectif clairement affiché des premières manifestations était de faire découvrir le vignoble aux voisins immédiats, les Palois. D’événement en événement, saison après saison (portes ouvertes, fêtes des vendanges, fêtes du printemps,…), le vignoble est devenu un haut lieu de la sociabilité citadine paloise (Douence, 2011). Les domaines viticoles, qu’il convient maintenant d’appeler par le nom de leur propriétaire, cherchent à rencontrer les goûts musicaux d’une population urbaine. Les vignerons de Jurançon jouent sur un large répertoire musical pour attirer des publics aux motivations variées. Les vignerons créent eux-mêmes les conditions de la rencontre puisque c’est le vignoble (la vigne, les chais) qui, le temps de l’événement, se transforme en une scène artistique où se produit cet assemblage inattendu (tout au moins inhabituel ici) de vin et de musique. Dans l’appellation gersoise, les vignerons ne prennent pas part à la programmation. Mais être présent et même acteur de l’événement JIM9, c’est avoir cette même possibilité de s’exposer à l’altérité des populations urbaines. « Pour nous c’est toujours pareil/nos vignerons c’est comment les motiver/les sortir des parcelles de vignes cachées dans les bois et où on ignore tout du reste du monde et où on voit le monde depuis la palombière10. » Si JIM est un moyen pour Saint-Mont de faire connaître ses vins au « monde entier », c’est aussi une façon de faire découvrir le « monde » à ses producteurs, de faire voyager les « moins courageux » (idem). La distance est moins géographique (les villages de Saint-Mont et de Marciac sont distants de 35 km) que culturelle : le temps d’un festival, Marciac, géographiquement si proche, offre le contact avec une altérité perçue comme très forte (« des Parisiens, des Noirs, des chanteuses, des célébrités »). L’aventure coopérative de Saint-Mont est d’ailleurs jalonnée d’événements culturels et festifs11 devenus constitutifs de l’histoire et de l’identité d’un groupe qui y puise, selon ses dirigeants, « confiance, crédit et partage » : « tous ceux qui ont fait ce trajet sont plus ouverts, plus disponibles, plus compréhensifs des problématiques globales de la filière, du devenir de la relève » (idem). Mieux que les autres manifestations musicales locales ou régionales auxquelles PLAIMONT s’associe, le partenariat avec Marciac exprime de façon très concrète ce que Michel Marié définit comme étant le sens du lieu : « une forme de rapport particulier entre l’indigène et l’étranger, entre le local et l’universel, entre le local et la modernité » (Marié, 2004, p. 89).

  • 12 En témoignent le développement de gammes de prestige, les dégustations très « VIP » pendant le fest (...)

9En cultivant ce lien avec des musiques non « vernaculaires », voire « élitistes » ou perçues comme telles, ces appellations expriment un besoin de reconnaissance des qualités de leur produit par une clientèle d’abord urbaine. La ville et les valeurs de modernité qu’elle symbolise (et auxquelles il est fait explicitement référence à travers ces assemblages musicaux) semblent ici mobilisées pour gommer, ou tout au moins atténuer, l’image d’un vin rustique et, pourrait-on dire « trop paysan » pour satisfaire les goûts actuels d’une clientèle que l’on sait être avant tout urbaine (et en voie de féminisation). À rebours du processus décrit par Gilles Laferté (2003) à propos des vins de Bourgogne dans les années 1920, on pourrait presque parler d’une volonté de « dé-folkloriser » ces vins du Sud-Ouest, car il s’agit d’extirper le vignoble de sa « gangue paysanne » pour l’arrimer à une image de vins de haute qualité12 et ce, indépendamment du caractère effectivement paysan (Saint-Mont) ou pourtant urbain (Jurançon) de ces vignobles.

  • 13 Karine Roby Pyrénées Presse, 1er octobre 2008.
  • 14 L’existence de ce type d’événement musical interroge sur le rôle de l’art et des artistes dans la p (...)

10La musique comme trait d’union entre communautés vigneronnes et clientèles urbaines, cela s’appuie aussi sur le fait que le vin et la musique sont deux univers de sensations qui font appel à la passion et à l’émotion. Permettre que des passions se mêlent c’est aussi, et en quelque sorte, mettre sur un même plan la fabrication d’un vin et la création d’une œuvre artistique. Vignerons et musiciens se retrouvent en tant que créateurs chacun dans son domaine. Gisèle Bordenave, viticultrice en Jurançon nous dit13 : « Le viticulteur est un chef d’orchestre. Il compose avec la météo, explore la gamme des saveurs, joue avec des notes fruitées… l’élaboration d’un vin, c’est un peu comme la création d’une œuvre musicale. » Et elle insiste en concluant : « Vin et musique sont intimement liés14. » Produire un vin dépasse donc le simple savoir-faire technique du vigneron. La photo suivante (figure no 2) illustre un de ces instants de partage, une co-construction entre créateurs : un quatuor de musiciens qui, dans les chais privés d’un domaine viticole, offre un concert original où les verres de Jurançon se transforment en instruments de musique sous les vibrations des archers des violonistes, les barriques de vins faisant alors caisse de résonance. Cette émotion partagée est liée à la créativité et au sens de l’innovation que partagent musiciens et vignerons, mais c’est aussi un moyen de nouer une relation sur un registre non exclusivement marchand avec le public.

  • 15 Le Quatuor Art’Chai est composé de quatre musiciens de l’orchestre de Pau-Pays-de-Béarn : Chantal A (...)

Figure no 2 : Quatuor Art’Chai lors d’une dégustation musicale le 12 décembre 2009 au domaine Bordenave en Jurançon15.

  • 16 « Situé à 50 km du premier aéroport et de la première 4 voies », comme le rappellent les brochures (...)

11Pour les vignerons de Saint-Mont, Marciac est aussi le lieu d’une double rencontre, avec des artistes et des festivaliers prêts à partager des émotions liées au vin et/ou à la musique. C’est surtout un moment qui concrétise un désir de territoire partagé entre acteurs, car les vignerons de Saint-Mont vibrent moins au son du Jazz qu’ils ne se passionnent pour une stratégie commune de développement d’un « pays » présenté comme enclavé16.

Figure no 3 : Quelques jazzmen célèbres invités à JIM. Crédit photographique : Monsieur Alain Alquier – Photographe (Pouydraguin/Gers).

Résonances territoriales

12Comment prolonger le son, l’amplifier sur l’ensemble du territoire ? Comment passer de vibrations partagées, mais liées à des instants musicaux, somme toute éphémères dans le temps et limités à certains lieux, à une réappropriation pour l’ensemble du territoire ?

  • 17 Le groupement initial des caves de Plaisance, Aignan et Saint-Mont date de 1979, rejoint en 1999 pa (...)
  • 18 Entretien du mois d’octobre 2009 auprès de Cédric Laprun, animateur œnotourisme à la Route des Vins (...)

13Les résonances territoriales de ces événements musicaux prennent différentes formes. On soulignera d’abord l’acquis que constitue l’expérience d’un lien qualitatif fort et durable entre acteurs locaux, en particulier entre JIM et PLAIMONT. Plusieurs géographes (Miaux, 1999 ; Boure et Lefebvre, 2000) ont souligné le fort ancrage territorial de JIM, lors même de sa création en 1978. À l’opposé d’un « festival hors-sol » (Fontorbes et Granier, 2004 ; Fontorbes et Granier, 2009, p. 396), JIM illustre, au-delà de la « convergence d’intérêts » une « véritable connivence entre acteurs culturels et acteurs économiques locaux » (Miaux, 1999 ; Boure et Lefebvre, 2000, p. 53). À cet égard, les mêmes auteurs n’ont pas manqué de relever la collaboration entre le festival et les vignerons de PLAIMONT17, parlant de « relation partenariale généreuse, de véritable connivence » (Miaux, 1999, p. 124) plutôt que d’un simple « sponsoring » (Boure et Lefebvre, 2000). Cette « véritable connivence » est d’abord celle qui unit JIM et les vignerons de Saint-Mont. Vu de Saint-Mont, le lien (« fusionnel » précise A. Dubosc) tient à l’engagement partagé des hommes pour leur territoire. Les trente années qui ont suivi montrent que A. Dubosc comme Jean-Louis Guilhaumon (le créateur de JIM) ont été réellement porteurs d’un projet pour ce territoire. Les liens entre PLAIMONT et JIM, qui se sont resserrés au fil des années, trouvent leur origine dans une démarche similaire de la part des deux collectifs visant à rassembler des hommes autour d’un projet commun : « la sauvegarde et le développement d’une région » (selon la formule souvent reprise dans les supports de communication du groupement viticole). Pour Jurançon la « résonance territoriale » renvoie à la même volonté d’inscrire l’action dans le territoire, mais ce qui le distingue c’est sans doute l’écho rencontré par la réussite du collectif de « la route des vins de Jurançon » auprès des acteurs institutionnels. En effet, la dynamique vigneronne locale a récemment été reconnue et soutenue dans le cadre d’une convention de partenariat originale signée en 2005 avec le Conseil général des Pyrénées-Atlantiques18. Ce dernier a missionné cet organisme privé qu’est la Route des Vins de Jurançon pour animer une de ses propriétés classées patrimoine historique : la Commanderie de Lacommande située au cœur de l’appellation. L’enjeu réside dans l’animation, tout au long de l’année, d’un lieu rayonnant sur un ensemble du territorial rural, périurbain, mais aussi urbain, en bénéficiant du savoir-faire développé par les vignerons indépendants de l’appellation Jurançon. Légitimé et conforté dans ses propres actions, le groupe se trouve aussi et par là intégré à un projet structurant un ensemble territorial plus vaste, rejoignant la construction politique du territoire départemental dont le besoin d’affirmation est particulièrement prégnant dans les jeux de recompositions qui sont à l’œuvre (Douence, 2010).

  • 19 Parmi d’autres exemples : l’installation d’une parcelle conservatoire des cépages aux abords immédi (...)
  • 20 Pour un commentaire sur les scènes musicales comme idéal-type de relocalisation culturelle voir Rai (...)

14La résonance territoriale s’observe aussi en termes d’inscription spatiotemporelle des relations entre le vin et la musique. S’inscrire dans la matérialité des lieux et la symbolique des paysages, c’est ce qu’exprime de façon assez emblématique l’initiative prise par les vignerons de Saint-Mont en 1999 : replanter, sur la colline de la Biste (visible depuis le village de Marciac) une parcelle de vingt hectares de vigne dont les « rangs musiciens » sont parrainés par des musiciens de renom. Chaque automne est ainsi potentiellement l’occasion de faire se rencontrer les quelque six mille parrains de pieds de vigne autour des vendanges et d’un repas19. De son côté, Jurançon propose une multitude de rendez-vous musicaux qui s’égrainent tout au long de l’année (fête des vendanges, fête de printemps, concert des jeudis d’été, fête du conte, chemins électroniques,…). Cela traduit une volonté claire des vignerons d’être reconnus comme scène culturelle. S’instituer scène musicale locale, tout à la fois excentrée, éclectique et alternative, c’est greffer la musique sur le pied de vigne pour s’inscrire dans le paysage de façon durable20.

  • 21 Une cave intégrée au Groupe PLAIMONT.

15C’est ici la question de la gouvernance qui est posée en lien avec la plus-value territoriale que peuvent apporter de tels événements culturels. Le monde associatif, avec le bénévolat qu’il implique, et celui de la coopération, avec l’engagement voire l’idéologie qu’il sous-tend, constituent des modes de gouvernance de la filière viticole qui ont des incidences sur la dynamique des territoires. Denis Degache, directeur de la cave des vins de Madiran à Crou21 aime à rappeler que le lien avec le territoire est inscrit dans les statuts de toute coopérative viticole. Seule la prise en compte des jeux d’acteurs à des échelles fines, infra-territoriales, peut permettre de saisir cette inscription spatiale, institutionnelle de la musique dans le territoire : l’imbrication des instances viticoles, culturelles et territoriales, le rôle des collectifs, la multiplicité des partenariats et leur emboîtement spatial, le rôle de « leaders » locaux comme figures emblématiques… sont autant d’éléments qui caractérisent ces processus de constructions territoriales dans leur singularité.

Conclusion

  • 22 GAL : groupe d’acteur local ; EPCI : établissement public de coopération intercommunale ; SCOT : sc (...)

16Le développement local investit aujourd’hui les multiples formes que peuvent revêtir les constructions territoriales actuelles (Micoud, 1999 ; Tesson, 2009). Dans ce processus de « fabrique des territoires », pour reprendre l’expression de M. Vanier (1995 ; Tesson, 2006), qui s’est accéléré depuis une quinzaine d’années, les dimensions politiques et institutionnelles sont relativement bien connues. La législation française fortement incitative a favorisé durant cette période l’émergence de nouveaux territoires politiques (GAL Leader, EPCI, Pays, SCOT,…)22. De plus, la collusion sémantique entre le concept de territoire, forgé par la géographie, et l’acception plus institutionnelle du terme, a introduit une confusion entre un territoire instrument de l’action et un territoire vu par le géographe comme le vecteur de sentiments d’appartenance et d’identité. Mais il est des constructions, extérieures à la sphère politique et moins médiatisées a priori, qui se révèlent sans doute plus proches d’une définition « géographique » du concept de territoire : les terroirs viticoles en font partie.

17Les exemples de Saint-Mont et Jurançon nous éloignent de l’idée selon laquelle la culture serait ici une ressource territoriale telle que P.-A. Landel et B. Pecqueur (2009) l’ont mise en évidence. En effet, le terreau identitaire n’apparaît ici que dans le versant viticole de l’association du vin et de la musique. La musique est au contraire convoquée pour ouvrir le territoire vers d’autres horizons, lui permettant de conforter son identité, mais par le jeu de l’altérité. Pour le dire à la manière de L. Despin (2003, p. 221), les vignerons « travaille(nt) à la fusion des oppositions radicales entre tradition et modernité, monde et lieu, universalité et particularité, cosmopolitisme et identité culturelle » (voir par exemple en parallèle l’introduction de Jean-Pierre Augustin et Vincent Berdoulay (2000)). Pour autant, cette lecture identitaire n’est pas non plus sans fondement dans la mesure où ces expériences finissent bien par dessiner un produit culturel que les acteurs tentent de pérenniser et qui s’installe dans l’identité territoriale du vignoble, participant à son animation et de son identification. L’origine économique du processus est sans doute pour beaucoup dans cette volonté d’ouverture. En effet, la motivation commerciale reste sous-jacente et c’est bien par l’ouverture que le marché se conquiert. Ainsi, la sphère économique, en associant vin et musique, ébauche un « panier de biens » (Pecqueur, 2000) singulier susceptible de construire un discours territorial performatif, jouant sur une identification complexe adressée à l’extérieur autant qu’à l’intérieur.

18Ces deux expériences différentes se rapprochent sur un point essentiel : elles conjuguent l’identité d’un terroir et d’un collectif porteur des valeurs de ce terroir, à une forme d’altérité (le monde urbain) médiatisée ici par la musique ou les musiques qui vont être convoquées pour faire résonner ce territoire. Cette combinaison d’une identité forte et d’une altérité, forte elle aussi, est peut-être le gage d’une forme de réussite de l’alchimie. Mais il faut sans doute retenir aussi d’une part le rôle des leaders et des liens qui se tissent entre des individus moteurs d’une rencontre ; d’autre part, le rôle des structures, associative ou coopérative, dont la nature et les principes (engagement, bénévolat,…) garantissent l’efficacité et la pérennité du lien ainsi que la résonance de l’événement et des lieux. L’ouverture vers l’altérité saisie à travers l’opportunité de s’associer à un festival crée par d’autres (comme c’est le cas de Marciac), ou bien construite par une initiative des vignerons eux-mêmes (à l’exemple de Jurançon), témoigne du refus d’un enfermement dans une tradition figée, réduite à quelques clichés, qui collent à l’image du terroir. Ces exemples illustrent les bénéfices multiples et complexes que les acteurs, pris individuellement ou au sein de collectifs, retirent de cette ouverture vers l’altérité, la multi-territorialité et la polyphonie des lieux.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

1 En tant que « nouvelle figure territoriale du développement local et de l’aménagement des économies dans le grand bouleversement post-fordiste de la mondialisation ».

2 L’expression est empruntée à Laurent Despin (2003).

3 JIM (Jazz in Marciac) dans la suite du texte. Ce festival se déroule aujourd’hui sur 17 jours du mois d’août et accueille quelque 250 000 personnes venues du monde entier.

4 La production de Jurançon se répartit équitablement entre les quelques 350 coopérateurs de la cave qui cultivent environ 500 hectares de vigne et la soixantaine de vignerons indépendants qui cultivent 350 hectares.

5 Agronome, petit-fils et fils de vigneron, André Dubosc est à l’origine de la reconversion du vignoble de Saint-Mont au début des années 70 ; il est devenu depuis l’une des figures emblématiques de la réussite de l’appellation.

6 Entretiens réalisés à Saint-Mont à l’automne 2009.

7 Jean-Louis Guilhaumon, le fondateur du festival, évoque son implantation en ces termes : JIM « né en 1978 d’une véritable gageure – implanter un festival de jazz au cœur de la Gascogne, dans une modeste commune rurale de quelque douze cents âmes » (1993, p. 90).

8 La nuance suggérée entre « ici » et « d’ici » est inspirée de Sencébé (2004) qui la propose dans un contexte d’analyse différent.

9 Animations diverses (buvettes, dégustations…), logistique.

10 André Dubosc, entretiens d’automne 2009.

11 A l’initiative desquels ils sont (les vendanges du Capitole à Toulouse en 1993 ; le défilé des vignerons en chars à bœufs à Paris en 1985) ou auxquels ils participent (le festival des Vieilles Charrues à Brest, Jazz in Marciac).

12 En témoignent le développement de gammes de prestige, les dégustations très « VIP » pendant le festival pour Saint-Mont, ou encore les programmations musicales ou rendez-vous littéraires un peu « élitistes » à Jurançon.

13 Karine Roby Pyrénées Presse, 1er octobre 2008.

14 L’existence de ce type d’événement musical interroge sur le rôle de l’art et des artistes dans la production individuelle (à l’échelle de chaque domaine) et collective (à l’échelle d’un territoire viticole) d’un imaginaire du vin aujourd’hui. Sur les rapports entre esthétique et vin, « esthétisation du vin » et « esthétisation autour du vin », sur la figure du vigneron-artiste, voir l’étude de Christiane Amiel (2000).

15 Le Quatuor Art’Chai est composé de quatre musiciens de l’orchestre de Pau-Pays-de-Béarn : Chantal Aguer (percussions), Juliane Trémoulet (violoncelle), Alain Loger et Frédéric Morando (violons). http://www.domaine-bordenave.com.

16 « Situé à 50 km du premier aéroport et de la première 4 voies », comme le rappellent les brochures et communiqués de presse du groupe PLAIMONT à chaque édition de JIM.

17 Le groupement initial des caves de Plaisance, Aignan et Saint-Mont date de 1979, rejoint en 1999 par la cave de Condom puis en 2006 par la cave de Crouseilles.

18 Entretien du mois d’octobre 2009 auprès de Cédric Laprun, animateur œnotourisme à la Route des Vins de Jurançon.

19 Parmi d’autres exemples : l’installation d’une parcelle conservatoire des cépages aux abords immédiats du village, la plantation de pieds de vigne dans la cour intérieure de l’office de tourisme de Marciac ou la construction d’un bar ouvert à l’année sur un espace de 600 m2.

20 Pour un commentaire sur les scènes musicales comme idéal-type de relocalisation culturelle voir Raibaud (2009).

21 Une cave intégrée au Groupe PLAIMONT.

22 GAL : groupe d’acteur local ; EPCI : établissement public de coopération intercommunale ; SCOT : schéma de cohérence territoriale.

Table des illustrations

Légende Figure no 1 : Localisation des vignobles de Jurançon et de Saint-Mont à l’échelle du grand sud-ouest.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/24889/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 288k
Légende Figure no 2 : Quatuor Art’Chai lors d’une dégustation musicale le 12 décembre 2009 au domaine Bordenave en Jurançon15.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/24889/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 200k
Légende Figure no 3 : Quelques jazzmen célèbres invités à JIM. Crédit photographique : Monsieur Alain Alquier – Photographe (Pouydraguin/Gers).
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/24889/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 159k

Auteurs

Université de Pau et des Pays de l’Adour, UMR-SET
helene.douence-jouhet@univ-pau.fr
daniele.laplace-treyture@univ-pau.fr
frederic.tesson@univ-pau.fr

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helene.douence-jouhet@univ-pau.fr
daniele.laplace-treyture@univ-pau.fr
frederic.tesson@univ-pau.fr

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