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Norbert Elias et l’anthropologie

 | 
Sophie Chevalier
, 
Jean-Marie Privat

I. Elias et l’anthropologie générale

Chapitre 2. Travailler avec Elias. Les relations entre sociologie et anthropologie

Éric Dunning

Texte intégral

1J’ai réfléchi aux points de vue d’Elias sur l’anthropologie en assistant à ses cours sur les bancs de l’université mais aussi plus tard, en Afrique, à l’occasion de rencontres communes avec des anthropologues.

LE COURS D’ELIAS POUR LES ÉTUDIANTS DE PREMIÈRE ANNÉE À LEICESTER

2Avant de commencer l’examen des idées d’Elias sur l’anthropologie, il serait utile de rappeler certains épisodes de sa vie à l’université de Leicester. Elias fut enseignant à part entière à Leicester de 1954 à 1962, se hissant au rang de reader, poste de recherche prestigieux quoique au-dessous du rang de professeur. Lorsqu’il a pris sa retraite, en 1962, il partit passer deux ans comme professeur à l’université de Legon (Ghana), avant de revenir à Leicester en 1964. Bien qu’il ait gardé un appartement à Londres (dans la White House à côté de Regent’s Park), Leicester est resté son domicile principal jusqu’en 1978, date à laquelle il est reparti s’installer, de manière définitive, en Europe continentale. De 1964 à 1978, Elias a enseigné en quatrième année (master) de sociologie et gardé un bureau à l’université de Leicester.

  • 1 À cette déjà longue liste, on peut rajouter les noms de : Martin Albrow, Mike Attalides, Chris Bry (...)

3Quand Elias a commencé à enseigner à Leicester en 1954, c’était encore un collège universitaire et les diplômes étaient délivrés sous la responsabilité de l’université de Londres. Ce n’est qu’en 1958 que l’université, par Royal Charter (décret royal), s’est vu octroyer le droit de conférer ses propres diplômes. Dans ce contexte et pour le premier contingent d’étudiants de l’université à part entière de Leicester, c’est-à-dire la promotion 1957-1958, Elias conçut un cours d’initiation à la sociologie très innovant. Ce fut l’un des piliers sur lequel le département de sociologie put asseoir son succès dans les années 60. Dans les pays occidentaux, généralement, les années 60 ont correspondu à une décennie de développement dans le domaine de la sociologie, mais, à Leicester, le taux de croissance a battu tous les records ; son département en est même venu à dépasser celui de la London School of Economics comme principal vivier pour la formation des universitaires britanniques en sociologie. La liste de certaines des personnes qui sont passées dans le département, comme enseignants ou comme étudiants, donnera une idée du succès remporté par le département dans les années 60 et 70. Parmi les noms relevés, on peut citer (par ordre alphabétique) : Sheila Allen, Joe et Olive Banks, Anthony Barnett, Richard Brown, Percy Cohen, John Eldridge, Anthony Giddens, Miriam Glucksman, John H. Goldthorpe, Paul Hirst, Keith Hopkins, Earl Hopper, Jennifer Hurstfield, Mary McIntosh, Rob Mears, Nicos Mouzelis, Chris Rojek, Bryan Wilson et Sami Zubaida1. Tous ont atteint une certaine notoriété par la suite, bien que peu d’entre elles aient reconnu tout ce qu’elles devaient directement ou indirectement à Elias, à moins qu’elles n’en aient pas été vraiment conscientes.

4Le cours de première année conçu par Elias connut un vif succès auprès des étudiants si bien que, au grand dam des économistes en particulier, nombreux furent ceux qui abandonnèrent les autres sciences sociales pour se retrouver en sociologie. L’accueil fut également mitigé parmi les autres enseignants de ce département, en particulier chez ceux qui avaient reçu leur formation initiale ailleurs. Je crois pouvoir dire que cette remarque s’applique, à des degrés divers, à Anthony Giddens, à John H. Goldthorpe et à Percy Cohen. Ce fut, à mon avis, A. Giddens qui se montra le plus critique envers le cours d’Elias et sa façon d’aborder la sociologie, à cause de sa posture délibérément antiphilosophique. Cohen et Goldthorpe, fervents admirateurs, chacun à sa manière, des arguments de Popper dans Misère de l’historicisme (Dunning, 1977), critiquèrent plutôt la dimension historique du processus qu’Elias avait pris l’habitude à cette époque d’appeler la « perspective du développement ». C’était une époque où beaucoup pensaient que le concept du développement était sans utilité scientifique du point de vue de la sociologie parce que irrémédiablement chargé de connotations morales. On considérait que le « développement » est un terme qui sans doute présente une valeur en soi mais qui appelle inévitablement des notions intrinsèques de supériorité et d’infériorité. Il serait en somme l’équivalent du concept si contesté de « progrès ».

5Dans son cours de première année, à Leicester, Elias eut recours aux annuaires des Nations unies comme source principale de données sur le développement social. Sur la base des chiffres contenus dans ces annuaires sur la population, la santé et la croissance économique, il a émis l’idée (on se souviendra que la suggestion est faite en 1957) que les sociétés pourraient être divisées en trois types fondamentaux : « type A », « type B » et « type C ». Je peux me tromper sur l’ordre, mais, pour autant que je me souvienne, les sociétés de type A sont structurellement les sociétés les « plus simples » ou sociétés « sous-développées ». C’est-à-dire des sociétés avec des taux de natalité et de mortalité élevés, des économies fondées sur l’agriculture, parfois sur la chasse et la cueillette, petites mais relativement stables, des niveaux bas d’urbanisation, des niveaux de division de travail également bas, des États faibles ou inexistants et des bas niveaux de bureaucratisation. Les sociétés de type B ou « en voie d’industrialisation » sont des sociétés avec des taux de natalité élevés, des taux de mortalité en forte baisse, des populations en expansion, des niveaux d’industrialisation et d’urbanisation croissants, des formes de division du travail de plus en plus complexes et des structures sociales globales, des États gagnant en puissance et des niveaux de bureaucratisation croissants. Les sociétés de type C ou sociétés « industrielles » ont des populations aux taux de natalité et de mortalité faibles, des économies marquées par l’urbanisation et l’industrialisation, puissantes et relativement stables, des États complexes et puissants avec des niveaux élevés de bureaucratisation. Les sociétés les plus puissantes du type C ont construit des empires coloniaux outre-mer et ont généralement imposé une forme de domination sur le monde. Cependant, comme Elias le souligne dans son cours, avec la montée du processus de démocratisation à l’échelle mondiale, cette domination est actuellement battue en brèche par les mouvements anticoloniaux ou de décolonisation. Pour Elias, le processus de démocratisation fut la conséquence de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide.

6Elias a examiné d’un œil critique les explications données pour le développement et les transitions entre ces types de société. Il a étudié d’abord les explications proposées par les théoriciens de la « croissance économique » alors que ni les théories de la modernisation, ni le terme même de « modernisation » n’avaient encore acquis le statut hégémonique et trompeur qu’ils ont aujourd’hui. Les ouvrages de W. A. Lewis (1955) et de W. W. Rostow (1961) ont servi d’exemples principaux. Elias opposa à leurs thèses réductionnistes, et fondées en grande partie sur la suprématie de l’économique, les théories sociologiques du développement du xixe siècle et du début du xxe, par exemple celles de Comte, Marx, Durkheim et Weber. Dans ce contexte, Elias se montra critique, entre autres, envers ce qu’il appela, en suivant Bertrand Russell, le concept de la « boule de billard » appliqué à la causalité sociale. En contrepartie, il défendait un concept appelé « nexus causal » défini comme l’ensemble des « causes » et des « effets » en interaction. Enfin, Elias se lança dans ce qu’il appela « L’histoire de l’homme à vol d’oiseau ». Il commençait par un retour sur les origines et sur les débuts de l’évolution biologique de l’Homo sapiens, continuait par un examen des « âges de pierre » et terminait par une discussion sur la révolution « néolithique » (agricole), « métallurgique » (âge du bronze ; âge du fer), « urbaine » (Égypte, Mésopotamie, Mexique, Pérou), « scientifique » et « industrielle ». Cette vision d’ensemble proposée par Elias était fondée, pour une bonne part, sur sa lecture de l’œuvre de l’archéologue britannique V. Gordon Childe (1936). Je ne pense pas qu’il faille beaucoup d’imagination pour se rendre compte que dans ce cours Elias anticipait, inter alia, sur ce que le sociologue américain Irving Louis Horowitz (1966) en viendra plus tard à appeler les « trois mondes du développement ». En bref, à mon avis, Elias avait, dès 1957, pensé ces distinctions communément acceptées maintenant entre les pays du « premier », du « deuxième » et du « tiers monde ».

7Les cours d’Elias étaient donc populaires auprès des étudiants. Ils se virent encouragés à explorer et discuter tout un ensemble de questions liées à sa typologie. Le cours fut dénoncé par quelques membres du personnel enseignant de l’université de Leicester comme complètement dépassé. Elias traitait de questions telles que celles du changement et du développement social, alors que ces questions soit n’étaient pas abordées, soit n’occupaient qu’une place marginale dans les manuels américains d’initiation, en vogue à l’époque. Elles ne se prêtaient donc pas bien aux interprétations à la Parsons ou à l’étude d’après des enquêtes statistiques. Ces collègues de l’université avaient tendance à faire l’équation entre date récente de publication et valeur du point de vue sociologique. À leurs yeux, c’est dans les écrits de Parsons et les méthodes de Lazarsfeld qu’il fallait vraiment chercher le sens profond de la sociologie moderne.

8Ces mêmes sociologues se firent tout aussi critiques envers l’accent mis par Elias sur les théories « évolutionnistes » de Comte, Marx, Durkheim et Weber. Dans les années 50, le travail « historico-développemental » était très largement tenu pour obsolète, surtout par les tenants du fonctionnalisme et par les empiristes. Elias s’inscrivait en faux contre ces argumentations et admettait que plusieurs de ces théories « classiques » contenaient des éléments dignes d’attention. Il recommandait de ne rejeter que les aspects des théories plus anciennes qui avaient fait l’objet de falsifications irréversibles par rapport à des critères scientifiques vérifiables.

9Certes, il y a eu une levée de boucliers de la part des collègues d’Elias à Legon, en 1962, à propos de sa façon de gérer le département de sociologie. Je ne pense pas en effet qu’il ait été un très bon administrateur à la tête du département, mais je pense que le motif de leur opposition n’était pas uniquement cette incompétence. C’était plutôt, comme à Leicester quatre ou cinq ans plus tôt, des raisons liées à ses hypothèses de travail jugées « démodées »…

ELIAS ET L’ANTHROPOLOGIE

10À ma connaissance, Elias n’a jamais cherché à nier la contribution qu’ont pu faire les meilleurs anthropologues, Radcliffe-Brown (1952) et Evans-Pritchard (1940) par exemple. Néanmoins, il fit remarquer que les origines de la discipline en Grande-Bretagne sont à chercher, en grande partie, dans le besoin ressenti par les dirigeants de l’Empire britannique d’avoir de l’information sur leurs sujets. Elias s’est montré également critique envers la tendance manifestée par de nombreux anthropologues à écrire, après seulement une ou deux années de travail sur le terrain, comme s’ils étaient déjà en mesure de donner une description juste de la structure sociale des Nuer, des Tiv, des Ashanti, ou de quelque communauté que ce soit, au lieu de se contenter de donner uniquement leur vision – nécessairement partiale – de cette structure. Selon Elias, ces anthropologues n’essayaient pas non plus, dans la majorité des cas, d’expliquer vraiment comment cette structure tout d’abord avait émergé et comment ensuite elle avait évolué, ou comment elle avait été affectée par la colonisation (à l’exception de Sahlins et Service, 1960).

11En somme, selon Elias, il y avait une tendance chez les anthropologues des années 50 et 60 à traiter les sociétés tribales comme s’il s’agissait de « systèmes monolithiques » et « cohérents », hors de tout contexte social et environnemental dynamique. Il y avait aussi, selon lui, une tendance à prétendre, voire même à croire, que ce que l’anthropologue X avait écrit au sujet de la société tribale Y était en relation étroite avec la réalité de cette société. Il estimait que les structures sociales tribales étaient très souvent considérées comme des entités immuables ; dès lors, il n’était plus nécessaire que d’autres anthropologues reviennent sur place pour voir si quelque chose avait changé ou simplement pour vérifier le bien-fondé de ce que leurs prédécesseurs avaient écrit. À cet égard, Elias faisait grand cas d’O. Lewis (1964) qui était revenu sur place pour vérifier ce que R. Redfield (1930) avait écrit sur la culture populaire du Yucatán. Or, Lewis avait trouvé une société qui n’était plus du tout la même. Plus précisément, Lewis avait trouvé un Yucatán en proie à des luttes intestines, alors que Redfield l’a décrit comme vivant dans l’harmonie…

12Elias, par ailleurs, défendait l’idée qu’une bonne partie de l’anthropologie du xxe siècle était fortement influencée par une forme assez grossière et romantique d’égalitarisme. Cette propension contribuait ainsi à rendre inacceptable l’idée selon laquelle un peuple qui dispose de l’arme nucléaire est, ipso facto¸ plus puissant qu’un peuple qui n’aurait que des arcs et des flèches. Mais la condamnation implicite la plus nette de cette idéologie sommaire et idéalisée se trouve dans la critique de la théorie d’Elias sur le processus de civilisation que Sir Edmund Leach a intégré dans sa recension de notre ouvrage (Sport et civilisation. La violence maîtrisée) pour la London Review of Books en 1986. À mon avis, Leach s’est fourvoyé lorsqu’il parle des idées « très germaniques et xixe siècle sur le progrès social à long terme » que professe Elias et lorsqu’il poursuit en laissant entendre que la théorie d’Elias serait « réfractaire à la mise à l’épreuve ». Leach introduit, involontairement, un élément de paradoxe révélateur sans doute de la force avec laquelle il exprime son opposition viscérale à The Civilizing Process. En fait, il l’avait soit mal compris, soit – ce qui est plus probable – jamais vraiment lu. La théorie avait été formulée par Elias, nous dit-il, « exactement au moment où Hitler invalidait l’argumentation de la manière la plus impressionnante qui soit » ! Il semble que Leach n’ait été frappé ni par le fait que la hauteur toute britannique affichée dans cette assertion puisse être interprétée comme presque raciste, ni (c’est encore plus important) qu’en tant que Juif allemand exilé, habitant et travaillant à Londres dans les années 30, les événements en Allemagne à cette époque occupaient une place centrale parmi les soucis d’Elias au moment de rédiger son ouvrage.

13Il semble bien au contraire qu’Elias ait dessiné un cadre remarquable pour appréhender le mouvement historique qui se déroulait dans son Allemagne natale, mouvement tragique qui devait conduire à son départ en exil et au meurtre de sa mère à Auschwitz.

Notes

1 À cette déjà longue liste, on peut rajouter les noms de : Martin Albrow, Mike Attalides, Chris Bryant, Chris Dandeker, David Field, Michael Gane, Sydney Holloway, Geoff Hurd, Mike Kelly, Pat Murphy, Graeme Salaman, Ken Sheard, John Scott, Ivan Waddington, Dave Walsh et Rod Watson.

Auteur

Eric DUNNING est professeur émérite de sociologie de l’université de Leicester. Il est professeur visiteur en sociologie à l’University College de Dublin et à l’université d’Ulster à Jordanstown.

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