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Norbert Elias et l’anthropologie

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Sophie Chevalier
, 
Jean-Marie Privat

Introduction générale

Elias pour aujourd’hui et pour demain

Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat

Texte intégral

1Si la rencontre entre Norbert Elias et de l’anthropologie est complexe, les relations sont bien réelles et en définitive, vraiment fécondes. Ce livre à plusieurs voix témoigne des enjeux et des débats scientifiques sur le sujet ; il met en valeur un aspect encore largement inédit de la contribution d’Elias à la réflexion et à la production anthropologique contemporaine. À son enrichissement permanent.

2Disons tout d’abord qu’Elias est singulier par l’idée qu’il se fait de l’anthropologie. Il ne la considère pas dans son sens traditionnel et strictement académique, mais l’entend au sens large comme science générale de l’homme. En effet, Elias ne s’intéresse pas seulement à l’homme en tant qu’être social et culturel ; il s’intéresse tout autant à ses caractéristiques psychologiques et même à ses propriétés biologiques. Il ne sépare donc pas ces multiples aspects différents de l’être humain dont il inscrit l’appréhension dans une diachronie dynamique.

3En second lieu, si Elias a toujours montré de l’intérêt pour l’anthropologie comme discipline, il n’a jamais nécessairement témoigné beaucoup de sympathie… pour ses praticiens. Dans un article qui décrit l’expérience d’Elias à l’université du Ghana à travers sa correspondance avec le sociologue R. König, H. Korte rapporte qu’Elias avait décidé de supprimer les cours d’anthropologie culturelle pour les remplacer par des cours de sociologie ! Il regrettait d’ailleurs que la compréhension de l’Afrique soit abandonnée à cette seule discipline…

4On imagine combien les relations entre Elias et les anthropologues ont pu être empreintes d’incompréhension ou d’hostilité méfiante ; les classiques rapports de force entre domaines intellectuels connexes y jouèrent leur rôle sans doute, tout comme la logique même de l’histoire des développements disciplinaires respectifs. Ainsi va la civilisation des mœurs scientifiques.

5Les questionnements qui sont à l’origine de notre ouvrage concernent d’une part la dimension anthropologique du travail d’Elias (emprunts et points communs éventuels), d’autre part les apports possibles de sa pensée à la discipline en tant que telle. C’est donc un esprit de réflexion épistémologique et de dialogue entre disciplines et approches théoriques différentes qui a guidé les auteurs. C’est aussi la volonté des coordinateurs de ce livre de publier des recherches en adoptant une posture intellectuelle critique et constructive proprement « éliasienne ».

L’ANTHROPOLOGIE ET ELIAS

  • 1 Pour l’histoire de la réception de l’œuvre d’Elias en France, voir Garrigou et Lacroix, 1997.

6Notre livre regroupe des contributions d’anthropologues, d’historiens, de sociologues mais aussi de spécialistes des sciences de l’éducation, de la littérature française et des pratiques artistiques. On observera toutefois que les anthropologues de profession ont été moins nombreux à manifester leur intérêt, en comparaison des sociologues (qui constituent la majorité de nos contributeurs) et des historiens. En effet, l’anthropologie, contrairement à l’histoire, la science politique et la sociologie, a longtemps été rétive – elle le reste d’ailleurs encore en grande partie – à la pensée d’Elias1. Cette pensée est considérée par certains anthropologues comme entachée du péché d’« évolutionnisme » (voir notamment la contribution de J. Goody) et d’« ethnocentrisme », défauts rédhibitoires s’il en est. Cette double disqualification conduirait ainsi à condamner en bloc son œuvre, sans se donner la peine de chercher à la connaître vraiment dans ses évolutions, ses nuances et ses possibles contradictions.

7Cette pierre d’achoppement a souvent masqué les autres dimensions de travaux incontestablement proches de l’anthropologie et qui pourraient même contribuer à son enrichissement. En fait, cette réticence est profondément liée à l’histoire de la discipline : au xixe siècle, l’anthropologie est clairement une héritière, comme Elias d’ailleurs (Déchaux, 1993), de la pensée de Darwin et des sciences naturelles ; elle est donc familière des idées d’évolution voire de luttes concurrentielles entre groupes (par exemple sociaux). Dès le début du xxe siècle, pour des raisons idéologiques, mais aussi pour aborder de nouveaux terrains et de nouveaux objets, les anthropologues essaieront de prendre leurs distances avec l’évolutionnisme de leurs prédécesseurs. Ce fut parfois de manière presque excessive comme, par exemple chez F. Boas, le fondateur de l’anthropologie américaine, pour qui toute comparaison est difficile, voire impossible.

8Par ailleurs, l’anthropologie s’est construite à partir de l’étude des sociétés non occidentales ou « exotiques » ; elle se distingue ainsi de la sociologie pour des raisons historiques et cette différence participe de la réserve des anthropologues à l’égard d’Elias. Cependant, l’abandon des cultures dites « traditionnelles » et le retour aux terrains européens, ou le repli « chez soi », ont conduit les anthropologues à prendre en compte les dimensions historiques des sociétés occidentales sur lesquelles ils devaient travailler désormais. Ils se sont dès lors trouvés confrontés à des problématiques liées aux transformations culturelles. Auparavant, ils pouvaient toujours prétendre échapper à la nécessité de penser ces mutations ! Ainsi, comme l’explique ici même A. Burguière, le concept de « changement » va devenir fondamental en anthropologie, tout comme il le sera pour les historiens des Annales.

  • 2 L’anthropologie historique et l’histoire anthropologique sont le produit d’un rapprochement mutuel (...)

9Cependant une question cruciale restait ouverte : quelle direction et quel sens donner à ces changements, en Europe et ailleurs ? Certains anthropologues – J. Goody pour l’Eurasie et M. Sahlins pour l’Océanie par exemple – ont alors effectivement rejoint les questions que se posaient leurs collègues historiens au sujet des transformations sur le long terme : sont-elles modélisables, suivent-elles des logiques séquentielles, etc. ? C’est ainsi que se développeront l’anthropologie historique et l’histoire anthropologique2.

10Un autre trait distinctif de l’anthropologie est la démarche comparative, même si celle-ci a été négligée par certains courants théoriques (S. Mennell fait remarquer dans sa contribution que pour Durkheim cette démarche est pourtant constitutive de la sociologie). Ainsi, dans la définition ambitieuse de Cl. Lévi-Strauss, l’anthropologie, science de l’homme culturel et social, vise à identifier des invariants culturels. Dès lors, c’est bien à partir d’une approche comparative généralisée que l’anthropologue pourra dépasser les différences ou variantes contextuelles qui apparaissent nécessairement entre les sociétés. Or, ces invariants n’ont pas de liens de causalité directe avec la dimension biologique de l’homme : il s’agit donc bien d’interprétations culturelles et sociales de données naturelles.

11On voit là se dessiner clairement le cadre de pensée dans lequel s’inscrit l’anthropologie : à la fois, rendre compte des différences entre les sociétés humaines, mais aussi des similitudes, c’est-à-dire de l’universalité. Cette discipline tend donc à aborder avec méfiance la tentative de démonstration de l’unicité de tel ou tel phénomène culturel d’ampleur historique lorsque cette démonstration n’est pas étayée par des études comparatives sérieuses.

12Au niveau de la méthode de recherche, depuis B. Malinowski et ses travaux sur les îles Trobriand, l’anthropologie a privilégié l’approche de terrain (c’est-à-dire la présence du chercheur dans la durée parmi les individus du groupe étudié) ; en conséquence, l’anthropologie a renoncé à étudier des « civilisations » qui ne peuvent pas constituer des unités d’enquêtes pertinentes pour le fameux travail d’« observation participante ». Les chercheurs se concentrent sur des sociétés ou même des groupes particuliers ; c’est alors seulement qu’ils peuvent faire œuvre d’anthropologues, si l’on suit la définition canonique établie par Cl. Lévi-Strauss.

13C’est ainsi que le « processus de civilisation », cœur de la théorie d’Elias, a fait l’objet d’une double critique : l’évolutionnisme impliqué dans le premier terme pose de graves problèmes, et le second terme ne va plus de soi pour l’anthropologie contemporaine, sauf peut-être pour l’anthropologie historique.

14Cette présentation succincte de l’anthropologie comme discipline est nécessaire pour comprendre les débats qui parcourent l’ouvrage que l’on va lire ; elle permet aussi de nuancer certaines positions très et sans doute trop défensives. Pourtant, les mutations de la discipline elle-même, le rapport à sa propre histoire et aux autres disciplines en sciences humaines, la conduisent à être plus ouverte et sereine aujourd’hui, nous semble-t-il, face à l’œuvre d’Elias. Ces évolutions rendent largement caduques les attitudes trop réactives par rapport à l’évolutionnisme ou à l’eurocentrisme. L’anthropologie peut donc à la fois s’intéresser à Elias d’un point de vue théorique et soumettre ses théories à l’épreuve du terrain ethnographique. C’est ce que font un petit nombre d’anthropologues ainsi que des chercheurs d’autres disciplines qui prennent au sérieux, ici, la pensée d’Elias ; les uns reviennent sur certaines critiques et les analysent en détail (pour les valider ou les invalider) ; les autres nous proposent de faire travailler la théorie élaborée par Elias dans le cadre de recherches empiriques nouvelles.

LA THÉORIE DU « PROCESSUS DE CIVILISATION » EST-ELLE GÉNÉRALISABLE ?

  • 3 Se reporter par exemple à Heinich, 1997, pour une présentation succincte.

15Le processus de civilisation est la théorie éliasienne qui a suscité les débats les plus passionnés. Il n’y a pas lieu ici de produire une définition définitive ni d’entrer dans une explicitation achevée – nous renvoyons les lecteurs aux textes d’Elias lui-même et à leurs très nombreux commentaires3.

16On distinguera toutefois deux registres de discussion de la théorie d’Elias (Delzescaux, 2002, p. 35 sq.). La première interrogation concerne son application possible à des sociétés extra-européennes : peut-on généraliser le processus de civilisation, comme modèle d’analyse du changement ? Cette réflexion critique est celle des anthropologues et de certains sociologues. La seconde question porte sur l’adéquation du « processus de civilisation » – en Europe de l’Ouest – avec les faits historiques ; ce sont surtout les historiens qui conduisent cette analyse à partir de cas particuliers. Les deux types de discussions se retrouvent dans les articles qui composent cet ouvrage. Ainsi, selon les auteurs, l’accent est-il mis sur l’un ou l’autre aspect.

  • 4 Communication faite par cet anthropologue lors du colloque international « Elias et l’ethnologie » (...)

17Or, d’une part, le modèle éliasien repose sur l’analyse des sociétés européennes, d’autre part les « mises à l’épreuve » ethnologiques, sociologiques ou encore historiques des travaux d’Elias se fondent le plus souvent sur des terrains (ou des matériaux anthropologiques) de ces cultures-là. On remarquera que bien peu de chercheurs ont soumis ces théories à l’épreuve de terrains ethnographiques exotiques (citons cependant pour exemple Bogner pour l’Afrique4 et Brandtstäder pour la Chine, 2003). Comme N. Heinich l’appelle de ses vœux, il faudrait en effet multiplier les travaux empiriques précis et appliquer la théorie éliasienne à des cas particuliers bien circonscrits – en tenant à distance ses accents possiblement normatifs – afin d’en tester la pertinence actuelle. Rien en effet, selon ce même auteur, ne permet d’infirmer le postulat d’égalité des cultures.

18Parmi les critiques adressées à la théorie du processus, on observe parmi les anthropologues plusieurs positions : elles vont des plus radicales – le rejet absolu de la théorie du processus de civilisation – à d’autres, certes critiques, mais plus nuancées. La discussion porte principalement sur l’universalisation de son modèle théorique et sur certaines de ses caractéristiques : la linéarité, l’irréversibilité et la cumulativité dudit processus.

19Certains anthropologues posent aussi la question de la normativité du concept de civilisation et de la direction de ce processus (Wilterdink, 1997, p. 289-290) : comment apprécier la direction ou l’orientation de ce processus ? Comment « évaluer » le degré de « civilisation » ? Existe-t-il des indicateurs universels ? Le concept même de « civilisation » n’est-il pas une catégorie indigène occidentale ? En appliquant cette théorie à d’autres sociétés, ne risque-t-on pas d’imposer des normes occidentales dans une démarche frappée d’ethnocentrisme et d’évolutionnisme ?

  • 5 H.-P. Dürr a ainsi décliné notre invitation à participer au colloque de Metz en invoquant la viole (...)
  • 6 Pour comprendre la différence entre les propos de Dürr et la sociobiologie, voir l’ouvrage du théo (...)

20Ces questions ont suscité et suscitent encore les critiques les plus radicales ; on se doit de citer ici celles d’un anthropologue allemand, Hans-Peter Dürr (1988/1998 ; 1990 ; 1993 ; 1997). Les quatre ouvrages de ce chercheur ont réellement provoqué des débats très vifs, voire violents, parmi les chercheurs qui s’intéressent à l’œuvre d’Elias5. Il ne s’agit pas ici de revenir en détail sur ses critiques mais, dans la mesure où elles se laissent lire en filigrane dans plusieurs textes de cet ouvrage, il est nécessaire d’en rapporter certains éléments. H.-P. Dürr s’oppose donc à une conception trop « historiciste » des normes civilisatrices de comportement. Il critique la thèse selon laquelle le processus de civilisation se caractériserait par une maîtrise croissante des pulsions et des affects dans les sociétés occidentales ; il fonde l’essentiel de ses observations sur une analyse des sources utilisées par Elias et sur leur interprétation. Dürr le comparatiste montre surtout que les normes de comportement ne sont pas toutes des variables sociogénétiques, résultats d’un processus de civilisation particulier. Il s’attache à démontrer que l’on retrouve dans toutes les sociétés des codes et des cadres de civilité très contraignants et intériorisés. Il existerait donc des invariants culturels. Cette critique renvoie ainsi au grand débat anthropologique sur les rapports entre « nature » et « culture » ; en toute équité scientifique, elle ne saurait être taxée de sociobiologisme6.

21La critique que J. Goody porte sur la théorie du processus de civilisation rejoint sur certains points celle de H.-P. Dürr. Comme lui, il considère qu’Elias a une conception wébérienne des sociétés traditionnelles et qu’il reproduit le « Grand Partage » entre sociétés modernes et « les autres », qui seraient si « proches de la nature »… En réalité, l’auteur du « processus de civilisation » ne s’est jamais vraiment intéressé de manière sociologique ou anthropologique aux sociétés non occidentales, même lors de son séjour au Ghana ; il n’en affirme pas moins qu’il est nécessaire de connaître les sociétés pré-industrielles pour comprendre nos sociétés modernes. Cette approche est donc problématique dans la mesure où Elias pose des hypothèses universalistes mais ne se donne pas la peine d’en valider la pertinence en posant son regard, si aigu par ailleurs, sur d’autres sociétés. Cette attitude intellectuelle le conduit à mettre en avant l’unicité du processus de civilisation en Europe occidentale. Pourtant, peut-on sérieusement considérer le modèle historique du développement européen comme la seule voie vers la modernité civilisationnelle ?

22Cette perspective éliasienne, « très xixe siècle » pour J. Goody, se retrouve dans la relation qu’Elias établit entre ontogenèse et phylogenèse, c’est-à-dire entre enfance de l’espèce humaine et enfance de l’être humain : les peuples « primitifs » seraient alors proches des enfants dans le contrôle des émotions et des comportements. C’est donc un « processus de civilisation » unique et uniforme au fond qui devrait conduire les uns comme les autres à contrôler leurs affects. Par ailleurs, J. Goody, comme H.-P. Dürr, considère qu’Elias sous-estime le poids des contraintes sociales, en particulier dans les sociétés non occidentales. Cette négligence est liée au problème de la preuve dans les sociétés sans écriture (Goody, 1979, 1994). De plus, les deux auteurs remarquent qu’Elias tend à confondre passage à l’écrit, pressions normatives et diffusion des pratiques. Dürr démontre aussi que les règles non écrites sont en fait très contraignantes, et que dans les sociétés traditionnelles elles concernent l’intégralité de l’individu, l’être tendant à s’identifier au paraître (Malinowski, 1961 et 1980). L’écrit, au contraire, permet une interprétation de la règle ; cette mise à distance constitue même une étape dans la conscience de soi et dans la réflexion sur soi-même… On le voit, ces critiques s’inscrivent directement dans la problématique anthropologique des relations entre oralité et littératie, thème cher à J. Goody comme l’on sait.

23Cependant la question du lien entre changements des systèmes sociaux et structures de la personnalité reste fondamentale ; malheureusement peu d’anthropologues s’y sont vraiment intéressés. Si l’interprétation de la psychogenèse dans le cadre du « processus de civilisation » d’Elias ne convainc pas Goody, il reconnaît cependant qu’Elias a eu le mérite de s’être attaqué à cette relation entre configurations sociales et configurations mentales.

POUR UNE ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

24Cependant, la plus vive contribution d’Elias à l’anthropologie n’est peut-être pas sa théorie du processus de civilisation, même si elle est très importante et doit susciter des discussions, mais plutôt sa sociologie historique et comparative. J. Goody constate que si l’approche comparative a continué dans l’anthropologie britannique, elle a pris avec les africanistes une dimension régionale (ethnologique, pourrait-on dire). L’approche comparative s’est ainsi bornée implicitement à une comparaison à deux termes, la société d’origine du chercheur et la société étudiée. Mais dans l’un et l’autre cas, elle a largement abandonné la dimension diachronique. En fait, l’étude des changements à long terme et des comparaisons très larges est devenue suspecte à cause de ses liens supposés avec la discipline historique et son utilisation spéculative, au xixe siècle. D’ailleurs, dans le récit de sa rencontre avec Elias, A. Blok raconte que ce dernier l’a dissuadé d’aborder sa thèse de doctorat sur la mafia sicilienne sous la forme classique d’une community study (« étude de communauté »), approche restreinte tant d’un point de vue social que temporel. Le maître lui recommanda en effet d’intégrer son étude dans une dimension beaucoup plus large et de la situer dans le contexte historique de la formation de l’État italien. Ainsi, c’est à plusieurs niveaux de la réalité sociale, et de manière diachronique, que s’établirait le modèle heuristique de la recherche.

25Selon E. Dunning, Elias reprochait en effet aux anthropologues leur absence de prise en compte réelle de la dimension historique et la tendance à considérer les sociétés étudiées comme des systèmes monolithiques et cohérents, par définition. Il regrettait vivement que l’anthropologie de son époque ne s’intéressât pas au mode d’émergence et d’évolution d’une structure sociale, et guère plus aux effets de la colonisation. Aux yeux d’Elias, cette anthropologie était donc profondément « anti-développementale », tout comme une certaine sociologie d’ailleurs. Dans son enseignement à l’université de Leicester, Elias avait d’ailleurs introduit des cours sur le développement historique et les transitions entre les structures sociales. Il s’adossait alors à une relecture des théories sociologiques du xixe siècle et du début du xxe siècle, celles de Comte, Marx, Durkheim et Weber en particulier. Il fut même conduit à définir des types de structures sociales fondamentales. Cette approche a provoqué, on s’en doute, une levée de boucliers de la part de ses collègues sociologues, hostiles à une telle sociologie « historique ». Ces « bagarres » n’empêchèrent pas Elias de devenir très populaire auprès de ses étudiants (au premier rang desquels E. Dunning), au contraire…

  • 7 Il semblerait que l’« agnosticisme développemental » se retrouve aussi chez les historiens selon J (...)

26S. Mennell nomme ici même « agnosticisme du développement » cette réticence de l’anthropologie, réticence partagée par la sociologie comme nous venons de le constater7. Deux traits caractérisent cette posture : d’une part, le refus de donner une direction au changement social à long terme (mises à part certaines tendances facilement quantifiables) ; d’autre part, l’« hodiecentrisme » ou focalisation sur le présent. Ce point de vue freinerait aussi tout travail de comparaison car difficile voire impossible en l’absence de cadre de développement. Or, cet agnosticisme du développement aura dominé le xxe siècle, en particulier l’après-guerre. S. Mennell en attribue la responsabilité, tout d’abord à F. Boas pour l’anthropologie américaine, puis au courant fonctionnaliste qui a influencé la sociologie des années 40-50. Toutefois, si B. Malinowski et A. R. Radcliffe-Brown rejettent l’histoire conjoncturelle – elle procède d’une démarche non empirique et le chercheur se heurte au problème de la preuve dans les sociétés sans écriture –, ils conservent une perspective de développement. En France, le structuralisme de C. Lévi-Strauss s’inscrit clairement dans la synchronie et en Grande-Bretagne, l’influence de K. Popper est relayée en anthropologie par E. Gellner. Mais au total, pour S. Mennell, l’histoire de l’anthropologie au xxe siècle la rend peu perméable aux idées d’Elias. Il suggère d’attribuer cette pérennité de l’agnosticisme du développement à une double position éthique : la prise de conscience du rôle de la discipline dans la colonisation et la hiérarchisation des cultures autour de la notion de « progrès » (corollaire plus ou moins fatal de la notion de développement).

27S. Mennell propose cependant deux éléments d’une contre-critique. Il prend tout d’abord l’exemple des « tabous » alimentaires. Si le structuralisme, et les travaux de M. Douglas, ont introduit ces « tabous » dans des modèles culturels d’opposition et montré leur existence dans des contextes sociaux différenciés, ils ne disent rien pour autant de leurs avatars historiques. Ils sont en particulier muets sur le développement des sentiments liés aux évitements alors qu’Elias montre comment peuvent s’inscrire (et se comprendre) dans un processus cohérent la construction et les transformations historiques de l’équilibre entre contraintes extérieures et autocontraintes.

28S. Mennell est ainsi conduit à rejeter les critiques de H.-P. Dürr qui concernent le choix du corpus et l’interprétation qu’en propose Elias, mais aussi celles qui contestent les liens entre sociogenèse et psychogenèse. Pour lui, seule une nouvelle théorie fondée sur de solides contre-preuves – ce que les travaux de H.-P. Dürr n’ont pas apporté pour l’instant – pourrait infirmer celle d’Elias. Il convient donc d’accepter cette dernière, même si c’est à titre provisoire, sans d’ailleurs souscrire à l’idée d’un développement linéaire. Comme toute théorie, elle doit être validée dans le cadre de larges programmes de recherches sur des sociétés européennes et extra-européennes. Elias n’avait-il pas lui-même commencé à le faire dans ses études sur l’utilisation des symboles (1991) et sur la maîtrise du temps (1996) ?

  • 8 Voir à ce propos Le Roy Ladurie, 1997.

29J. Duindam choisit pour sa part non pas les congruences entre l’anthropologie en général et les travaux d’Elias en particulier, bien qu’il convienne que cette discipline puisse donner une dimension moins normative et « européenne » au concept de civilisation. Il considère plutôt la pertinence de certains aspects de l’anthropologie pour l’étude de la société de cour, thème éliasien s’il en est ! L’auteur souligne que l’analyse éliasienne du pouvoir conserve une grande valeur pour l’historien. Néanmoins, il propose une relecture d’un modèle qui s’était imposé dans l’historiographie de la cour (Duindam, 1994), mais fait aujourd’hui l’objet d’une attitude plus critique. Cette relecture vise à s’inscrire en faux par rapport à une perspective historique générale héritée du xixe siècle et questionne à son tour les sources utilisées (en particulier les Mémoires de Saint-Simon8).

30Parmi les apports de l’anthropologie, J. Duindam retient tout d’abord la comparaison : pour lui, la « cour » européenne devrait être comparée avec ses homologues en Afrique ou en Asie, afin de dégager d’éventuelles affinités structurales. Les termes qu’il retient pour pertinents dans la comparaison seraient le fonctionnement curial, la mise en scène du pouvoir et la légitimité (considérée en particulier à travers les liens de parenté). Une étude comparative des rituels ouvrirait ainsi à une perspective plus large et moins instrumentale ; elle permettrait d’analyser leurs impacts sur la cohésion sociale, un peu à la manière de C. Geertz (1980 et 1983). En effet, selon J. Duindam, Elias considère au fond les nobles comme des « victimes » d’un roi manipulateur. Même si l’on peut convenir d’une utilisation tout à fait consciente des cérémonies et rituels monarchiques, cette approche paraît beaucoup trop fonctionnelle. Ce système de clientélisme gagnerait ainsi, par exemple, à être comparé à celui des relations entre « patron » et « client » analysées par les anthropologues dans les sociétés méditerranéennes. J. Duindam conclut son étude en faisant observer qu’Elias le sociologue a dépassé l’Elias anthropologue et l’Elias historien : selon ses termes, sévères, « il a sacrifié ses dons d’observation sur l’autel de la théorie de la modernisation ».

31Dans la même posture d’historien critique, et tout en soulignant l’importance des discussions autour de la notion éliasienne de « transformation civilisatrice », A. Burguière regrette que certains aspects de ce modèle aient conduit à des interprétations erronées. Ainsi le fait qu’Elias souligne le caractère inédit et même irréversible du changement conduit à des métaphores comme celle de l’« invention » qui nuisent à la compréhension strictement historique des phénomènes. Notons pour mémoire que le pessimisme certain d’Elias au sujet de la « civilisation » et de la « modernisation » se retrouve avec des accents « rousseauistes » dans l’anthropologie de Cl. Lévi-Strauss, en particulier dans Tristes tropiques. Il n’empêche. L’historien souligne que la maîtrise des affects renforce en fait l’autonomie du sujet qui acquiert alors une nouvelle conscience de son « moi » profond. L’acteur social prend de la distance avec lui-même, si l’on peut dire : il peut jouer un rôle, avoir des stratégies de présentation de soi, se dominer pour (se) gouverner, etc. Cette mise à distance de soi-même s’observe dans la posture personnelle d’Elias lui-même…

32Cette relation entre sociogenèse et psychogenèse, que certains comme F. Raphaël et G. Herberich n’hésitent pas à qualifier d’analogue au « fait social total » de Mauss, est justement analysée ici, de façon critique, par un anthropologue de l’Espagne.

  • 9 L’anthropologie cognitive est un courant théorique important aux États-Unis, mais (encore ?) très (...)

33D. Guillet, dans un exemple espagnol d’anthropologie historique, interroge ce lien : le problème de l’autonomie locale des populations de la vallée du Douro (nord de l’Espagne). En préambule, il remarque que la conception d’Elias entre développement social et développement psychique n’est pas sans analogie avec les modèles de l’anthropologie cognitive9. Mais notre auteur renvoie plutôt à une « théorie des schémas » – le schéma est une structure de la connaissance, ou cadre interprétatif – qui est un outil de compréhension de la motivation de l’action (choix, action et intentionnalité des acteurs) et qui réaffirme la causalité culturelle, ordonnée symboliquement.

34D. Guillet trouve la sociogenèse de cette autonomie locale dans les revendications communautaires liées à la gestion de l’activité agro-pastorale. Ces communautés vont être conduites à une gestion collective des ressources et de fait à l’élaboration de systèmes juridiques locaux. Un modèle de propriété collective va donc se développer, dès la Reconquête, expression d’un sentiment profond d’indépendance et d’autonomie de ces communautés. L’auteur suit les étapes historiques espagnoles, jusqu’à la période contemporaine de décentralisation et de régionalisation, en montrant la persistance de ce sentiment. Pour D. Guillet, le lien entre les membres de ces communautés réside beaucoup plus dans les relations sociales nécessaires à la mise en œuvre d’un ensemble de modèles culturels que dans une structure psychologique commune. Ces modèles sont institués, partagés, générés par une expérience à long terme ; ils sont enfin transmis, en lien continuel avec la pratique collective. Si l’auteur inscrit son analyse dans le fil de la notion éliasienne de configuration, il n’en exprime pas moins de sérieuses réserves à propos de l’articulation entre la sociogenèse et la psychogenèse : il affirme que les changements de systèmes sociaux n’entraînent pas automatiquement (il serait bien difficile de le prouver, dans ce cas) les mêmes changements dans la structure de la personnalité des acteurs.

35En somme, l’anthropologie devrait surmonter son trop lourd héritage de réticences et se lancer dans des comparaisons systématiques, travaux nécessaires si on veut avancer des hypothèses à propos des différences culturelles entre types de sociétés, objectif fondamental de cette discipline.

« CONFIGURATION », « CIVILISATION ET « DÉCIVILISATION »

36J. Goudsblom, lui, ne considère pas nécessaires les études de cas pour tester la pertinence de la théorie du processus de développement ; il souhaite au contraire élaborer un cadre plus systématique et la rendre plus générale encore. L’intérêt de cette théorie, selon lui, est d’abord de fournir un outil conceptuel pour découvrir des processus sociaux observables à long terme, ainsi qu’il l’a tenté lui-même dans un ouvrage important (1992). Le long processus de civilisation européen, non planifié, trace un cadre général (et indispensable) dans lequel prennent place des processus de civilisation à plus court terme et planifiés, eux. J. Goudsblom rappelle en effet un principe fondamental de la pensée d’Elias : l’imbrication sociale permet de dépasser les dichotomies entre individu et société, structure et agencement. Il repère trois grands thèmes dans l’organisation de la pensée d’Elias : le comportement, le pouvoir et la structure de la personnalité (ou « habitus »). Or, ces trois éléments s’inscrivent dans une diachronie de changements qu’il qualifie de « configurationnels » et qu’il situe dans le cadre d’un large processus de différenciation. Ainsi, la théorie du processus de civilisation est-elle intimement liée à la notion de configuration. On peut même considérer, avec A. Bruguière, que l’histoire des sociétés est celle d’une succession de configurations différentes, idée qui pourrait nous aider à penser la pluralité des cultures. Pour Elias, l’enjeu essentiel des configurations serait de pacifier les relations interpersonnelles afin d’assurer l’équilibre du système social par une discipline accrue de la sphère pulsionnelle. Nous retrouvons ici l’articulation entre sociogenèse et psychogenèse.

37Les contributions de cet ouvrage qui s’attachent à une lecture attentive des derniers livres d’Elias permettent de mieux comprendre des notions comme celle de « configuration sociale » pendant que d’autres spécialistes s’attachent à analyser le « processus de décivilisation » (Elias, 1989 ; Mennell, 1990).

38F. Raphaël et G. Herberich s’intéressent au dernier ouvrage d’Elias consacré à l’Allemagne, son pays d’origine. Elias soutient que la période national-socialiste a développé un tragique processus de « décivilisation ». Le national-socialisme n’est une conséquence ni nécessaire ni inéluctable de la culture allemande, mais le résultat d’un processus historique ; il faut en rechercher les causes dans la construction sur la longue durée d’un « nous » collectif. Mais, selon N. Heinich, ce processus peut prendre aussi une dimension positive, dans d’autres contextes évidemment ; Heinich donne l’exemple de l’aspiration à l’authenticité qu’elle analyse dans nos sociétés comme une valorisation morale du refus des contraintes. Ce serait en définitive, dans ce type de cas, une « décivilisation » vécue positivement. Ces différents apports infirment donc certaines des critiques à l’emporte-pièce de la théorie du processus de civilisation. Les études présentées ici tiennent compte de la souplesse du réel historique et adoptent une posture plus attentive à l’intelligence des faits culturels eux-mêmes.

39La perspective choisie par W. Kashuba est d’examiner les accointances possibles entre certains aspects de l’œuvre d’Elias – science réflexive de la culture – et l’anthropologie contemporaine, après sa phase post-moderne. Il considère qu’Elias est « bon à penser » pour les anthropologues, leurs pratiques et leur discipline. La théorie du processus de civilisation ne présente-t-elle pas deux concepts fondamentaux pour l’anthropologie : le concept de « culture » et, dans une moindre mesure, celui de « civilisation » ? Certes, Elias insiste à juste titre sur leurs contenus idéologiques : le processus de civilisation est un « acte de socialisation culturelle de l’individu ». Mais ces concepts demeurent fondamentalement ambigus : s’ils renvoient à la substance empirique du développement historique, ils en forment aussi le fondement analytique. C’est ainsi que l’interprétation du monde et sa représentation passent implicitement par des traits civilisationnels européens. Dès lors, si ethnocentrisme il y a, il n’est pas imputable à Elias mais inhérent à l’existence de ce processus interprétatif en tant que tel.

40La théorie du processus de civilisation permettrait donc d’expliquer comment s’est formé un « regard proprement européen » sur la « civilisation » et comment cette « dynamique de l’Occident » a conduit à tracer des frontières entre « nous » et les « autres ». Et les anthropologues – observateurs et acteurs de la construction du champ d’observation de leur objet – participent de l’élaboration de ce regard réflexif. En effet, cette image européenne du monde conduit, dès le début, à une réflexion sur sa propre société, sur les autres et sur son propre développement historique. À l’évidence, l’anthropologie est fille de ce processus de civilisation européen. Ainsi, le concept de « civilisation » permettrait de réfléchir de l’intérieur au développement historique et social. Il serait donc indispensable à ce que W. Kaschuba nomme l’observation et la compréhension de l’Europe, « atelier historique ».

41E. Timm utilise le concept de « civilisation » dans le cadre de la fameuse antithèse éliasienne « culture » vs « civilisation » et propose l’interprétation d’une variante contemporaine. En effet, elle observe et analyse des séminaires sur l’« étiquette » apparus dans le milieu des années 90 en Allemagne comme une manifestation sociale de cette antithèse. On se souvient que pour Elias, l’émergence de la culture bourgeoise donnera, après la Révolution française, une connotation à prédominance nationale à cette opposition « culture » / « civilisation » (Zivilisation est associée est à la superficialité des apparences mondaines alors que Kultur désigne plus positivement les qualités profondes d’un peuple). E. Timm présente d’autres interprétations (actuelles) de cette antithèse, du moins chez des personnes qui ambitionnent de progresser sur l’échelle sociale. Ce phénomène, observé dans les discours des participants, serait une caractéristique de la société bourgeoise qui ferait effort pour dissocier capital économique et capital social d’une part, élaborer un idéal de socialité communautaire d’autre part. Ainsi ne faudrait-il pas retenir avec Elias la seule lutte entre l’aristocratie et la bourgeoisie (ni d’ailleurs uniquement l’aspect « national » de cette opposition) mais admettre que la variante contemporaine s’inscrit bel et bien dans les contradictions internes à la société bourgeoise elle-même.

L’IDENTITÉ, UNE QUESTION ANTHROPOLOGIQUE FONDAMENTALE

42C’est sous l’angle biographique que F. Raphaël et G. Herberich examinent la posture particulière d’Elias. Pour ces auteurs, seule son expérience de jeunesse (un Juif allemand en position de marginalisation dans l’Allemagne des années 30) lui a permis d’acquérir tout d’abord une distance à lui-même, puis une posture intellectuelle en quête de compréhension des mouvements de fond de l’histoire de l’Europe. Son itinéraire personnel et professionnel l’a conduit à la sociologie et finalement à analyser les liens avec sa culture d’origine (en particulier lorsqu’il examine l’aveuglement des victimes, dont il fait partie). Ses relations à sa patrie s’inscrivent ainsi dans la tragédie du national-socialisme qu’Elias tente de replacer dans la théorie du processus de civilisation. Dans le même registre biographique, H. Korte mentionne d’ailleurs un poème d’Elias (1986) d’une assez fascinante simplicité, poème sur l’étrangeté, étrangeté de soi-même et des autres mais encore étrangeté de soi à soi. Nous sommes bien là au cœur de ce questionnement sur l’identité de l’individu qui va être aussi celui de A. Blok.

43Cet anthropologue élargit cette question de l’exclusion et de la distance sociale et montre que la vie d’Elias est une preuve que l’exil et la marginalité peuvent être « payantes » (malgré le prix à payer)… et ne devraient donc pas être considérés comme nécessairement négatifs. Comme plusieurs pères fondateurs de l’anthropologie, B. Malinowski ou F. Boas, Elias était à la fois un immigré « géographique » et « intellectuel ». Il a en effet vécu et travaillé toute sa vie d’adulte hors de sa culture d’origine et hors de sa discipline de formation initiale, puisqu’il venait des sciences expérimentales (médecine). Sa carrière s’est faite à la périphérie des grandes institutions universitaires. Cette situation lui permit d’adopter une posture que l’anthropologie qualifie de « regard éloigné », pour reprendre un titre de Cl. Lévi-Strauss : recul par rapport à lui-même et à sa propre culture, pour mieux se familiariser avec ce qui est étrange(r). A. Blok propose de comparer alors le rôle des lieux périphériques dans la production intellectuelle en général. Il montre comment l’isolement et la marge favorisent, paradoxalement, les idées innovantes voire révolutionnaires. Sur le plan de l’inventivité, la centralité ne serait pas simplement « conservatrice », mais bel et bien mortifère.

44Par ailleurs, A. Blok reprend les arguments d’Elias dans son ouvrage sur « les établis et les étrangers » (1965/1997) ; il montre la relation entre distance, exclusion et différence. Si les différences, en particulier mineures, sont nécessaires à l’établissement et au maintien de l’identité – elles permettent la différenciation entre les groupes sociaux comme l’analyse éliasienne de la société de cour le montre fort bien –, ces fameuses « petites différences » sont aussi à la base de tout un éventail de conflits, parfois d’une extrême violence. A. Blok rappelle que chez Freud également les différences mineures entre les personnes forment la base du sentiment d’étrangeté et d’hostilité ; et les anthropologues reconstruisent la même logique en partant de ce jeu de différences observables dans la nature jusqu’à celles qui sont créées par la classification culturelle et la hiérarchie sociale. Dans tous les cas, fait observer A. Blok, ce sont des différences subtiles, des détails importants, en bref des éléments minimes qui sont en jeu et jouent un rôle crucial dans l’établissement et le maintien de l’identité, de la distance sociale et du pouvoir. Ainsi, dans le processus de civilisation, selon Elias, certaines différences culturelles ne reflètent pas seulement des différences au niveau du pouvoir ; elles aident aussi à les façonner et à les maintenir. Bourdieu, qui connaissait fort bien Elias et sa recherche, démontrera à son tour que l’identité sociale repose sur la différence (fût-elle symbolique) revendiquée face à celui qui est le plus proche de soi.

45À vrai dire, cette question très importante de l’identité ou des identités traverse l’œuvre d’Elias. P. Jauregui contribue pour sa part à éclairer le domaine de l’identification collective (européenne) en proposant une réflexion sur le processus de formation de l’« image du nous » et du « sentiment du nous ». Ces images et sentiments sont des universaux anthropologiques qui existent dans toutes les configurations. Ils subissent des changements dans le cadre d’un processus sociohistorique à long terme. Même si la tendance générale est l’identification dans des unités de plus en plus grandes, les images et sentiments du « nous » national restent prégnants et constituent une composante essentielle de l’image de soi. P. Jauregui le vérifie dans le cadre des représentations de l’Union européenne. Il montre comment les sentiments du « nous » national en Grande-Bretagne et en Espagne ont influencé les représentations vis-à-vis de l’Europe chez les citoyens de ces deux pays. Les acquis différents de la mémoire collective ont conduit par exemple les Britanniques à vivre l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’Europe comme un affaiblissement du charisme de leur groupe à la différence des Espagnols qui, bien au contraire, ont considéré l’adhésion comme un affranchissement du discrédit qui pesait sur l’image politique de leur groupe (la sombre période franquiste).

46Les rapports différenciés à l’identité tant individuelle que collective sont donc liés à des développements socio-historiques spécifiques. Cependant la construction identitaire dans les sociétés européennes s’inscrirait dans un « processus de civilisation » dont un aspect fondamental est l’intériorisation des contraintes sociales et la dynamique de l’autocontrôle pulsionnel.

LA SOCIALISATION DE L’INDIVIDU : CONTRAINTE SOCIALE ET/OU AUTOCONTRAINTE ?

47A. Burguière applique la notion d’autocontrainte à un cas historique particulier : la naissance de la famille nucléaire, les nouveaux rapports entre sexes, et la conversion précoce de la société française au contrôle des naissances attribuée à tort, selon lui, à la déchristianisation de la société, c’est-à-dire à la perte d’influence de l’Église. En réalité, la condamnation explicite de la contraception dès le xvie siècle aurait favorisé le renforcement d’un espace d’intimité et de responsabilité du couple par l’intériorisation des normes, et par la suite, la création d’une famille nucléaire. Pour l’auteur, Elias a eu tendance à sous-estimer le rôle civilisateur des courants religieux ou des événements « biologiques » (épidémies et peur de la contagion) au bénéfice de celui des pouvoirs politiques. Certes, il a pris en considération certaines institutions qui jouent un rôle dans le cas particulier (par exemple, les salons précieux qui ont participé à la civilisation des rapports entre sexes), mais peut-être en sous-estimant leur influence.

48Cette même notion d’autocontrainte est au cœur de l’analyse de l’apparition des pratiques sportives : le sport ne peut voir le jour qu’à une certaine étape, relativement avancée, du processus de civilisation (Elias et Dunning, 1994). Il requiert, en effet, un abaissement du degré de violence dans la structure des rapports sociaux et dans la personnalité des individus. Le sport est l’exercice d’une violence contrôlée et codée. Dans sa contribution de sociologie historique comparative, J.-P. Callède reconsidère l’évolution parallèle qu’Elias et Dunning proposent entre code de conduite politique et code de conduite sportif. Cette analogie (ou homologie structurelle) avait déjà été proposée pour la Grande-Bretagne. L’apport spécifique de l’auteur est de se demander si ce modèle de lien entre forme étatique et pratique sportive s’observe également en France et en Allemagne. Il montre que cette relation prend des formes très différentes : en France, la relation entre l’armée et l’avènement de certains sports, comme l’escrime et l’équitation, est évidente alors qu’en Allemagne la pratique du tir et de la gymnastique s’institue comme expression de l’État-nation qui se met en place. J.-P. Callède propose enfin de mettre à l’épreuve ce modèle pour d’autres domaines d’activités culturelles qui impliquent une transformation de la personnalité des acteurs vers toujours plus d’autocontraintes.

  • 10 Pour un état des lieux des travaux en anthropologie de l’enfance, domaine peu développé dans cette (...)

49La contribution de E. Prairat met à l’épreuve ce modèle qui articule structure sociale et émotionnelle en travaillant sur le processus de prime socialisation et notamment de scolarisation. Selon Elias, l’éducation scolaire et familiale participe au processus de civilisation dans la mesure où elle fait parcourir à chaque individu le chemin que la société a suivi tout au long de son histoire : l’enfant ne naît pas civilisé. Le docteur Elias soutient même que toute forme de socialisation est contraire à la nature « animale » de l’enfant. La loi sociogénétique serait donc fondamentale. Voilà un postulat auquel l’anthropologie de l’enfant et de l’enfance10 peine à adhérer, car il rappelle bien trop le fameux lien évolutionniste entre « sauvage » et « petit enfant ». Il reconduit aussi le questionnement sur les liens entre nature et culture.

50E. Prairat analyse la socialisation scolaire traditionnelle en comparant deux lectures, celle critique et négative de M. Foucault, et celle positive d’Elias. La lecture éliasienne conduit à considérer l’école, et même la classe, comme une configuration, faite d’interdépendances et d’équilibres, où les individus sont liés les uns aux autres. Elle permet surtout de construire un lien dialectique entre structures sociales et émotionnelles, ou encore entre contraintes externes découlant du mode d’organisation et de fonctionnement, et formes affectives. Ainsi la socialisation scolaire doit-elle être pensée aussi à partir des affects et des économies psychiques qu’elle façonne, et pas seulement à partir des dispositifs. En somme, l’intériorisation des affects ne doit pas être tenue comme la traduction de simples restrictions, mais comme la mise en forme d’énergies qui permettent au sujet d’étudier.

51Ce problème de l’autocontrainte et des formes qu’elle prend dans notre société est analysé dans des domaines aussi différents que l’habitat (S. Chevalier) et l’attitude face à la mort (J.-H. Déchaux).

52S. Chevalier propose une analyse comparative de la construction de l’espace privé. Elle démontre – avec Elias (1974, 1983) – qu’il ne suffit pas d’examiner les degrés d’intimité des différents espaces domestiques pour appréhender leur élaboration, mais qu’il est nécessaire de prendre en compte aussi les activités, les comportements et les sensibilités des personnes qui les habitent. Ces usages sociaux et culturels sont façonnés par des enjeux pragmatiques mais aussi idéologiques (homme/femme ; hôte/invité ; etc.) dont on peut reconstruire l’histoire. À ces différentes dimensions, S. Chevalier ajoute les éléments du décor domestique et leur disposition spatiale, proposition inspirée par sa comparaison franco-britannique des intérieurs domestiques. Sa thèse peut se résumer ainsi : la sphère privée n’est pas le miroir de la sphère publique, mais la reconstruction et la réinterprétation que les acteurs en font. En réalité, comme le montre Elias lui-même, ces deux espaces s’élaborent en interaction constante. C’est la « dynamique de l’Occident » qui conduit à la constitution d’une sphère privée conçue comme un espace de repli et de résistance. Pour Elias, ce processus de privatisation doit être pensé en considérant les individus dans la famille ; cette individualisation grandissante renvoie au processus de civilisation et en particulier au développement de l’autocontrainte.

53S. Chevalier nuance toutefois ce point de vue : certes, l’analyse de l’organisation du « foyer », matérialisant les relations entre les membres de la famille, montre une plus grande individualisation des comportements des individus dans la famille et dans le couple (comme le montre d’ailleurs la sociologie de la famille). Néanmoins, si on introduit ce processus dans un cadre historique et culturel plus vaste, à la façon d’Elias pourrait-on dire, il faut admettre la persistance de liens de parenté qui infirme ce postulat d’irrésistible individualisation. De plus, on observe des différences fondamentales entre la France et la Grande-Bretagne, deux sociétés européennes soumises apparemment au même mouvement du processus général de civilisation. C’est ainsi que l’on peut appréhender les formes des liens de parenté – l’opposition entre alliance et filiation par excellence – à partir des représentations et des usages différenciés de la sphère privée.

54J.-H. Déchaux aborde lui aussi la question de l’individualisation. L’attitude face à la mort s’inscrit pour Elias (1987) dans le refoulement des pulsions, liée à l’avènement de l’« homo clausus ». En conséquence, il insiste plus sur l’individualisation que sur la rationalisation des comportements. En fait, sa réflexion sur la mort lui permet de revenir – le ton est pessimiste – sur les dérives du processus de civilisation. Or, J.-H. Déchaux pointe chez Elias une contradiction entre la conscience humaine de la mort qui engendrerait naturellement un « refoulement » (seules les expressions changeraient au cours de l’histoire) et la propension non moins universelle de toute société humaine à refouler la mort. J.-H. Déchaux propose de réfléchir sur les modalités du « refoulement » dans la mesure où aucune époque ni aucune culture n’accepte la mort. Il définit les quatre caractéristiques majeures de l’attitude contemporaine face à la mort : intimisation, exigence d’authenticité et de transparence, personnalisation. Lors des funérailles par exemple, il note la revendication d’une expressivité qui chercherait à s’affranchir, dans certaines limites, des formes et des conventions existantes. On assisterait donc à un relâchement des autocontraintes, à une informalisation des comportements (voir aussi infra, R. Chartier et N. Heinich ; Mennell, 1990 et C. Wouters, 1993) bien que celle-ci soit toute relative, car cadrée dans les normes de la « bonne mort ». Les cérémonies funéraires s’inscrivent aussi dans une logique de reconnaissance et d’identification mutuelle : selon J.-H. Déchaux, l’« homo clausus » ne peut pas mourir sans paradoxalement se lier aux autres. En somme, tout en soulignant la richesse de l’apport éliasien, cette contribution critique montre qu’Elias tend à se figurer l’individualisation de mourir de manière trop réductrice.

LE CORPS (SOCIAL) À L’ŒUVRE

55Elias a écrit sur la musique de Mozart (1991), sur le « romantisme aristocratique » et la littérature du xviie siècle (1974), ou encore sur l’art africain et ses avatars (2002). Sans doute, si Elias s’est intéressé aussi continûment à l’art, c’est pour des raisons esthétiques et personnelles (il possédait à la fin de sa vie une belle collection d’objets d’art africain). Mais cet intérêt trouve son explication peut-être et surtout dans des enjeux étroitement liés à sa propre réflexion théorique. En effet, Elias trouve dans les caractéristiques majeures de certaines formes artistiques la confirmation et l’illustration de quelques-unes de ses principales hypothèses comme les interrelations entre sociogenèse et psychogenèse des comportements culturels. Il s’intéresse ainsi à l’économie culturelle des textes littéraires.

  • 11 On ne peut bien sûr manquer de se souvenir du fameux texte de M. Mauss, 1950 (1936), « Les techniq (...)
  • 12 M. Scarpa, « Pour une lecture ethnocritique de la littérature », Littérature et sciences humaines, (...)

56Certains travaux présentés dans cet ouvrage témoignent de la portée heuristique de cette perspective théorique. Ils contribuent aussi à l’enrichir et à la complexifier, par l’analyse de corpus littéraire nouveaux et/ou par des approches plus dialectiques. En fait, plusieurs thématiques fortes et importantes se retrouvent dans ces contributions. Il s’agit d’abord du statut du corps chez l’« homo clausus » occidental et bourgeois. L’« homo clausus » – homme policé, autonome, autocontrôlé, clos sur lui-même – se définit de ce point de vue par l’incorporation très poussée du sens de la pudeur à l’égard des fonctions organiques et le refoulement des fonctions corporelles dans la sphère du privé. Les études sur Zola de M. Scarpa et sur les brouillons de Flaubert de J.-M. Privat confirment cette montée en puissance au xixe siècle de l’évitement du contact physique avec autrui, de la dissimulation aux autres voire à soi-même de la nudité de son corps et de l’exercice de ses fonctions naturelles. Mais ces travaux soulignent combien la littérature peut mettre en évidence des différences importantes dans le degré de « civilisation » des pulsions et des répulsions au sein d’une même société, dénivellations dans les comportements culturels qu’Elias signale mais n’étudie pas vraiment. Dans son analyse du Ventre de Paris, M. Scarpa propose une lecture du système des personnages : l’opposition entre le corps populaire, « ouvert » de Louise et celui petit-bourgeois et « fermé » de Lisa, deux commerçantes des Halles. Ces deux figures permettent à Zola de mettre en scène les différences de comportement au sein d’un même groupe. Il faut remarquer que cet intérêt pour le corps présente, à nouveau, un point de convergence entre l’anthropologie11, les travaux d’Elias et ici, l’ethnocritique12.

57Dans sa comparaison entre les approches convergentes de Bakhtine et d’Elias, J.-M. Privat montre lui aussi en ethnocriticien comment le premier nous donne à voir une polyphonie narrative et un dialogisme culturel ; et le second, les tensions civilisationnelles et les autocontraintes incorporées. Pourtant, l’un et l’autre sous-estiment les logiques conflictuelles de réappropriation et la résistance à l’inculcation de normes exogènes : Bakhtine, parce qu’il tend à mythifier le peuple, et Elias, parce qu’il ne considère que la diffusion descendante des modèles, du haut vers le bas.

58Ces mêmes études littéraires essaient de cerner aussi les poussées de « décivilisation » que les lecteurs peuvent s’accorder dans l’imaginaire de la lecture, ou même les auteurs dans les brouillons de leurs œuvres. Dans le privé de l’écriture puis de la lecture, la relation contrôlée à la fiction littéraire permet ainsi de faire exister, dans l’intimité des dispositions et des désirs, des sentiments et des pulsions impossibles à exprimer publiquement. Ainsi, Le Ventre de Paris, qui porte sur la matérialité la plus crue du monde, scandalise tout en étant l’ouvrage le plus lu de son époque. L’intérêt qu’Elias manifeste pour les formes artistiques englobe également le théâtre. Le théâtre classique français serait comme un document sur le rôle historique de la société de cour dans le processus de civilisation ; il lui sert d’exemple pour montrer la relation entre structure sociale et structure personnelle. Le théâtre serait alors le reflet fidèle de la vie.

59J.-M. Leveratto souligne l’originalité de l’interprétation éliasienne du spectacle théâtral. Ainsi, Elias définit le théâtre comme une configuration sociale, un dispositif artistique, articulant spectateurs et acteurs, éléments humains et non humains. Dans cet art de l’engagement distancié par excellence, la délectation et l’émotion, parfois si proches de l’excitation et d’affects très immédiats, forts et spontanés résonnent profondément dans le corps même du spectateur – a fortiori de l’acteur – et participent à ce que J.-M. Leveratto appelle « la mesure de la qualité théâtrale ». Le plaisir effectif est la raison d’être de l’activité artistique, qui justement s’ancre dans la vie sociale par l’intermédiaire du corps de ses usagers. Il existe donc une implication personnelle et physique du spectateur dans la situation théâtrale qu’il évalue en permanence. Le théâtre est aussi un lieu d’autoformation et une « machine à penser », car il permet de penser sa propre conduite. En somme, le théâtre serait, nous dit J.-M. Leveratto en suivant Elias, comparable à un laboratoire où les individus peuvent manipuler des modèles réduits de situations qui se présentent dans la vie réelle.

60J. Malerba propose une analyse du théâtre à Rio au début du xixe siècle, lui aussi comme un laboratoire-miroir, « un reflet de la vie » pour reprendre une expression d’Elias. Il analyse l’arrivée de la cour du Portugal, en exil, à Rio de Janeiro au début du xixe siècle (1807) dans une période qui précède l’indépendance du Brésil. Pour l’auteur, cette rencontre entre la cour portugaise venue avec la famille royale et la société de Rio est celle de deux configurations civilisationnelles qui vont devoir s’articuler l’une à l’autre. Cette installation du roi Jean va entraîner la restructuration politique et juridique du pays pour aboutir à la construction d’un État brésilien conçu comme une monarchie. Mais, à Rio en tout premier lieu, cette installation va avoir un impact sur les relations entre les classes sociales et sur les habitudes quotidiennes des deux types de population, les autochtones et les étrangers. Dans ce processus de transformation, le théâtre deviendra rapidement le centre de la vie politique et sociale. L’auteur n’hésite pas à qualifier le règne du roi Jean de théâtrocratie. D’ailleurs la scène ne se limite pas à un lieu fermé, elle est dans la rue et le jeu dialectique des corps institués et des corps indigènes. Ici, le « théâtre » n’est pas seulement un outil d’analyse ou une métaphore : on a affaire à une conception du monde comme « scène de théâtre ». On pourrait même dire que la représentation de la vie sociale ainsi théâtralisée s’apparente à une « cosmologie » (Balandier, 1980/1982), à tout le moins à une représentation du monde bien proche de la conception éliasienne du théâtre. Les effets de miroir entre la scène (à l’européenne) et les scènes de la rue (à la brésilienne) donnent bien naissance à une configuration singulière et unique.

ENGAGEMENT ET DISTANCIATION (ELIAS, 1993A)

61Si la contribution d’Elias à l’anthropologie contemporaine suscite de nombreuses interrogations théoriques et méthodologiques, c’est que la valeur heuristique de ses modélisations demeure un enjeu extrêmement important dans l’interprétation des dynamiques historiques et culturelles les plus diverses, des plus brûlantes (songeons au choc des civilités dans l’espace public, à la dialectique du voilement et du dévoilement des corps de femmes, etc.) aux plus tragiques (on pense aux brutales poussées de « décivilisation » dans les Balkans, en Irak ou en Afrique).

62Des concepts aussi « éliasiens » que l’intériorisation des contraintes et l’autocontrôle du sujet par exemple aident puissamment à l’intellection des mouvements culturels les plus symboliques (informalisation des relations de travail dans l’entreprise où prénom et tutoiement tendent à se généraliser, self-control impératif exigé des joueurs de rugby ou de football sur le terrain) jusqu’aux plus cruellement banals (la solitude des mourants ou l’isolement des consciences modernes douloureusement réflexives). L’adjectif « éliasien » suffit même dans certains cas à désigner dans le monde intellectuel contemporain l’orientation que l’on entend donner à l’analyse de processus socio-historiques aussi complexes que la valorisation extrême de la médiation verbale pour régler les différends nés des différences, l’extrême élévation du seuil d’intolérance à toute violence physique infligée aux humains comme aux animaux ou l’épiphanie politique d’un sujet civique libre et responsable. On dit alors volontiers : c’est très « éliasien ».

63Ainsi pourrions-nous conclure avec R. Chartier que l’œuvre d’Elias est précieuse pour quiconque cherche à comprendre les liens historiques entre formations sociales, modes d’exercice du pouvoir et structures psychiques des personnes. C’est en tout cas l’orientation scientifique que nous entendons donner à ce livre polyphonique, entre « engagement » empathique avec une pensée perpétuellement en travail et « distanciation » méthodique à l’égard d’un corps de concepts à toujours remettre au travail.

64Oui, Elias, un repère important pour aujourd’hui et pour demain dans la compréhension anthropologique de la société des individus.

Notes

1 Pour l’histoire de la réception de l’œuvre d’Elias en France, voir Garrigou et Lacroix, 1997.

2 L’anthropologie historique et l’histoire anthropologique sont le produit d’un rapprochement mutuel des deux disciplines. Les anthropologues ont peu à peu perçu la nécessité de s’intéresser à la dimension historique des sociétés qu’ils étudient, tout en conservant l’idée d’une conceptualisation rigoureuse des objets. Les historiens – en particulier ceux proches de « l’histoire des mentalités » – emprunteront des objets et des méthodes à l’anthropologie sociale. Ils découvrent ainsi le « terrain » et la « micro-histoire », par exemple, ce qui les autorisera à la généralisation d’un problème sur la base de l’étude d’un cas particulier.

3 Se reporter par exemple à Heinich, 1997, pour une présentation succincte.

4 Communication faite par cet anthropologue lors du colloque international « Elias et l’ethnologie » organisé à l’université de Metz (ERASE, dir. J.-Y. Trépos et CELTED, dir. A. Petitjean) en septembre 2000 en partenariat avec la Norbert Elias Foundation (Amsterdam) et la Société d’ethnologie française (Paris).

5 H.-P. Dürr a ainsi décliné notre invitation à participer au colloque de Metz en invoquant la violence constante des débats autour de ses ouvrages.

6 Pour comprendre la différence entre les propos de Dürr et la sociobiologie, voir l’ouvrage du théoricien de ce courant, E. O. Wilson (1975, 1978/1979) et la critique anthropologique faite par M. Sahlins (1976/1980).

7 Il semblerait que l’« agnosticisme développemental » se retrouve aussi chez les historiens selon J. Duindam.

8 Voir à ce propos Le Roy Ladurie, 1997.

9 L’anthropologie cognitive est un courant théorique important aux États-Unis, mais (encore ?) très minoritaire en France. Voir A. Monod-Becquelin et V. Vapnarsky (2001).

10 Pour un état des lieux des travaux en anthropologie de l’enfance, domaine peu développé dans cette discipline, voire le numéro de la revue Terrain consacré à « Enfant et apprentissage », 2003, 40.

11 On ne peut bien sûr manquer de se souvenir du fameux texte de M. Mauss, 1950 (1936), « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, p. 365-386.

12 M. Scarpa, « Pour une lecture ethnocritique de la littérature », Littérature et sciences humaines, CRTH, université de Cergy-Pontoise / Les Belles-Lettres, 2001, p. 285-297.

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