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L'incommunication

 | 
Samuel Lepastier

Se retirer dans une société de communication L’exemple du hikikomori

Maïa Fansten

Note de l’éditeur

Inédit

Texte intégral

1Apparu dans les années 1990 au Japon, le phénomène des jeunes en retrait, dits « hikikomori », suscite un intérêt croissant. Il s’agit de jeunes gens qui vivent reclus dans leur chambre, le plus souvent au domicile familial, et se dérobent à toute attente sociale à leur endroit (études, recherche d’emploi, relations sociales attendues) pendant plusieurs mois voire plusieurs années. Au japon, on estime que le phénomène toucherait plusieurs centaines de milliers de jeunes. À ce titre, il fait l’objet de politiques ciblées de prévention et de prise en charge.

  • 1 La recherche présentée ici s’inscrit dans un travail collectif et interdisciplinaire, qui rassembl (...)

2Depuis quelques années, des cas de hikikomori ont été reportés dans la littérature (principalement psychiatrique) en dehors du Japon. En France, le phénomène et la catégorie elle-même restent peu connus et rares sont les chercheurs ou les cliniciens qui se sont penchés sur le problème1. Il n’existe pas vraiment de terminologie spécifique pour appréhender et qualifier ce phénomène en français. Il est alors principalement perçu à travers d’autres catégories existantes (déscolarisation, décrochage scolaire), ou en termes psychopathologiques, à partir des catégories de phobie ou de refus scolaires, ou plus généralement, de phobie sociale. Pour autant, et de l’avis de nombreux professionnels, ces comportements seraient devenus courants chez certains adolescents ou jeunes adultes, en France et ailleurs dans le monde.

Le retrait comme idiome de détresse

3Le phénomène hikikomori pose de multiples questions : si le retrait est un comportement grandissant parmi les jeunes, comment le comprendre ? Pourquoi plusieurs jeunes partageraient-ils un même mode de conduite, passif et silencieux, sans manifester de véritable contestation ni promouvoir de nouvelles revendications ou de nouveaux modes de vie ? Pourquoi un tel retrait dans la sphère domestique et familiale plutôt qu’un mouvement vers l’extérieur (voyages ou expériences lointaines par exemple) et/ou vers des groupes ou communautés d’élection ? Pourquoi un tel repli silencieux précisément dans une société de réseaux et de communication ?

  • 2 La plupart des études indiquent une très forte prévalence masculine du phénomène hikikomori : on e (...)

4Ceci nous incite alors à nous demander ce que nous apprend la figure du jeune retirant sur les injonctions et les normes de l’individualité contemporaine, les malaises voire les souffrances qu’elles induisent et les façons de les contourner ou de les réagencer. Celles-ci pourraient ne pas être que singulières et aléatoires, mais collectives, c’est-à-dire constituer une grammaire commune de pratiques, d’expériences et de significations que nous verrions émerger auprès d’une certaine jeunesse, surtout masculine2, confrontée aux difficultés du devenir adulte aujourd’hui. C’est poser ici l’hypothèse que l’expérience de retrait, dans ses univers de sens, serait en quelque sorte un nouvel « idiome de détresse » (Nichter, 1981), soit un mode d’expression d’un désarroi, culturellement significatif.

5Il s’agit alors de comprendre la grammaire et les significations – y compris diverses et ambivalentes – du non-choix ou du choix de l’expérience de retrait.

6Cette expérience pourrait ainsi constituer, simultanément, l’expression d’un désarroi et une forme de réaménagement spécifique des sources de ce désarroi. Il nous semble intéressant d’examiner dans ce sens le retrait, comme procédant d’un triple réaménagement : des temps sociaux, des espaces sociaux et des liens sociaux.

Le retrait comme désynchronisation

  • 3 L’entrée dans l’âge adulte selon les repères classiques d’indépendance et de décohabitation famili (...)

7L’émergence du phénomène de retrait chez les jeunes s’inscrit dans un contexte normatif en évolution et dont les sociologues pointent certaines caractéristiques : l’allongement de la jeunesse3, l’accroissement de l’incertitude, l’accélération ainsi que les injonctions sociales de mobilité et de communication, voire d’ultracommunication.

8Ainsi par exemple, dans un contexte marqué par l’incertitude et une forme de pessimisme ou de scepticisme face à l’avenir, l’horizon temporel se modifie, les besoins et les désirs se réorganisent autour du présent, les valeurs de stabilité et d’engagement à long terme ayant perdu de leur force. C’est ce que certains ont théorisé autour des notions de « temps étendu » ou de « présent généralisé » (Nilsen, 1999 ; Leccardi, 2006).

9Or, la suspension que manifestent les hikikomori ou les retirants sociaux peut être analysée dans le cadre de ce présent généralisé. Ce qui est frappant, c’est que le retrait social semble être une expression littérale de cette crise du futur décrite par les sociologues : un présent suspendu, resserré autour de l’individu, une suspension de tout acte, de tout choix, donc de toute progression temporelle.

10Mais simultanément, ce présent généralisé est aussi porteur de plaisir et peut être réapproprié dans ce qu’il confère de maîtrise. Jocelyn Lachance montre ainsi que le présent généralisé, qui caractérise la temporalité des jeunes de manière générale, offre de nouvelles façons de répondre à l’injonction d’autonomie, par exemple grâce au présent technologique de l’ubiquité : « En multipliant le nombre d’actions dans un temps limité (télécharger des films, communiquer en ligne, naviguer sur les moteurs de recherches, écouter de la musique et manger au même moment, etc.), des adolescents disent alors ressentir un intense sentiment de pouvoir, lié sans aucun doute à l’intensification du présent dont ils font l’expérience » (Lachance, 2011, p. 166). Le retirant qui restreint son univers temporel autour du présent généralisé éprouve sans doute ce sentiment de pouvoir, lié au fait qu’il est le seul maître de ces actions et de ces ubiquités, qu’il peut décider, à chaque instant, de solliciter ou d’interrompre, puisqu’il s’est momentanément désengagé des contraintes sociales et relationnelles.

11Comme en témoigne la littérature sur les hikikomori japonais, en s’enfermant dans sa chambre ou dans l’espace domestique, le retirant réorganise son propre temps : il arrive fréquemment qu’il dorme le jour et reste éveillé la nuit, s’occupe à des activités qu’il choisit et qui s’opposent bien souvent au rythme des autres, familiaux ou pairs. Ainsi, Kazuki Ueyama, un ancien hikikomori resté en retrait pendant plus de dix ans, témoigne de ce décalage : « Je ne me sentais pas à l’aise de rester à la maison pendant la journée alors que tous mes amis faisaient de leur mieux dans leur nouvel environnement. Je sentais tout cela par la fenêtre et à travers le vacarme de la ville. Seulement, la nuit, alors que les gens du monde étaient endormis, je pouvais me sentir légèrement mieux » (Ueyama, 2001). Se retirer semble alors consister en une opération essentielle de désynchronisation. Le retirant est, au sens propre, celui qui se désolidarise du temps social. Or, la désynchronisation est au cœur d’une ambivalence : dans son caractère systématique et ritualisé, elle n’est pas seulement une incapacité ou une inadaptation, elle est aussi la reconnaissance d’un repère à partir duquel s’expriment une originalité, une individualité et une maîtrise : mon temps interne au lieu du temps social contraint et rigide.

12En somme, le retirant social est à la fois celui qui vit dans un présent généralisé et suspendu, et aussi celui qui se désynchronise au quotidien et qui, par ce pas de côté, se désolidarise des communautés scolaires et familiales. Il est en décalage dans la vie quotidienne, avec les temps domestiques des repas et les temps sociaux de la semaine et des week-ends, des temps forts et des fêtes. Il effectue également une désynchronisation du temps biographique, en sortant en quelque sorte de l’échelle temporelle de ses pairs, sur le chemin du devenir adulte.

13C’est une temporalité interne protectrice, maîtrisée, qui peut s’avérer structurante ou rassurante pour certains, tandis qu’elle est déstructurante pour d’autres, créant par exemple une altération du sens du temps qui passe ou une perte des repères temporels.

Le retrait comme réagencement d’un espace interne

14Le retrait peut être également perçu comme un réagencement des espaces sociaux, en cela bien sûr qu’il consiste cette fois en une forme de déspatialisation ou de respatialisation. De la même manière qu’on attend d’un jeune d’une vingtaine d’années qu’il soit synchronisé aux temps sociaux sur le chemin du devenir adulte – en faisant des études, en travaillant ou en cherchant un emploi – on attend de lui qu’il soit spatialement coordonné aux normes et injonctions sociales. La quête d’autonomie commande – plus encore si on est un garçon – que l’on investisse et que l’on maîtrise un espace public et un espace privé. Typiquement, il faudrait aménager et investir un chez soi en propre (la décohabitation parentale étant l’un des marqueurs du devenir adulte) à partir duquel s’articule un dehors des responsabilités professionnelles et des relations sociales.

15Or, investir et habiter un espace de façon autonome exige une polarité entre le « chez soi » et l’extérieur (Allen, 1999). Très clairement, c’est de cela que se coupe le retirant puisqu’il manifeste au sens propre un désinvestissement de ces espaces sociaux et extérieurs. Tous les retirants ne vivent pas totalement reclus dans leur chambre, certains occupent les espaces domestiques, d’autres sortent même occasionnellement à l’extérieur (par exemple la nuit ou aux heures creuses, lorsque les chances de croiser des regards sont moindres). Pour autant, la figure du reclus, du jeune hikikomori enfermé dans sa chambre à qui sa mère passe des plateaux-repas sous la porte, n’en demeure pas moins un archétype, l’image d’Épinal du hikikomori médiatique et populaire.

16La réduction de l’espace-temps est en soi une expérience du corps qui n’est pas sans rappeler les épreuves de l’ermite ou du retirant spirituel (Figueiredo, 2013). Un jeune homme en retrait depuis huit ans, évoque ainsi sur un forum le calvaire des sorties imposées, par exemple pour faire des courses : « Il faut savoir que le corps lui-même a tellement perdu l’habitude des gestes les plus simples, qu’il s’agit d’une véritable rééducation : pour citer un exemple frappant, je vous raconterais que la dernière fois que j’ai fait une “tentative” de reprendre une vie normale, la plante de mes pieds n’a pas été d’accord du tout et j’ai souffert le martyre pendant deux semaines car je devais continuer à me tenir debout et à marcher alors que celle-ci était en bouillie et ce malgré mon faible poids ! » Précisant qu’il vit dans le noir, volets fermés sept jours sur sept, il évoquera plus loin les effets dévastateurs sur les muscles, la peau, les poumons, les yeux… (forum, 2007, homme, 38 ans, en retrait depuis huit ans).

17De la même manière qu’il fait primer une temporalité interne sur une temporalité externe, le retirant « désactive » également les espaces sociaux externes (l’école, le travail, les lieux de sociabilité), faisant primer un espace interne. À cet égard, la place de la fenêtre, telle qu’elle est explicitement évoquée par Ueyama, n’est pas anodine. Pour la philosophe Diana Soeiro, les hikikomori se caractérisent par leur refus d’utiliser la porte, qui impliquerait une relation physique au monde (entrer/sortir), là où la fenêtre engage une relation visuelle plus contemplative. Cette « hypertrophie du regard ou de l’œil » est familière pour certains jeunes, étant l’élément central de l’expérience virtuelle. Celle-ci entre elle-même typiquement en résonance avec la problématique adolescente : « dans un moment où les changements corporels peuvent être vécus comme étranges, perturbants, dépersonnalisants, l’expérience virtuelle offre la sensation de maîtriser la situation » (Vellut, 2013). Là encore, l’expérience de retrait est une expérience de réduction de l’espace, mais aussi de neutralisation et de contrôle de celui-ci.

Le retrait comme réagencement des investissements affectifs et relationnels

18Dans un temps où les réseaux sociaux promeuvent une hypersocialisation et une hypercommunication, il est intéressant de prendre la mesure d’un phénomène qui se caractérise par un retrait relationnel.

19Certains cas de hikikomori sont confinés dans leur chambre, ne communiquent plus avec l’environnement familial et refusent tout contact physique avec l’extérieur. Ainsi par exemple, un jeune déclare sur un forum passer le plus clair de son temps « cloîtré » dans sa chambre « fermée à double tour ». Il dit éviter ses parents et s’être « réfugié dans un monde de silence » (forum, 2005, jeune homme, en retrait depuis trois ans).

20Un autre raconte : « J’ai tellement perdu l’habitude depuis des années d’engager une discussion avec quelqu’un dans la vie de tous les jours que j’ai du mal à parler dehors avec un étranger. J’ai aussi du mal à trouver mes mots alors que sur le clavier, je m’exprime très bien. Je ne pense pas être timide, mais c’est clair que les rares fois où je sors (notamment pour les courses), j’essaye de m’écraser au maximum pour passer inaperçu le plus possible » (forum, 2010, jeune homme, 22 ans, en retrait depuis six ans).

21On le voit, l’usage d’Internet – en l’occurrence ici des forums – apparaît pour ce dernier comme une solution positive, lui permettant non seulement de s’exprimer, mais aussi de limiter les effets de son isolement et de son confinement. À ce titre, l’écran ou les nouvelles technologies de communication constituent des opportunités permettant de rendre « vivables » ces longues périodes de réclusion et, éventuellement, d’éviter par le retrait l’entrée dans une pathologie psychiatrique.

22Loin d’être systématiquement addictives ou déréalisantes, les nouvelles technologies peuvent au contraire se révéler un outil précieux permettant de maintenir, tout en les reconfigurant, des relations, selon des règles et des rythmes propres dans lesquels certains retirants excellent, alors qu’ils étaient peu performants in real life. C’est la raison pour laquelle il est délicat de formuler des diagnostics sur les « pratiques excessives » ou les « cyberaddictions » des hikikomori : non seulement, le retrait n’est pas toujours et systématiquement corrélé à de très fortes consommations d’écrans (Internet, jeux vidéo, télévision), mais surtout il est difficile de faire a priori « la distinction entre les pratiques excessives qui appauvrissent la vie et celles qui l’enrichissent » (Bach et al., 2013, p. 52).

23Toujours est-il que le retrait consiste donc en un isolement, une limitation et une maîtrise des interactions, des flux et des contraintes relationnels.

24Toute la question est cependant de savoir s’il s’agit de désinvestissement ou, au contraire, de surinvestissement : on se retire parce qu’on n’investit plus ou au contraire parce qu’on investit trop ? Nos investigations nous conduisent plutôt à identifier des cas d’adolescents ou de jeunes qui n’ont pas désinvesti l’école par exemple. Lorsqu’ils « décrochent », c’est rarement consécutivement à des échecs scolaires ou à un rejet de l’école, bien au contraire. Ce sont des profils de bons élèves, voire d’élèves brillants, qui envisageaient des études longues et qui de façon plus ou moins brutale ont (momentanément ?) « suspendu » tout investissement, ont renoncé à poursuivre.

25Suspendre le temps sur le chemin de la réussite scolaire ou universitaire et du devenir adulte revient-il à désinvestir les idéaux de performance et de réussite, ou bien au contraire, à les investir si puissamment qu’il devient préférable de s’arrêter en chemin et de laisser en suspens la question de leur réalisation plutôt que de prendre le risque de l’échec, de l’insatisfaction ou de l’à-peu-près ? Une façon somme toute de maintenir intact l’idéal. Comme le suggèrent Duverger et al., « s’enfermer vise précisément à ne rien perdre… » (2005, p. 269). D’une autre manière, Serge Tisseron formule pour sa part l’hypothèse d’un « désemboîtement psychique » en vertu duquel l’adolescent refuserait tout d’un coup de prendre en compte les attentes des autres à son égard et « renoncerait donc à appliquer les stratégies lui permettant de les réaliser, au premier plan desquelles se trouve le fait de continuer d’aller à l’école ou à l’université ». Ce qui d’une certaine manière, constitue une agression sur autrui – au premier chef, les parents, porteurs des attentes les plus pressantes : « Le hikikomori n’envisage pas d’autre moyen que de porter d’abord l’agression contre soi pour agresser son entourage de la trop forte pression qu’il a fait peser sur lui. Les proches sont des victimes collatérales de son auto-agression. » (Tisseron, 2012).

26Dans cette logique, le comportement du retirant s’apparente à une sorte de syndrome de Bartleby moderne, à l’image du personnage de Melville. Dans son attitude passive et silencieuse, il déconcerte son entourage en lui renvoyant un « je préférerais ne pas » qui ne dit explicitement ni la souffrance ni la révolte, moins encore le désir. Ce « ne pas » – ne pas sortir, ne pas répondre, ne pas faire semblant, ne pas « raccrocher » – figé et répétitif, est particulièrement déroutant pour l’entourage qui, impuissant, s’anime, s’inquiète ou s’indigne de ce qui constitue une agression par l’indifférence à sa sollicitude ou à son chagrin.

27Le caractère profondément ambivalent de la logique de retrait quant aux relations familiales est à souligner. Car nous avons affaire à des jeunes gens, parfois majeurs, qui expriment leur détresse d’une façon particulière : ils restent avec leurs parents, souvent même dans leur chambre d’enfant, rendant paradoxalement visible et permanente leur présence/absence à leur famille. Alors qu’ils se sont retirés, ils manifestent au cercle familial de façon insistante et implacable leur hyperprésence dans l’espace domestique. Le paradoxe du retirant est qu’il exprime à la fois son autonomie (espace-temps singulier, désengagement des liens familiaux et sociaux) et sa dépendance (espace domestique, chambre, repas, « non-devenir adulte »). Ce qui là encore, ne laisse pas de déconcerter l’entourage.

28Enfin, alors que le réflexe spontané est d’associer les hikikomori à des pratiques excessives de jeux vidéo ou d’addiction à Internet, et donc d’assimiler ces nouvelles pratiques à des hauts risques d’isolement et d’enfermement pathologique, nous voyons à travers le phénomène hétérogène des jeunes retirants que l’articulation entre isolement, désinvestissement et solitude est bien plus complexe qu’il n’y paraît à prime abord.

29Nombreux sont les jeunes retirants qui disent ne pas « souffrir » de leur retrait, ne pas s’en plaindre ou ne pas le voir comme un problème, au moins au début. C’est d’ailleurs le plus souvent la mère qui signale et s’alarme du retrait de son fils. Cela ne veut pas dire que le retrait est un choix positif et vécu comme tel par les individus : au contraire, l’enfermement ne ressort vraisemblablement pas d’un choix, mais d’une contrainte : « On est enfermé quand on n’a pas le choix et qu’on ne peut rien en dire » (Duverger et al., 2005, p. 862). Aussi, d’une certaine manière, le retrait représente-t-il un isolement sans solitude. C’est-à-dire un isolement permettant d’éviter ou de se protéger de la solitude, comme l’analyse Sébastien Dupont (2013). C’est bien un moyen de défense que cette « désaffectivation des liens préexistants » ou cette « atrophie du commerce affectif » (Duverger et al., 2005, p. 866).

30Si de telles analyses rendent compte de façon pertinente de la dynamique psychique qui conduit à la rupture de liens et à l’enfermement d’un point de vue psychopathologique, nous voudrions insister pour finir sur la facette sociale du phénomène : c’est-à-dire sur son ampleur et sur son caractère collectif. Ce qui semble ici commun, comme nous l’avons évoqué plus haut, ce sont les significations que prennent spécifiquement des conduites de retrait pour des jeunes – a fortiori des jeunes garçons – sur le chemin du devenir adulte. Nous avons vu que dans certains cas le retrait est l’occasion d’un réaménagement, permettant éventuellement de se protéger des contraintes de l’extérieur vécues douloureusement.

31Le retirant est celui qui, de sa chambre et grâce aux nouvelles technologies, détient un pouvoir d’ubiquité, d’accès à de multiples mondes en parfaite autonomie et selon des modalités qu’il contrôle. Le retrait apparaît alors comme en miroir des injonctions sociales : l’accélération, l’ubiquité, la mobilité ne sont ni véritablement refusées ni véritablement inversées, elles sont remaniées, et donc maîtrisées. Lors de cette mise en suspens protectrice, les écrans, nouvelles technologies et nouvelles pratiques peuvent constituer un support et un lien avec l’extérieur de telle manière que le retirant opère un retrait dans le monde plutôt qu’un retrait hors du monde. Ce qui expliquerait que ce comportement devienne grandissant parmi les jeunes et qu’il constitue une façon culturellement significative d’exprimer un malaise, mais aussi de le vivre et éventuellement de le résoudre.

32Les expériences de retrait apparaissent ainsi comme des tentatives de réagencements qui sont autant de résistances ou de réponses, à la fois singulières, mais aussi symboliques et collectivement partagées, à des injonctions sociales lourdes, contradictoires ou conflictuelles.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Dupont, Sébastien, « La solitude, condition de l’individu contemporain », Le Débat, no 174, 2013, p. 130-145.

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Figueiredo, Cristina, « Réflexions socio-anthropologiques sur le retrait social, les hikikomori et le passage à l’âge d’homme (ou le devenir adulte) », symposium franco-japonais sur le hikikomori à l’université de Nagoya, Nagoya, 9 janvier 2013.

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Vellut, Natacha, « De quoi témoigne le retrait social (hikikomori) en France et au Japon ? Réflexions sur l’expression d’un malaise contemporain », symposium franco-japonais sur le hikikomori à l’université de Nagoya, Nagoya, 9 janvier 2013.

Notes

1 La recherche présentée ici s’inscrit dans un travail collectif et interdisciplinaire, qui rassemble des chercheurs français et japonais ayant conduit une étude exploratoire sur le phénomène de retrait dans les deux pays.

2 La plupart des études indiquent une très forte prévalence masculine du phénomène hikikomori : on estime volontiers que 70 % à 80 % des cas sont des garçons.

3 L’entrée dans l’âge adulte selon les repères classiques d’indépendance et de décohabitation familiale se ferait de plus en plus tardivement.

Auteur

Sociologue, maître de conférences à l’université Paris Descartes et membre du Cermes3 (Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société). Ses travaux portent sur la sociologie de la santé mentale, l’émergence et la catégorisation de nouveaux troubles ainsi que sur les savoirs et professions « psy ».

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