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La négociation sociale

 | 
Christian Thuderoz
, 
Annie Giraud-Héraud

Première partie. Jeux, règles et régulation sociale

À propos d’une théorie institutionnaliste de la négociation

J. R. Commons et l’économie politique de la négociation des règles sociales

Laure Bazzoli

Texte intégral

  • 1 En ce qui concerne le courant institutionnaliste de manière générale, voir Corei (1995) et Bazzoli (...)

1À l’heure où l’analyse économique envisage les phénomènes de négociation sous l’angle des modèles de la théorie des jeux, et donc essentiellement sous la forme du marchandage (cf. la contribution de M. Lallement dans cet ouvrage), il semble pertinent de reconsidérer la conception institutionnaliste issue des travaux de la tradition américaine développée à partir des œuvres de Veblen et Commons ; en effet, celle-ci propose une conception originale de l’économie qui pose les institutions au point de départ de la compréhension des faits sociaux et qui propose une vision du lien social alternative à la problématique individualiste. La contribution de Commons est particulièrement intéressante dans cette perspective car il a développé une « économie de l’action collective » dans laquelle le thème de la négociation sociale apparaît central1.

2Pour mettre en évidence ce statut et dégager l’apport de la tradition institutionnaliste à l’analyse du phénomène de négociation, nous procéderons en trois temps. D’abord, nous soulignerons rapidement comment a émergé une théorie de la négociation des règles dans la pensée de Commons. En adoptant en premier lieu un point de vue historique, on verra que c’est l’étude concrète de différents processus de négociation qui a conduit Commons à mettre au cœur de l’analyse économique l’activité de négociation des règles. Ensuite, nous pourrons adopter un point de vue analytique, pour présenter quand et comment intervient la notion de négociation dans la théorie institutionnaliste proposée par Commons. Sans viser ici à proposer une représentation synthétique du phénomène de négociation, nous pourrons cependant montrer que ce concept est central, tant pour fonder une théorie de l’ordre de la société moderne que pour élaborer une analyse évolutionniste prenant en compte la spécificité du social. Enfin, il ne serait pas pertinent de laisser de côté le fait que l’institutionnalisme est aussi un projet d’économie politique normative. En effet, Commons a explicitement développé une réflexion normative en se faisant l’ardent défenseur d’un « capitalisme raisonnable » qui pose la problématique de la négociation collective au centre d’une stratégie de réforme de la société moderne.

L’ÉMERGENCE D’UNE PENSÉE DE LA NÉGOCIATION DES RÈGLES CHEZ COMMONS

3Commons est un auteur qui s’est impliqué dans un grand nombre de recherches appliquées concernant des domaines divers. C’est d’ailleurs en en restant à ce constat que les économistes ont la plupart du temps considéré Commons comme un empiriste qui n’aurait rien apporté à la théorie économique. Mais, au contraire, on peut montrer que sa pensée abstraite s’est contruite progressivement à partir de l’accumulation de recherches (plus ou moins) empiriques qui toutes concernaient des thèmes peu explorés par la théorie économique standard car considérés comme en dehors de son domaine. En effet, sa théorie de l’économie institutionnaliste, qu’il élabore réellement à partir des années 1920, découle en partie de ses investigations pionnières concernant l’État et le rapport salarial. Celles-ci l’ont conduit à remettre en cause l’enseignement traditionnel en économie et à développer les fondements épistémologique, méthodologique et théorique d’une alternative institutionnaliste. De ce dernier point de vue, les travaux de la première partie de l’activité de recherche de Commons (1880-1920) mettent en lumière comment la question de la négociation sociale est mise au centre de l’analyse économique institutionnaliste.

4Ainsi, en évoquant succinctement ces différents travaux, nous soulignerons que la question théorique centrale à laquelle l’économie institutionnaliste s’attèle est celle de comprendre comment se forme un ordre au-delà des conflits d’intérêts inhérents aux interactions sociales dans un univers de rareté et que, pour ce faire, l’accent est mis sur le rôle des processus sociaux de négociation, comme processus d’expression et d’équilibration des intérêts et des pouvoirs à la base de la définition des règles du jeu économique et social.

Premiers travaux sur l’État

5Initié par son professeur R.T. Ely à l’articulation des questions économiques et juridiques, Commons a très vite participé à des commissions publiques chargées d’élaborer et d’administrer des législations diverses. Il a en fait commencé ses recherches universitaires par l’étude de l’État, d’une part du point de vue des règles constitutionnelles et des formes du pouvoir politique, d’autre part du point de vue de la politique économique publique.

  • 2 Pour Commons, ce processus se répète à plusieurs reprises dans l’histoire du capitalisme ; il met (...)

6C’est dans A Sociological View of Sovereignty (1899) qu’il expose ses conceptions sur l’État, ouvrage qui met en évidence que, pour Commons, une sociologie générale doit être à la base de l’économie politique. Cet auteur appréhende l’État comme une institution fondamentale de l’ordre de la société capitaliste : c’est pour lui l’institution qui résout le paradoxe de la violence en contrôlant l’usage de la violence entre citoyens tout en étant contrôlée par ceux-ci via l’intégration au pouvoir souverain et à la coalition, constitutive de l’État, des différents groupes sociaux. De son étude des fondements de l’État moderne, il ressort une idée essentielle : l’État démocratique est le résultat d’un processus où la délibération et la négociation de compromis entre les différents groupes de la société est le moteur constitutif ; dans ce processus, les conflits d’intérêts et de pratiques entre les pouvoirs établis et les groupes sociaux ne prenant pas part à l’exercice du pouvoir (parce qu’ils sont nouveaux ou parce qu’ils n’ont pu encore faire entendre leurs intérêts) impulsent l’évolution de l’État et l’élargissement de la coalition formant la souveraineté2. On voit ici que, dans la vision de Commons, la dynamique de la société est intrinsèquement liée à la lutte pour l’acquisition d’une part du pouvoir souverain, et donc à la répartition inégale du pouvoir. C’est cette lutte qui fonde la nécessité de processus de négociation pour réguler les éléments coercitifs inhérents dans une société avec institution de la propriété privée (Chasse, 1986). Cette conception rapidement évoquée ici se retrouvera au centre de l’approche normative de la régulation du capitalisme proposée par Commons, qui réfléchit aux moyens d’organiser la participation effective des différents groupes sociaux.

  • 3 La législation que Commons a défendue en 1907 était l’institution d’une commission pour décider, à (...)

7De même, ses travaux dans le domaine de l’économie publique (public utilities) développent une approche de la réglementation publique grâce à laquelle il initiera sa théorie de la valeur raisonnable si importante dans son appréhension des modes de régulation du capitalisme et du rôle qu’y jouent les processus de négociation. Notamment, à partir de ses expertises dans ce domaine (qui aboutirent en 1907 à la rédaction d’une « public utility law »), il se rend compte qu’au-delà de la valeur d’échange ou de la valeur d’usage, il faut prendre en compte ce qu’il appellera la « valeur raisonnable » pour envisager le rôle et le fondement des règles sociales et de la réglementation publique. À l’époque, il parle d’évaluation légale (« legal valuation »), qui correspond à la valeur physique ajustée par l’évaluation résultant du débat entre les participants à la réglementation. Cela signifie que la valeur est ce qui est jugé bon ou viable pour les participants, donc ce qui fait consensus après discussion et négociation3.

L’étude pionnière des problèmes du travail

  • 4 Il est d’ailleurs significatif que l’école formée autour des travaux de Commons s’appelle l’école (...)

8Si Commons avait déjà élaboré au tournant du siècle les éléments essentiels de ce qui deviendra ensuite sa théorie de l’action collective, l’étude de ce qu’on appelait à l’époque les problèmes du travail, à laquelle il se consacra pendant les deux premières décennies du siècle avec son arrivée à l’université du Wisconsin, fut décisive. On peut montrer en effet (cf. Bazzoli, 1994) que la genèse de la pensée théorique de Commons dans le champ de l’emploi – qui devenait la question sociale majeure du capitalisme – a un rôle tout à fait crucial dans l’orientation prise par l’économie institutionnaliste que Commons a ensuite développée d’une manière générale et abstraite4. Si les institutionnalistes américains ont été pionniers en ce qui concerne l’étude de la relation salariale, c’est parce que ce domaine permettait d’ouvrir de nouvelles perspectives pour l’analyse économique et montrait la nécessité d’une problématique institutionnaliste.

9À partir des travaux effectués par Commons dans ce domaine, on peut comprendre l’orientation critique et l’orientation constructive de l’institutionnalisme. Du point de vue du versant critique, l’étude des problèmes du travail met en exergue selon Commons les limites fondamentales d’un cadre d’analyse dans lequel l’échange marchand est la catégorie de base et le marché le seul mécanisme de coordination des actions individuelles. La relation d’emploi ne peut être appréhendée à travers le modèle classique de l’échange (échange volontaire entre individus égaux) car non seulement elle suppose de prendre en compte les inégalités de pouvoir économique et la spécificité de la marchandise échangée, mais elle suppose aussi d’intégrer à l’analyse d’autres dimensions que l’échange que sont la relation hiérarchique dans l’entreprise et la régulation collective des termes de l’emploi.

10Du point de vue du versant positif, l’étude des problèmes du travail conduit Commons à élaborer une analyse théorique centrée sur l’intégration des phénomènes institutionnels considérés comme moyens d’articuler conflits et coopération, c’est-à-dire de rendre possible une coopération efficiente au-delà des conflits d’intérêts, de valeurs et de pratiques. En effet, dans le domaine du travail apparaissent clairement les dimensions collectives et conflictuelles des phénomènes économiques qu’on ne peut donc réduire à l’image de l’échange libre assimilé au marchandage individuel. La dynamique des relations capital/travail suppose d’intégrer les inégalités de pouvoir, les règles qui définissent les acteurs comme leurs relations, les processus de négociation qui précèdent l’échange et qui sont cruciaux dans la construction sociale des règles du jeu économique.

11D’ailleurs, dans son autobiographie, Commons affirme explicitement que, s’il lui a fallu cinquante ans pour transformer les concepts de l’analyse économique, ses études sur le travail ont été cruciales dans cette reconstruction : c’est ainsi de l’investigation dans le domaine des règles de la relation d’emploi qu’il a tiré son concept de working rule, c’est de son étude du syndicalisme qu’il a tiré sa conception de l’institution comme action collective, de l’analyse des différentes dimensions des relations employeurs/ employés qu’il a tiré sa typologie des transactions remplaçant le concept classique d’échange, de son étude du mouvement ouvrier qu’il a tiré une analyse du développement du capitalisme et du rôle qu’y jouent les processus collectifs de négociation, de l’analyse des conflits salariaux qu’il a tiré une philosophie et une analyse du capitalisme raisonnable.

12Plus généralement, on voit ici combien on ne peut limiter l’apport de Commons à des études appliquées et lui reprocher une orientation antithéorique. Car c’est au contraire à partir d’un « empirisme périodique » dans les différents champs de conflits économiques (Perlman, 1992) que cet auteur a voulu élaborer une théorie réaliste visant une compréhension des processus institutionnels de régulation et de changement en économie, et autorisant une démarche de résolution de problème, articulant ainsi réforme théorique et réforme sociale. C’est cette double réforme que nous allons aborder maintenant en nous centrant sur le rôle qu’y joue la question de la négociation sociale qui, nous allons le voir plus précisément, est au cœur tant de la reconstruction théorique (fondements et évolution des règles de l’ordre socio-économique) que de la pratique réformiste proposée par Commons.

LE RÔLE DE LA NOTION DE NÉGOCIATION DANS LA THÉORIE INSTITUTIONNALISTE DE COMMONS

13Cerner le contenu et le statut de la notion de négociation dans la pensée de Commons nous conduira à développer quelque peu ses conceptions théoriques. L’idée de négociation sociale intervient chez lui dès le point de départ de son analyse, au niveau de la transformation même des catégories de l’analyse économique. C’est sur cette base que Commons a élaboré une conception évolutionniste originale dans laquelle les processus de négociation acquièrent une place significative.

L’unité d’analyse : la transaction comme négociation des et dans les règles

14Si on peut considérer que la notion de négociation est inhérente à la problématique institutionnaliste de Commons, c’est qu’elle est liée au changement de perspective que nous propose l’auteur pour se démarquer de l’économie classique et néoclassique. On sait en effet que, à la question des fondements de l’ordre social, l’institutionnalisme vise à donner une autre réponse que la théorie économique puisqu’il rejette l’image du marché autorégulateur pour mettre l’accent sur le rôle régulateur des institutions envisagées comme constructions sociales. Or, pour ce faire, Commons montre qu’il faut changer d’unité d’analyse : aller de l’échange physique à la transaction (c’est-à-dire aux relations nouées entre individus). Ce changement permet en effet de prendre en compte ce qui est crucial : les conflits à propos des droits de propriété car, sans une définition et attribution de ceux-ci, aucune activité économique ne peut exister.

  • 5 Plus généralement, précisons que, pour Commons, les transactions privées sont des « transactions a (...)

15Pour effectuer ce changement de problématique, Commons appréhende la transaction entre individus comme une relation partie/tout. Cela signifie qu’il faut d’un côté envisager une transaction sociale comme une partie d’un ensemble plus vaste et d’un autre comme un tout. En tant que partie, une transaction figure les interactions sociales en tant qu’elles sont encadrées par des règles collectives – qui sont aussi bien économiques, juridiques que morales pour Commons – qui organisent leurs relations en définissant des droits, des devoirs, des pouvoirs et des limites à leur exercice qui rendent possible le dépassement des conflits par la coopération. En tant que tout, la transaction désigne la situation sociale de base : ainsi, dans le cadre de règles du jeu données, une transaction est une situation de négociation entre les individus qui passent des accords et des engagements et qui interprètent et ajustent les règles à la situation particulière5.

16On voit bien ici que ce qui caractérise l’analyse institutionnaliste, c’est d’une part de donner un rôle de premier plan aux règles collectives qui contrôlent et rendent possible l’action – c’est là la définition de l’institution comme action collective que propose Commons –, et d’autre part de faire du travail d’énonciation et d’accord sur les règles l’unité de base de l’analyse. L’idée de négociation est donc inhérente au concept de transaction et, inversement, la transaction est une catégorie nécessaire à la compréhension du phénomène de négociation.

17Commons n’en reste pas là puisque, refusant de réduire toute l’activité économique à l’échange, il distingue trois types de transaction. Sa typologie permet de différencier les activités économiques selon leur fonction et le statut des participants. On va voir alors que l’on peut mettre en parallèle des formes différentes de négociation selon le type de relation entretenu par les participants aux transactions, type qui est fonction de l’objet de la transaction.

18Les transactions d’échange (bargaining transactions) désignent l’activité de circulation des richesses au moyen de la négociation du transfert des droits de propriété sur les marchés entre des individus juridiquement égaux. Il s’agit là de négociations bilatérales interindividuelles, qui peuvent s’interpréter en terme de marchandage (bargaining), mené dans le cadre des règles d’échange de la propriété. Les acteurs ne sont pas forcément égaux économiquement ; ce qui signifie que ce type de négociation-transaction met en jeu l’usage du pouvoir et de la coercition économiques.

  • 6 Il s’agit là d’une conception très proche de celle développée par le sociologue J.-D. Reynaud (198 (...)

19Les transactions de direction (managerial transactions) désignent l’activité productive de création de richesse au moyen de relations hiérarchiques entre des individus juridiquement et économiquement inégaux. À travers son analyse de la relation d’emploi, Commons nous montre que si les termes des relations sont négociés contractuellement lors des transactions d’échange précédant l’activité productive, les conditions de participation à celle-ci doivent être générées en permanence, ce qui suppose un processus continuel, implicite ou explicite, de négociation et d’accord. En effet, la production nécessite la coordination et la coopération des pouvoirs productifs différenciés des participants à l’entreprise ; surtout, elle repose, selon Commons, sur un élément intangible essentiel, ce qu’il appelle la « bonne volonté » (goodwill) des employés, élément sans lequel la création de richesse ne peut exister. C’est pour cela que cette activité entrelace en permanence production et négociation. La spécificité de ces transactions, et des modes de négociation qui lui sont associés, découle de la spécificité du contrat de travail et s’exprime dans la dualité suivante : d’une part, suivant les règles définissant l’autorité et la subordination, la relation hiérarchique met en œuvre des règles édictées unilatéralement par l’employeur, qui de plus maîtrise les conditions de la négociation salariale lors de la transaction d’échange ; d’autre part, parce que la production dépend de la volonté des employés, les règles doivent être en partie négociées, interprétées et ajustées. Ainsi, la négociation dont il est question ici n’est pas équilibrée au sens où les pouvoirs de négociation ne sont pas de mêmes nature et degré entre les parties. Plus généralement, la production est entourée d’une « indétermination institutionnelle » (Gimble, 1991) au sens où les règles organisant les transactions de direction dépendent du pouvoir des parties et de la capacité d’action collective des salariés6.

20Commons distingue enfin les transactions de répartition (rationing transactions) qui désignent l’activité de distribution de la richesse et de répartition des charges et des bénéfices entre les membres d’une collectivité au moyen de négociations et d’accords entre des représentants collectifs ayant autorité sur leurs mandants. Commons rattache à ce type de transaction des relations diverses qui se définissent selon le type de rapport instauré entre les représentants légaux et entre représentants et mandants. La négociation collective est pour lui un cas de transaction distributive dont la caractéristique est de reposer sur une équilibration des pouvoirs de négociation des parties prenantes aux accords, c’est-à-dire sur une capacité et une légitimité à influencer les règles formellement de même degré. Dans son schéma de pensée, les transactions distributives sont centrales pour la formation de l’ordre social, ce sont des « transactions autorisantes » car elles formulent les règles des transactions d’échange et de direction (qui sont ainsi des « transactions autorisées », cf. note 5). Sous forme de négociation collective, elles permettent de plus la prise en compte véritable des différents intérêts en présence, et c’est pourquoi Commons leur donnera un rôle de choix dans son économie normative.

21Cette conception typologique des transactions apporte plusieurs éclairages sur la nature du phénomène de négociation dans l’analyse de la société. Comme le montre le concept de transaction, la compréhension des interactions sociales suppose de prendre en compte le fait qu’elles reposent sur des processus de négociation menés dans le cadre de règles qui définissent les pouvoirs économiques et juridiques des participants ; si toute transaction est une négociation entre deux parties, celles-ci peuvent donc faire appel à la souveraineté publique en cas de litige sur le sens des règles. Ces processus de négociation prennent des formes différentes selon le type de relation de pouvoir entre les parties et le type d’activité qui les lient. Cette conception des transactions nous montre qu’il y a à la fois négociation dans et sur les règles ; les transactions sont toujours des négociations menées dans le cadre de règles (transactions autorisées), mais elles consistent à « jouer » avec les règles, en les ajustant ou en les transformant ; par ailleurs, les transactions de répartition, qui se réfèrent d’emblée au niveau collectif, sont typiquement des transactions qui définissent les règles sociales.

22Dans cette vision, l’ordre social moderne se représente comme un réseau interconnecté de règles coutumières et formelles dans une architecture hiérarchisée où l’autorité suprême est la souveraineté, l’État de droit, et où divers processus de négociation, dans et sur les règles, fondent la coopération nécessaire au dépassement des conflits issus de la rareté.

Les fondements comportementaux de l’analyse institutionnaliste : une psychologie cognitive et sociale des transactions

23Cette « économie des transactions » implique selon Commons de reconsidérer les hypothèses comportementales de l’analyse économique. Elle suppose en effet une conception de l’action humaine qui rompt avec l’image classique de l’individu comme « automate calculateur » : pour comprendre les comportements individuels, il est nécessaire d’élaborer une théorie réaliste qui prenne en compte les sous-bassements psychologiques de l’action (dans la mesure où l’action est fondée sur des représentations et des motivations) et qui, sur cette base, en articule les dimensions cognitives et sociales. Ainsi, il s’agit d’adopter une conception de l’individu permettant d’appréhender la « psychologie des transactions », c’est-à-dire les processus formant l’action dans les situations de transaction. Tout à fait significativement, et en cohérence avec sa théorie des transactions, Commons utilise le terme de « psychologie négociationnelle » (negociaîional psychology) pour caractériser la conception institutionnaliste de l’action (Bazzoli et Dutraive, 1998 ; Biddle, 1990a ; Ramstad, 1997).

24Pour Commons, cette psychologie négociationnelle est à la fois une « psychologie volitionnelle », qui étudie la logique de l’opération de la volonté humaine, et une « psychologie sociale », qui prend en compte le fait que l’action est toujours médiatisée par la relation aux autres dans un contexte social. L’analyse instititutionnaliste souligne une double particularité de l’action volontaire, conçue comme « activité créative tournée vers le futur, manipulant le monde extérieur et les autres individus en vue de conséquences anticipées » (Commons, 1934). D’un côté, reprenant les philosophes pragmatistes, Commons défend que la « loi de la nature humaine » réside dans la recherche d’une sécurité des anticipations : dans un contexte d’incertitude et d’interactions complexes, les individus suivent des modes habituels de comportement pour pouvoir agir. Commons désigne par « transactions routinières » le fait que la plupart des transactions ne nécessitent pas une attention constante et une délibération consciente parce qu’elles ont été déjà expérimentées par le passé et concernent des problèmes connus. Cette catégorie de transaction signifie donc que l’action volontaire suppose une routinisation des processus cognitifs : dans leurs transactions, les individus se reposent sur des habitudes (ou règles de conduites). D’un autre côté, le fait que la majorité des transactions soient routinières est pour Commons la condition pour l’exercice actif de la raison. En effet, une seconde spécificité de la volonté humaine est sa capacité à se concentrer sur quelques facteurs stratégiques pour aboutir au résultat recherché. Cette spécificité s’exerce dans le cadre de ce que l’auteur appelle les « transactions stratégiques », c’est-à-dire des transactions qui mettent en jeu des opportunités nouvelles et pour lesquelles l’individu ne peut se reposer sur des habitudes : il doit penser et répondre créativement à la situation. Or c’est précisément selon Commons parce que les processus cognitifs sont routinisés que l’esprit humain peut se concentrer sur les facteurs stratégiques ; c’est là le fonctionnement particulier de la rationalité humaine.

25Mais en amont, on ne peut étudier et comprendre la routinisation des processus cognitifs et l’exercice stratégique de la rationalité sans replacer l’action dans l’environnement social qui lui donne son sens. Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord que les éléments du comportement (les représentations, les habitudes, les préférences...) sont le produit d’un processus d’apprentissage qui n’est pas uniquement interne à l’individu mais qui met en jeu l’interaction des individus dans un contexte d’institutions sociales changeantes ; l’individu est, pour Commons, un « esprit institutionnalisé ». Et donc que la psychologie des transactions est nécessairement une psychologie sociale des négociations qui forment et altèrent les représentations des individus, leurs préférences et leurs comportements ; c’est évidemment au moment des transactions stratégiques que l’influence des processus de négociation sur le comportement prend toute son importance puisque l’objectif est de définir des modes de comportements partagés qui soutiendront l’exercice de transactions routinières. Enfin, cette psychologie sociale des négociations se différencie selon le type de transactions : psychologie de la persuasion et de la coercition dans les transactions d’échange ; psychologie de la commande et de l’obéissance dans les transactions de direction ; psychologie de l’argumentation et de la plaidoirie dans les transactions de répartition.

26Au total, pour étudier les transactions, l’économie institutionnaliste déploie une conception de l’action qui repose sur une conception du fonctionnement de l’esprit humain ; celle-ci défend que le fondement psychologique pertinent est celui d’une psychologie négociationnelle qui articule les dimensions individuelle et sociale du comportement en subordonnant la dimension volitionnelle à la matrice sociale des interactions.

Évolution institutionnelle et processus de négociation

27À partir d’une reformulation des unités de l’analyse économique pour fonder une théorie des institutions, Commons met au cœur de son propos la question de l’évolution sociale.

28Les fondements de l’analyse institutionnaliste que nous venons brièvement de présenter sont orientés vers la compréhension des processus de construction sociale des institutions. Pour analyser la spécificité de l’évolution dans le domaine social, Commons critique la métaphore de la sélection naturelle – que les économistes utilisent en parlant de main invisible et d’ordre spontané – parce qu’elle ne concerne que les processus d’adaptation à un environnement donné et en dehors du contrôle des « organismes » ; or il s’agit d’intégrer le fait que l’action humaine a un pouvoir de choix et de contrôle, et c’est pourquoi Commons reprend de Darwin l’idée de « sélection artificielle » (Ramstad, 1994). Mais il refuse aussi la conception déterministe de l’histoire. C’est pourquoi il envisage l’évolution des institutions comme un processus de construction sociale indéterminé, qui met en jeu à la fois des choix (privés et publics, individuels et collectifs) et des déterminants sociaux, et dont la logique repose sur la dynamique de régulation des conflits (cf. Biddle, 1990b).

29Pour Commons, l’évolution met en œuvre deux processus, un processus d’émergence des règles et un processus de sélection des règles, qui tous deux montrent l’importance des processus de négociation de différente nature. La force endogène impulsant l’évolution réside fondamentalement pour Commons dans l’activité créative de résolution de problèmes de la part des individus. C’est en effet face à des situations problématiques (nouvelles ou indéterminées) que les individus et les organisations s’engagent dans des transactions stratégiques qui conduisent à mettre en œuvre de nouvelles pratiques et à jouer sur les règles existantes pour les faire changer. Or, effectuer une transaction stratégique implique, pour Commons, d’utiliser, selon la position sociale dans les rapports de pouvoir, la négociation (persuasion) ou la coercition (sous forme ou non de négociation) pour tenter de faire changer les règles qui sont devenues un facteur restrictif de l’action. Ainsi, grâce à la négociation avec les autres pour faire accepter leurs nouvelles pratiques et les transformer en transactions routinières, les innovateurs peuvent enclencher un processus de diffusion qui peut conduire à l’émergence de nouvelles règles.

30Cela étant, il n’y a pas pour Commons d’ordre spontané résultant des actes créatifs des individus : ils génèrent plutôt du désordre car de nouvelles pratiques ne deviennent pas par elles-mêmes des règles sociales. Si le processus spontané de diffusion peut fonctionner dans ce sens, il faut aller plus loin, selon Commons, pour comprendre l’évolution institutionnelle. En effet, le processus central qui permet de créer de l’ordre au-delà des conflits et de faire changer la structure institutionnelle de la société est, pour Communs, un processus de sélection des règles par les individus qui ont, dans l’histoire d’une société, acquis le pouvoir de décision. À la main invisible du marché, il faut substituer la main visible des autorités, dont le pouvoir légitime est attribué par l’État, et qui prennent des décisions pour résoudre les problèmes, décisions qui impliquent des choix quant aux intérêts, aux pratiques, aux règles à privilégier, et qui donc orientent le processus d’ajustement institutionnel. C’est en ce sens qu’il y a construction sociale. Pour Commons, la sélection « artificielle », au sens où elle met en œuvre une autorité et un pouvoir de sanction, intervient tant à l’intérieur des organisations privées (sélection des règles organisationnelles par les représentants du « pouvoir de propriété ») qu’à l’extérieur (sélection des règles par les autorités judiciaires et politiques), étant entendu que certaines règles organisationnelles impliquent d’être acceptées par les autorités publiques. Si, pour Commons, une partie du changement institutionnel dérive de la généralisation par le politique ou le juridique des règles des organisations privées, le changement et la sélection qui s’opèrent à leur niveau ne peuvent être considérés comme autonomes et le processus central dans l’ajustement institutionnel d’une société est celui lié à l’action des autorités publiques car il est le seul à pouvoir, in fine, résoudre les conflits sur les règles des transactions. Or cette action met en œuvre des formes de négociation qui fondent leur rôle crucial dans l’établissement d’un ordre social.

31Au niveau des processus judiciaires, la sélection artificielle opère en grande partie sur la base des principes de la jurisprudence qui impliquent la prise en compte des précédents et la recherche de compromis entre les différents points de vue en cause afin d’aboutir à un consensus d’opinion. C’est d’ailleurs en cela qu’il considère que la common law relève d’une méthode expérimentale et que de ce fait elle constitue un processus essentiel par lequel l’ordre peut être atteint et l’évolution des règles conduire au développement éthique de la communauté.

32Au niveau des processus politiques, la sélection artificielle repose sur un processus collectif de prise de décision organisé selon les règles de la démocratie représentative qui implique, en partie, discussion rationalisée et négociation de compromis. À ce niveau, les intérêts privés peuvent jouer sur les processus politiques par l’acquisition d’un pouvoir de négociation. Ce qui est important pour Commons est alors qu’il est toujours possible que de nouveaux intérêts et groupes sociaux gagnent une place dans le contrôle de l’État orientant la société vers une démocratisation accrue ; nous y reviendrons.

33Finalement, cette conception montre que la sélection des règles n’est pas indépendante des fins et des valeurs selon lesquelles les règles sont choisies ou approuvées par les autorités et qui reflètent leur conception dont les charges et les bénéfices doivent être répartis entre les membres de la communauté. Pour Commons, prendre en compte le rôle des valeurs est indissociable d’une théorie de la construction sociale des règles telle que nous l’avons évoquée, notamment pour comprendre sur quelles bases se forment et se négocient les règles dans un contexte d’incertitude et de conflits (Atkinson, 1987). Pour lui, les décisions prises par les individus et les autorités sont fondées sur des processus sociaux d’évaluation. Il considère que ce qui guide les choix dans le processus de sélection peut être interprété en termes de « valeur raisonnable » ; les agents prennent une décision eu égard à ce qu’ils considèrent être une pratique ou une règle raisonnables. Issue de l’étude des décisions judiciaires, cette notion signifie pour Commons que ce qui est recherché est la réduction de l’écart entre les intérêts conflictuels qui séparent les parties pour atteindre une satisfaction de leurs intérêts mutuels (Dugger, 1996). Pour l’auteur, les valeurs raisonnables n’ont rien de normes objectives et absolues ; il n’y a pas de logique déterministe sur la base de laquelle fonder les décisions. Les valeurs raisonnables sont relatives et évolutives ; elles rendent compte des compromis atteints par la confrontation des intérêts (compromis explicitement ou non négociés par les parties, mais qui, quoi qu’il en soit, impliquent la prise en compte des différentes positions pour aboutir à une médiation servant l’intérêt commun). Ces compromis donnent sens, pour un temps, à ce qui doit être considéré comme raisonnable, étant entendu que les conflits sont toujours présents et concernent aussi la définition de la raisonnabilité. Pour Commons, quand on adopte une approche institutionnaliste et non pas individualiste de la société, alors on se centre sur la compréhension « des évaluations communes des individus à travers lesquelles les participants aux transactions s’inscrivent dans un consensus d’opinion et d’action » (Commons, 1934, p.25). Le processus social ne peut donc être envisagé comme un ordre naturel où la poursuite des intérêts individuels conduit spontanément à l’intérêt général. L’ordre social suppose qu’une coopération soit construite au-delà des conflits d’intérêts, et cette coopération repose sur la sélection des règles impliquant une médiation des intérêts ; cette médiation n’induit pas forcément une négociation formelle entre les parties mais elle met en jeu une mise en balance des intérêts, qui n’est d’ailleurs pas forcément équilibrée puisque la société est envisagée comme un système de pouvoirs hiérarchisés. C’est précisément sur cette dimension-là des processus de négociation constitutifs de l’ordre social que Commons va mettre l’accent du point de vue normatif.

UNE ÉCONOMIE NORMATIVE DE LA NÉGOCIATION : LES FONDEMENTS D’UN « CAPITALISME RAISONNABLE » SELON COMMONS

34La conception institutionnaliste de l’ordre social met en exergue que la régulation institutionnelle est le résultat d’une construction sociale qui repose sur des décisions fondées sur des valeurs évolutives et figurant des compromis ; celles-ci sont créatives et il s’ensuit que le processus économique est un processus ouvert, indéterminé ; en ce sens on a une conception de l’évolution purgée de toute nécessité hégélienne ou de tendance naturelle vers l’équilibre. Dans cette vision, une place essentielle est ouverte pour l’action transformatrice puisque des choix sont à l’œuvre dans l’orientation de la dynamique institutionnelle. C’est donc tout logiquement que Commons propose une réflexion normative dépassant l’antagonisme classique entre théorie et pratique dans le but de redonner son sens à l’économie politique comme connaissance aidant à penser ce que peut être un régime socio-économique juste et légitime. C’est dans cette perspective qu’il envisage l’idée de « capitalisme raisonnable ».

Les principes de l’économie normative de Commons

35À la suite de son adhésion au pragmatisme philosophique qui se caractérise par le rejet des dualismes cartésiens, et notamment le dualisme des faits et des valeurs, Commons a remis en cause le mythe d’une science libérée des valeurs et a développé une conception de la connaissance où celle-ci est intimement liée à l’action et à la réflexion éthique (Bazzoli, 1994). Pour lui, l’analyse scientifique de la société met nécessairement en jeu une perspective normative fondée sur une philosophie sociale explicite servant de guide tant à l’étude des faits qu’à leur transformation : ainsi, Commons considère que les théories adoptent des points de vue qui dépendent des conflits existants et de l’attitude adoptée envers eux.

36Sa position normative propose une approche réformiste de la société moderne. Elle repose sur quelques principes méthodologiques issus de son évolutionnisme empreint de la philosophie de Peirce et de Dewey, et développe une position éthique qui découle d’une compréhension originale des paradoxes du capitalisme et de ses institutions.

37D’un point de vue méthodologique, la conception de Commons se présente comme une alternative aux positions positivistes traditionnelles. En premier lieu, revendiquer la possibilité et la nécessité d’une intervention sur le processus social, ce n’est pas violer les principes naturels de l’ordre social, mais c’est tenter de transformer la logique de l’action collective et les choix évolutifs intervenant dans la sélection artificielle à l’œuvre dans la société moderne. Ensuite, Commons, à la suite de ces influences philosophiques, considère que la réflexion normative s’inscrit dans une conception de la connaissance selon laquelle celle-ci doit viser à élaborer des conceptions autorisant la résolution des problèmes dans la réalité (Liebhafsky, 1993) ; l’auteur qualifie ainsi sa position d’idéalisme pragmatique parce qu’elle n’adopte pas une vision idéaliste des valeurs : aucune utopie ne peut représenter une valeur idéale ultime et, surtout, celle-ci doit être soumise à l’expérience et ancrée dans la pratique. C’est pourquoi Commons ne défend pas une position normative a priori mais envisage la réforme comme un long processus de définition de valeurs raisonnables issues des pratiques existantes et des conflits d’intérêts.

38Cela étant, Commons adopte un point de vue éthique particulier dans ce processus de résolution des problèmes et des conflits. Il considère que le capitalisme est une société marquée par les inégalités de pouvoir dont il met en évidence deux conséquences négatives : d’une part, au niveau du processus économique, l’incapacité du système capitaliste à éviter les fluctuations et à assurer le plein emploi est selon lui inhérent au conflit existant entre le capital et le travail qui se traduit par le fait que les décisions économiques ne prennent pas en compte les intérêts des salariés et de la communauté en étant orientées par la recherche d’une rentabilité immédiate et individuelle ; d’autre part, au niveau plus général du processus social, les autorités sélectionnent les règles du jeu en faveur des intérêts et des pratiques des groupes sociaux dominants, la sélection étant ancrée dans les rapports de pouvoir. Face à cela, Commons a toujours explicitement été guidé par une « éthique de l’homme commun » s’exprimant par la recherche des conditions sociales assurant la sécurité, l’égalité et la liberté, ce qui suppose la protection des transactions des individus sans pouvoirs et l’extension de l’égalité des opportunités. Pour Commons, la recherche d’une société juste est liée au processus par lequelle de nouveaux groupes sociaux gagnent une voix dans la gestion de la société, c’est-à-dire au processus par lequel les intérêts du salariat peuvent être intégrés à l’exercice du pouvoir, par la participation au gouvernement économique et politique (Chasse, 1986). Au fond, la tâche fondamentale de l’économie institutionnaliste était de montrer comment l’action collective pouvait favoriser la « liberté économique » (égalité des opportunités, protection contre le chômage, équilibration des pouvoirs de décision) sans éliminer la liberté individuelle et politique (Leathers, 1989). Ce qui équivalut pour Commons à réfléchir à la façon dont la démocratie moderne pouvait être réformée et approfondie. C’est en cela que sa philosophie sociale servant de cadre à son économie normative est alternative tant au libéralisme qu’au marxisme. Et c’est à cette tâche que Commons s’est attelé en élaborant son « idéal-type » du capitalisme raisonnable.

Le capitalisme raisonnable ou l’institution d’une maîtrise sociale de l’économie : le rôle des processus de négociation collective

39Ce qui guide Commons, c’est la recherche des processus par lesquels des solutions raisonnables aux conflits d’intérêts peuvent être atteintes, c’est-à-dire des solutions qui permettent le fonctionnement de la société et la prise en compte des différents intérêts. Cet idéal normatif s’oppose tant au libéralisme – fondé sur l’idée d’harmonie naturelle et défendant une conception individualiste de la démocratie (« une même liberté pour tout individu ») conduisant à la domination de ceux qui ont du pouvoir – qu’au marxisme – fondé sur l’idée d’une harmonie finale des intérêts occultant toute nouvelle forme de domination. La conception évolutionniste de Commons repose sur le principe que, dans le monde social, il y a à la fois conflits d’intérêts et intérêts communs, ce qui rend possible la recherche de compromis et la définition d’un but public, et que les conflits sont essentiels à la dynamique sociale. Dans ce cadre, Commons est amené à défendre la capacité des institutions démocratiques à réguler les conflits selon un but public collectivement négocié de telle façon que les parties acceptent le compromis. Ce qui est essentiel est que l’on peut, selon lui, instaurer des procédures démocratiques de négociation qui autoriseraient une régulation du capitalisme par la transformation des rapports de pouvoir et donc des modes de création des compromis et des règles entre classes sociales. Cela correspond pour lui à une extension de la démocratie, et celle-ci est au cœur de la possibilité de dépassement du capitalisme financier et de l’instauration des arrangements institutionnels porteurs d’un capitalisme raisonnable.

40Pour Commons, le capitalisme raisonnable a pour caractéristique de favoriser l’action collective de toutes les classes sociales en permettant que « les classes subordonnées acquièrent un contrôle légal sur les règles et non seulement un vague contrôle moral par l’opinion publique » (1913, p. 67). Or c’est dans les processus de négociation collective entre les groupes représentatifs des différents intérêts et classes de la société que Commons situe le moyen d’étendre la démocratie et d’établir des valeurs raisonnables permettant la régulation du capitalisme, seul refuge à la fois contre le totalitarisme et contre les limites sociales de la société moderne. Au fond, Commons a voulu montrer que l’on pouvait réduire le rôle des transactions de répartition opérées par la législature ou le judiciaire pour mettre au premier plan celles opérées sous forme de négociation collective fondée sur la représentation des différents intérêts et la coopération volontaire.

41Commons envisage cette extension de la démocratie via l’institution des processus de négociation collective à un double niveau :

  • cette extension doit se faire de la sphère politique vers la sphère économique : Commons a activement contribué pour ce faire à l’acceptation et au développement de la négociation collective entre le capital et le travail, qu’il considérait comme le moyen d’instaurer un « gouvernement économique » ; cette action collective bilatérale (« two-sided collective action ») que constitue la négociation collective impose bien sûr que les pouvoirs de négociation soient rééquilibrés au profit du salariat pour qu’il puisse effectivement participer aux décisions concernant les règles du jeu économique et social ;
  • cette extension concerne aussi la sphère politique elle-même : au-delà de l’instauration d’un gouvernement économique, Commons considérait qu’il s’agissait de transformer l’État de droit, d’une démocratie individualiste à une démocratie collective, grâce à une généralisation des processus de négociation collective entre représentants des différents intérêts comme base de la législation et de l’administration des règles collectives ; pour Commons, cette généralisation signifie la création de commissions indépendantes du pouvoir politique et constituées des parties concernées (donc des citoyens) dans le champ des différents problèmes.
  • 7 Paradoxe selon lequel même si un ensemble d’individus inorganisés ont un intérêt commun, ils peuve (...)

42Commons donne deux types de justification à ses propositions normatives, outre le fait que le principe de négociation collective lui apparaît beaucoup plus flexible que la régulation juridique ou administrative, donc plus adapté, de ce point de vue, à la résolution des problèmes de la société moderne. Le premier argument concerne la logique de l’action collective. La conception institutionnaliste considère que, parce qu’il n’y a aucune balance naturelle des pouvoirs, ce n’est que lorsque les citoyens s’organisent qu’ils peuvent acquérir une « voix » dans l’ajustement institutionnel et le contrôle de l’État. Cette conception n’est pas touchée par le paradoxe d’Oison7 : la validité de l’argument d’Oison est circonscrite par l’hypothèse de comportement utilitariste que Commons rejette car elle rend impossible l’appréhension de l’action collective (voice) comme un comportement alternatif à la poursuite de l’intérêt égoïste et fondé sur la reconnaissance d’intérêts communs (Hirschman, 1986) ; surtout, l’action collective est incitée par la recherche de protection contre l’exploitation inhérente aux inégalités de pouvoir et sa logique est celle d’une lutte pour obtenir une part de pouvoir de décision grâce à l’acquisition d’un pouvoir de négociation ; dans ce cadre, on met l’accent sur la nécessité d’une contrainte sociale pour fonder une action collective. Par ailleurs, du point de vue normatif, la position de Commons n’est pas compatible avec la thèse, soutenue aussi par Oison, selon laquelle l’organisation des groupes d’intérêts est néfaste car il s’agirait d’une utilisation du pouvoir pour des buts privés ; en effet, dans une conception où les buts et intérêts collectifs évoluent par discussion et négociation, la valeur des groupes d’intérêts réside dans leur capacité à représenter différents points de vue. On arrive alors au second argument, essentiel à la problématique de Commons. Atteindre des solutions raisonnables aux conflits, c’est, pour Commons, confronter les intérêts conflictuels et négocier des compromis ; autrement dit, une condition centrale de la raisonnabilité réside dans la participation des agents concernés eux-mêmes, et c’est ce qui caractérise les processus de négociation collective.

43Ainsi, Commons s’est fait le défenseur d’une nouvelle forme d’action collective organisée hors de la structure formelle de l’État et ayant autorité à formuler et adapter expérimentalement les règles du jeu social. Cette forme fondée sur la négociation collective implique une équilibration des pouvoirs des différents intérêts constitutifs de la société et se caractérise par une détermination commune des règles par les citoyens organisés en groupes, une élaboration aboutissant à une régulation des conflits par la recherche de compromis, étant entendu que la négociation est un processus continuel qui inclut l’application et l’ajustement des règles.

  • 8 Si l’idéal du capitalisme raisonnable fait écho à « l’économie négociée » des social-démocraties c (...)

44Au fond, on peut entrevoir le sens du capitalisme raisonnable chez Commons. En étant organisé sur le principe de négociation collective, le capitalisme raisonnable signifie l’approfondissement du contrôle démocratique du capitalisme par l’exercice collectif de pouvoirs partagés autorisant une création partitaire et pragmatique des règles. Parce que cela implique de subordonner les règles du jeu économique à la démocratie envisagée comme processus de construction de compromis par négociation, on peut penser que le capitalisme raisonnable revendique une maîtrise sociale de l’économie et que celle-ci est fondamentalement liée à la création négociée des règles (Bazzoli et Dutraive, 1995)8.

CONCLUSION

45Finalement, ne peut-on pas penser, au terme de ce tour d’horizon de la pensée de Commons, qu’une conception institutionnaliste se distingue notamment par la place qu’elle accorde aux processus de négociation dans la compréhension des phénomènes sociaux ?

46Du point de vue positif, l’enjeu de la position institutionnaliste est de tenter d’élaborer une alternative à l’individualisme et au holisme en construisant des unités d’analyse qui articulent l’action individuelle et les structures sociales ; or le concept de négociation est crucial dans ce projet car il s’inscrit justement dans cette articulation en impliquant à la fois la dimension active de l’individu et la prégnance des institutions.

47Du point de vue normatif, Commons pose la question de l’efficience sociale en considérant que la régulation de la société suppose un accord sur les règles qui est le résultat de compromis négociés entre systèmes de valeurs et de pratiques. Au fond, cette position implique de rejeter la conception a priorique du bien pour défendre une éthique fondée sur l’expérience et la participation des citoyens.

48C’est de ce double point de vue que l’analyse institutionnaliste peut prétendre apporter des éléments à une réflexion sur la négociation sociale, ses fondements et ses enjeux.

Notes

1 En ce qui concerne le courant institutionnaliste de manière générale, voir Corei (1995) et Bazzoli (1994).

2 Pour Commons, ce processus se répète à plusieurs reprises dans l’histoire du capitalisme ; il met notamment l’accent sur deux phases : intégration au pouvoir des intérêts des marchands et capitalistes ; intégration au pouvoir des intérêts des salariés ; cf. notamment Commons (1924).

3 La législation que Commons a défendue en 1907 était l’institution d’une commission pour décider, à propos de chaque domaine de réglementation publique, quelle devait être la valeur (raisonnable) du service rendu au public.

4 Il est d’ailleurs significatif que l’école formée autour des travaux de Commons s’appelle l’école du Wisconsin, lieu où l’auteur dirigea des recherches sur les problèmes du travail et où il finit sa carrière avec la publication de ses traités théoriques majeurs.

5 Plus généralement, précisons que, pour Commons, les transactions privées sont des « transactions autorisées » par des « transactions autorisantes » effectuées par les figures de l’autorité publique qui décident de leur légalité. Il élabore ainsi une théorie de la société moderne qui considère que celle-ci est organisée selon un ordre hiérarchisé où l’autorité suprême est l’État de droit et où seules les autorités légitimes peuvent dénouer les conflits, décider du sens des règles et les faire appliquer ; c’est pourquoi toute transaction est une relation des parties au tout.

6 Il s’agit là d’une conception très proche de celle développée par le sociologue J.-D. Reynaud (1989), qui montre que les organisations hiérarchiques mettent en œuvre à la fois des régulations de contrôle et des régulations autonomes.

7 Paradoxe selon lequel même si un ensemble d’individus inorganisés ont un intérêt commun, ils peuvent être incapables de promouvoir une action collective car il est toujours plus avantageux pour un individu rationnel de bénéficier de l’action collective sans y participer et en subir les coûts ; cela est appelé en économie le comportement de free rider (« cavalier seul »).

8 Si l’idéal du capitalisme raisonnable fait écho à « l’économie négociée » des social-démocraties contemporaines aujourd’hui en crise, il ne s’y résume pas cependant (Ramstad, 1991) car la question de la participation démocratique à la gestion de la société et de l’économie par la transformation des modes d’expression et de régulation des conflits d’intérêts, donc des rapports de pouvoir, reste posée.

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