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La mondialisation de la communication

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Paul Rasse

Les enjeux de la mondialisation de la communication

Dominique Wolton

Note de l’éditeur

Entretien inédit

Texte intégral

1Vers quoi conduit la multiplication de l’offre satellitaire mondialisée, que vous pressentiez déjà dans Éloge du grand public, (1990) ? Ne conduit-elle pas à recomposer les communautés antérieures en segments de masse transnationaux formatés par les industries culturelles ?

2Il y a un télescopage entre deux logiques : l’une politique et sociale, l’autre technique. Hier – au début du vingtième siècle, lors de l’avènement des médias – il y avait une rencontre entre les médias de masse (diffusion de l’information et de la culture pour tous) et un projet de démocratie de masse (le suffrage universel pour tous). Donc, la culture moyenne – ou de masse – qui émergeait à travers la radio et la télévision, était finalement en phase avec le projet d’une égalité d’accès pour tous à la culture, grand projet politique des années 1920/1960/1980. Aujourd’hui, surgissent les « nouveaux médias » qui correspondent, eux aussi, à une double rupture, technique et culturelle. Rupture technique, car on peut avoir une segmentation de l’offre : beaucoup plus de tuyaux avec bien plus de programmes thématiques. Rupture culturelle car les goûts et les comportements s’individualisent dans notre société où les individus sont libres de choisir et de se dissocier de « la masse ».

3On a donc un deuxième mouvement historique où la technique rencontre l’évolution sociale. Sauf que dans le cas des médias de masse, cette rencontre favorisait un projet social et politique collectif tandis que, dans le cas des nouvelles technologies cette rencontre entre logique technique et logique culturelle renforce le mouvement d’individualisation qui existait préalablement. Même si ce mouvement est un progrès, c’est aussi un problème : une fois que tous les individus sont libres, comment faire société ? Comment regrouper les individus non pas avec leurs ressemblances, mais leurs différences ? D’une certaine manière l’individualisation et la diversification de l’offre sont les deux faces d’une même médaille : pile, la communication de masse favorise le collectif mais peu l’individuel, et face, les nouvelles techniques favorisent l’individuel et laissent entière la question du collectif. Donc, contrairement à ce que l’on pense, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ne « dépassent pas » les médias de masse, elles représentent le deuxième versant de la même problématique.

4Par contre, il est plus facile aujourd’hui d’organiser l’individualisation et la segmentation que de continuer à pouvoir penser le lien social. Donc non seulement il n’y a pas de « progrès », sauf d’un point de vue technique, entre les médias de masse et les NTIC, les deux techniques sont synchrones, mais d’une certaine manière, théoriquement, il est plus compliqué de penser et de réussir la société collective que la société des communautés.

5Les cultures populaires locales, déstabilisées ont tendance à se cristalliser dans des confrontations identitaires, alors qu’elles sont paradoxalement traversées par la communication mondialisée. Et ce cocktail, dîtes-vous dans L’autre mondialisation (2003), devient explosif. Pourriez-vous développer ?

6Oui, parce qu’il y a deux mouvement contradictoires. Tout d’abord, la mondialisation* des cultures et notamment des musiques, que l’on appelle la World Music, est sûrement l’un des aspects les plus positifs de la mondialisation, car cette musique qui circule d’un continent à l’autre est un facteur d’ouverture et de tolérance. Au-delà, la mondialisation de la culture est un progrès aussi par l’ouverture au cinéma, à la radio, à la télévision... Mais, ensuite, l’inconvénient, est le risque d’amenuiser, voire de détruire des cultures locales qui n’ont pas les moyens techniques et économiques de se faire entendre. La mondialisation est favorable à une certaine forme de culture mais écrase les autres qui n’ont pas par ailleurs les moyens de se révolter. C’est pour ça que le thème de l’identité culturelle est en train de devenir un thème politique mondial central. Et l’identité culturelle devient un facteur d’antagonisme supplémentaire quand elle vient s’ajouter aux inégalités sociales. Simultanément la mondialisation enrichit les riches et appauvrit les pauvres et cette inégalité croissante est vue, pour la première fois dans l’histoire du monde, grâce aux médias, par tous. Il y a donc une sorte de prise de conscience mondiale de l’accroissement des inégalités économiques et sociales accompagné d’une révolte contre la standardisation* culturelle. C’est à ce moment là que le thème de revendication culturelle surgit : sauvons nos langues, nos traductions, nos religions, nos musiques, nos rythmes, nos théâtres, nos cinémas, notre poésie. Tous les thèmes de l’identité culturelle sont des moyens de s’opposer et de résister à la fois aux inégalités économiques et culturelles de la mondialisation. L’arrivée de quelques pays émergents, maintenant puissants, ne change rien à cette problématique.

7On retrouve là un combat politique global, puisque le principe de la diversité culturelle a été reconnu par la charte de l’Unesco* en octobre 2005 après des années de lutte, mais n’est appliqué par personne. Avec le paradoxe suivant : nous sommes enfin devenu sensibles à la diversité de l’environnement, mais hélas pas encore, au-delà de la langue de bois, à l’égard de la diversité culturelle. Et pourtant celle-ci est probablement encore plus dangereuse que la première pour la paix et la guerre. Nous sommes donc dans une espèce de contradiction mondiale qu’il va falloir résoudre : on est pour la culture et la communication mondiale ; tout en reconnaissant du bout des lèvres l’intérêt de la diversité culturelle, mais on n’en tire aucune conséquence. Du coup, les peuples et les communautés vont s’opposer car ils ont le sentiment qu’en participant à la mondialisation, ils perdent leurs racines et leurs identités.

8Dans la théorie de la communication que je défends, je dis que la troisième mondialisation, qui vient après la mondialisation politique (création de l’ONU) et après la mondialisation économique (élargissement du libre-échange), est liée à la mondialisation culturelle, c’est-à-dire la nécessité impérieuse d’organiser la cohabitation culturelle. Il faut donc maintenant affronter un problème auquel on n’avait pas pensé : les peuples, les individus, les communautés veulent éventuellement faire partie de la mondialisation économique, voire politique et veulent à la fois réduire les inégalités économiques et sociales, et préserver leurs racines culturelles.

9Comme vous le pressentiez dans Éloge du grand public (1990), les nouveaux médias électroniques peuvent-ils donner lieu à des initiatives d’ampleur pour faire exister des alternatives à la globalisation* ? Peuvent-ils, et comment, par exemple, faciliter l’essors d’un tourisme alternatif ?

10L’intérêt de toutes les techniques de communication (et de toutes les techniques au demeurant) c’est qu’elles sont toujours portées, au départ, par des utopies politiques ou sociales. L’homme invente des outils qui lui permettent de se libérer, toujours accompagnés d’un désir d’émancipation. Ce qui est à la fois extraordinaire et triste, car ce désir d’émancipation finit pas se transformer en un processus de rationalisation économique, technique ou culturel. Cinquante ans plus tard, l’émancipation est rarement au bout de l’innovation. Dans le cas des techniques de communication, cela a été vrai pour le télégraphe, le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision et l’ordinateur. D’ailleurs, regardons le discours dominant aujourd’hui sur Internet. Personne ne veut voir Internet comme un formidable processus de rationalisation, tout le monde continue à penser que c’est avant tout la liberté pour tout le monde.

11Bien sûr, dans les dictatures, il y a des émancipations qui sont permises par les nouvelles technologies, comme elles le furent par la radio où la télévision. Le problème, dans nos pays démocratiques, est que la rationalisation économique provoque une déperdition : l’utopie se banalise, se standardise et devient un outil d’interaction. Autrement dit, la rationalisation des techniques de communication ne veut pas dire qu’elles manipulent les esprits, mais simplement que la charge subversive a diminué au profit de services certes utiles, mais qui ne sont du coup pas forcément synonymes d’émancipation culturelle ou politique.

12Dans le cas du tourisme alternatif, le sujet est, selon moi, moins lié aux nouvelles techniques d’information et de communication qu’à la prise de conscience de l’environnement. Il y a un milliard et demi d’individus qui circulent chaque année dans le monde, avec un déséquilibre entre le Nord et le Sud, mais qui devrait se réduire avec le temps.

13Or, c’est toujours un progrès de voyager, d’aller chez l’autre, parce qu’on voit physiquement la différence. Les NTIC peuvent être un moyen d’appréhender l’Autre avant et après le voyage. Avec la prise de conscience écologique, elles peuvent être un moyen de sensibilisation pour essayer d’inventer une autre forme de tourisme. Ceci dit, on restera toujours dans une situation où le déplacement touristique est court dans le temps... De toute façon, poser la question de l’éco-tourisme ou du développement durable est une bonne idée, mais il ne faut pas être naïf ; ce ne sont ni les NTIC ni les nouveaux flux touristiques qui suffiront à réaliser une mondialisation culturelle pacifique.

14Dans Internet et après (1999), vous défendez que la cohésion des communautés représente un des grands défis de ce début de siècle, mais est-ce que l’on ne tend pas, inexorablement, en dépit des résistances, vers la fin des communautés et l’atomisation des individus qui les composent ?

15Je dirais que ce qui m’inquiète le plus, c’est l’anomie* des sociétés, le risque de dilution du lien collectif. L’émancipation est un immense progrès, mais souvent la liberté individuelle qui en résulte débouche sur la solitude. D’où le succès immense de toutes ces techniques de communication, justement pour essayer de combler ce vide existentiel, même si souvent l’individu est en plus seul face à son écran. Derrière cette liberté individuelle si difficile à exercer, on trouve la renaissance des communautés. Pourquoi pas, il suffit de regarder le succès des réseaux sociaux. Par contre, ce qui est plus difficile à repenser mais qui est pourtant encore plus déterminant pour l’avenir, ce sont les identités collectives et les sociétés : aujourd’hui, qu’est-ce qu’être français, allemand, javanais, japonais, etc. ? Autrement dit, le risque c’est une dilution des identités collectives nationales dans des communautés ou, en tout cas, la perte du sentiment d’appartenance à l’État-nation au profit du sentiment d’appartenance à des agrégats, des communautés. Il faut à la fois repenser le lien collectif tout en tenant compte de ces nouvelles logiques individuelles et communautaires. Tenir les deux bouts. Une société, c’est non seulement la somme des communautés mais c’est aussi tous les éléments hétérogènes que personne ne contrôle et qui font que celle-ci est plurielle, contradictoire en essayant de faire tenir tout ça ensemble pacifiquement.

16On retrouve là, d’une certaine manière, la question déjà posée par les médias de masse : « Comment être ensemble malgré les différences ? Qu’est-ce que le lien social ? ». Or, à l’inverse, les NTIC poussent quant à elles à s’interroger principalement sur la liberté individuelle et le lien communautaire : « Comment faire tenir ensemble des individus semblables dans une communauté ? ».

17Dans vos ouvrages, vous revenez régulièrement sur la nécessité de penser la communication, quelles pistes épistémologiques et méthodologiques suggérez-vous ?

18La piste épistémologique est très simple : penser la communication c’est penser l’incommunication. C’est-à-dire prendre conscience que la communication réunit deux choses contradictoires : il n’y a pas de vie sans aspiration à la communication pour partager, séduire, convaincre. On ne peut pas vivre sans communiquer. Mais en même temps on ne parvient jamais totalement à comprendre l’Autre ni à communiquer avec lui. L’incommunication est souvent l’horizon de la communication et c’est pour échapper aux risques de cet échec que chacun d’entre nous passe son temps à négocier. Communiquer la plupart du temps, c’est négocier et cohabiter. Ce qui n’est déjà pas mal. Cette contradiction est de plus en plus difficile à accepter aujourd’hui puisque nous avons des techniques qui permettent justement des transmissions et des interactions beaucoup rapides et égales. Autrefois, communiquer c’était transmettre hiérarchiquement, de haut en bas. Aujourd’hui, la plupart du temps, c’est parler, s’exprimer avec des êtres libres et égaux et, avec des désaccords plus nombreux et plus visibles qui sont contradictoires avec notre rêve d’une communication facile à l’image des techniques. L’horizon de la communication, butte plus qu’hier sur l’incommunication et sur l’altérité, parce qu’il y a davantage de liberté, de visibilité et d’égalité. Cette prise de conscience sera un progrès car on ne pense plus la difficulté de la communication comme un échec mais comme une réalité symétrique à la volonté de communiquer. Autrement dit l’Autre ne me ressemble pas donc ce n’est pas étonnant si la plupart du temps on ne se comprend pas. Tout ceci est indépassable. D’où l’importance normative de la négociation et de la cohabitation.

19Pour moi, la question de la communication est une question politique – posée à l’échelle mondiale – Comment arriver à cohabiter pacifiquement quand les différences sont aussi importantes et visibles, voire plus, que les ressemblances ? L’horizon théorique de la communication devrait donc avoir une conséquence méthodologique évidente : on ne devrait plus pouvoir penser les techniques, les sciences, l’école, les sociétés, l’économie sans introduire une problématique de la communication. C’est-à-dire simplement se décaler un peu et comprendre que, dans toute situation de relations, d’interactions, les conditions de réussite sont beaucoup plus faibles que les conditions d’échec. Et il faut en tous cas apprendre à cohabiter pour éviter de s’affronter encore plus violemment qu’hier. C’est pourquoi si l’on veut vraiment trouver un consensus, ou du moins un compromis, entre deux sociétés, collectivités ou individus, il faut faire des concessions mutuelles.

20Il y a un autre paradoxe dont il faut absolument prendre conscience : le décalage entre la vitesse, la performance des échanges techniques et, à côté de ça, la lenteur de la communication des hommes. Dès lors, l’arrivée de la communication comme enjeu de paix et de guerre revalorise la dichotomie inévitable entre le progrès technique, qui permet d’aller vite, et la communication humaine qui doit prendre au contraire son temps. Bien sûr, on a besoin des deux, mais la communication humaine n’ira jamais aussi vite que celle des techniques, et tant mieux !

Bibliographie

Références bibliographiques

Wolton, D., Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris, Flammarion/Champs, 2003 (Flammarion, 1990).

Wolton, D., Internet et après. Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion/Champs, 2001 (Flammarion, 1999).

Wolton, D., L’autre mondialisation, Paris, Flammarion/Champs, 2004 (Flammarion, 2003).

Wolton, D., Penser la communication, Paris, Flammarion/Champs, 1998, (Flammarion, 1997).

Auteur

Directeur de la publication. Fondateur et directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 57 numéros), fondateur et directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Dans ses nombreux ouvrages, il montre le paradoxe qui fait que les outils de communication sont souvent un révélateur de l’incommunication et il insiste sur le fait que la communication concerne tous les domaines et pas seulement les Sciences humaines et sociales.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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