Version classiqueVersion mobile

Le détroit de Gibraltar (Antiquité - Moyen Âge). II

 | 
Gwladys Bernard
, 
Aurélien Montel

Introduction

Gwladys Bernard et Aurélien Montel

Texte intégral

  • 1 Le détroit de Gibraltar connecte en effet deux espaces maritimes aux régimes compl (...)
  • 2 Ces quatre caps qui limitent le détroit de Gibraltar sont à l’ouest, les caps Trafalgar en (...)
  • 3 Cette expression est directement issue de la conception médiévale latine, intérior (...)
  • 4 Sur les évolutions du nom de la région dans l’Antiquité, voir Bernard, 2018, pp. 15-19 et (...)

1Comme tous les objets géographiques, le détroit de Gibraltar, « parangon de tous les détroits1 », est avant tout une construction historique. Le temps n’a cessé de faire évoluer ses limites — du chenal entre Gadès et Carthagène à l’époque punique aux quatre caps fixés par l’International Hydrographic Organization au xxe siècle2 —, ses caractères — du finistère atlantique pendant l’Antiquité à la frontière Europe-Afrique de l’époque contemporaine — et ses représentations, à commencer par ses diverses dénominations : détroit de Gadès, colonnes d’Héraclès ou d’Hercule et enfin détroit de Gibraltar (Ǧabal āriq, « la montagne de Tariq3 »), en souvenir de la conquête de 92/7114. Cet ouvrage s’intéresse à l’un des facteurs majeurs de ces évolutions : le pouvoir, ou plutôt les pouvoirs, qui, en cherchant à s’affirmer sur chacune des rives du Détroit, ont directement contribué à en façonner les contours. À ce titre, le détroit de Gibraltar n’est pas une réalité physique immuable que les puissances environnantes auraient eu à conquérir, puis à gouverner en tant que telle. Au contraire, les États qui établirent leur territoire au sud de la péninsule Ibérique ou à l’ouest du Maghreb ont chacun conçu, fabriqué et configuré « leur » détroit, en investissant des espaces spécifiques, comme les villes, les ports, ou les structures fortifiées (cartes 1 et 2), ou bien en mobilisant des acteurs particuliers (gouverneurs, délégués, membres des élites locales), tous susceptibles de jouer un rôle charnière. Ceux-là ne représentaient pas pour autant de simples exécutants passifs d’une autorité centrale extérieure, car certains ont su mettre à profit les circonstances pour devenir à leur tour des sources d’autorité, voire de légitimité. En effet, l’historiographie des vingt dernières années a jeté bas le modèle, qui prévalait jusqu’alors, d’États pré-modernes centralisés à l’extrême, adoptant avec bienveillance les perspectives impériales de la plupart des sources disponibles. Aujourd’hui, l’Empire romain, ainsi que les royaumes chrétiens ou les États de l’Islam médiéval, sont davantage appréhendés, voire conceptualisés, comme des espaces politiques multipolaires, polycentriques, au sein desquels les pôles urbains les plus importants rivalisaient pour la suprématie locale, voire régionale. Les conquêtes et reconquêtes des rives du Détroit ont ainsi principalement été menées par des armées levées localement, non de contingents venus de la Méditerranée centrale ou orientale.

Carte 1. — Le semis urbain de la région du Détroit dans l’Antiquité

Carte 1. — Le semis urbain de la région du           Détroit dans l’Antiquité

© Aurélien Montel.

Carte 2. — Le semis urbain de la région du Détroit à l’époque islamique

Carte 2. — Le semis urbain de la région du           Détroit à l’époque islamique

© Aurélien Montel.

2En outre, dans cet Extrême Occident qui a été, durant l’Antiquité comme au Moyen Âge, appréhendé comme l’un des confins du monde, les gouverneurs, qu’ils fussent nommés par l’empereur ou par le calife, étaient autant de personnages-clés dont le rôle pouvait rapidement outrepasser celui de simple relais du pouvoir central. À l’image des élites locales intégrées aux mécaniques impériales, ils bénéficiaient ainsi d’une autonomie commode, stimulée par les enjeux stratégiques de la région, mais aussi renforcée par l’éloignement, susceptible de favoriser les entreprises personnelles et les statuts particuliers. En réaction à ces tentations centrifuges, certains souverains, notamment dans les périodes qui suivirent des crises militaires et politiques (changements dynastiques, guerres civiles, invasions), se font efforcés de réaffirmer la réalité du pouvoir central. Redéfinir les cadres administratifs ou les structures du peuplement, assurer la rotation rapide des gouverneurs, manifester son autorité par le biais des inscriptions ou des émissions monétaires, voire se déplacer physiquement en Méditerranée extrême-occidentale, étaient autant de moyens de réaffirmer la souveraineté impériale ou califale dans ces zones périphériques. Cependant, entre ces tentations centrifuges et ces politiques de « recentralisation », qui assumait la réalité des fonctions régaliennes dans l’espace du détroit de Gibraltar ? Quelles cités, quels ports jouaient un rôle politique prépondérant sur les deux rives de la Méditerranée ? Quels acteurs contrôlaient les moyens administratifs et militaires dans l’Extrême Occident méditerranéen ?

  • 5 L’Extrême Occident désignera dans cet ouvrage les territoires situés aux confins occidenta (...)

3Pour répondre à ces questions, il est tout d’abord nécessaire d’identifier les acteurs locaux et leurs attributions territoriales : qui était chargé de gouverner l’Extrême Occident5, pour le compte de qui et avec quel mandat ? Il convient ensuite d’explorer les moyens et les infrastructures disponibles dans l’Extrême Occident pour asseoir un pouvoir politique : quelles flottes, quelles garnisons, quels lieux fortifiés permettaient de lancer des opérations militaires, et dans quelles directions ? Une question incidente est enfin celle de la symbolique du pouvoir : qui prétendait détenir le pouvoir éminent sur ces régions et comment ce pouvoir était-il représenté ? Comment le pouvoir s’énonçait-il ou s’écrivait-il en Extrême Occident : avec quels noms, sur quelles cartes, au cours de quelles cérémonies ?

4Les termes choisis pour cette étude sont des moments-clés pour l’ensemble du monde méditerranéen, aisés à identifier et à comprendre.

  • 218 av. J.-C. correspond au début du deuxième affrontement entre Rome et Carthage, plus précisément au moment où Hannibal Barca, fort du contrôle conjoint de l’ouest de l’Afrique et de la péninsule Ibérique, se sert des ressources de l’Extrême Occident pour se lancer à l’assaut de l’Italie. Cette entreprise, couronnée de succès dans un premier temps, amena finalement Rome à prendre conscience de l’intérêt du contrôle de la péninsule Ibérique et du Détroit dans un objectif politique global. La deuxième guerre punique obligea donc Rome à faire entrer l’Extrême Occident méditerranéen dans son horizon stratégique.
  • 1492 est une date charnière à bien des égards. À l’échelle de l’histoire du monde, elle marque symboliquement l’ouverture de nouveaux horizons transatlantiques et les débuts d’une réorientation massive des investissements péninsulaires vers l’océan ; du point de vue local, la conquête de Grenade par les Rois Catholiques est venue mettre un terme au statu quo qui avait permis à l’émirat nasride de survivre plus de deux siècles à la Reconquête du xiiie siècle. D’une certaine manière, 897/1492 est une date charnière sur les plans politiques et culturels. Si l’on peut contester la pertinence de l’année 897/1492 dans la mesure où les relations de part et d’autre du Détroit ne changent pas fondamentalement, elle inaugure des dynamiques nouvelles, qui ont, directement ou non, impacté la région.
  • 6 Une liste de ces moments est présentée à la suite de l’introduction.

5L’ouvrage ne s’intéresse pas aux seuls moments durant lesquels les deux rives du détroit de Gibraltar ont été placées sous une administration commune, entre la deuxième guerre punique et la chute de Grenade. Ces temps ne représentent en effet qu’une fraction réduite de l’histoire de l’Extrême Occident méditerranéen : de 218 av. J.-C. à 1492 apr. J.-C., les périodes de regroupement des rives nord et sud sous une même autorité ne représentèrent qu’environ cinq siècles sur un total de près de treize (près de deux siècles jusqu’en 92/711 et trois après)6. En effet, les constructions impériales, davantage pragmatiques que centralisatrices, ne créèrent pas à tout prix des régions administratives unifiées et homogènes. Les provinces des différents empires successifs, sous une autorité théorique, conservaient une identité politique ou culturelle, mais aussi des caractères individuels notables. En revanche, notamment dans les temps de conquête ou de changement majeur à la tête du pouvoir impérial ou califal, l’expression d’une autorité commune, les tentatives ponctuelles d’unification administrative ou politique, l’essor d’infrastructures jumelles ou l’intervention des mêmes personnages sur les deux rives du Détroit révèlent, au-delà des tentations centrifuges des pouvoirs locaux, les synergies à l’œuvre en Extrême Occident.

  • 7 Dejugnat, Des Boscs-Plateaux, Haushalter, 2019 ; Lefebvre, Picard, Callegarin, Valérian, 2 (...)

6Cet ouvrage ne vise pas à retracer la totalité de l’histoire politique et administrative de l’Extrême Occident, mais plutôt à proposer et effectuer un certain nombre de sondages qui concernent soit des acteurs qui jouèrent un rôle important sur l’une ou l’autre rive de la Méditerranée, soit des tournants chronologiques, soit des espaces-clés pour le contrôle des régions du Détroit. Il s’agit de définir la nature, la réalité et la portée des pouvoirs qui construisirent l’espace de l’Extrême Occident aux époques ancienne et médiévale. Si les représentations des espaces du Détroit — qu’il s’agisse de toponymie, de mythographie ou de cartographie —, si les échanges — qu’ils soient maritimes ou terrestres, à visée commerciale, militaire ou migratoire — participent de cette élaboration politique, ils ne seront abordés que de façon incidente dans ce volume, centré sur l’expression de l’autorité ; ces deux thématiques de représentations et de circulations font en l’effet l’objet des deux autres volumes de la série « Détroit7 ».

  • 8 Voir à cet égard la synthèse du programme « Détroit » (Lefebvre, Picard, Callegari (...)

7Cet ouvrage peut donc se lire en suivant différents parcours : nous avons choisi une démarche thématique, qui s’ouvre sur les acteurs et les figures du pouvoir, avant de s’intéresser aux espaces, puis aux représentations et moments d’affirmation des pouvoirs au sein du Détroit. Ces thématiques s’entremêlent largement : l’action des détenteurs du pouvoir s’affirme dans certains espaces déterminés et à certains moments choisis ; les constructions d’espaces de défense ou de fortification revêtent souvent une dimension symbolique essentielle ; les moments de crise ou de changements politiques voient s’affirmer de nouveaux acteurs et de nouveaux espaces. Les trois chapitres n’ont pas été conçus comme des vases clos, mais comme des moyens de faire ressortir des termes clés. Le choix de présentation aurait pu être chronologique, mais, afin de favoriser les rapprochements diachroniques, il a été décidé de regrouper les contributions par thèmes plutôt que par périodes ; puisque le but de l’ouvrage n’est pas de livrer un récit global des relations politiques et administratives entre les rives du Détroit de 218 av. J.-C. à 14928, ces passages entre divers « coups de sonde » pourront se faire d’autant plus aisément qu’à l’intérieur de chaque chapitre, l’ordre choisi est chronologique. Pour guider au mieux la lecture, des introductions sont placées en tête de chapitre, afin de faire ressortir les enjeux de chacune des contributions de l’ouvrage. Enfin, il ne s’agit pas de faire ressortir nécessairement des structures politiques équivalentes à la même époque sur les deux rives de la Méditerranée, qui sont chacune insérées dans des espaces politiques et des constructions souvent diverses, mais de faire comprendre les relations politiques à l’œuvre entre le centre et une de ses périphéries, à savoir les espaces du détroit de Gibraltar.

8Enfin, il nous semble utile de présenter une liste des périodes d’autorité commune sur les rives du Détroit, en nous centrant sur la période considérée dans cet ouvrage :

  • 229-206 av. J.-C. : L’Hispanie punique. Carthage, suivant la politique d’Hamilcar Barca et de ses descendants, s’implante en péninsule Ibérique, allant, d’après les sources romaines, jusqu’à y constituer un « royaume barcide9 ».
  • 33 av.-43 apr. J.-C. : En Afrique, dans le royaume maurétanien de Juba II, ami et allié du peuple romain : les colonies et municipes romains sont placées sous l’autorité de provinces extérieures, principalement la Bétique10.
  • 171-178 : Pendant moins d’une décennie, deux incursions maures viennent dévaster la Bétique, qui passe brièvement sous le contrôle du procurateur de Maurétanie tingitane G. Vallius Maximinus, avant de redevenir une province publique autonome et inermis vers 17911.
  • 311-409 : La Maurétanie tingitane, située « au-delà » du Détroit, est incorporée au Diocesis Hispaniarum, se voyant donc détachée du diocèse d’Afrique. Sous Dioclétien, alors que ce diocèse est encore en cours de construction, des procès en appel de martyrs originaires des provinces hispaniques sont « dépaysés » à Tanger, siège du vice-préfet du prétoire12.
  • 92/711-138/756 : Intégrée au monde islamique à partir de 92/711, la péninsule Ibérique (al-Andalus) est dirigée par des gouverneurs nommés par les califes omeyyades de Damas (92/711-132/750), puis par les califes abbassides de Bagdad (132/750-656/1258). En 138/756, un prince omeyyade rescapé du massacre de sa famille proclame l’indépendance de la région13.
  • 319/931-399/1009 : Les califes omeyyades d’al-Andalus (r. 317/929-422/1031) s’imposent au sud du Détroit, par la conquête de Ceuta et des places environnantes. Leur autorité, qui s’est progressivement étendue en direction du sud, s’y effondra brusquement au début du ve/xie siècle, en même temps que le califat omeyyade lui-même. Durant ces années de trouble, les Hammudides, originaires de Ceuta, revendiquèrent régner sur al-Andalus depuis Cordoue, où ils s’étaient parés du titre califal14.
  • 479/1086-541/1147 : Nomades sahariens, les Almoravides interviennent en al-Andalus à l’appel des souverains des principautés nés de l’éclatement du califat de Cordoue, incapables de contenir les assauts castillans. Ils parviennent ainsi à unifier al-Andalus et le Maghreb occidental, gouvernant cet ensemble depuis leur capitale, Marrakech15.
  • 541/1147-627/1229 : Dynamisés par un message religieux original, les Almohades, qui renversent les Almoravides, revendiquent à leur profit le titre califal. Affirmant leur primauté sur l’Orient, ils réussissent à conduire en quelques décennies la conquête de l’ensemble de l’Occident musulman, unifiant al-Andalus et la totalité du Maghreb — de l’Atlantique à Tripoli de Libye — sous une autorité unique16.

Notes

1 Le détroit de Gibraltar connecte en effet deux espaces maritimes aux régimes complètement différents, mais aussi deux continents situés sur deux plaques affrontées : son caractère original de double croisée en fait l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde (voir Vanney, Ménanteau, 2004, p. 59).

2 Ces quatre caps qui limitent le détroit de Gibraltar sont à l’ouest, les caps Trafalgar en Espagne et Spartel au Maroc et, à l’est, les pointes Europa (Tarifa) et Almina (Tanger), selon les Limits of Oceans and Seas publiées en 1953 par l’International Hydrographic Organization, révisées notamment en 2002 pour la partie méditerranéenne (International Hydrographic Organization, 2002, no 23).

3 Cette expression est directement issue de la conception médiévale latine, intériorisée par la langue arabe contemporaine (maḏiq Ğabal Ṭāriq), qui n’a pas repris le toponyme arabe médiéval (baḥr al-zuqāq, la « ruelle »). Il est à noter que le concept de « Détroit » (maḏiq) n’est jamais employé en arabe médiéval (voir Taher, 2019).

4 Sur les évolutions du nom de la région dans l’Antiquité, voir Bernard, 2018, pp. 15-19 et 48-52.

5 L’Extrême Occident désignera dans cet ouvrage les territoires situés aux confins occidentaux de la Méditerranée, c’est-à-dire la péninsule Ibérique et l’ouest de l’Afrique du Nord. L’expression « Extrême‑Occident » avec trait d’union ayant été employée en géopolitique pour désigner le continent sud-américain dans les années 1980, et ce repère n’étant pas consacré par l’usage contrairement à l’Extrême-Orient, nous préférons utiliser une version qui ne soit pas réifiée par un signe topographique.

6 Une liste de ces moments est présentée à la suite de l’introduction.

7 Dejugnat, Des Boscs-Plateaux, Haushalter, 2019 ; Lefebvre, Picard, Callegarin, Valérian, 2022 ; Callegarin, Valérian, à paraître.

8 Voir à cet égard la synthèse du programme « Détroit » (Lefebvre, Picard, Callegarin, Valérian, 2022).

9 Ibid.

10 Bernard, 2018, pp. 222-231.

11 Ibid., pp. 299-314.

12 Bernard, 2016.

13 Abondamment discutée, la conquête islamique de la péninsule Ibérique a fait l’objet d’innombrables publications. Pour des synthèses récentes, quoiqu’ayant suscité le débat, voir Chalmeta, 1994 et Manzano Moreno, 2006.

14 Montel, inédite.

15 Lagardère, 1998.

16 Cressier, Fierro, Molina, 2005.

Table des illustrations

Titre Carte 1. — Le semis urbain de la région du Détroit dans l’Antiquité
Crédits © Aurélien Montel.
URL http://books.openedition.org/cvz/docannexe/image/31596/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 119k
Titre Carte 2. — Le semis urbain de la région du Détroit à l’époque islamique
Crédits © Aurélien Montel.
URL http://books.openedition.org/cvz/docannexe/image/31596/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 119k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search