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L’animal : un sujet de loisirs

 | 
Judith Förstel
, 
Martine Plouvier

Spectacles

Le spectacle des animaux phénomènes à l’ombre du sport à la fin du xixe siècle en France et à l’étranger

Emmanuel Auvray

Résumé

Faire du sport consiste généralement à adapter sa motricité usuelle à un système de contraintes et de ressources afin d’établir une performance. Le sport renvoie donc au fait de produire avec son corps une gestuelle extraordinaire en luttant contre soi-même et/ou des adversaires, des éléments naturels ou artificiels. C’est dire si le sport revêt un caractère spectaculaire dans le sens où il attire l’attention en arrêtant la vue en raison de sa dimension inhabituelle. Manifestement, à la fin du xixe siècle, des dresseurs ingénieux se lancent dans la mise en spectacle des animaux sportifs ou phénomènes afin de les exposer à l’attention publique. Cet article vise à formaliser les caractéristiques de ces spectacles comme expression des rapports entre l’homme et l’animal. L’animal est-il un sportif comme les autres pour nourrir la société du spectacle ?

Texte intégral

  • 1 R. Delort, Les Animaux ont une histoire ; M. Pastoureau, L’Ours, histoire d’un roi déchu. É. Barat (...)
  • 2 X. Przezdziecki, Le Destin des Lévriers. Préhistoire, Histoire, Cynologie, Traité de la Chasse d’A (...)
  • 3 V. Flanet et P. Veilletet (dir.), Le Peuple du toro.
  • 4 O. Danaë, Combats de coqs. Histoire et actualité de l’oiseau guerrier.
  • 5 V. Flanet et P. Veilletet (dir.), Le Peuple du toro, p. 13.

1Les premiers travaux qui formalisent une histoire propre aux animaux sont relativement récents1. Cette histoire, qui se conjugue avec celle des hommes, atteste que les animaux constituent un moyen pour que le genre humain puisse entre autres se nourrir, se vêtir, se déplacer, combattre, travailler, se soigner, être accompagné, se distinguer socialement, sauver autrui, gagner de l’argent et se divertir. Dans la multiplicité de leurs rapports, l’animal représente pour l’homme un être vivant perçu et utilisé comme un ami rassurant et un objet utilitaire ou au contraire comme un ennemi en tant qu’espèce sauvage et/ou nuisible. Ainsi, l’homme et l’animal entretiennent des relations dynamiques vivantes dans lesquelles s’affirment généralement les caractères de la nature humaine, notamment sur la question de la vie et de la mort. De manière générale, l’homme s’est plutôt défini par rapport à la nature et au règne animal comme un être supérieur en capacité de pouvoir les maîtriser selon ses besoins et ses désirs le plus souvent pour le pire et non pour le meilleur. S’agissant de l’animal comme objet de spectacle il est, à notre connaissance, difficile de dater avec précision à partir de quand il a été exploité comme tel. Toutefois, de manière diachronique, il semble que cette forme d’utilisation des animaux serait inhérente au processus de sédentarisation des hommes, soit au début du néolithique, environ 9 000 ans av. J.-C. S’agissant de l’utilisation spectaculaire des animaux à des fins récréatives ou de régulation de conflits interpersonnels, il faut au moins remonter à l’Antiquité pour en retrouver des traces. À titre d’exemples, les premières courses de lévriers remonteraient à l’époque des Gaulois, dès le vie siècle avant J.-.C2 ; les jeux taurins et le culte du taureau auraient vu le jour durant l’Antiquité dans tous les pays du bassin méditerranéen3 ; les combats de coqs4 seraient aussi vieux que la domestication du coq sauvage en Asie au moment où les hommes se sédentarisent en tant qu’agriculteurs ; les premières courses de taureaux seraient apparues en Espagne durant les fêtes royales données par Alphonse II des Asturies en l’an 8155 ; et, en France :

  • 6 H. Lee, Historique des courses de chevaux de l’Antiquité à ce jour, p. 6.

« Les premières courses de chevaux régulièrement organisées […] datent du règne de Louis XIV6. »

  • 7 Dans certains cas, ces animaux appartiennent à des espèces différentes : combats entre un lion et (...)
  • 8 De chevaux, de lévriers, de taureaux…
  • 9 Du grec ancien pólemos : la guerre.

2Globalement, cette forme d’exploitation spectaculaire au travers d’épreuves physiques repose sur une logique de mise en opposition directe (combats7) ou indirecte (courses8) entre des animaux, voire contre des hommes (corrida), pouvant aller jusqu’à la mort (combats de coqs, tauromachie). Cette logique d’affrontement contre un adversaire relève autant du pólemos9, c’est-à-dire du duel létal contre un ennemi à détruire, que de l’agôn, c’est-à-dire un combat qui obéit à des règles que l’on retrouve au fondement même de la compétition sportive moderne marquée par le fait de vaincre autrui sans le détruire. Or, si, dans leur niche écologique, les animaux s’opposent naturellement pour subvenir à leurs besoins, affirmer leur domination et/ou défendre un territoire, leur mise en spectacle par l’homme relève d’un fait de culture historiquement, géographiquement et socialement situé. C’est dire si l’histoire de cette mise en scène est révélatrice de notre humanité imprégnée par la volonté de se divertir.

  • 10 A. Artaud, Le Théâtre et son double.

3Dès lors, comme l’analyse Antonin Artaud dans Le théâtre et son double10, le rôle que tient l’animal dans cette métaphysique négative de la mise en scène théâtrale de la cruauté tend à montrer, en jouant sur le sensible et en lui attribuant des caractéristiques inhumaines comme la haine, la compétitivité, le ridicule, que l’homme est absent.

  • 11 G. Debord, La société du spectacle.
  • 12 N. Elias et É. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée.

4Le spectacle des animaux phénomènes ou sportifs ne constitue-t-il pas un moyen de projeter notre propre inhumanité, en dévoilant à tout instant notre aveuglement eu égard à notre propre nature ? En quoi et comment le principe de reconnaissance de l’autre est-il à l’œuvre dans ce divertissement ? Par quelle sinistre ironie l’animal est-il l’objet d’un spectacle11 volontairement forcé et provoqué, dans lequel l’homme puise de considérables enjeux financiers, politiques et sociaux12 ?

  • 13 A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung.
  • 14 Le sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.
  • 15 P. Tétart (dir.), Histoire du sport en France. Du second Empire au régime de Vichy.
  • 16 M. Attali (dir.), Sports et médias. Du xixe siècle à nos jours.
  • 17 I. Petrovitch Pavlov, Conditioned reflexes.
  • 18 P. Guillaume, Le monde colonial : xixe-xxe siècle, p. 238-268.

5Selon les analyses d’Arthur Schopenhauer, développées dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation13, le spectacle des animaux exprime notre volonté visible à donner à l’animal un devenir. Ainsi, par ce processus, l’homme parviendrait à humaniser l’animal en tant que sportif en réaction à l’altérité que constitue l’« animal non-humain sans divertissement et sans devenir ». C’est justement l’objet de cette étude historique que de formaliser, au travers de l’exemple du spectacle des « animaux dits phénomènes14 », comment l’homme fait de l’animal un être sportif en devenir tout en y projetant son double nageur, lutteur, footballeur, plongeur, etc. Ces spectacles s’inscrivent, à la fin du xixe siècle, dans un contexte marqué, par le développement du sport et de son institutionnalisation15, mais aussi par des progrès techniques en matière de photojournalisme et d’imprimerie qui facilitent l’avènement de la presse sportive16, et par l’essor des premières données scientifiques en zootechnie sur le conditionnement opérant des animaux17 issues des travaux d’Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1936). C’est également l’époque où les nations dotées d’un empire colonial telles que l’Allemagne, la France et l’Angleterre peuvent compter sur leurs colonies pour approvisionner en animaux exotiques18 leurs spectacles animaliers.

Le spectacle des animaux sportifs : une histoire à écrire

  • 19 Les cirques, les foires, la rue, les expositions, les hippodromes, les cynodromes, les arènes…
  • 20 C. Collinet et A. Taled, « Histoire et historiens en STAPS de 1975 à nos jours », p. 131-152 ; T.  (...)

6Si l’historiographie des animaux utilisés par l’homme pour nourrir diverses formes de spectacles allant des courses et des combats aux numéros d’animaux savants dans divers lieux19 est relativement fournie, en revanche, celle des animaux sportifs reste à faire. L’historiographie du sport ne contient pas de publication sur le cas des animaux placés dans des postures de sportifs20. Cette lacune est sans doute liée au fait que le sport est avant tout une aventure qui exprime « l’histoire » de l’homme dans laquelle les animaux ont généralement peu de place. Pour autant, traiter les animaux sportifs en tant qu’objet d’histoire est légitime et heuristique, car il permet de mettre en lumière, sous un angle particulier, la singularité des rapports qui lient les hommes et les bêtes pour en faire des sportifs, en écho à des formes de pratiques compétitives institutionnalisées qui existent déjà chez les hommes telles que la lutte, la natation, le plongeon, le football, etc. Nous avons donc cherché à formaliser les caractéristiques du spectacle des animaux sportifs, de sa préparation à son exécution en public. Dans quels types d’épreuves, d’espaces et de spécialités sportives place-t-on ces animaux ? Comme sont-ils en amont préparés pour les effectuer ? Quels sont les enjeux de cette mise en scène orchestrée par des professionnels du spectacle ? Enfin, de manière comparative, ces animaux constituent-ils à proprement parler des sportifs à part entière à l’instar de leurs doubles humains plongeurs, nageurs, lutteurs, footballeurs, sauteurs, coureurs ?

  • 21 G. Debord, La société du spectacle, p. 10.

7Pour le cadre d’analyse du spectacle, nous nous sommes appuyés sur les écrits de Guy Debord. Selon lui, le spectacle moderne constitue une marchandise à visée politique propre à « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles21 », comme peut l’être celui du sport tant chez les hommes que les animaux. La mise en scène des animaux sportifs semble indéniablement construite à partir d’une inversion du réel ; c’est-à-dire que les animaux sont systématiquement placés par l’homme dans des situations qui leur sont plutôt inhabituelles. On suppose que c’est justement cette inversion du réel et du normal qui génère l’événement spectaculaire et attire les foules :

  • 22 La Vie au grand air, « Éléphants joueurs de foot-ball », 17 septembre 1899, no 53, p. 5.

« Faire jouer des éléphants au football est une idée qui a au moins pour elle le mérite de l’originalité. Qui aurait dit que la manie du sport gagnerait jusqu’à ces honnêtes pachydermes22. »

8Comme le montre Guy Debord :

  • 23 Ibid., p. 12.

« Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. […]. Cette aliénation réciproque est l’essence et le soutien de la société existante. Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux23. »

  • 24 Ibid.
  • 25 M. Attali (dir.), Sports et médias. Du xixe siècle à nos jours.

9Le spectacle des animaux sportifs est bien, dans les sociétés modernes, une mise en scène orchestrée par l’homme en inversant le réel habituel des bêtes. C’est justement par ce procédé que l’on parvient à attirer le regard et l’attention des spectateurs en raison de la dimension inhabituelle et phénoménale dans laquelle sont placés ces animaux sportifs. Ce spectacle constitue « un instrument d’unification qui n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images24 » comme le proposent, à la fin du xixe siècle, les articles de journaux comme Le sport universel illustré. D’ailleurs, l’historiographie du sport moderne atteste que c’est à la fin du xixe siècle que s’accélère le développement du sport spectacle (cyclisme, natation, football) sous-tendu par un mariage d’intérêt entre la presse écrite, l’industrie et les fédérations sportives25. Bien souvent, ce sont les journaux sportifs qui créent eux-mêmes l’événement pour bénéficier en retour des retombées financières liées à leur vente. On suppose que le spectacle sportif est également sous-tendu par divers enjeux financiers, politiques et sociaux.

  • 26 En ce qui concerne la nature des différences entre les sports, les jeux traditionnels et les gymna (...)
  • 27 M. Attali et J. Saint-Martin (dir.), Dictionnaire culturel du sport.
  • 28 P. Irlinger, M. Metoudi et C. Louveau, Les Pratiques Sportives des Français, enquête sur les usage (...)
  • 29 Le terme sport est l’aphérèse de desport.
  • 30 Définition de sport.
  • 31 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, p. 1031.
  • 32 A. Poyer, « La France s’éveille au sport (Début du xixe siècle-années 1880) », p. 5-18.
  • 33 L’UFSA est fondée le 20 novembre 1887 à Paris avec Georges de Saint-Clair pour président.

10S’agissant de la définition du sport, ce concept est, sur un plan sémantique, une notion polysémique qu’il est nécessaire de distinguer des jeux traditionnels et de la gymnastique.26 De nos jours, de très nombreuses définitions du sport existent entre celles données par les historiens, les philosophes ou les sociologues27. Elles recouvrent, en les définissant, un très large spectre d’activités physiques allant des sports institutionnalisés (fédérations sportives) à des pratiques physiques considérées comme étant des sports à part entière telles que la marche, le vélo en famille, la randonnée, la natation de loisir, le jardinage, etc.28 Toutefois, ces récentes définitions délaissent quelque peu le caractère amusant et divertissant du sport pour celui qui le pratique ou qui le regarde en tant que spectateur. Rappelons qu’au xvie siècle (1523) le terme de desport ou disport29 est usité au sens « d’amusement, de passe-temps, de jeu, de distraction en plein air à base d’exercices physiques » ; et, en 1594, il correspond à une « série de compétitions athlétiques constituant une manifestation publique ou un spectacle30 ». À l’évidence, ces définitions du xvie siècle insistent sur le caractère divertissant du sport ainsi que sur le fait qu’il remplit le temps chômé. À la fin du xixe siècle, selon le Grand dictionnaire universel de Larousse de 1875, le sport est encore défini comme « un ensemble d’amusements, d’exercices et de simples plaisirs qui absorbent une portion assez notable des hommes riches et oisifs31 ». Ainsi, contrairement à aujourd’hui, ces anciennes définitions soulignent que le sport constitue un divertissement public ou privé auquel s’adonnent avec un certain plaisir plutôt les garçons des classes sociales aisées. C’est au tournant du xxe siècle que le sport de compétition se diffuse plus largement, des élites vers les bourgeois32, sous le contrôle de fédérations nationales (Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques33) ou internationales auxquelles s’affilient alors les clubs.

Des sources réduites mais significatives

  • 34 C. Couderc, La presse sportive française de 1850 à 1900, p. 74. M. Attali (dir.), Sports et médias (...)
  • 35 C. Couderc, La presse sportive française de 1850 à 1900, p. 73.

11Pour mettre à nu l’émergence du spectacle des animaux sportifs, nous avons principalement mobilisé la presse sportive de la seconde moitié du xixe siècle34 (tabl. 1). Si certains de ces journaux sont omnisports, comme La Revue des Sports, d’autres sont plutôt spécialisés dans une discipline comme le cyclisme à l’instar du Véloce-Sport. Le nombre de ces titres explose à la fin du xixe siècle en raison de la loi sur la liberté de la presse de 1891 et des progrès de l’imprimerie. En l’espèce, entre 1854 et 1889, 17 journaux sportifs voient le jour35. La manière dont se présente, en 1875, le Sport universel illustré témoigne du contexte historique de la presse de l’époque :

  • 36 Sport Universel Illustré, « Notre programme », no 1, 1895, p. 2.

« Revue bi-mensuelle de tous les sports et de l’élevage […] elle est le complément des quotidiens si variés […] en conservant sa plus large part au cheval et au cycle qui se partagent actuellement le goût du public. Le journal compte utiliser le reportage photographique pour rendre compte de l’exactitude des faits36. »

Tabl. 1. - Listes des journaux et animaux sportifs étudiés entre 1859 et 1900.

Journaux Années et numéros consultés Nombre d’article(s) sur les animaux sportifs Types d’animaux sportifs
L’Almanach illustré du Sport, jockey-club, cavalier, olympique, courses et régates, annuel (1859) 1859 (1) 0
Le sportsman, journal des courses, des régates et de la pisciculture, hebdomadaire (création 1861) 1861 (1) 1862 (2) 0
La vie mondaine et sportive, mariages, théâtre, sport, hebdomadaire (1876) 1896 (8) 1898 (3) 0
La Revue des Sports, organe de tous les sports français et étrangers, hebdomadaire (1876) 1876-1894 (294) 0
Le Véloce-sport, organe de la vélocipédie française, hebdomadaire (1885) 1885-1897 (716) 0
La Science Française, revue populaire illustrée, hebdomadaire (1890) 1899 (2 # compilés) 1 (7/04/1899, no 219, p. 127) Cheval plongeur
Le Sport Universel Illustré, revue bimensuelle de tous les sports et de l’élevage (1895) 1899 (2 # compilés) 1 (18/03/1899, no 139, p. 170-171) Cerfs plongeurs
1 (1/09/1899, no 154, p. 591-592) Ours lutteur
1 (16/10/1899, no 165, p. 587-588) Cheval plongeur
1 (23/10/1899, no 166, p. 601) Chevaux nageurs
1900 (2 numéros compilés) 1 (20/01/1900, no, p. 43) Chevaux plongeurs
1 (10/03/1900, no 190, p. 159) Autruches coureuses
La Vie au grand air : revue illustrée de tous les sports, bimensuelle (1898) 1898 (17 numéros) 0
1899 (50 numéros) 1 (17/09/1899, no 53, p. 5-6) Éléphants footballeurs
1900 (32 numéros) 1 (8/07/1900, no 95, p. 558) Chevaux sauteurs
L’Auto-vélo, journal comique et illustré, hebdomadaire (1897) 1897 (34 numéros) 0
1898 (2 numéros) 0
L’Almanach des Sports, revue omnisports, annuel (1899) 1899 (1 numéro par an) 0
L’Auto, quotidien de tous les sports (1900) 1902 (3 numéros) 0

Doc. Emmanuel Auvray.

  • 37 Liste des principaux mots utilisés et croisés pour recueillir des journaux ayant rendu compte d’év (...)

12Sur un plan méthodologique, nous avons croisé cette liste de journaux avec les ressources numériques de la Bibliothèque nationale de France. De cette manière, nous avons pu voir si d’autres journaux nationaux ou régionaux généralistes comme le Figaro, L’Ouest-Éclair ou Le Petit Journal ont, à l’époque, informé leurs lecteurs sur le spectacle des animaux sportifs. Pour collecter les journaux qui ont rendu compte de tels événements, nous avons utilisé le moteur lexical de recherche de gallica. C’est donc par le biais d’une recherche lexicale37 croisée que nous avons constitué notre corpus. Il va de soi que ce dernier n’est pas exhaustif. Nous ne l’avons d’ailleurs pas confronté à d’autres sources comme des œuvres littéraires, des journaux intimes, des peintures, des témoignages écrits, etc. Au final, les sources imprimées que nous sommes parvenus à mobiliser sont quantitativement peu nombreuses mais, selon nous, suffisamment significatives pour mettre à nu les caractéristiques du spectacle des animaux dit phénomènes placés dans des postures de sportif. Que peut-on dire des spécificités de cette mise en scène publique orchestrée par des dresseurs-entraîneurs dans un contexte historique alors en quête de spectacle sportif ?

Des animaux faciles à éduquer et à dresser en tant que sportifs

13De notre corpus, il ressort que l’animal sportif est décrit soit comme un être beau et puissant mais stupide ou, au contraire, comme une bête dotée d’une certaine intelligence pratique. Généralement, les dresseurs personnalisent leurs animaux en les nommant et en leur attribuant des traits de caractère comme pour mieux les humaniser. En témoignent les analyses de Frantz Reichel à propos des cerfs plongeurs :

  • 38 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 139, 18 mars 1899, p. 170.

« Le cerf est un bien bel animal, mais aussi bête que beau, n’ayant pas plus de cervelle qu’une huître, ni plus de cœur qu’un lièvre. Stupide et peureux38. »

14Abordant le cas de l’un des premiers entraîneurs de cerfs plongeurs, l’Américain Barnes, Frantz Reichel indique que :

  • 39 Ibidem.

« Si le cerf est si bête, s’était dit cet habile impresario, j’aurai un succès fou le jour où j’obtiendrai de lui un semblant d’acte raisonné39. »

15Au travers de ces propos, nous constatons que l’homme vise à dominer l’animal défini ici comme un être dépourvu d’intelligence. Ainsi, il peut donc être dressé patiemment dans l’optique de lui faire exécuter, sous la forme d’une exhibition publique, des actions périlleuses dans des situations, pour lui, inhabituelles. On l’aura compris, l’astuce du dresseur-entraîneur repose donc sur le fait de faire croire au public que la bête exécute une action pour atteindre un but dans une situation donnée comme le ferait un sportif averti. Mais, de manière paradoxale, si l’homme parvient à ridiculiser l’animal, c’est en le plaçant dans des contextes qui le rapprochent finalement de lui-même en tant que sportif ;

  • 40 Ibid.

« Car n’est-il pas étrange que pour ridiculiser la bête nous n’ayons trouvé rien de mieux que de la rapprocher de nous40. »

  • 41 Ibid.
  • 42 Ibid.

16Ce faisant, en écho aux analyses d’Arthur Schopenhauer, l’animal devient le double de l’homme en lui donnant un devenir de sportif sur une scène publique. Tandis que ses congénères « bêtes et lâches, continuaient eux (les cerfs) à croupir dans leur svelte beauté et dans l’adoration de leurs bois41 ». Comment ces animaux sont-ils préparés et entraînés pour produire en public, « dans un état tout à fait incompatible avec leur nature42 », des actions spectaculaires et en apparence raisonnées ? Donnons quelques exemples.

17Premièrement, dans le cas du dressage de cerfs en plongeurs, Frantz Reichel nous rapporte la préparation conduite dans la ville de Jowa par Monsieur Barnes :

  • 43 Ibid.

« Un homme assez habile et patient, pour démontrer que si infinie que fût la bêtise du cerf, elle n’était pourtant pas indécrottable, puisqu’il a pu, en des délais relativement courts, dresser des cerfs, Ring et Ringlette, en plongeurs43. »

  • 44 Ibid., p. 171.
  • 45 Ibid.
  • 46 Ibid.
  • 47 Ibid.
  • 48 Ibid.

18Ce dressage entraînement s’est déroulé en trois étapes étalées sur une durée de trois années. La première a consisté à habituer progressivement les bêtes à la présence de leur dresseur pour faire disparaître « leur sauvagerie native44 » en leur donnant à manger, en les caressant et en les nommant pour les accoutumer à répondre à leur nom. Une fois les cerfs amadoués et en partie domptés, la seconde étape a visé, après plusieurs mois, à leur faire accepter d’être attelés pour tracter une voiturette dans les rues de Jowa. L’objectif poursuivi par Barnes était de parvenir à accentuer sa relation de domination sur les cerfs par « le contact de leur épiderme avec le cuir des harnais des esclaves de l’homme45 ». La troisième étape a reposé sur le fait « de les dresser à sauter de haut, afin de pouvoir donner avec eux des représentations publiques46 ». Manifestement, Barnes avait acquis la conviction que lorsqu’ils étaient bien entraînés les cerfs sautaient facilement de haut en bas, car s’ils « le faisaient pour leur agrément, ils le feraient tout aussi bien dans d’autres conditions et en public47 » en les dressant. Dès lors, les cerfs étaient entraînés par des séries d’exercices réguliers à effectuer « des plongeons du haut de la plateforme, construite au bord du fleuve, qu’il élevait graduellement de trente pieds – soit près de dix mètres48 ». À l’issue de ces trois étapes, les cerfs Ring et Ringlette :

  • 49 Ibid.

« Domptés, domestiqués, civilisés, se laissèrent exhiber de bonne grâce. Ayant perdu toute sauvagerie, n’ayant plus la folle crainte de l’homme, ils acceptèrent la foule, comprirent ce que je leur demandais et se mirent à plonger en public49. »

  • 50 Sport universel illustré, « Un cheval plongeur », no 165, 16 septembre 1899, p. 587-588.
  • 51 La discipline intègre les Jeux olympiques lors de leur troisième session moderne à Saint-Louis en (...)

19Venons-en à notre seconde illustration à propos du célèbre cheval américain nommé Bob White placé dans une posture de plongeur. Avant cela, précisons que si ce type de divertissement existe déjà au Nouveau cirque de Paris, en revanche, le spectacle de Bob est nettement supérieur à ces numéros de foire qui relèvent plus « d’une pantomime mouvementée dont l’événement capital est la poursuite d’un Indien par des cow-boys à cheval qui finissent par sauter dans l’eau50 » que d’un exploit de sportif à l’instar des plongeurs compétiteurs humains qui émergent en Suède et en Allemagne au cours du xviiie siècle51. Une fois encore, c’est le journaliste F. Reichel qui nous informe sur la manière dont s’est déroulé l’entraînement de Bob, conduit par son propriétaire, le capitaine Roberts Charley Surray. Qu’en fut-il exactement de cette méthode d’après les déclarations de ce capitaine d’armée ? :

  • 52 Sport universel illustré, « Un cheval plongeur », no 165, 16 septembre 1899, p. 588.

« Je m’étais aperçu que Bob avait pour les carottes […] une prédilection certaine. Exploitant la gourmandise de Bob […] je fis tout d’abord creuser un ruisseau assez large mais peu profond et je le remplis d’eau. D’un côté je mis Bob, de l’autre un plat de carottes. Après une hésitation mais cédant à la gourmandise, Bob entra dans l’eau et traversa de lui-même. […] Durant quinze jours et à raison de plusieurs fois par jour Bob dut exécuter ce manège. Je tenais mon cheval-plongeur. Continuant le manège, je me contentai dès lors de hausser chaque jour l’endroit de la berge d’où Bob s’élançait en gourmand vers les carottes tentatrices. Le talus fut ensuite remplacé par un échafaudage qui par des transformations successives atteignit la hauteur de dix mètres […] Il importe d’ajouter enfin qu’au bout de quatre mois, Bob avait tellement pris l’habitude de ses plongeons que l’appât de la carotte était devenu parfaitement inutile52. »

20Contrairement aux cerfs plongeurs, Bob White est décrit comme :

  • 53 Ibid., p. 587.

« Une belle bête, bonne et intelligente qui exécute avec une maestria prodigieuse des plongeons sensationnels53. »

21F. Reichel souligne alors que :

  • 54 Sport universel illustré, « L’ours lutteur », no 154, 16 septembre 1899, p. 591.

« Le plongeon de Bob White est dans le dressage un véritable exploit qui fait honneur à la science et à la patience du capitaine Surray54. »

22En la matière, tout est dit ou presque. Dans le cas de l’ours lutteur, c’est-à-dire Jack contre sa dompteuse Mademoiselle Azulina, une Indienne originaire d’Amérique du Sud, il s’est également agi d’un long dressage qui a débuté à l’âge de trois semaines. C’est avec beaucoup de :

  • 55 Ibidem.

« Patience que la bête n’est conquise qu’après deux ans d’efforts, mais avec de la douceur et des soins le dompteur crée chez l’animal une tendresse, une affection que l’humain est incapable de connaître55. »

  • 56 Ibid., p. 591-592.

23Pour ce faire, Melle Azulina a éduqué son ours en même temps que son fils pour éviter la jalousie, et des comportements dangereux, en habituant la bête au contact des hommes. Elle affirme d’ailleurs que son fils et son ours ont dormi ensemble pendant un an. Au final, ce dressage a duré deux années pour parvenir à produire en public un combat de lutteurs, sans violence, entre l’homme et l’animal. Cet entraînement a reposé sur le principe de la récompense tel que « des friandises, des fruits, du miel, et surtout du vin, du bon vin dont il est particulièrement gourmand56 ». Une fois encore le dresseur entraîneur a su jouer sur la gourmandise des animaux pour réussir à leur faire effectuer publiquement un spectacle de sportif.

24S’agissant des éléphants footballeurs contre des hommes :

  • 57 La Vie au grand air, « Éléphants joueurs de foot-ball », no 53, 17 septembre 1899, p. 5-6.

« Il a fallu toute la patience et toute l’ingéniosité d’un manager peu banal, M. Geo Sanger, pour parvenir à inculquer aux hôtes habituels des forêts très vierges les sévères principes du rugby57. »

  • 58 Ibid., p. 6.
  • 59 Ibid.
  • 60 Ibid.

25Capturés en Birmanie, âgés de 35 à 75 ans, Inda, Jenny Rose, Tiny, Palm ont, « à l’issue d’une période difficile à traverser58 » pour leur dresseur anglais, été éduqués pour apprendre à « donner des coups de pied, à charger comme des honnêtes joueurs de foot-ball, à empêcher leurs adversaires à rentrer dans le camp59 ». Les actions de base d’un joueur de football semblent donc en partie maîtrisées : faire progresser le ballon, défendre, attaquer le but adverse. Ces apprentissages ont manifestement été obtenus en échange de bons soins et de nourriture comme « du foin, du blé, du son, des croûtes de pain, et comme boisson de l’eau mélangée parfois avec un peu de whisky, leur tonique favori60 ». Au final, M. Geo Sanger est parvenu à faire de ces éléphants, grâce à un grand entraînement, des joueurs qui ne pratiquent pas ce sport :

  • 61 Ibid., p. 5.

« Avec toutes ses finesses et je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils ne donnent jamais d’accrocs aux règles, ils sont incomparables dans la défensive, si bien qu’ils ont toujours été victorieux – et ils n’ont pas joué moins de 50 matches61. »

26Toutefois, contrairement aux cerfs, les éléphants footballeurs montrent qu’ils disposent d’une certaine intelligence de jeu et de roublardise dans leur comportement vis-à-vis de leurs adversaires humains. Ces constats conduisent alors le journaliste Maurice Ravidat à humaniser ces animaux placés dans une posture de sportif humain en les personnalisant :

  • 62 Ibid., p. 6.

« Si ces éléphants ont sur les hommes une supériorité incontestée, la force, ils ne sont pas, en outre, sensiblement plus bêtes que la moyenne d’entre eux62. »

  • 63 Nous ne présentons pas ici tous les exemples qui constituent notre corpus.

27Enfin63, dans le cas des chevaux nageurs, s’il s’est agi au départ d’un traitement par hydrothérapie pour des bêtes convalescentes, en revanche, tout laisse à penser que l’homme pourrait y puiser une source de spectacle fort intéressante en entraînant de manière plus poussée des chevaux à la natation. C’est effectivement le cas de Monsieur Devarennes, un militaire, qui en tant que soigneur eut l’idée, après plusieurs séances d’entraînement, de s’opposer contre des chevaux à la course en natation :

  • 64 Sport universel illustré, « L’entraînement des chevaux par la natation », no 166, 23 septembre 189 (...)

« Le cheval nage très vite. M. Devarennes qui est un excellent nageur s’est essayé à la course avec un de ses élèves. Il a du reste été battu au petit galop64. »

28Dans la mesure où les chevaux nagent instinctivement, il est clair qu’ils n’ont pas été spécialement dressés à l’art de nager. M. Devarennes avait pour objectif d’en faire des nageurs capables d’effectuer des courses de vitesse contre d’autres chevaux et/ou des hommes à l’instar des nageurs humains. Sur un plan scientifique, que nous disent ces quelques exemples à l’endroit du dressage et de l’entraînement des animaux sportifs ?

Des préparations fondées sur le behaviorisme

  • 65 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.
  • 66 F. Doré et P. Mercier, Les fondements de l’apprentissage et de la cognition.
  • 67 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.
  • 68 M. Foucault, Archéologie du savoir.

29Indéniablement, pour parvenir à ce que des animaux puissent effectuer des actions inhabituelles en public, il faut en amont les dresser en les éloignant progressivement de leur sauvagerie naturelle. Avec beaucoup de patience, il s’agit d’adapter leur comportement usuel à de nouvelles contraintes différentes de celles dans lesquelles ils évoluent habituellement. Ainsi, leur dresseur vise à leur donner « une certaine éducation65 » en jouant sur leur gourmandise. Selon nous, comme le sous-entend Frantz Reichel, ce dressage-entraînement relève du conditionnement du comportement animal fondé sur des données scientifiques liées au behaviorisme66. À l’époque, cette manière de procéder renvoie directement aux travaux d’Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1936) sur le réflexe conditionnel animal, repris ensuite par l’Américain John Broadus Watson (1878-1958) concernant l’apprentissage par association stimulus-réponse, puis par Edward Lee Thorndike (1874-1949) qui, en 1898, théorise cette forme d’apprentissage en établissant deux lois. La première, dite de l’effet, pose en principe qu’un comportement suivi d’une récompense sera associé à la situation qui l’a déclenché. De cette manière, le comportement devient de plus en plus automatique si la réponse est stable. Cette loi suppose que si l’effet du comportement apporte du plaisir, celui-ci sera renforcé. La seconde loi, dite de l’exercice, stipule que plus un sujet se comporte d’une certaine façon dans une situation donnée, plus l’association entre cette situation et ce comportement sera renforcée. C’est donc par le principe d’apprentissage du conditionnement opérant que ces dresseurs et « charmeurs de bêtes67 » parviennent à leur faire accomplir des prodiges imprévus dans des épreuves apparemment proches de celles qu’effectue leur double, les humains sportifs. La patience et la récompense sont au cœur de cette activité de dresseur d’animaux sportifs. En outre, ces professionnels du spectacle produisent, tout en les faisant circuler par le biais de la presse écrite, des savoirs en la matière. Ce processus de diffusion de savoirs68 leur donne une légitimité et une expertise qui leur assurent en retour une certaine autorité dans ce domaine.

Un spectacle de l’imprévu avantageux à plus d’un titre

  • 69 La Vie au grand air, « Éléphants joueurs de foot-ball », no 53, 17 septembre 1899, p. 5.

30Le spectacle des animaux sportifs repose donc sur le fait de susciter la curiosité en les plaçant dans des situations inhabituelles. En attestent les propos de certains journalistes de l’époque à l’endroit des éléphants footballeurs, « qui ne manquent pas d’imprévu69 », ou des chevaux plongeurs d’outre-Atlantique comme Bob White :

  • 70 Sport universel illustré, « Un cheval plongeur », no 165, 16 septembre 1899, p. 587.

« Qui exécute avec une maestria prodigieuse des plongeons sensationnels, jeux dont messieurs les Yankees sont particulièrement friands70. »

31C’est donc en inversant le réel que ces dresseurs réussissent à produire un spectacle qui attire la foule :

  • 71 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.

« Actuellement Barnes voyage à travers les États-Unis du nord au sud, de l’est à l’ouest, soulevant avec ses cerfs plongeurs la plus grande et la plus légitime curiosité71. »

32Pour ces professionnels du sport spectacle, l’enjeu de cette mise en scène est incontestablement d’ordre financier :

  • 72 Ibid., p. 170-171.

« Pour amuser ses contemporains et pour subvenir à ses besoins, […] Barnes n’est d’ailleurs pas un simple dilettante, c’est un spécialiste de la civilisation animale qu’il exploite pour la plus grande prospérité de sa fortune personnelle72. »

33Cette exploitation est sans doute plus simple et rentable à préparer que ne peut l’être l’entraînement de sportifs amateurs en raison de la souplesse des horaires, de la disponibilité des bêtes, de la discipline, du nombre de répétitions par conditionnement, de la quantité de travail exigé, etc. Sans compter que les animaux sportifs sont moins exposés à certaines dérives du sport comme les tricheries, l’amateurisme marron, la violence, le simulacre, et plus facilement remplaçables.

  • 73 J.-M. Brohm et M. Perelman, Le football, une peste émotionnelle : la barbarie des stades.

34Outre que ce dressage sportif exprime en public la domination des hommes sur le règne animal, il constitue un puissant moyen pour occuper l’oisiveté des foules en les écartant, durant ce temps d’amusement, de la lutte des classes. Autrement dit, en tant que spectacle de masse, il constitue un outil de dépolitisation73. On peut alors affirmer que celui des animaux phénomènes ou sportifs n’est pas très différent. Bien que nous n’ayons pas de données chiffrées sur le nombre de spectateurs qui ont pu assister à l’époque à de tels spectacles, ils nous apparaissent comme étant rentables sur un plan financier au service des classes dominantes. Or, au tournant du xixe siècle, ce spectacle conduit par des professionnels est assez éloigné de l’idée du simple sport amateur que porte Pierre de Coubertin, le rénovateur des Jeux olympiques modernes.

Des animaux sportifs à l’ombre du sport

35Contrairement aux animaux utilisés depuis fort longtemps dans des combats, des numéros de cirques ou de foires, ceux de notre corpus sont présentés par homologie nominale vis-à-vis de leur double humain. Mais, si les noms employés pour les définir font culturellement écho à des spécialistes sportifs comme le nageur, le lutteur, le footballeur, le plongeur, le sauteur ; pour autant, peut-on affirmer qu’ils sont dressés pour exécuter des actions sportives identiques à celles de leur double humain ?

36Premièrement, s’agissant des lieux dans lesquels ces animaux se produisent, ils ne sont pas à proprement parler sportifs ; car, à l’inverse des sports de compétition, ils ne répondent pas à des normes homogénéisées de longueurs, de hauteurs, de dimensions de terrain, etc. établies au fil du temps par les différentes fédérations (sportives). Toutefois, les espaces dans lesquels ces animaux s’exécutent – comme dans le cas des cerfs et chevaux plongeurs ainsi que des footballeurs – évoquent leur équivalent humain puisque leurs dresseurs ont spécialement construit des tremplins, des plateformes, des fosses de réception, des terrains adaptés aux caractéristiques de leurs bêtes pour les protéger physiquement. Deuxièmement, les sports de compétition sont systématiquement encadrés par des règlements pour garantir l’égalité des chances, l’intégrité physique des participants et la possibilité de comparer les performances enregistrées à différentes échelles d’espace et de temps. Manifestement, les actions conduites ici par ces animaux phénomènes ou sportifs ne sont pas sous-tendues par un règlement écrit, voire oral dans un environnement normé et standardisé. Ainsi, leurs prestations ne débouchent pas forcément sur un classement avec un vainqueur et éventuellement des perdants ; leurs performances ne peuvent donc pas être nécessairement comparées avec d’autres, établies dans des conditions identiques ; leurs actions ne sont pas soumises à d’éventuelles disqualifications comme cela se fait habituellement durant une compétition sportive. Ces différences nous amènent à penser que les animaux phénomènes restent donc à distance et à l’ombre de leurs homologues humains sportifs. De la sorte, ils ne sont sportifs qu’en apparence.

 

  • 74 G. Debord, La société du spectacle, p. 4.
  • 75 « Plus vite, plus haut, plus fort ». A. Arvin-Berod, Et Didon créa la devise olympique.

37Le spectacle des animaux phénomènes ou sportifs émerge, à la fin du xixe siècle, dans un contexte historique marqué par le mariage d’intérêt entre la presse, les institutions sportives et l’industrie. L’objectif visé par ces acteurs est d’accroître le développement du sport spectacle moderne de masse pour servir des enjeux essentiellement financiers et politiques. Ce divertissement se distingue alors assez nettement de celui des animaux de foires ou de cirques dans la mesure où ils sont nommés et préparés vis-à-vis de leur double humain sportif. Pour les former, leurs entraîneurs-dresseurs s’appuient sur des données scientifiques liées au béhaviorisme. Toutefois, comme nous l’avons montré, ces animaux ne constituent pas à proprement parler des sportifs à part entière. Pour leurs dresseurs, il s’agit surtout de les placer dans des situations en apparence sportives, comme pour mieux attirer le regard et l’attention, en arrêtant la vue des spectateurs en raison de leur dimension inhabituelle et phénoménale. Comme le souligne Guy Debord, ce spectacle, rentable à plus d’un titre, repose sur une certaine « dégradation de l’être en avoir74 » tout en ridiculisant leur double humain. Une fois encore, il constitue une expression paradigmatique des rapports de domination de l’homme sur l’animal même si ce dernier acquiert ici un certain devenir en devenant l’objet d’un divertissement. À l’époque, ce spectacle voit le jour au moment même où Pierre de Coubertin rénove, à l’issue de son discours prononcé lors d’un congrès à la Sorbonne en 1894, les Jeux olympiques modernes frappés de la devise olympique citius, altius, fortius du père Henri Didon (1840-1900)75. De Coubertin œuvre alors à la promotion d’un sport pur et loyal en excluant les sportifs professionnels du programme des premiers Jeux olympiques (Athènes 1896) au profit de l’amateurisme.

  • 76 La vie au grand air, « Les sports à l’Exposition universelle. Comment on a organisé les concours » (...)
  • 77 Nous avons, sur les mêmes principes méthodologiques, poussé nos investigations de la presse écrite (...)

38Dans ce contexte, il est évident que le spectacle des animaux sportifs n’a pas sa place à côté du sport amateur en plein essor. En témoigne le contenu du programme des Jeux olympiques de 1900 à Paris, étalé sur cinq mois durant l’Exposition universelle, qui n’avait pas retenu un tel spectacle76. D’ailleurs, nos investigations montrent que ce spectacle des animaux sportifs tend à disparaître des événements relatés par la presse écrite avant la Première Guerre mondiale77.

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Tétart Philippe (dir.), Histoire du sport en France. Du second Empire au régime de Vichy, Paris, Vuibert, 2007.

Notes

1 R. Delort, Les Animaux ont une histoire ; M. Pastoureau, L’Ours, histoire d’un roi déchu. É. Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire.

2 X. Przezdziecki, Le Destin des Lévriers. Préhistoire, Histoire, Cynologie, Traité de la Chasse d’Arrien, Tous les standards, p. 28.

3 V. Flanet et P. Veilletet (dir.), Le Peuple du toro.

4 O. Danaë, Combats de coqs. Histoire et actualité de l’oiseau guerrier.

5 V. Flanet et P. Veilletet (dir.), Le Peuple du toro, p. 13.

6 H. Lee, Historique des courses de chevaux de l’Antiquité à ce jour, p. 6.

7 Dans certains cas, ces animaux appartiennent à des espèces différentes : combats entre un lion et un taureau, voir Le sport universel illustré, « Le lion contre le taureau », no 157, 22 juillet 1899, p. 457-459.

8 De chevaux, de lévriers, de taureaux…

9 Du grec ancien pólemos : la guerre.

10 A. Artaud, Le Théâtre et son double.

11 G. Debord, La société du spectacle.

12 N. Elias et É. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée.

13 A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung.

14 Le sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.

15 P. Tétart (dir.), Histoire du sport en France. Du second Empire au régime de Vichy.

16 M. Attali (dir.), Sports et médias. Du xixe siècle à nos jours.

17 I. Petrovitch Pavlov, Conditioned reflexes.

18 P. Guillaume, Le monde colonial : xixe-xxe siècle, p. 238-268.

19 Les cirques, les foires, la rue, les expositions, les hippodromes, les cynodromes, les arènes…

20 C. Collinet et A. Taled, « Histoire et historiens en STAPS de 1975 à nos jours », p. 131-152 ; T. Froissart et T. Terret, Le sport, l’historien et l’histoire.

21 G. Debord, La société du spectacle, p. 10.

22 La Vie au grand air, « Éléphants joueurs de foot-ball », 17 septembre 1899, no 53, p. 5.

23 Ibid., p. 12.

24 Ibid.

25 M. Attali (dir.), Sports et médias. Du xixe siècle à nos jours.

26 En ce qui concerne la nature des différences entre les sports, les jeux traditionnels et les gymnastiques voir N. Elias et É. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée ; S. Darbon, Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon.

27 M. Attali et J. Saint-Martin (dir.), Dictionnaire culturel du sport.

28 P. Irlinger, M. Metoudi et C. Louveau, Les Pratiques Sportives des Français, enquête sur les usages sportifs du temps libéré.

29 Le terme sport est l’aphérèse de desport.

30 Définition de sport.

31 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, p. 1031.

32 A. Poyer, « La France s’éveille au sport (Début du xixe siècle-années 1880) », p. 5-18.

33 L’UFSA est fondée le 20 novembre 1887 à Paris avec Georges de Saint-Clair pour président.

34 C. Couderc, La presse sportive française de 1850 à 1900, p. 74. M. Attali (dir.), Sports et médias. Du xixe siècle à nos jours.

35 C. Couderc, La presse sportive française de 1850 à 1900, p. 73.

36 Sport Universel Illustré, « Notre programme », no 1, 1895, p. 2.

37 Liste des principaux mots utilisés et croisés pour recueillir des journaux ayant rendu compte d’événements sur le cas des animaux sportifs : animaux, phénomènes, sportif, spectacle, plongeur, nageur, sauteur, coureur, footballeur, cycliste… cerf, éléphant, autruche, ours, cheval, chien, taureau, etc.

38 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 139, 18 mars 1899, p. 170.

39 Ibidem.

40 Ibid.

41 Ibid.

42 Ibid.

43 Ibid.

44 Ibid., p. 171.

45 Ibid.

46 Ibid.

47 Ibid.

48 Ibid.

49 Ibid.

50 Sport universel illustré, « Un cheval plongeur », no 165, 16 septembre 1899, p. 587-588.

51 La discipline intègre les Jeux olympiques lors de leur troisième session moderne à Saint-Louis en 1904.

52 Sport universel illustré, « Un cheval plongeur », no 165, 16 septembre 1899, p. 588.

53 Ibid., p. 587.

54 Sport universel illustré, « L’ours lutteur », no 154, 16 septembre 1899, p. 591.

55 Ibidem.

56 Ibid., p. 591-592.

57 La Vie au grand air, « Éléphants joueurs de foot-ball », no 53, 17 septembre 1899, p. 5-6.

58 Ibid., p. 6.

59 Ibid.

60 Ibid.

61 Ibid., p. 5.

62 Ibid., p. 6.

63 Nous ne présentons pas ici tous les exemples qui constituent notre corpus.

64 Sport universel illustré, « L’entraînement des chevaux par la natation », no 166, 23 septembre 1899, p. 601.

65 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.

66 F. Doré et P. Mercier, Les fondements de l’apprentissage et de la cognition.

67 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.

68 M. Foucault, Archéologie du savoir.

69 La Vie au grand air, « Éléphants joueurs de foot-ball », no 53, 17 septembre 1899, p. 5.

70 Sport universel illustré, « Un cheval plongeur », no 165, 16 septembre 1899, p. 587.

71 Sport universel illustré, « Les animaux phénomènes », no 129, 1899, p. 170.

72 Ibid., p. 170-171.

73 J.-M. Brohm et M. Perelman, Le football, une peste émotionnelle : la barbarie des stades.

74 G. Debord, La société du spectacle, p. 4.

75 « Plus vite, plus haut, plus fort ». A. Arvin-Berod, Et Didon créa la devise olympique.

76 La vie au grand air, « Les sports à l’Exposition universelle. Comment on a organisé les concours », no 86, 6 mai 1900, p. 418-448.

77 Nous avons, sur les mêmes principes méthodologiques, poussé nos investigations de la presse écrite jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale.

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